Éditions Édouard Garand (40p. 23-30).

V

MONSIEUR DE SAINT-ALVÈRE


Revenons au Lieutenant de Police et sa compagne.

Ils n’avaient pas été témoins de la scène quelque peu drôlatique qui venait de se passer. Après avoir quitté M. de Verteuil, tous deux étaient entrés dans le premier salon presque désert à cet instant, et ils s’étaient dissimulés derrière les rideaux d’une large et haute croisée.

Le Lieutenant de Police avait dit :

— Ici, nous pourrons nous entretenir sans voir peser sur nous les regards des curieux.

La jeune fille était pâle, et de ses lèvres son sourire était tout à fait tombé. Elle ne regardait pas son compagnon, mais elle tenait ses yeux baissés sur son éventail de tapisserie que ses doigts ouvraient et refermaient machinalement.

— Philomène, disait le Lieutenant de Police à voix basse et tremblante, je ne comprends pas que vous paraissiez si peu joyeuse à la veille d’un si beau jour que sera le nôtre après-demain, quant à la cathédrale sera bénie notre union.

— C’est parce que, monsieur, sourit la jeune fille avec amertume, cette union ne devait avoir lieu qu’à l’automne, et que tout à coup, sans raison aucune, et sans même mon consentement, vous l’avancez de quatre mois. Vous venez me dire à brûle-pourpoint : demain, nous serons unis pour la vie !

— Oh ! si cette décision vous a surprise, je vous prie de ne pas m’en croire l’auteur, c’est votre oncle qui l’a voulu ainsi.

— Mon oncle ? Mais vous ne dites pas que vous l’avez pressé de prendre cette décision…

— Ah ! Philomène… fit le Lieutenant de Police avec reproche, qu’osez-vous supposer ?

— Monsieur, rappelez-vous que j’avais exigé quatre mois au moins pour réfléchir !

— Je me le rappelle, et j’aurais attendu ces quatre mois, bien qu’il m’en eût coûté. Ne savez-vous pas que c’est une souffrance bien insupportable que d’aimer et d’attendre si longtemps pour posséder l’objet que l’on aime ?

— Êtes-vous bien sûr de m’aimer ? interrogea la jeune fille en regardant cette fois le lieutenant dans les yeux.

— Osez-vous douter de mes sentiments à votre égard ?

— Monsieur, ne m’aimez-vous que pour la dot de cent mille écus que mon oncle m’a servie aujourd’hui ?

Le Lieutenant de Police se troubla et il se mordit les lèvres pour ne pas échapper des paroles violentes. La jeune fille venait de frapper si juste, qu’elle avait failli désarçonner son cavalier. Lui, réussit par un grand effort de volonté à maîtriser la sourde colère qui grondait en lui et que l’on pouvait surprendre par les éclairs qui enflammaient ses yeux. Il s’écria avec un accent de sincérité qui aurait pu tromper la jeune fille :

— Philomène Philomène ! que dites-vous ? Pouvez-vous m’attribuer une telle cupidité ? Je ne songerais, pensez-vous, qu’à votre dot de cent mille écus ? Mais n’ai-je pas déclaré à votre oncle que je vous désirais sans dot aucune ? N’ai-je pas dit que je serais bientôt très riche, héritier que je suis d’une part de l’immense fortune de mon oncle, Monsieur de la Jonquière ? N’ai-je pas, en outre, un poste qui me rapporte bon an mal an dix mille livres, c’est-à-dire plus qu’il ne faut pour tenir un rang convenable ? Ah ! Philomène, ne m’accusez pas d’une convoitise dont je suis incapable !

— Je ne vous accuse pas, Monsieur, je veux simplement savoir si vous m’aimez véritablement. Car, songez-y, le mariage n’est pas fait pour un jour seulement, c’est pour la vie ; et de savoir que je ne suis pas aimée, ce serait le plus grand malheur qui pût m’arriver.

— Je vous aime ! je vous aime ! Philomène, ne le sentez-vous pas ?

Le jeune gentilhomme était-il sincère ? Peut-être !

Mais Philomène ne paraissait pas ajouter foi à cette protestation.

— Que voulez-vous que je fasse ? interrogea le Lieutenant de Police. Que voulez-vous que j’entreprenne pour vous convaincre de la sincérité de mon amour ? Parlez ! je n’hésiterai devant aucune tâche !

Philomène regarda le jeune homme longuement, cherchant à surprendre dans ses yeux ou sur les traits de son visage la vérité de ses sentiments intérieurs. Lui, la regardait avec amour et dans une attitude suppliante. Elle se troubla et répliqua :

— Mettons que vous dites vrai, monsieur. Mais n’avez-vous pas compris que je ne partage pas cet amour que vous jurez avoir pour moi ?

Le Lieutenant de Police se mit à rire doucement.

