Éditions Édouard Garand (p. 51-56).

XV


La rentrée au logis familial fut pénible. Il retrouva toutes les choses à leur place, telles qu’elles étaient avant son départ. En mettant le pied sur le seuil, toute la tristesse ambiante l’envahit. Le sourire à nouveau disparut de ses lèvres. Une atmosphère de mort séjournait dans ces pièces qui se communiquaient aux êtres vivants.

Il soupa seul en tête à tête avec tante Marie et pour chasser le noir de ses idées, prit son chapeau et sa canne et alla faire un tour sur la Terrasse.

Il était encore de bonne heure lorsqu’il y arriva. Les lumières venaient de s’y allumer aux lampadaires. Lévis en face commençait de se couvrir de points d’or comme de la poussière d’étoile. Il regarda du côté du fleuve par delà l’Île d’Orléans. Il aperçut les caps au loin. Une vision de fraîcheur passa devant lui, qui ramena sur ses lèvres un sourire de contentement. Elle chassa la fièvre qui le gagnait.

Elle était bienfaisante comme une ondée après un jour torride. Il revit les grands yeux de velours. Il revit le conteur harmonieux et ovale du visage dont la peau satinée était transparente et diaphane, il revit les lèvres, les lèvres rouges comme une cerise de France.

Accoudé à la balustrade, il resta longtemps à rêver. La Terrasse s’emplissait de plus en plus de promeneurs ; c’était un soir de musique. Il en fit quelques fois le tour, entra à la taverne du Château vider une bouteille de bière et sortit bientôt écouter le concert qui débutait.

De longtemps il n’avait écouter la musique comme ce soir ; il se laissait bercer par les phrases musicales et son cerveau s’alanguissait aux notes des mélodies.

Malgré les nouvelles désagréables que son notaire lui avait communiquées, malgré l’ennui qui s’était infiltré dans son être lors du retour à l’ancienne maison paternelle, il éprouva de nouveau la griserie de vivre. Il songeait qu’à quelques cinquante milles de là, il y avait quelqu’un qui incarnait tous ses rêves de félicité. Il songeait que dans quelques jours, il revivrait les heures d’ivresse qu’il avait connues, cet été, et il en éprouvait un plaisir anticipé qui chassait loin, bien loin de lui ses pensées couleur de rouille.

Quand la terrasse, le concert terminé, se fut peu à peu dépeuplée, il rentra chez lui à pied, presque content de la tournure des événements.

Mais à peine eut-il refermé sur lui la porte de sa maison, que l’atmosphère de deuil qui y séjournait, opéra à nouveau sur son cœur et son cerveau.

Son bonheur ! Avait-il le droit d’aspirer au bonheur après la catastrophe encore si récente. Paul Daury était présent partout. Il le voyait assis au fumoir, parcourant son journal, il le voyait gravir l’escalier de son pas autoritaire et bref, il entendait sa voix joyeuse lui parler comme jadis.

Les jours qui suivirent passèrent, monotones et lents.

Chaque matin, il recevait une lettre des Éboulements. Il s’asseyait alors à sa table, commençait à y répondre, écrivait quelques lignes, froissait le papier et arpentait son cabinet de travail en proie aux pensées les plus contradictoires.

Non ! Il n’avait pas le droit d’être heureux !

Le mort était vivant partout, le mort qui réclamait vengeance et que son fils trahissait.

Car cette femme, c’était bien elle, la « meurtrière » !

Pourtant ! elle était sincère avec lui, il l’évoquait alors et la conclusion s’imposait que ce regard si pur et si profond n’avait pas su mentir. Adèle n’était pas une coquette ; elle n’était pas une allumeuse. C’était une créature toute vibrante, et qui l’aimait lui, sincèrement, éperdument, pour toute la vie.

Et il sourit méchamment devant l’implacable cruauté au Destin.

Elle avait promis à son père de l’aimer toute sa vie.

Il l’avait cru comme lui, Julien Daury le croyait en ce moment.

