Éditions Édouard Garand (40p. 18-23).

IV

DURANT LE BAL


À neuf heures, ce soir-là, grandes ouvertes et gardées par deux haies de gardes, les portes du Château Saint-Louis laissaient passer une profusion de lumières. Dans le grand vestibule se pressait et s’agitait une foule de gentilshommes, d’officiers militaires, de hauts fonctionnaires et de notables de la cité, tous en grands costumes d’apparat. Les femmes, jeunes, belles, rieuses et excessivement parées et attifées, étalaient sur les velours, les soies, les brocarts d’or et d’argent, les pierres les plus précieuses dont les feux rivalisaient avec ceux des lustres et des torchères. Les conversations étaient animées et les rires heureux. Des couples gracieux traversaient bras dessus bras dessous le vestibule et pénétraient dans les deux grands salons vivement éclairés. Au fond du vestibule, dans le grand parloir non moins éclatant de lumières que les salons on dansait des menuets aux sons d’une musique harmonieuse. À droite du vestibule, la vaste salle d’armes avait été transformée en salle de banquet, et là une nuée de serviteurs grouillaient autour d’une table immense, surchargée de vaisselle d’or et d’argent et de cristaux. Cette salle était tout enguirlandée et décorée aux couleurs du roi de France. Des gerbes de fleurs étaient éparpillées de toutes parts exhalant les parfums les plus doux. Des valets, en costumes écarlates, disposaient sur la table des gâteaux de toutes sortes, des friandises et les vins les plus divers et les plus recherchés. Tout dénotait le faste du grand seigneur, les princes de la maison de France n’étalaient pas plus de munificence.

Mais on s’étonnait grandement, car le Marquis de la Jonquière, malgré qu’il se fût acquis une belle renommée de marin, passait pour fort mesquin. Il avait rarement donné des fêtes, et celles qu’il avait procurées à ses amis et courtisans avaient manqué de luxe et d’éclat. Et pourtant l’argent ne manquait pas au vieux marquis, on le disait riche à millions. Mais on savait aussi qu’il n’avait pas acquis son immense fortune à faire de tous côtés étalages de prodigalités. Au contraire, durant toute sa vie il avait économisé les sous sur les sous et il n’avait jamais laissé ces économies somnoler. Il avait fait travailler son argent sans cesse en le plaçant dans des entreprises financières et commerciales qui lui avaient rapporté des mille et des mille. On se chuchotait volontiers que le marquis n’avait jamais été fort scrupuleux sur les moyens à prendre pour faire fructifier son bien ; souvent il avait prêté à un taux d’intérêt usuraire et ruineux pour le débiteur. Souvent aussi il était arrivé que le débiteur, écrasé par l’intérêt de sa dette, avait préféré céder à son créancier son bien que de demeurer sous le poids de ce fardeau. Quoi qu’il en fût, Monsieur de la Jonquière passait pour un très honnête homme, un administrateur averti et habile, un marin excellent, un serviteur dévoué de la monarchie et un politique remarquable. L’unique défaut qu’on lui reprochât, c’était son avarice. Chose certaine, les pauvres et les indigents ne le louangeaient pas. Mais d’un autre côté retentissaient les hommages de ceux qui étaient en quête de prébendes, comme de ceux qui avaient réussi à décrocher une place rémunératrice, ou obtenu une faveur quelconque.

Le marquis était vieux, usé, souffreteux, et l’on se disait à l’oreille qu’il n’en mènerait plus large dans ce monde. Sa captivité de plusieurs mois en Angleterre avait sensiblement malmené sa constitution. À ce sujet, on sait qu’en 1747 le roi de France avait envoyé une flotte, commandée par le Marquis de la Jonquière, pour reprendre Louisbourg aux Anglais. La flotte ayant été attaquée près des côtes d’Espagne par une forte escadre anglaise, le Marquis de la Jonquière fut obligé d’amener pavillon, puis capturé et emmené en Angleterre. Ce ne fut que l’année suivante, par le traité d’Aix-la-Chapelle intervenu entre la France et l’Angleterre, que le marquis put recouvrer sa liberté. Il avait été nommé au printemps de 1747 pour succéder à M. de Beauharnois au gouvernement de la Nouvelle-France. Mais ayant été fait prisonnier, M. de la Galissonnière le remplaça par intérim ; et aussitôt après sa libération il vint au pays prendre sa charge de gouverneur.

