Édouard Garand (p. 32-34).

XIV


« Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ». Les individus sont comme les peuples. La troisième année d’université de Fabien se passa sans incidents.

Il sortit peu, travailla beaucoup, remporta la palme sur ses confrères. Un chaînon de plus à la trame de ses succès.

Vingt-trois seulement. Notaire.

De la santé. Il l’avait prouvé l’an dernier en se relevant facilement d’une imprudence qui aurait pu avoir des suites fâcheuses. De belles relations faites par soi-même, à force d’habileté, de travail ; un physique agréable ; un don de sympathie communicative… Tout cela contrebalancé par une volonté ondoyante qui lui fait subir trop facilement l’influence du milieu.

Tel était Fabien Picard. Pardessus tout arriviste. Par orgueil ! Non. Plutôt par vanité. Travaillé par deux courants contraires : le désir à la quiétude, et le besoin de s’extérioriser, de briller, de paraître. Avec cela, il se lançait dans la Vie. Toute son existence antérieure avait convergé vers ce but. Il était au point décisif, au carrefour des routes.

Il aurait pu tergiverser, composer avec lui-même. Il ne le voulait pas. Une fois la voie choisie, il s’y précipiterait, se jetterait dans la mêlée, sans aucune sensiblerie s’acharnant contre les obstacles, renversant, piétinant ce qui serait sur son chemin, semblable à ce grand général révolutionnaire qui adorait sa femme et ses enfants, et qui, la mort dans l’âme, parce que la Cause l’exigeait, les sacrifia impitoyablement plutôt que de rendre deux prisonniers ennemis condamnés à la guillotine.

Demeurera-t-il le terrien, l’homme de la campagne, malgré toutes les perspectives qui lui sont ouvertes ?

Sera-t-il le financier, l’homme qui bataille parmi la foule avide des concurrents, prêts à l’écraser, s’il ne les écrase pas lui-même ?

Vivra-t-il sa vie quasi pastorale, au milieu de la nature, parmi des êtres simplistes et peu compliqués, ou fera-t-il de sa vie quelque chose de magnifique de par les obstacles qu’il rencontrera et qu’il renversera ?

L’homme a toujours eu un faible pour les choses difficiles. Piquez le au jeu, il ne se connaît plus d’ardeur. Plutôt que de passer par la porte ouverte il s’élancera contre le mur pour y faire une brèche au risque de s’anéantir lui-même.

Fabien choisit donc la ville.

Décidé, il prit le train pour chez lui. Il voulait y passer une semaine. Pas plus. Ce serait la dernière. Ensuite, il sera l’étranger, l’ancien qui y passe quelques heures et repart.

Si rien n’ébranlait ses résolutions une fois qu’elles étaient prises, il attendait toujours à la dernière minute avant de les mettre à exécution.

Il était lâche en cela. Mais une fois décidé, il ne reculait pas, il faisait front, il attaquait impitoyable et dur.

De ses projets, il ne voulut rien confier les premiers jours, bien que son père, pour attirer ses confidences, lui annonça qu’il avait retiré l’argent d’une hypothèque et qu’il avait en banque deux mille dollars pour son établissement.

À Suzanne seule, il s’ouvrit, un soir. Il partait dans deux jours. C’était la veille de l’explication définitive.

Il lui confia tout.

M’aimes-tu, lui demanda-t-il ?

— Tu le sais que je t’aime.

— Même si j’étais indigne de toi ?

— Tu ne peux pas l’être. Quand tu le veux, tu es très bon.

— M’attendrais-tu encore un an ?

— Je t’ai dit que je t’attendrais, je t’attendrai toujours.

— Pourquoi m’aimes-tu ?

— Je ne sais pas. Parce qu’il faut que je t’aimes, parce que tu es toi.

— Ma petite Suzanne, je vais te dire un secret. Je pars après demain. Je quitte Saint-Chose pour toujours.