De jour en jour, l’influence de Paul Daury s’exerçait davantage. Il avait repris tout entier l’âme de son fils. Les discussions d’affaires avec maître Boisvert, les difficultés qu’il avait à éluder, le travail énorme qu’il dut accomplir pour sauvegarder le patrimoine menacé par une transaction malheureuse accomplie par son chargé de pouvoirs, tout cela l’épuisait physiquement et moralement par une tension trop grande de ses facultés cérébrales.

La nuit, il avait des cauchemars ou la vision macabre du suicidé, les membres déchirés et ensanglantés, l’obsédaient.

Quand il eut terminé les derniers arrangements avec quelques créanciers, il s’enferma dans la chambre du disparu et relut une à une toutes les lettres, celles d’Adèle et celles de l’homme.

De nouveau, le même phénomène se manifesta. Aux premières lettres de la jeune fille, il se sentit soulevé par une vague d’amour… puis il devint jaloux et il souffrit jusque dans sa chair.

Et enfin, relisant celles non ouvertes ou l’homme broyait son orgueil aux pieds, quémandant l’aumône d’un signe de vie, la haine de nouveau germa dans son cœur…

L’idée de la vengeance s’imposait. Paul Daury était là, qui la réclamait de lui.

Les traits redevinrent fixes et impassibles, le regard dur et mauvais. Julien souffrit beaucoup mais il fit taire sa souffrance. Non ! Il n’avait pas le droit d’aimer Adèle Normand. Ce sera là sa vengeance. Repousser la femme qui s’offrait à lui.

 

— Vous avez été bien longtemps, lui dit Adèle, quand, 10 jours après, il descendit du train, à la gare des Éboulements, un soir somptueux de la fin d’août.

— Des affaires urgentes à régler.

Elle s’étonna du ton bref par lequel il lui répondit. Elle l’examina et fut atterré de la sévérité de sa figure.

— Avez-vous fait un mauvais voyage ? Vous êtes bien changé !

— En effet, je suis changé.

— Et vous n’avez pas reçu mes lettres ?

— Je les ai reçues.

— Pourquoi n’y avez-vous pas répondu ? Vous ne savez pas comme je me suis ennuyée… Tu ne sais pas comme j’ai eu le cœur gros, quand chaque soir je revenais, les mains vides, du bureau de poste… Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?

— Parce que j’ai jugé à propos de ne pas vous écrire.

— Henri !

Et ce fut toute son âme blessée par la froideur des réponses qu’elle mit dans cette appellation.

— Il n’y a plus d’Henri Gosselin maintenant. Ce n’est pas mon vrai nom. C’est un nom d’emprunt. Demain matin, je veux avoir une entrevue avec vous et je vous révélerai mon identité et certains faits qui vous intéresseront.

Et pour ne pas se laisser attendrir, il s’esquiva.

— Excusez-moi je suis très fatigué et j’ai besoin de repos. À demain matin.

Il laissa la jeune fille toute interloquée, en proie à une angoisse qui l’étreignait jusque dans sa chair. Il monta dans sa chambre et pour ne pas penser, pour ne songer qu’à ce que demain lui réservait de souffrance, car il comprenait que l’accomplissement de ce qu’il croyait un devoir, lui serait aussi douloureux qu’à la jeune fille, il se versa, verre sur verre de cognac et s’endormit bientôt, ivre comme une brute.

Ce qu’endura Adèle durant cette nuit longue d’agonie morale ou chaque minute semblait des heures, elle seule pourra le savoir.

Le doute, l’implacable doute la tenaillait. Depuis de longs jours, elle souffrait de son silence, mais l’espérance de le voir bientôt lui faisait tout supporter.

Elle l’avait revu. Mais ce n’était plus lui. Qu’était-il arriver ?

Qu’aurait-il à lui dire demain ? Comme il était brutal dans ses paroles. Au lieu de l’élan qu’elle espérait, il l’avait accueillie avec, sur son visage, ce masque immuable de froideur, ce masque de jadis. Son cœur avait-il changé dans quelques jours ?

C’était impossible.

Il avait dû survenir quelque chose, une catastrophe. Et les heures s’avançaient, lentement, lentement ; le sommeil la fuyait.

