Édouard Garand (p. 34-36).

XV


À peine Fabien était-il parti avec l’homme, que le père Picard se dirigea vers la fenêtre, et regarda, tant qu’il put l’apercevoir, la voiture s’enfoncer dans le lointain. À lui aussi, C’était son cœur qu’elle emportait avec ce fils ingrat qu’il ne voulait plus aimer.

Il lui en voulait de l’avoir forcé à dire les paroles irréparables. Il savait qu’elles l’étaient. Il se connaissait. Il connaissait Fabien. Tous les deux étaient dominés par le même orgueil qui les empêchaient de revenir sur leurs pas.

Pourquoi l’avait-il chassé ? Pourquoi s’être laissé emporter par un mouvement brusque de colère. Il se reprochait son impulsivité dont les conséquences commençaient à lui apparaître.

Aussi pourquoi son fils s’était-il acharné à détruire tous ses plans d’avenir ?

Ne l’avait-il pas choyé, comblé de bienfaits ?… Et c’est par une ingratitude qu’il le remerciait.

Quand il n’aperçut plus sur la route qu’un nuage vague de poussière, il se laissa tomber, accablé, sur une chaise. Autour de lui, et dans lui-même un grand vide se creusait qui jamais plus ne se comblerait.

Retirer ses paroles ? Jamais ! Fabien avait mérité son expulsion du logis paternel. Fabien n’était plus son fils…

— Est-ce au père à plier devant le fils ?… Mais la maison sera triste sans lui, sans l’espoir de ses visites où il racontait les menus incidents de la ville, ce qu’il faisait, ses succès…

Il se leva et les mains tordues derrière le dos, marcha dans la cuisine… Il étouffa. Sa gorge se serrait. Vite, il dégrafa le col de sa chemise et sortit sur le seuil de la porte, aspira un peu d’air frais. Difficilement elle pénétrait dans ses poumons.

Il haletait… Un bourdonnement dans la tête, l’étourdit… son cœur se serra… Il chancela et sous une douleur aiguë et brusque au cerveau, il s’écrasa sur le plancher, de tout son long, les mains en avant, sans connaissance…

Ce fut dans cette position que l’homme engagé le retrouva à son retour de la gare… Ne sachant trop que faire, il courut à la hâte avertir ses voisins et partit au grand galop de son cheval chercher le médecin.

Heureusement celui-ci était chez lui. Il monta en voiture et le cheval, le mors blanc d’écume et ruisselant de sueur, refit à la même vitesse folle le trajet du retour.

Dans la maison, l’agitation régnait. Ernest Germain courait de la cuisine à la chambre à coucher avec des serviettes d’eau froide dont Suzanne bassinait les tempes du malade.

Le docteur Vincent qui en tenait encore à l’ancien système pratiqua la saignée.

Au bout de quelque temps, M. Picard revint à lui, mais il parlait difficilement, grognant ses mots plutôt qu’il ne les articulait. Il avait la langue lourde, empâtée. Les yeux regardaient devant lui fixement et hagards…

Ses membres étaient gourds. C’est à peine s’il les pouvait remuer.

Le médecin diagnostiqua un cas de paralysie partielle, mais vu la santé de fer du bonhomme, rassura tout le monde sur son sort. Avant peu, il reprendrait son caractère habituel.

Ignace Picard demanda tant bien que mal que l’on fasse venir son fils établi à Jeanville.

Suzanne lui demanda si elle ne ferait pas mieux d’avertir également Fabien.

Dans le regard elle lut la réponse et comprit que Fabien était pour quelque chose dans cette attaque subite… Monsieur Ignace n’était pas tombé sans raison, comme un chêne en pleine force ne s’abat pas sans que la cognée l’attaque. La cognée du malheur s’était attaquée à Ignace Picard et le bûcheron qui lui avait porté ce coup dont il aurait pu ne jamais se relever, était Fabien.