— Pauvre enfant ! dit-il avec une tendre compassion, je me souviens de la déclaration que vous me fîtes il n’y a pas bien longtemps : que vous ne songiez pas à vous marier, parce que vous ne sentiez pas l’amour agiter votre petit cœur. Mais ne vous ai-je pas rassurée ? Ne vous ai-je pas dit que ce sentiment ne se produit souvent qu’après le mariage, alors qu’il vous est possible de comprendre votre époux ? Je me suis juré que vous m’aimerez, si vraiment vous ne m’aimez pas encore ! N’est-ce pas un serment qui vous garantit le bonheur ? Dites !

— Non, parce que je suis incapable de croire à un amour qui naîtra plus tard. Si je ne vous aime pas de suite, je ne vous aimerai jamais, je vous l’avoue franchement. Et je ne souffrirai pas seule, croyez-le, vous souffrirez également, et vous souffrirez plus que moi, si vous m’aimez réellement, de sentir et de comprendre que je ne vous aimerai pas.

— Philomène, vous êtes folle, vous vous faites un épouvantail d’une chimère. Oh ! je vous comprends bien, je saisis bien le trouble de votre esprit : vous tremblez devant l’inconnu qui vous confronte ! Toutes les jeunes filles éprouvent de ces timidités, de ces craintes puériles, dont elles se moquent si agréablement plus tard, lorsqu’elles sont devenues femmes. Je serais bien étonné que vous ne fussiez pas comme les autres. Allons ! réjouissez-vous ! Vous ne pouvez toujours pas demeurer votre vie durant avec votre oncle. Et votre oncle ne vivra pas toujours, songez ce qu’alors pourra devenir votre existence, seule que vous serez dans le monde !

— Oui, oui, je sais tout cela. Et puisque vous y tenez tant, je tenterai l’aventure… je la tenterai si l’on m’accorde un délai. Je dirai plus : si vous m’aimez, monsieur, comme vous me l’avez affirmé, je vais mettre votre amour à l’épreuve : remettez ce mariage à l’automne !

— Je vous accorde volontiers ce que vous demandez, Philomène, sourit le jeune homme, je vous l’accorde pour vous prouver la sincérité de mon amour. Je veux souffrir pour vous conquérir. C’est entendu. Mais il n’y a pas que moi dans cette affaire, il y a votre oncle qui veut que ce mariage se fasse sans délai. Alors, que pourrai-je faire contre sa volonté ?

— Hé ! monsieur ! s’écria la jeune fille avec un mouvement d’impatience, mon oncle n’est pas votre maître et vous n’êtes pas son serviteur, que je sache !

— Non, certes. Mais, Philomène, ne prévoyez-vous pas que contrarier les projets de votre oncle serait mettre la brouille entre lui et moi, et peut-être la discorde entre vous et lui ?

— Et si cela arrivait ainsi ? demanda Philomène en regardant froidement son fiancé dans les yeux.

— Mais je ne veux pas que cela arrive, je ne veux pas tenter entre lui et moi une rupture, encore moins créer entre vous et lui la mésentente.

— Pourquoi ne le voulez pas tenter ?

— Par crainte de troubler votre repos, de mettre obstacle à votre bonheur futur.

— À mon bonheur futur ? Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ce bonheur futur tel que vous le comprenez, car je sens mon cœur se révolter à la fin.

La jeune fille venait d’être saisie par un vif tremblement, et dans ses yeux bruns éclataient des lueurs d’indignation.

Le Lieutenant de Police la considéra un instant avec surprise.

— Mais qu’avez-vous donc, Philomène ?

— Oh ! ne me parlez plus ! Ne me parlez plus, monsieur ! Oh ! ne me faites pas échapper des paroles qui vous feraient du mal ! Et pourtant il faut que je dise ce que je pense, car il est impossible que ces projets de mariage aboutissent ! Oui, il faut que je vous dise, monsieur, que vous ne m’aimez pas, car je le sens, je le vois ! Ce que vous aimez, monsieur, ce que vous convoitez, ce n’est pas ma personne, non ! mais c’est cette dot de cent mille écus !

Le Lieutenant de Police était devenu blême. Trop surpris par ce coup inattendu, il ne put répliquer et demeura béant.