— Et la peine que tu vas faire à ton père ?

— Je dois d’abord édifier mon avenir. Serais-tu prête à me suivre le jour où je viendrai te chercher ?

— Je te suivrai partout, tu le sais bien. Pourquoi ne demeures-tu pas avec nous ? Quand tu es en ville, j’ai peur pour toi, des fois.

— Peur de quoi ?

— Je ne sais pas.

— Peur que je t’oublie ?

— Des fois. La sœur de ton ami, tu la vois souvent.

— Tu es jalouse.

— Un peu. Moi je n’aime que toi.

— Et tu reçois bien Hubert Desroches.

— C’est mon ami. Ce n’est pas mon cavalier.

— Lucille Mercier, c’est mon amie, ce n’est pas ma blonde. Aimerais-tu cela venir demeurer à Montréal avec moi ?

— Je t’ai dit que je te suivrai partout. J’aimerais mieux que tu demeures ici. Ici j’ai tous mes parents, mes amies. Je suis intime avec chaque coin du pays.

— Je parle aux arbres, aux fleurs. Ils me comprennent. Demande à cet arbre-là ce que je lui ai dit de toi.

J’aimerais bien m’établir à Saint-Chose, mais vois-tu, ma petite Suzanne, c’est trop petit pour moi.

Il l’attira plus près de lui. Elle pencha la tête sur son épaule, et lui, se payant de mots, s’enivra de ses propres paroles.

Il fit miroiter un tableau si merveilleux de leur vie future ; il parla de ses ambitions, énonça ce qu’il serait un jour, et il s’exaltait tellement que son exaltation en devenait communicative et que Suzanne tressaillait à ses paroles.

Elle croyait tout ce qu’il disait, elle buvait chacun de ses mots, elle avait la conviction que ces pronostics se réaliseraient. Lui, il était d’une essence à part. Il était supérieur à tous ceux de son âge.

— Et si ton père s’objecte ? Il s’objectera. Il te voudrait près de lui. Il me l’a dit, l’an dernier quand tu étais malade, qu’il espérait bien acheter pour toi le greffe du notaire Lafond.

— Je ne peux pas m’enterrer dans ce village. C’est trop petit pour moi. J’étouffe. Il me faut la ville, la grande ville… Après demain je pars… Je reviendrai riche, et je ferai de toi ma reine, la reine de mon cœur, et je déposerai à tes pieds tout le fruit de mon travail.

***

— Papa. Il me faudrait quelque argent pour m’établir. Les dépenses d’un bureau sont lourdes à supporter… le loyer, la papeterie, la sténographe, ça coûte cher.

— Combien te faudrait-il ?

— Mille piastres. Plus si vous êtes capable. Je veux m’installer très bien dès le début, pour que les clients en entrant chez moi, aient une bonne impression.

— J’ai deux mille piastres en banque. Je te les réservais. Ils sont pour toi. J’ai justement parlé au notaire Lafond. Il serait heureux de te céder sa place.

— Je n’ai pas l’intention de prendre son bureau.

— Hein !

— Mon affaire est toute trouvée. Je m’installe à Montréal… j’ai acquis un peu d’expérience dans la finance… Non ! Ça ne sert à rien. C’est irrévocable. Ne caressez pas la chimère de m’avoir près de vous.

Pour ne pas être tenté de s’attendrir, il allait au devant des coups. Cruellement, il détruisait l’une après l’autre les idées de son père. Avant qu’il ne formule des objections, il allait au devant.

Il savait ce qu’il s’ensuivrait de tristesse de cette explication définitive, qu’elle laisserait des traces de blessures lentes à cicatriser. Puisqu’il le fallait, autant tout de suite que plus tard.

Atterré, le père Ignace ne répondait pas. Il songeait à ce qu’il dirait au notaire Lafond vis-à-vis duquel il s’était presque engagé.