Elle tremblait pour son bonheur. S’il allait ne plus l’aimer ! Non ! cela ne pouvait pas être. Elle en mourrait. Alors, elle se raisonnait, se disait que des affaires désagréables avaient pris tout son temps et l’avait harassé de fatigue. Que peut-être il avait subi un revers de fortune, et qu’il ne se croyait plus le droit de l’aimer, étant pauvre. Elle n’accepterait pas ce sacrifice.

L’espoir brillait de nouveau alternant avec le désespoir…

— Qu’est-ce que réservait, demain ? Quel était cet inconnu vers lequel chaque tour de l’aiguille à son cadran la conduisait.

Elle avait peur ; la fièvre la gagnait. Sa tête bouillait, et ses tempes bourdonnaient sous la pression du sang.

Ne plus le voir ! Jamais ! Ne plus sentir son amour autour d’elle… Non ! cela n’était pas dans le domaine des choses possibles ! Elle ne pouvait envisager cette solution sans frémir de tous ses membres.

S’il ne l’aimait plus ! S’il ne l’aimait plus… elle mourrait… oui elle mourrait.

Au matin, par le carreau, le soleil pénétra brillant et clair. La journée s’annonçait d’une magnificence grande. Adèle en conclut que c’était de bonne augure. Elle se leva et minutieusement procéda à sa toilette. Elle arrangea ses cheveux avec art, corrigea la pâleur de ses joues par un peu de rouge et revêtit la robe verte, bleu et rouge que Thérèse appelait sa « robe couleuvre ». Elle lui seyait admirablement s’adaptant à ses formes qu’elle moulait en en faisant ressortir toute l’élégance. Elle voulait se faire belle pour lui.

Son cœur battit bien fort quand elle descendit. Elle fit le tour des pièces et regarda sur la véranda pour voir si elle ne le verrait pas. Il n’y était pas. Elle s’installa au dehors sur une berceuse et attendit.

La tête alourdie par les fumées de l’alcool Julien se leva tard. Il était nerveux et irascible. Tous ses nerfs frémissaient comme à fleur de peau. Il sentait en lui un immense dégoût de vivre. Il avait mal dormi, d’un sommeil de plomb. Abruti par ses libations de la veille, il alla se jeter dans le bain pour se stimuler un peu. Cette opération terminée, il se vêtit, et descendit à son tour. Il voulait au plus tôt se débarrasser de ce qu’il avait à confier. Ensuite, il retournerait à Québec et continuerait de vivre sans ambition, sans idéal, comme un automate.

La pensée lui vint un moment d’abandonner la ligne de conduite tracée ces derniers jours. Une voix impérieuse lui commanda d’agir. Il se soumit à la Destinée. Le bonheur n’était pas pour lui. Il n’appartenait pas à cette catégorie d’êtres à qui il sourit.

Une lassitude extrême engourdissait ses membres, et dans la bouche, il avait comme un goût de cendre. Tant pis pour lui. L’heure de l’échéance était sonné.

Il devait payer la dette contractée devant le lit funéraire. Il s’était accordé quelques semaines d’ivresse. Il avait épuisé jusqu’à la lie la coupe du bonheur. Il lui fallait en payer la rançon.

Adèle, en le voyant s’aventurer sur la galerie, courut au devant de lui. Elle remarqua sa mine froissée, ses traits étirés.

— Bonjour, Henri, tu as bien dormi ? Es-tu reposé de tes fatigues maintenant !

Il la regarda à son tour et la retrouva bien belle. Il eut envie de l’étreindre dans ses bras, de la presser sur son cœur, d’embrasser ses lèvres. La volonté parla ; elle commanda à son cœur qui obéit. Il avait une mission, un devoir à remplir qui ne demandait pas de défaillances.

— Oui, assez. Et toi ?

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je pensais à cette communication importante que tu dois me faire, ce matin.

— Je ne puis vous conter cela ici. Ce que j’ai à vous dire est très important. J’ai toujours retardé. Maintenant il le faut.

— Il le faut : répéta-t-il presque avec rage.

— Henri ! Calme-toi, voyons tu es tout énervé.

— Moi ! Au contraire ! Je suis très calme. Regarde-moi, vois-tu un muscle bouger sur ma figure ?

En effet, il avait retrouvé tout son calme, mais il était pâle, très pâle, pâle à faire peur.