— Ah ! reprit Philomène avec une animation exaltée et un sourire méprisant, vous ne voulez pas de mésentente entre vous et mon oncle, par crainte que la dot ne vous échappe. J’ai saisi votre jeu, Monsieur d’Auterive ! Oui, c’est la dot… la dot uniquement, mais pas moi que vous aimez ! Qu’est-ce que je représente à vos yeux sans dot, rien ! Qu’on me la retire la dot, et vous m’abandonnez ! Eh bien ! je souhaite qu’on me la retire ! Cette dot, je la maudis, car c’est à cause d’elle que je me vois attirée vers le malheur ! Oh ! Monsieur, si j’en pouvais disposer dès à présent comme d’un bien personnel, savez-vous ce que je ferais ? Je vous la donnerais toute, sans en garder un écu ! Je vous dirais : voici l’argent, le magot, la fortune, mais de grâce laissez-moi ! Tenez ! monsieur, savez-vous que j’aimerais mieux aller à l’autel en loques comme ces mendiants, mais y aller avec celui que j’aimerais, que de m’y rendre somptueusement parée et dotée de milliers d’écus avec un homme qui me mépriserait le lendemain ? Oui, savez-vous que j’en suis rendue à désirer le sort de ces pauvres mendiantes de la basse-ville, à désirer leurs misères, leurs souffrances, leurs guenilles, leurs taudis ? Il y a là des amours plus durables, plus suaves, qu’il n’en existe dans le faste des palais et dans le tourbillon des plaisirs. Là, au moins, tout est vrai : s’il y a haine, elle n’est pas dissimulée ; s’il y a amour, il vit au grand jour ! Il n’est rien de fardé, de composé, de maquillé : là, l’on sait où l’on est et où l’on va ! Ici, monsieur, dans notre monde de velours, de soie, de bijoux, de poudres, de fards, tout n’est que parade ! Regardez-vous, monsieur ! Mais en dépit de votre jeu sournois, j’ai perçu vos manigances avec mon oncle, et tout Lieutenant de Police que vous êtes, monsieur, j’avoue que je ne peux vous tenir pour un honnête homme ! Vous aimez l’argent, les plaisirs, les jouissances matérielles, laissez-moi, car je ne vous amuserai pas, Monsieur ! Tenez ! ce soir… oui ce soir, je dirai carrément à mon oncle que nos fiançailles sont rompues… oui, je le lui dirai !

— Malheureuse ! gronda le Lieutenant de Police avec une sourde colère.

— Non, non, pas moi, malheureuse, mais vous, vous, malheureux, misérable ! Tenez ! encore, reprenez votre jonc ! Vous l’avez mis de force à mon doigt !

Elle tendait au jeune homme un anneau serti de pierres précieuses.

— Non, refusa-t-il rudement.

Ses sombres regards étincelaient de rage. Il les darda tout à coup sur la jeune fille et dis entre ses dents serrées :

— Philomène, je veux penser que c’est une comédie que vous jouez là, pour savoir si je vous aime vraiment ! De grâce, cessez ce jeu !

— Une comédie, ricana la jeune fille, comme vous me connaissez mal ! Eh bien ! non, c’est une tragédie… Sachez que je préférerais me tuer plutôt que de devenir votre femme, ou mieux votre esclave !

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! commanda brusquement le Lieutenant de Police. Voici un domestique qui, je pense, me cherche.

Il repoussa rudement la jeune fille derrière un rideau, et montra à un valet qui s’approchait un visage décomposé.

— Est-ce moi que vous cherchez ? interrogea-t-il, la voix méconnaissable.

— Ah ! monsieur le Lieutenant de Police s’écria le valet, Son Excellence m’envoie vous chercher !

— Il me fait mander ?

— Sans retard, monsieur.

— C’est bien, je me rends près de lui.

D’un geste autoritaire il congédia le valet. Puis, il se pencha vers la jeune fille affaissée sur le bord de la croisée, et demanda d’une voix où grondait une tempête près d’éclater :

— Philomène, votre décision n’est pas irrévocable, n’est-ce pas ?

Sans lever la tête, la jeune fille répondit dans un sanglot étouffé :

— Votre oncle vous mande, monsieur, allez !

— Vous réfléchirez ? demanda le jeune homme d’une voix qui trahissait un accent de menace.

— Je vous le promets ! répondit la jeune fille avec un sourire énigmatique.

— C’est bien, à tout à l’heure.

Le Lieutenant de Police s’éloigna d’un pas brusque et saccadé.