Elle fut atterrée de cette révélation comme d’une catastrophe. Il n’y avait plus moyen de douter depuis que le malade avait proféré, lentement, en mâchant, ou plutôt en crachant, ces paroles :

— Parle… moé… pus… jamais… de lui… Y est mort…

Elle n’insista pas et regretta sa question. Elle eut comme un pressentiment que le malheur qui venait de s’abattre sur cette famille la frôlait également, et pour elle aussi Fabien était mort.

Une tristesse lourde descendit en elle. Vite elle se dissipa. Elle n’était pas à l’âge des découragements. La vie, à son début, ne pouvait pas lui apparaître sous des couleurs aussi sombres. Elle se dit que tout finira pas s’arranger. Ce n’était qu’un rêve tout cela, un cauchemar.

Vite, il se dissipera, et les jours de jadis, les beaux jours ensoleillés où ils allaient tous deux, la main dans la main, par le chemin ombragé ou par les champs dont l’herbe est douce sous les pieds, à se conter mille riens qui les faisaient sourire, les beaux jours de leur amour tranquille et chaste, reviendront.

Autrement ce serait si triste… si triste.

Quand le fils Picard, de Jeanville, arriva avec sa femme, le soir même, Suzanne serra la main du père, et lui dit familière :

— Vous allez vite en revenir… Vous êtes encore trop vigoureux pour la maladie…

Mais lui, lentement, fit un signe négatif de la tête…

La bru resta quelque temps à soigner son beau-père, mais comme il prenait un peu de mieux, elle suggéra d’engager une bonne femme du village qui en prendrait soin, et s’occuperait du ménage. Son mari était absorbé par la construction d’une grange qu’il avait entreprise depuis peu, et, elle-même, qui attendait dans un mois la venue d’un héritier du nom, avait devant elle une besogne suffisante pour occuper chacune des minutes de sa journée.

Le père se rendit à cette suggestion. Il était beaucoup mieux. Il s’exprimait avec plus de facilité, et à l’aide de sa canne pouvait faire quelques légères marches au dehors…

Il avait vieilli très vite durant ces deux semaines. Les tempes qui étaient noires changeaient de couleur à vue d’œil. Déjà d’innombrables fils blancs les grisonnaient et s’élançaient à l’assaut de la chevelure.

Suzanne venait le voir souvent. Elle lui apportait, par sa bonne humeur et les soins dont elle l’entourait, comme un rayon de soleil…

Son visage alors se déridait un peu, et l’on aurait dit que l’affection qu’il portait à l’autre, il l’avait déversée sur sa tête.

Ils ne parlaient jamais de l’absent. Mais il était vivant entre eux deux. C’était un lien qui les unissait solidement.

Des fois, certaines allusions rappelaient son souvenir d’une façon plus vivace. Le visage de l’homme se durcissait. Il se contractait sous l’empire d’une souffrance intérieure puissante et aiguë

La jeune fille devenait plus rêveuse, et le silence les immobilisait dans leur songerie.

Un jour, — il y avait déjà quelques mois qu’il était parti et le père maintenant, sauf une lenteur plus accentuée qu’auparavant dans le parler et le mouvement, ne ressentait plus rien de son attaque — elle s’enhardit jusqu’à lui suggérer de lui écrire.

— Je suis sûre, qu’il regrette son départ et que si vous lui écriviez il reviendrait. Il vous aimait bien. Et il vous aime encore… Il a agi dans un coup de tête qu’il regrette.

La pitié amollit un instant le vieillard, mais son orgueil implacable lui dicta la réponse.

— Jamais… jamais… Il n’est plus de… ma… famille… La barre verticale qui se dessina entre les deux yeux, dénotait trop d’entêtement pour insister.

Suzanne comprit qu’il faudrait encore des années pour que se cicatrise la plaie faite à l’orgueil.

Elle ne désespéra pas, et à chaque soir, après sa prière, elle récita une dizaine de chapelet à l’intention de Fabien.