Vu que la paix venait d’être signée entre les deux puissances prépondérantes de l’Europe, l’Angleterre et la France, le marquis avait reçu du roi Louis XV instructions de travailler activement au développement agricole et commercial du Canada. Le roi lui avait en outre signifié de relever les forts en ruines sur les frontières, de fortifier d’autres points et postes importants, bref de mettre la colonie sur un pied de progrès et de sécurité, afin qu’elle fût prête à toutes éventualités. Mais, M. de la Jonquière, semble-t-il, n’eût pas trop le temps de s’occuper des intérêts de la colonie, il s’occupa surtout de ses affaires personnelles. Il voulut augmenter une fortune déjà considérable, et il y réussit, mais non sans soulever des murmures et se créer des inimitiés. Il eut en outre le tort de s’intéresser trop au progrès matériel de ses parents en leur accordant des droits de faveur. Il lui arriva de destituer, sans cause ni raison, des fonctionnaires honnêtes et vieillis sous le harnais, pour leur substituer des parents ou des amis. Habile en finances, il s’entendait très bien avec le sieur François Bigot, intendant royal, qui venait d’arriver au pays. Il faut bien dire que ces deux hommes avaient réussi, durant trois ans, à donner au commerce de la colonie une poussée qui n’avait pas manqué de susciter la jalousie de leurs voisins, les habitants de la Nouvelle-Angleterre. Mais il faut ajouter que ce commerce avait beaucoup plus profité à ces deux financiers et à leurs amis qu’à la population en général. Quantités de plaintes étaient donc parvenues aux oreilles du roi qui, par l’intermédiaire de son ministre Maurepas, fit vertement réprimander le Marquis de la Jonquière. Froissé, celui-ci demanda son rappel ; mais la maladie allait tout à coup le terrasser.

Tout cet hiver de 1752 le marquis avait gardé ses appartements. Tout l’hiver le Château Saint-Louis était demeuré désert et morne, pas la moindre fête n’y avait été donnée. Les affaires de la colonie n’étaient plus administrées que par le secrétaire du gouverneur, M. de Saint-Sauveur, l’intendant Bigot et le lieutenant de Police. Autour de sa couche le marquis n’admettait, et rarement encore, que quelques parents et amis intimes. Mais avec les premiers souffles printaniers de la fin de mars et les tièdes rayons de soleil du commencement avril, M. de la Jonquière parut revenir promptement à la vie ; car dès le milieu du mois d’avril il pouvait quitter sa chambre et aller se promener dans la cour du château et dans le petit jardin qui s’étendait entre le château et le Fort Saint-Louis. Quand le soleil était chaud et la brise douce, on montait le marquis dans un carrosse ouvert et durant une heure on le promenait par les rues de la cité. Et ses forces semblaient revenir si vite qu’on pensa qu’il allait vivre encore de longues années.

Si on lui faisait un tel souhait, il répondait avec un sourire amer :

— C’est entendu, je vivrai encore beaucoup d’années… mais non ici où je finirais par me plaire, mais en France, dans le Midi, près de la Méditerranée.

Il avait en effet demandé son rappel l’automne d’avant, bien qu’il aimât à vivre sous le climat de la Nouvelle-France. Mais il ne pouvait supporter les réprimandes de son roi ; et tant qu’à ne pouvoir exercer la charge de gouverneur, il préférait rentrer en France.

Pour célébrer son retour à la santé et à la vie, il avait décidé, sur les instances du lieutenant de Police et de quelques favoris, de donner une fête brillante en son château, et le jour de la fête avait été fixée à ce mardi, 16 mai 1752, jour qui avait été aussi fixé, par coïncidence, pour la Fête de la Besace.

Lorsqu’on avait appris cette coïncidence, le Lieutenant de Police s’était écrié en riant :

— Il faudra savoir quelle fête aura été le mieux réussie : ou celle de la noblesse ou celle de la gueuserie !

En effet, cette fête de la noblesse, mais à laquelle ne manquait pas la bourgeoisie, n’aurait pu être surpassée. Mais lorsque le vieux marquis parut au milieu de ces hommes chamarrés, de ces jeunes femmes aux teints éclatants et aux parures étincelantes et d’une jeunesse ivre et folle de joie, il sembla qu’une ombre se fit, et ce fut comme un nuage sombre passant sous le soleil. Il était apparu, le pauvre vieux, soutenu par son valet de chambre, s’appuyant sur une canne et tremblant et chancelant. Il n’était qu’une bien triste image avec sa maigreur cadavérique, son teint verdâtre, sa peau parcheminée, ses yeux enfoncés et brillants de fièvre, voûté, cassé et secoué par une toux sèche. Et puis, il était si mal vêtu d’un habit de velours brun usé, d’une culotte de satin jaune défraîchie, d’un jabot sali par le tabac à priser et d’une veste rouge tachée de graisse. Ses bas bleus étaient fort mal tirés, et ses pieds étaient chaussés de souliers qui manquaient de vernis. Il avait rudoyé son valet de chambre qui avait voulu acheter pour cinq sous de vernis.

— Comment, maraud ! s’était écrié le vieux marquis ; penses-tu que j’aie de l’argent à gaspiller pour acheter du vernis à souliers ?

Les favoris n’avaient garde de critiquer les fantaisies du marquis, et chacun s’empressait à lui venir faire ses souhaits de longue vie. Les dames et les jeunes filles s’inclinaient en de gracieuses révérences devant le représentant du roi de France. Lui, souriait avec une sorte d’ivresse et ne manquait jamais d’un mot fort galant aux belles jeunes filles. Disons que M. de la Jonquière avait toujours cultivé une vive admiration pour les belles femmes. Avant Alfred de Vigny, peut-être, il avait dit :

— Ce qu’aiment les femmes surtout, c’est qu’on les aime !