Philomène le regarda aller, pâle, tremblante, froissant son éventail. Puis elle demeura immobile, comme pétrifiée, derrière ce rideau qui la dérobait aux groupes d’invités parcourant le salon. Elle réfléchissait, comme le lui avait demandé Gaston d’Auterive. Elle réfléchissait, mais avec épouvante ! Parfois son sein se soulevait violemment, comme si un flot écumant se fût rué contre les faibles parois de sa poitrine. Parfois aussi un lourd sanglot venait mourir dans sa gorge. Ses yeux s’humectaient, des larmes perlaient au bord de ses cils bruns ; mais elle faisait d’inouïs efforts pour les empêcher de tomber. Vivement, elle les épongeait d’un petit mouchoir de dentelle. Alors, elle se sentait un moment plus calme. Mais avec une épouvante qui ne cessait de grandir, elle se demandait ce qu’elle allait devenir. Certes, l’avenir n’offrait rien de ravissant, ni de rassurant. Elle se sentait prise entre les serres de deux oiseaux de proie qui, un jour ou l’autre, finiraient par se partager ses dépouilles. Elle devinait bien le but du Lieutenant de Police : accaparer une superbe dot ! Mais quel était le dessein de son oncle ? Elle ne pouvait le découvrir ! Son oncle, elle se le disait, ne pouvait lui vouloir du mal, car il avait été toujours bon pour elle ! N’avait-il seulement que le caprice ou la fantaisie de faire de sa nièce une vicomtesse ? Car la noblesse des Verteuil lui paraissait obscure. Il n’y avait ni baron, ni chevalier, ni comte, marquis ou duc ! Le commerçant s’appelait Monsieur de Verteuil, pas plus. Mais Philomène savait qu’il aimait les titres ; est-ce qu’il ne cherchait pas d’anoblir sa nièce avec le secret espoir de voir son nom de Verteuil mieux reçu parmi la noblesse ? La jeune fille pouvait le penser ? Mais, elle, Philomène, que lui importait un titre ? Elle n’était qu’une pauvre orpheline, satisfaite de son sort présent. Elle n’avait jamais connu ses parents, ou plutôt elle n’avait de ces derniers que de vagues réminiscences. Jamais son oncle ne lui avait beaucoup parlé de son père et de sa mère. Il l’avait fait avec réticence. Il avait fait entendre à la pauvre orpheline qu’une catastrophe quelconque avait atteint ses parents, alors qu’elle n’était qu’une fillette, et ceux-ci étaient morts en léguant leur enfant à M. de Verteuil.

Mais lorsque Philomène scrutait son passé, elle se retrouvait une fillette heureuse en compagnie d’une jeune femme qui l’aimait bien… une belle jeune femme, blonde comme une madone, toujours souriante… et un jeune homme qui ne l’aimait pas moins que la jeune femme ! Elle se figurait que cette jeune femme était sa mère, que le jeune homme devait être son père ! Mais lui, son père, elle ne pouvait plus se le rappeler ! Était-il aussi beau que sa mère ? Parfois, elle voyait passer dans sa mémoire un être étrange, presque fantastique, qui riait, lui faisait peur, courait après elle, la prenait dans ses bras énormes, la soulevait et l’embrassait bien fort ! Alors, elle entendait un jeune éclat de rire, mais un rire heureux, et c’était celui de la jeune femme !…

Philomène revoyait ces scènes comme à travers les fumées d’un songe ! Il n’y avait rien de distinct, rien de précis.

Elle se rappelait mieux le pays où elle vivait alors. Des collines ravissantes, des ravins, des rivières aux eaux limpides, un grand ciel bleu plein de soleil, des verdures riantes, des fleurs, des futaies… Elle courait après les papillons souvent, toujours accompagnée d’un grand lévrier qui gambadait joyeusement autour d’elle. Dans un bosquet fleuri, elle découvrait une petite maison, une baraque plutôt… c’est là qu’elle vivait. Mais lorsqu’elle traversait certains jours d’été ou de printemps, la futaie voisine, elle arrivait jusqu’à un ravin très profond, et de l’autre côté, plus loin, à travers des éclaircies, elle apercevait l’édifice somptueux d’un grand manoir. Son père allait souvent à ce manoir, mais jamais il ne l’emmenait, elle. Puis, un jour, un évènement terrible se produisit. C’était un matin de soleil, la fillette s’était hasardée, seule, jusqu’au ravin. Soudain, de l’autre côté, elle avait aperçut une autre fillette, blonde comme elle, mais qu’elle ne connaissait pas. La petite étrangère descendait la pente abrupte du ravin. Là, au fond, rugissait les eaux d’un torrent. Curieuse, elle suivait du regard l’enfant. À un endroit, un arbre avait été jeté pour franchir le torrent. Elle vit la fillette inconnue s’engager sur ce pont dangereux… Puis, tout à coup, un cri monta dans l’espace… L’enfant venait de tomber dans le torrent. Alors, elle, Philomène, s’était précipitée vers le torrent pour porter secours à la fillette. Mais dans sa course, elle était tombée, elle avait roulé en bas, puis elle était demeurée sans vie.