— Si tu le veux, Adèle, nous allons faire une promenade ensemble. Te rappelles-tu le petit coin de verdure, là où il y a des sapins, près du ruisseau, à mi-chemin de la côte. Nous allons nous y installer. Là, nous serons bien pour causer.

Le cœur serré, elle le suivit. Ils traversèrent le petit bourg sans se parler. Ils allaient côte à côte, en proie à des sentiments différents. Ils montèrent sur la route du village jusqu’au plateau. Là, à gauche, un petit sentier serpente dans une forêt de sapins. À quelques cent pieds, il y a une clairière, où l’herbe est invitante. En bas, le ruisseau coule sur les roches. Un arbre renversé les invita à se reposer. Ils s’y assirent.

— Et ce que tu as à me dire ?

— Ce que j’ai à te dire ?

Il se leva.

— Adèle ! regardez-moi. C’est la dernière fois que nous sommes ensemble.

Pour toute réponse elle laissa échapper un cri.

— Henri !

— Je vous ai dit, mademoiselle Normand qu’il n’y a plus d’Henri Gosselin. J’ai emprunté ce nom pour me permettre mieux d’arriver à mes fins, je ne croyais pas si bien réussir dans mes projets. Et il parlait de sa voix métallique et dure, sur le même ton et les mots se suivaient et ils pénétraient dans la chair de la jeune fille atterrée. Il continua :

— Vous avez connu autrefois un homme qui s’appelait Paul Daury. Cet homme a eu la faiblesse de vous aimer à la folie, comme moi-même je vous aurais aimée si je ne vous avais…

— Henri !…

— Vous vous êtes joué de cet homme. Vous avez pris son cœur, vous vous en êtes fait un joujou… vous l’avez écrasé entre vos mains fines, faisant couler jusqu’à la dernière goutte de sang, et puis lorsque vous avez vu cet homme froid, cet homme d’affaire habitué au commandement, devenir une petite chose… que vous pouviez briser… vous l’avez brisé et le résultat de votre conduite incompréhensible… Vous ne le savez pas. Mais moi, le fils de Paul Daury, je le sais, je l’ai su, lorsqu’un matin l’on a transporté chez moi, un cadavre tout déchiqueté… Non ! Ne m’interrompez pas ! Laissez-moi parler jusqu’au bout… Je l’ai vu, lui, mon père, tout ensanglanté sur son lit… Le public avait cru a un accident, mais moi, je savais que c’était vous, vous qui l’aviez tué…

Il prit les bras de la jeune fille, et il plongea dans les siens des regards qui perçaient comme deux poignards, dont ils avaient le froid luisant et métallique.

Elle était exsangue, et des larmes coulaient sur ses joues. Dans un sursaut de révolte elle cria :

— Non ! non ! ce n’est pas vrai ! Laissez-moi vous expliquer… Je n’ai rien à me reprocher dans cette affaire… Ne me condamnez pas avant de m’avoir entendue… Et sa voix devenait suppliante, et ses yeux agrandis avaient une expression immense de détresse.

Mais lui, impitoyable, inflexible, continuait :

— Il n’y a aucune excuse que vous puissiez m’offrir. J’ai lu vos lettres, j’ai lu les lettres qu’il vous a envoyées et que vous n’avez même pas décachetées. Ses lettres, où il traînait à vos pieds, son orgueil en lambeau, vous les lui avez renvoyées sans les ouvrir… Vous lui aviez promis de l’aimer et il vous a cru comme je vous ai cru.

— Julien vous savez bien que je vous aime… Demandez ma vie je vais vous la donner !

— Comédienne ! À combien de personnes avez-vous dit ces choses… Eh ! bien, Adèle Normand, j’ai juré un soir et je ne vous connaissais pas, alors, que vous paieriez les larmes que j’ai versées sur un cadavre. J’ai juré que vous paieriez la mort de mon père… Le Destin m’a fait vous rencontrer… J’ai changé de nom, je vous ai joué, à mon tour, la comédie de l’Amour…

Dans un grand cri, un cri de bête blessée, elle lui lança :

— Non ! Ce n’est pas vrai ! Vous m’aimez… je le sais, je le sens…

Il éclata de rire.

— Moi vous aimer ! Je vous méprise…

— Ah !

