Édouard Garand (p. 36-37).

XVI


Pendant le trajet à la gare, Fabien, comme son père, avait eu la conviction qu’entre eux les paroles avait élevé la muraille infrangible où se briserait leur orgueil réciproque.

Il récapitula en son imagination les divers incidents de cette querelle stupide qui avait amené cette brusque rupture.

Pas une fois, durant le voyage, il ne se retourna. Il n’examina rien sur son passage. Le paysage pourtant familier, lui apparut étranger, indifférent.

À ceux qui le rencontraient sur la route, le saluant d’un air déférent :

— Bonjour Monsieur Fabien.

Il se contentait de répondre sec.

— Bonjour.

Et il se replongeait en lui-même, s’absorbait dans ses projets d’avenir, s’efforçant de bannir le passé de sa mémoire.

De St-Chose, il n’emportait que le matériel, les deux mille dollars qu’il avait acceptés sans vergogne.

Pour s’excuser, pour se justifier vis-à-vis de lui-même, il considéra cette somme comme un prêt, bien décidé à la remettre dès la première occasion. Il ne doutait pas qu’elle fut reprochée. Quant à son cœur qu’il lui fallait durcir, les événements s’étaient chargés d’accomplir pour lui cette besogne.

Parfois, il lui venait des instincts de férocité. Il détestait tout le monde, jusqu’à Suzanne, jusqu’à Lucille et se figurait à lui-même d’être impitoyable en affaires, brutal, cruel s’il le fallait.

Son idéal, à cette minute là, se réduisait à pouvoir ruiner une famille entière sans éprouver aucune pitié.

L’homme qui atteint ce point culminant d’insensibilité, celui-là seul peut se dire débarrassé des entraves qui ralentissent sa marche vers le succès. Il ne pensait plus qu’à cela : le succès, et une hâte fébrile le tenaillait de se lancer au plus tôt dans la mêlée, de hurler, de mordre, de déchirer et de s’acharner à la curée.

À la gare, un jeune homme de Saint-Chose lui adressa la parole.

Hargneux, il lui répondit, le laissant hébété de surprise.

— Qu’est-ce que tu me veux ! Fiche moi la paix.

Il prit son billet et le chapeau rabattu sur les yeux, il s’assit sur un banc, où il parut s’absorber dans la contemplation d’un point, toujours le même, sur le plancher du quai.

Le cri strident du train, annonçant son arrivée, le tira de ses réflexions. Il se leva, jeta un long regard aux choses qui l’environnaient comme s’il en voulait prendre possession, et les yeux humides, par un accès de sentimentalité qui le gagna soudain, il s’embarqua dans le convoi qui l’amenait à sa destinée nouvelle.

Il le parcourut en tous sens, cherchant s’il ne trouverait pas une figure amie, une connaissance avec qui causer. Il éprouvait un besoin d’épanchement, un besoin de fuir la solitude qu’il sentait l’envelopper de toutes parts au point de l’écraser sous son poids.

L’être le plus fort éprouve de ces faiblesses. Il y a des moments où l’on s’agenouillerait auprès d’une femme pour pleurer, des moments qui suivent, la plupart du temps, les minutes d’exaltation, où l’on voudrait ouvrir son âme, se confier, se faire petit enfant. La réaction de la crise se produisait. Sa colère s’émiettait, et, en s’émiettant, elle permettait à la pitié de régner sur son cœur.

Si le train n’était pas parti, il aurait rebroussé chemin, serait retourné vers la maison paternelle, vers celui qui va vieillir là bas, sans qu’il soit là. Mais le train filait, filait, dévorant l’espace, traversant les champs, les rivières, les villages… sans aucun retour possible en arrière.

Que dira Suzanne ? Souffrira-t-elle ? Que pensera-t-elle de lui ? Lui jettera-t-elle la pierre comme il prévoyait que ceux de son village feraient ?

Il se promit de lui écrire ce soir même, et toutes les semaines. Elle lui avait promis de l’attendre. Il irait la prendre dans quelques années, avant même. Il montrerait que lui avait raison, qu’il n’était pas fait pour ce petit village, qu’il fallait à son talent et à son activité une scène plus vaste. Il montrerait qu’il savait, quand il parlait, ce de quoi il parlait et que le monde serait forcé d’accorder à Fabien Picard, l’attention qu’il méritait…

Le brouhaha de la rue, une fois qu’il fut à Montréal, lui fit oublier Saint-Chose et les siens. Il se reconnut chez lui. En foulant le sol de la métropole, il eut un sourire ironique et proféra entre ses dents :

— À nous deux maintenant !

Cette ville où il n’était rien, rien qu’un passant, il voulait la conquérir. Non dans vingt ans, non dans dix ans, non dans cinq. Mais de suite. Brûler les étapes. Ses scrupules s’en allaient.

Du Fabien Picard qu’il était, rien ne subsisterait que l’arriviste. Arriver ! C’était là son but.