Oui, Philomène voyait toutes ces scènes en rêve dans un lointain embrumé. Mais elle n’était pas sûre que ces scènes se fussent passées. C’étaient peut-être des rêves de son enfance qu’elle prenait aujourd’hui pour des réalités. Qu’importe ! mais elle se remémorait bien qu’un jour, alors qu’elle se voyait couchée et malade probablement, une figure d’homme s’était avec inquiétude penchée sur elle, et cet homme, elle s’en souvenait, c’était M. de Verteuil. Elle avait pensé sur le moment que cet homme était son père ; mais peu après elle avait appris que ce n’était que son oncle. Mais cet oncle lui avait parlé comme un père, avec tendresse, et elle, elle l’avait aimé comme un père. Depuis ce jour la jeune fille n’avait jamais connu d’autre pays que cette cité de Québec, et d’autre maison que celle de son oncle. Elle s’imaginait même qu’elle avait toujours vécu dans cette maison et dans cette ville. Néanmoins, elle pouvait s’affirmer qu’elle avait été toujours heureuse, Pendant plusieurs années elle avait été confiée aux religieuses Ursulines qui avaient fait son éducation. Puis elle était revenue habiter avec son oncle qui ne lui refusait rien. Jamais le chagrin ou la peur de l’avenir n’était venu assaillir son esprit, jusqu’à ce jour où son oncle décidait de la marier à Gaston d’Auterive. Philomène souffrait pour la première fois en sa vie.

Qui était M. de Verteuil ? Elle ne savait rien de sa vie passée : c’était un frère de son père, voilà tout ; et un jour il avait adopté la fillette devenue orpheline. Mais son père était-il vraiment mort ? Sa mère était-elle morte ? Chose qui la tracassait souvent, elle avait comme pressentiment que l’un ou l’autre vivait encore, et qu’un mystère, qu’on n’osait lui dévoiler, enveloppait leur existence. Comme elle eût donné gros pour connaître le secret de sa naissance ! Oh ! si elle avait été certaine que son père, tout au moins, était vivant, comme elle l’aurait appelé à son aide dans la rude traverse où l’on venait de la pousser ! Jusqu’à cette heure, à vrai dire, jamais Philomène n’avait regretté ses parents, elle les avait si peu connus ! Mais comme elle souffrait aujourd’hui de n’avoir pas une mère pour la consoler, pas un père pour la préserver du malheur qui la guettait ! Ah ! si tout à coup un homme fort, puissant, était venu lui crier : Philomène, je suis ton père ! Elle se serait jetée avec un si grand bonheur dans ses bras, elle l’aurait imploré de la défendre, de la protéger contre ses ennemis. Oui, c’était folie de rêver la venue de cet homme, de souhaiter ce père ! Et, pourtant, la jeune fille vit s’approcher d’elle un homme, mais un jeune homme qui n’était pas son père… mais un jeune homme et un inconnu en qui elle aurait pu mettre autant de confiance qu’en son père… un jeune homme qui paraissait fort, puissant, tant les traits de son visage décelaient d’énergie.

Et l’inconnu disait avec un sourire respectueux :

Je vous demande pardon, mademoiselle. J’avais cru voir, en passant, ce rideau s’agiter et derrière une silhouette humaine qui semblait se dérober. Comme je suis curieux, j’ai voulu m’assurer que je ne m’étais pas trompé. J’ai donc le plaisir de vous trouver et de vous trouver seule.

À la vue de ce jeune homme, Philomène avait paru éprouver une grande joie et elle sourit avec confiance.

— Ne vous étonnez pas trop, M. de Saint-Alvère, dit-elle, de me trouver seule ici. J’étais tout à l’heure suffoquée par la chaleur de ces salons, et je suis venue respirer ici un peu d’air.

— Il vient par cette fenêtre une douce fraîcheur de printemps.

La croisée, à deux battants, était grande ouverte, et une brise entrait parfumée des fleurs nouvelles, des jeunes plantes, et des senteurs exquises de la terre fraîchement remuée auxquelles se mêlaient des parfums de mer si vivifiants.

— Ma présence vous est-elle importune ? demanda le jeune homme que Philomène avait appelé Monsieur de Saint-Alvère.

— Non, monsieur, pas du tout ! Au contraire, répliqua vivement la jeune fille. Tenez ! je serai franche : je m’ennuyais… Je vous ai même cherché du regard. Ne m’avez-vous pas dit, avant-hier, que vous viendrez à cette fête ?

— Et j’ai tenu promesse, comme vous voyez. Et je serai tout aussi franc que vous, mademoiselle, sourit le jeune homme : je vous cherchais également.

— Ah ! je suis contente. En ce cas, placez-vous derrière ce rideau et à côté de moi dans cette fenêtre, de sorte que nous pourrons causer tout à notre aise.

M. de Saint-Alvère obéit, après avoir tiré les deux rideaux de velours qui les masquaient tout à fait aux regards des curieux. Puis, lui et elle se trouvèrent côte à côte et accoudés sur l’appui de la croisée. Alors le jeune homme vit que Philomène le regardait profondément, et dans les yeux de la jeune fille il crut découvrir une pensée qui le troubla ; mais il ne fit voir de rien.