— Voyez-vous, Papa, vous devriez savoir que je ne suis pas pour m’abrutir toute ma vie, dans ce trou. Car c’est un trou, Saint-Chose.

— J’y ai bien vécu jusqu’ici moi, et j’ai fait assez d’argent pour te faire instruire.

— Me reprochez-vous mon instruction.

Les choses s’envenimaient.

— Non… mais…

— Mais quoi ! Par égoïsme, pour satisfaire votre vanité puérile, vous voudriez m’avoir près de vous, pour me montrer comme dans un cirque où l’on fait faire leurs finesses aux perroquets.

Une fois lancé il n’était plus maître de lui. Prévoyant de la résistance, il s’était exaspéré lui-même à froid, et maintenant il parlait, parlait sans savoir ce qu’il disait. Il parlait contre son cœur qu’il forçait à se taire. Il croyait voir Lucille Mercier l’encourager. Pourtant, la veille, il avait avoué à Suzanne qu’il n’aimait qu’elle. Il ne s’avouait pas son inconséquence. Il ne réalisait pas plus l’incohérence de ses sentiments que la portée de ses paroles. Sa théorie de la vie, il la mettait en pratique. Il se disait, pour s’excuser, qu’il faisait l’expérience de son système.

— Non ! Non ! je n’ai pas gaspillé ma jeunesse pour n’être qu’un grand homme de petit village.

Le père voulut essayer la corde sentimentale, espérant qu’elle vibrerait chez le fils.

— Et si pour moi, j’te demandais de sacrifier seulement quelques années.

— Je refuserais. Sacrifier quelques années, c’est sacrifier mon avenir. Je n’ai pas le droit, m’entendez-vous, pas le droit de vous écouter. Je veux plus que ce que vous voulez que je sois.

Le père Ignace ne répondit pas. Il se maîtrisait. Mais avec quelle peine, au prix de quelle effort. Il n’y avait pour le constater qu’à regarder la pâleur de ses joues, et le frémissement de ses narines, et le tremblement de ses mains.

Il se dirigea lentement, vers le petit meuble où il serrait ses papiers, en sortit un papier bleu et écrivit quelques mots puis signa de sa grosse écriture inculte.

— Tiens… Tu n’es plus mon fils. Voilà. Pour que tu ne dises pas que je t’ai nui… Je savais que ça arriverait de même… on me l’avait dit… Tu as honte de moi. J’ai honte de toi.

Fabien hésita, ne sachant s’il devait ou non accepter le chèque. Finalement, foulant aux pieds son orgueil, il tendit la main.

— C’est bien. J’accepte. Vous croyiez que je refuserais votre argent. J’en ai besoin. Je le prends je le ferai fructifier, et dans dix ans, dans cinq ans, je vous le rendrai avec l’intérêt, et l’intérêt composé. C’est une affaire. Un point, c’est tout. Puisque vous me chassez…

— Je ne t’ai pas chassé… c’est toi qui pars, qui te chasses toi-même…

— Vous me chassez… très bien… Vous avez votre vanité… moi… j’ai mon orgueil… je pars… je ne reviendrai plus…

— Il y a un train à 5 heures.

Il appela son homme engagé, toujours calme, mais d’un calme à faire peur, et lui demanda d’atteler.

— Tu conduiras Fabien au train de cinq heures.

Fabien monta à sa chambre, fit à la hâte sa malle, regarda une dernière fois les murs de sa chambre, témoins des rêveries de sa jeunesse, et descendit.

— Adieu papa…

— Adieu…

Il ramassa les débris de son propre cœur qui saignait. Il eut un moment l’intention de revenir en arrière. Non. C’est fait. C’est fait. Il considérait avoir remporté une victoire sur sa sensiblerie. Il venait de se débarrasser d’une entrave, l’entrave des affections familiales.

La voiture attendait. Sans regarder en arrière, il y monta. Le cheval partit au trot l’entraînant vers sa destinée.