Une limousine passait, avec un chauffeur en livrée. Il la regarda rouler et se perdre parmi les autres autos.

— Moi aussi, j’aurai ma limousine et mon chauffeur et l’on dira quand je passerai : « C’est Fabien Picard »…

Combien de jeunes gens, foulant pour la première fois le sol de la grande ville, n’ont-ils pas fait ce rêve ambitieux ! Quelques-uns, ont réussi. Mais les autres ! Les ratés ! Les innombrables ratés, qui ont vu la vie les meurtrir, les événements et la chance s’acharner contre eux, combien plus nombreux ils sont !

Serait-il de ceux-là ?

Il passa la nuit dans une chambre d’hôtel, se réservant pour le lendemain la recherche d’un logis.

Il voulait un appartement avec un living room assez grand pour recevoir quelques amis ; créer l’impression qu’on est à l’aise, c’est un peu créer la confiance ; donner l’illusion qu’on réussit est un moyen qui facilite la réussite.

Son plan de conduite fut vite adopté. Heureusement il avait l’argent. Pas une fortune, mais une somme suffisante pour s’installer et parer aux premières éventualités.

Il se fit recevoir membre de quelques clubs, se produisit. Il avait pour son dire qu’un notaire vend ses services. Sa marchandise, c’est donc son talent, ce sont ses aptitudes. Il fallait qu’il l’annonce, donc qu’il s’annonce. Il fit partie d’une association politique où un discours lui fit des auditeurs des clients. Comme la boule de neige, ceux-ci, peu nombreux au début, grossirent en nombre et au bout d’une année, il aurait pu, en se contentant d’une vie moins luxueuse, joindre aisément les deux bouts.

Ses revenus ne lui suffirent pas. Il s’endetta. Ce n’était en somme que peu de choses. Combien y en a-t-il dans Montréal ou ailleurs qui peuvent dire qu’ils ne doivent rien à personne ?

À force de tendre sa volonté vers ce but il avait réussi à oublier, ou presque, sa famille. Il ne souffrait plus de son isolement, de sa solitude. Il avait un noyau d’amis intéressants de par leur situation dans le monde.

En retrouva-t-il plus la tranquillité, la paix de l’esprit ? Il était tourmenté par l’âpre désir du gain. Quelques succès à la Bourse le rendirent plus audacieux, et, un matin, au lieu de placer sur hypothèque cinq mille dollars qu’un client lui avait confiés, il l’investit sur un stock dont on prédisait à brève échéance une hausse considérable et certaine.

Le contraire arriva. La baisse se produisit, s’accentua. Il dut se couvrir. Pour ce faire, il emprunta. Il fut assez heureux pour rembourser. Le stock remonta, mais pas assez. En vendant, il ne touchait que deux mille dollars. Il lui restait donc un déficit de trois mille dollars. Heureusement, il avait encore quelques mois avant l’échéance. Il attendit. Le stock agit, réagit, mais n’atteignit plus le prix qu’il avait payé.

Fabien devint nerveux. Il se surmena. Il travailla plus fort. À mesure que ses revenus augmentaient son train de vie augmentait.

Il commença à trouver à la lutte un goût amer. Il regretta sa campagne, le calme de la vie de St-Chose. Les soirs qu’il passait seul, l’accablement le gagnait.

Il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait aucun moyen de joindre les deux bouts. Oui. Il en trouva un. Il hésita. Finalement, il décida d’exécuter le projet qui venait de l’effleurer. Certains de ses confrères avaient fait des mariages d’intérêt et s’en trouvaient bien. Pourquoi pas lui ?

Et Suzanne ?

Suzanne ! Il la revit en imagination et se raidit contre l’attendrissement que ce souvenir faisait naître en lui.

Suzanne ! Il l’immolerait. N’était-elle pas un obstacle entre lui et la réussite ?

Et puis il l’oublierait.

Son choix fut vite fait. Il décida d’épouser Lucille Mercier.

Il ne lui avait jamais parlé de ses déboires. Pour elle, comme pour tout le monde, il était le jeune homme à qui sourit le plus bel avenir.

Si elle ne l’aimait pas, elle n’en aimait pas d’autre. Elle le lui avait dit bien des fois.

À la première demande sérieuse, elle sourit… Il redoubla d’instance, parla du progrès de ses affaires, fit miroiter devant elle ce que leur existence aurait de magnifique, travaillant de concert, lui dépensant son énergie pour atteindre le sommet, elle l’aidant, l’encourageant, étant pour lui, ce qu’elle voulait être pour un homme, l’allumeuse d’idéal. Le mariage fut décidé. Les fiançailles annoncées.

En homme pratique sachant bien la valeur de son acte, il fit publier son portrait dans tous les journaux, accompagnant celui de sa fiancée.

N’était-ce pas là une source presque illimitée de crédit ?