Ce jeune homme n’était ni aussi beau ni aussi distingué que Gaston d’Auterive, mais ce n’était peut-être pas dû au fait que ses vêtements n’étaient, ni aussi riches ni aussi élégants et éblouissants que ceux du Lieutenant de Police ? Son habit était fait d’étoffe brune avec un collet de velours noir. Sur son gilet de soie blanche tombait la dentelle d’un jabot immaculé. Puis il portait une culotte de soie noire et des bas blancs. Des souliers vernis et à boucle d’argent terminaient sa toilette. Il possédait, à l’encontre du Lieutenant de Police, une physionomie ouverte et loyale. Son regard clair reflétait l’honnêteté et la hardiesse. Grand, bien découplé, mais un peu maigre, il paraissait doué d’une vigueur peu commune. Il n’avait pas plus de trente ans, mais par la gravité de sa physionomie et le costume sombre et sobre qu’il portait, on aurait pu le croire plus âgé. Sa parole était posée aux intonations profondes quelques fois, son geste était sûr, son regard droit, et on devinait un homme maître de sa volonté. Si l’extérieur de sa personne n’avait aucun éclat, par contre il possédait par ses qualités intellectuelles et morales un attrait puissant.

Mlle  de Verteuil avait depuis quelques mois subi cet attrait, et elle ne s’en était pas défendue, si doux et si irrésistible lui avait semblé cet attrait. Elle connaissait ce M. de Saint-Alvère depuis six mois, alors que ce dernier s’était un jour présenté chez M. de Verteuil comme le représentant d’une grande maison de commerce de Paris. M. de Verteuil l’avait fort bien reçu. Interrogé sur son séjour au Canada, le jeune homme avait dit qu’il comptait passer tout l’hiver au pays pour ne retourner en France qu’au printemps suivant. Il avait ajouté qu’il espérait emporter avec lui de belles commandes des commerçants de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières. M. de Verteuil lui avait assuré de quelques commandes importantes, puis il l’avait invité à venir lui rendre visite chaque fois qu’il mettrait le pied dans la capitale. Mlle  de Verteuil s’était sentie de suite attirée vers ce jeune homme très poli, instruit et tout plein de la plus charmante délicatesse. Et, en effet, M. de Saint-Alvère était venu chez M. de Verteuil à plusieurs reprises dès le commencement de l’hiver pour y causer affaires et commerce, mais aussi, et peut-être surtout pour s’entretenir avec la jeune fille qu’il avait paru trouver tout à fait de son goût. Il n’avait pas manqué d’y rencontrer Gaston d’Auterive qui, à ce moment, commençait à courtiser la jeune fille. Et Saint-Alvère remarqua qu’elle ne prenait nul plaisir en la compagnie du Lieutenant de Police, et ses manières étaient plutôt froides avec lui.

D’un autre côté, et non sans plaisir, il constata que Philomène préférait sa compagnie, qu’elle aimait causer avec lui, et qu’elle le retenait toujours après le départ de Gaston d’Auterive.

Le Lieutenant de Police n’avait pas été longtemps sans percevoir cette préférence de la jeune fille, et comprenant qu’il était moins intéressant auprès d’elle que ne l’était M. de Saint-Alvère, il en avait ressenti un grand dépit, puis il avait été jaloux de ce dernier. Verteuil non plus n’avait pas manqué de saisir l’amitié qui avait réuni Saint-Alvère et sa nièce. Comme il avait déjà médité un projet de mariage entre Philomène et le Lieutenant de Police, non parce que celui-ci eût des qualités ou des mérites personnels supérieurs aux mérites de Saint-Alvère, mais dans le dessein de se rapprocher de M. de la Jonquière et de devenir un favori, il avait pris ombrage des assiduités de Saint-Alvère auprès de Philomène. S’il ne signifia pas au jeune homme de s’abstenir de venir le voir, à deux ou trois reprises il manqua de courtoisie qui fit comprendre à Saint-Alvère qu’il n’était plus bien vu de l’oncle.

Disons que le jeune homme n’avait fait aucune avance à la nièce du commerçant, il n’avait pas dépassé les bornes de la politesse. Il s’était même montré un peu réservé en certaines circonstances où il aurait pu être un peu familier, il semblait se garder d’entrer dans plus d’intimité. Philomène ne s’était pas formalisée de cette réserve à son égard, bien qu’à la vérité elle éprouvât un sentiment qui, vague d’abord, s’était peu à peu précisé jusqu’à lui faire avouer en secret que M. de Saint-Alvère lui plaisait énormément. Elle ne le voyait jamais sans éprouver une joie vive, de même que son départ ou son absence laissait dans son cœur une sorte de vide et d’ennui. Saint-Alvère avait réussi, sans le vouloir, ce que n’avait pas réussi en le voulant Gaston d’Auterive ; à faire vibrer une corde secrète au cœur de la jeune fille. Était-ce la naissance de l’amour ? M. de Saint-Alvère parut deviner cet amour naissant, et, au lieu de s’en réjouir, il sembla le redouter, car il profita de la froideur que lui marquait le commerçant pour cesser brusquement ses visites. En effet, durant deux mois il ne se présenta que deux fois chez M. de Verteuil pour n’y demeurer que quelques instants.