Elle devint pâle, et allait s’écraser sur le sol, quand il la reçut dans ces bras. Il fut près de s’attendrir, mais en lui, la brute maintenant commandait et il éprouvait comme un plaisir diabolique à meurtrir cette frêle créature que pourtant il adorait à la folie.

Quand elle fut remise, il poursuivit.

— Mais si je ne vous aime pas, vous, vous m’aimez. Et c’est ce que je voulais… pour réaliser mon projet… Ah ! vous verrez à votre tour ce que c’est que d’aimer sans espoir… Vous passerez par où Paul Daury a passé…

Il ricana :

— Œil pour œil, dent pour dent !

Elle se suspendit à son cou, lui enserrant la nuque de ses deux mains. Tout ce qu’elle possédait de séduction dans la voix et dans le regard, elle y fit appel et au travers ses larmes :

— Julien, laisse-moi t’expliquer… Je te jure qu’il y a eu malentendu. Je ne suis coupable de rien de ce que tu me reproches… Je te le jure… Julien. Laisse-moi t’expliquer… Tu me jugeras ensuite lorsque tu m’auras entendue.

Il desserra les doigts de leur étreinte, et d’un geste brutal la jeta sur le sol.

— Regarde-moi bien, Adèle Normand, la meurtrière, tu m’as vu pour la dernière fois.

Elle fit entendre une plainte sourde et resta étendue sur le sol, à sangloter, pendant qu’elle voyait la silhouette chère disparaître au loin.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, abîmée sur le sol ?

Elle perdit notion de tout. Elle souffrait et moralement et physiquement. Elle aimait Julien de toute la force de son être jeune et vigoureux. Il était à ses yeux l’idéal. Elle l’aimait depuis la première fois qu’elle l’aperçut. Pour lui, elle se serait fait tuer. Et voici qu’avec son amour elle perdait tout son estime. Parfois son orgueil avait des sursauts et elle lui en voulait de s’être moquée d’elle, d’avoir simulé l’amour pour l’humilier. Mais vite, son orgueil se taisait ; il l’avait domptée, suivant son expression. Elle n’était plus à son tour qu’une pauvre petite chose. Ne plus le voir ! Jamais ! ne plus appuyer son bras au sien, sentir près de sa faiblesse cette force sur qui s’appuyer.

Vivre maintenant sans lui ! Toujours songer à ces quelques jours de bonheur vécus récemment. Toujours éprouver l’amertume des inutiles regrets.

Sur ses lèvres elle ressentait encore la brûlure de ses baisers.

Une douleur intolérable la tenaillait. Sa tête lui faisait mal ! Un mal horrible… une blessure au cœur… où goutte à goutte sa vie s’écoulait… une incapacité de penser…

 

Taciturne, pâle, exsangue, les yeux durs, les lèvres serrées, Julien regagna sa chambre, à l’hôtellerie.

Il roulait des pensées amères. L’inconnu du lendemain se dressait devant lui, fantomatique. Il avait envie de pleurer, mais il surmonta sa douleur. Il n’avait jamais cru que ce fut si douloureux.. Souvent il eut l’intention de revenir sur ses pas, de conter à Adèle que toute cette scène n’était que de la comédie, qu’il voulait l’éprouver, mais une voix lui commandait : Non ! Il est trop tard maintenant.

Et, les poings serrés, il continuait de marcher, regardant fixement devant lui.

De retour à sa chambre, il s’assit sur son lit et demeura plusieurs heures à regarder le même point, sur la muraille. On aurait dit que la vie s’était retirée de lui. Une lassitude morne l’envahissait. Il sourit béatement… puis un rictus nerveux tordit ses lèvres. Il se leva, prépara sa malle. Il voulait partir cette nuit même, fuir n’importe où. Ici, il y avait trop de souvenirs…

Il s’en irait par le premier bateau en partance de Québec. Il liquiderait toutes ses affaires et courrait le monde pour tromper son ennui… jusqu’au jour, où il s’étendrait pour mourir, lassé de trop de souffrances.

Quand il descendit pour solder sa note de pension, il aperçut un attroupement dans le parterre, et vit que les gens parlaient avec animation.