Le cœur de Philomène s’emplit de chagrin et de deuil, et elle garda contre son oncle une certaine rancune. Mais elle ne savait pas que dans l’esprit de Saint-Alvère flottait une autre image… une image d’une exquise jeune fille qui avait d’étranges ressemblances avec la nièce de M. de Verteuil.

Néanmoins, Philomène avait pu rencontrer Saint-Alvère quelquefois dans des fêtes données par quelque riche négociant ou quelque haut fonctionnaire. Chaque fois les yeux bleus de la jeune fille avaient exprimé au jeune homme le chagrin qu’elle avait de ne plus le voir dans l’intimité. Saint-Alvère avait compris le langage de ces yeux qu’il aimait ; mais il lui avait été impossible d’avoir un moment d’entretien avec la jeune fille à cause du Lieutenant de Police qui se tenait inlassablement à ses côtés, comme un gendarme se serait tenu à côté de son prisonnier.

Le printemps était venu. Depuis plus d’un mois Saint-Alvère et Philomène ne se voyaient pas. Puis un dimanche de mai, le 14, c’est-à-dire l’avant-veille de ce jour où nous sommes, elle et lui avaient pu se voir et se parler quelques minutes dans une soirée chez un fonctionnaire. La jeune fille lui avait demandé s’il irait au bal du gouverneur le mardi suivant, et il lui avait promis qu’il y serait.

Enfin, pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvaient en tête-à-tête.

— Mademoiselle, commença le jeune homme, si vous me le permettez, je vous offrirai mes félicitations…

Elle l’interrompit avec un geste brusque :

— Taisez-vous, monsieur, ne me faites pas de félicitations qui me feront mal au cœur !

Il la regarda avec surprise.

Elle ajouta, les lèvres tremblantes d’indignation :

— Ces fiançailles que vous avez apprises entre M. d’Auterive et moi, ne sont qu’une comédie !

Saint-Alvère tressaillit.

— Je croyais pourtant que M. d’Auterive était un gentilhomme…

— Ah ! pardon, interrompit encore Philomène, ne me dites pas de bien de Monsieur d’Auterive, parce que je ne pourrai vous croire. Je le reconnais, certes, pour un gentilhomme de bonne maison, mais je ne saurais le reconnaître pour celui qui disposera de ma vie entière.

— Vous ne voulez donc pas l’épouser ?

— Jamais ! s’écria la jeune fille avec véhémence. Oh ! jamais, si c’est possible ! Monsieur, monsieur, ajouta-t-elle en pleurant, Ce mariage a été projeté à mon insu. Mon oncle désire me marier. Je veux bien croire qu’il s’intéresse à moi, qu’il n’a en vue que mon bonheur, mais pourquoi ne m’a-t-il pas consultée ? Car voyez-vous, je n’aime pas Monsieur d’Auterive… je ne l’aime pas et je sens que je ne l’aimerai jamais ! Alors, vous voyez comment je suis prise, et vous devinez que ma situation n’est pas enviable !

— Certes, non ! soupira le jeune homme.

— Vous voyez, comme moi, que, sans défense, sans protecteur, je pourrai difficilement me déprendre de cette chaîne dont on m’enserre peu à peu. Pourtant je suis décidée à lutter. J’ai avoué à Monsieur d’Auterive que je ne l’aime pas, que ce sera folie de nous épouser et que ce sera faire mon malheur et le sien, et j’ai tout tenté pour le dissuader de ses projets. Mais il est entêté et présomptueux, il m’assure que je l’aimerai plus tard, qu’il saura se faire aimer, comme si l’amour était une marchandise qu’on fabrique, qu’on vend et qu’on achète. Mais il a la force pour lui : il s’appuie sur la volonté de mon oncle.

— Mais il vous aime, lui ? interrogea Saint-Alvère, pensif.

— Lui ?… se rebella la jeune fille. Ah ! je vois bien que vous ne connaissez pas M. le Lieutenant de Police ! Ne savez-vous pas qu’il aime fort les plaisirs de la vie ? Il parait qu’il ne manque pas une des fêtes extravagantes que donne depuis un an un certain haut fonctionnaire…

— Monsieur Bigot ?