— Où est le docteur Berthelet, demanda-t-on.

On finit par le trouver.

Il se dirigea vers l’annexe de l’hôtel.

Vaguement inquiet, Julien s’approcha du groupe. Tous, en le voyant, demeurèrent génés.

Presque brutal, il demanda.

— Mais qu’avez-vous donc ? Que s’est-il produit ?

— Ce qui se produit, demanda Thérèse Lesieur, et en apercevant les malles du jeune homme près de la porte… Ah ! vous partez ! Eh bien ! partez en paix, soyez content de votre œuvre, Gosselin !

— Mais qu’y a-t-il donc, demanda-t-il de nouveau, et la pâleur de ses joues s’accentua davantage.

— Vous êtes un monstre, répliqua la jeune fille pour toute réponse. Il y a qu’Adèle Normand est entre la vie et la mort, qu’elle a failli se noyer, et que sans Mathieu Lalonde qui l’a sauvée à temps et a pu pratiquer la respiration artificielle…

Elle ne put continuer.

Un cri, quelque chose de féroce et de surhumain sortit de la gorge de Julien Daury. Un ricanement nerveux le secoua tout entier.

Et comme un fou, il se précipita vers la chambre de la jeune fille, bouleversant tout le monde sur son passage, se frayant son chemin par la force de ses bras. Le docteur Berthelet lui en interdit l’entrée…

— Elle est hors de danger pour le moment du moins, mais elle délire… Il est mieux qu’elle ne vous voit pas. J’irai vous voir tantôt.

Et il retourna près de sa patiente.

Julien regarda alors dans le vide, vers quelqu’un d’invisible et murmura, le poing dressé :

— « Es-tu vengé, maintenant ? »

Puis il eut un grand soupir de soulagement. On venait de lui ôter un poids, un poids énorme qui l’écrasait.

Il eut la sensation physique d’être léger, très léger.

Il remonta ses malles à sa chambre et remit à plus tard son départ pour Québec.

Quelques minutes plus tard, le docteur Berthelet fit son apparition. Il lui raconta l’accident. Il disait « accident », d’une façon curieuse.

Mathieu Lalonde qui revenait du quai par le chemin de la grève remarqua une forme, un peu au large, qui lui parut être une forme humaine. Il se jeta à l’eau et arriva a temps pour recueillir Adèle avant que l’immersion fut complète. Il pratiqua la respiration artificielle et réussit, après bien des efforts, à ramener vers l’hôtel la jeune fille toute ruisselante.

— Un peu de fièvre, continua le docteur.

Puis franchement, il regarda Julien dans les yeux.

— Que s’est-il passé entre vous ?

— Rien, un simple malentendu.

— Tant mieux. Autrement, ce serait fatal. Elle divague et ne fait que prononcer deux noms : Julien et Henri.

Pris par un besoin subit de confidences tel qu’en éprouvent les êtres les plus renfermés, Julien que tant d’émotions venait de briser, raconta tout au médecin, comme un pécheur ouvre son âme au confessionnal.

— Et que comptez-vous faire, demanda ce dernier ?

— Réparer !

— Bravo. Dans une heure vous la verrez.

Quand Julien pénétra dans sa chambre, la jeune fille poussa un cri d’effroi.

Avec précaution, il s’approcha du lit et les yeux pleins de larmes, il lui dit :

— Adèle, j’ai été une brute. Me pardonnes-tu ? Je sais que tu es innocente !

Elle lui raconta qu’elle avait agi loyalement vis-à-vis de son père, qu’elle avait cru l’aimer mais que ce n’était que son amour qu’elle aimait.

Après cette constatation, elle crut de son devoir de briser avec lui. Peut-être s’était-elle mal prise.

Mais doucement, Julien mit sa main devant sa bouche.

— Adèle, le passé est mort. Ne le réveillons plus. Nous sommes jeunes tous deux. Ne regardons que l’avenir. Aussitôt que tu seras mieux, nous retournerons à Québec… Et… tu consens encore à m’épouser ?

Une expression de ferveur et de tendresse brilla dans les yeux d’Adèle.

Tendrement, il l’embrassa et leurs lèvres, en se scellant, scellèrent leur destinée.


… FIN …