— Je pense qu’il se nomme ainsi ; mais je ne le connais pas, et j’ai refusé de me rendre avec mon oncle à ses invitations. Oui, c’est bien M. l’Intendant royal qui ouvre tous les quinze jours les salons de son Palais de l’Intendance, où, me dit-on, se groupent une quantité de gens d’une moralité douteuse. Or, je le répète, monsieur d’Auterive est un habitué de ses salons, il y a même à son crédit, si je suis bien informée, quelques aventures galantes. Mais ce n’est pas tout : Monsieur d’Auterive est pauvre et il mange rapidement ses émoluments de Lieutenant de Police. Il n’en a pas même suffisamment pour satisfaire toutes ses jouissances. Mais il sait et savait que mon oncle me réservait une dot de cent mille écus. Voyez-vous Monsieur, la situation ?

— Je vous plains, mademoiselle.

— Merci, votre sympathie me fait du bien.

Elle se mit à pleurer doucement.

Le jeune homme se pencha vers elle et murmura :

— Pensez-vous que je puisse vous être de quelque secours, mademoiselle ?

— Non ! non ! monsieur, qu’est-ce que vous pourriez faire ?… Pardon ! voilà que je pleure pour rien !

Elle essaya de sourire dans les larmes qu’elle essuyait hâtivement, puis elle prononça avec une sourde énergie :

— Oh ! n’est-ce pas que je suis sotte de laisser voir ainsi ma faiblesse devant la lutte qui s’annonce ?

— Vous êtes femme, mademoiselle, et ces pleurs ou cette faiblesse vous vont bien, sourit le jeune homme.

— J’espère bien que vous ne vous moquez pas de moi ?

— Nullement, je vous estime trop. D’ailleurs je ne me moque jamais des gens, sachant qu’on pourrait se moquer de moi davantage. Mais je réfléchis…

Il se tut. Philomène le regarda avec surprise et attendit qu’il s’expliquât. Elle parut caresser l’espoir que ce jeune homme allait lui donner le moyen d’écarter les chaînes qu’elle redoutait. Oui, Saint-Alvère les yeux perdus dans l’obscurité de la nuit, méditait.

Après un assez long silence, il demanda :

— Mademoiselle, avez-vous un acte ou un extrait de votre naissance ?

— Je n’ai jamais rien possédé de semblable, répondit la jeune fille avec une surprise croissante.

Lui, grave comme un juge qui interroge, demanda encore :

— Avez-vous connu votre père et votre mère ?

— J’ai de mes parents à peine de vagues réminiscences, j’étais si jeune lorsqu’ils sont morts et lorsque mon oncle m’a adoptée.

— Ah ! votre oncle vous a adoptée ?

— Et je suis bien obligée de dire qu’il a été pour moi aussi bon qu’un père, sauf…

— Lorsqu’il a médité ce projet de mariage ? compléta le jeune homme.

— Hélas ! soupira la jeune fille en frissonnant.

— Vous le redoutez donc beaucoup ce mariage ?

— Il n’est pas de catastrophe qui me causerait plus de peur ! Ah ! songez-y, monsieur, donner ma personne, mon cœur, presque mon âme à un homme que je n’estime même pas, et lui donner tout cela pour la vie ! Tenez ! parfois j’invoque le ciel de m’envoyer la mort ! Je demande à Dieu de me faire mourir plutôt !

— Oui, je vous plains, je vous plains, mademoiselle, répéta Saint-Alvère. Mais écoutez : d’abord je dois vous dire que je ne suis rien pour vous, qu’un étranger qui, demain ou après-demain, sera parti pour la France ou pour les Indes, je ne sais. Seulement, je me rappelle que cet étranger a été reçu par vous avec la plus agréable courtoisie, et je ne peux pas oublier cela. Aussi je me reconnais endetté de gratitude envers vous, et avant de partir je veux payer cette dette. Mademoiselle, je tenterai de vous arracher à Monsieur d’Auterive !

— Ah ! Monsieur, si vous réussissez cette entreprise, je vous devrai plus que ma vie !

— Je ne vous demanderai rien en retour, parce que ma dette de reconnaissance sera à peine acquittée. Il se trouve que j’ai un devoir grave à accomplir, et tout en remplissant ce devoir, j’essayerai de vous tirer d’affaires. Mais je ne vous dis pas d’espérer outre mesure, mais seulement d’avoir confiance. Toutefois, que rien ne vous empêche de travailler de votre côté à faire abandonner à votre oncle le projet qu’il a bâti.

— Oui, oui, je vais tout essayer avec mon oncle ce soir-même, à notre retour du bal.

— C’est entendu, mademoiselle, sourit Saint-Alvère. À présent que les affaires sérieuses sont réglées, que dites-vous si nous prenions un moment de récréation ? Entendez cette musique entraînante ! Voulez-vous prendre mon bras pour faire un pas de danse ? D’ailleurs il ne faut pas que votre absence se fasse trop remarquer !

— Oui, oui, merci…

Philomène jeta à son compagnon un long regard de reconnaissance et, peut-être, d’amour, et elle se suspendit, heureuse, à son bras.