Ce soir-là son admiration atteignit son apogée, lorsque survint le lieutenant de Police, son neveu, donnant le bras à une magnifique jeune fille d’un blond diaphane, aux joues rosées et veloutées, aux lèvres rouges — mais non d’un rouge postiché — et svelte, gracieuse, admirablement habillée de brocart d’argent qui, avec son exquise coiffure d’un blond de maïs, offrait une harmonie de couleurs sans pareille.

De son regard caverneux et brillant le vieillard dévora la jeune fille. Elle rougit très fort et fit une longue révérence. Gaston d’Auterive, richement et élégamment mis, hautain et dominateur, s’inclina un peu raidement et prononça :

— Excellence, je vous présente ma fiancée, Mademoiselle de Verteuil.

— Ah ! mon cher lieutenant, s’écria le marquis, ravi, quel précieux bijou tu as eu la veine de trouver ! Mademoiselle, veuillez recevoir les hommages d’un pauvre agonisant ! Ah ! mademoiselle, vous êtes la vie dans tout son éclat et toute sa splendeur, tandis que moi je suis la mort dans toute sa laideur ! Allez… soyez heureuse !

La jeune fille fit une nouvelle révérence et s’éloigna au bras de son beau cavalier. Tous les regards suivaient avec admiration le couple élégant et charmant. Tous deux, muets, traversèrent le vestibule pour gagner l’un des salons. Et, chose étrange, cette belle jeune fille ne paraissait pas aussi heureuse que le lui avait souhaité le vieux marquis. Son sourire, fort amoindri, semblait contraint. Ses grands yeux bruns erraient sur les groupes animés comme avec une sorte d’inquiétude ; on eût dit qu’elle cherchait quelqu’un avec angoisse. En passant près d’un de ces groupes d’invités, les deux jeunes gens virent s’approcher un personnage habillé avec une recherche inouïe, et avec une mine non moins hautaine et dominatrice que celle du Lieutenant de Police : c’était le commerçant M. de Verteuil. Gaston d’Auterive et sa compagne s’arrêtèrent. Le commerçant salua le couple avec un sourire familier et demanda à la jeune fille :

— Eh bien ! ma chère Philomène, comment Monsieur le marquis t’a-t-il trouvée ?

La jeune fille rougit et ne répondit pas.

— Charmante ! tout à fait charmante, s’empressa d’affirmer le Lieutenant de Police. Son Excellence a paru ravie, ajouta-t-il, et il m’a félicité du choix que j’ai fait.

Ici, la jeune fille intervint avec timidité :

— Oh ! monsieur le lieutenant, n’exagérez pas, je vous prie. Mon oncle, ajouta-t-elle en regardant le commerçant, Son Excellence n’a plus bonne vue, je vous assure.

Un personnage, à ce moment, frôlait le groupe. Il s’arrêta une seconde, se pencha entre Verteuil et la jeune fille et dit sur un ton suave et galant :

— Pardon ! mademoiselle… Si Monsieur le marquis ne voit plus bien, il en est d’autres fort heureusement qui possèdent encore de bons yeux…

Et ce personnage s’étant incliné gracieusement, s’éloigna en se dandinant sur de hauts talons rouges.

— Quel est cet homme ? interrogea la jeune fille un peu interdite.

— Ah ! ah ! se mit à rire Gaston d’Auterive, vous ne connaissiez pas Monsieur l’intendant royal ? Un fort galant homme, je vous assure, et un connaisseur du sexe !

La jeune fille jeta un rapide coup d’œil vers François Bigot que trois ou quatre jolies femmes entouraient déjà, et ne dit mot.

— Allons ! mes enfants, fit rondement Verteuil, allez à vos amours ! Profitez bien de ce temps de jeunesse qui ne vient qu’une fois dans la vie et qui fuit sitôt !

Et il laissa le jeune couple poursuivre son chemin vers les salons.

Le vestibule se vidait peu à peu, il n’y restait plus que les huissiers et les valets. Dans le parloir où recevait M. de la Jonquière et où la danse avait été un moment interrompue, il ne restait plus que quelques courtisans. Et le marquis, ayant satisfait aux premiers devoirs de l’hospitalité et de la politesse, allait regagner ses appartements au premier étage, lorsqu’une certaine rumeur s’éleva devant la grande porte du château. Il sembla qu’il y avait dispute entre les gardes, portiers et un certain personnage à qui on refusait la permission d’entrer.

Certes, le personnage qui était là était si bizarre et si étrangement accoutré que les gardes et portiers pouvaient assurément s’opposer à l’intrusion de l’individu.

C’était un nain aux jambes courtes et fortes et avec des pieds énormes chaussés de galoches. Perché sur ces jambes se tenait un corps trapu, difforme, bossu que couronnait une tête trop grosse, carrée et plantée de cheveux roux, drus, court coupés. Ses oreilles étaient d’une grandeur démesurée, ses yeux très gros et sous d’épais sourcils semblaient vouloir sortir de leurs orbites ; et avec un nez camard et une bouche excessivement fendue et tordue par un rictus d’ironie, cet homme avait une physionomie qui effrayait de prime abord. Et, pas plus haut de quatre pieds, il portait une longue mante écarlate sous laquelle on apercevait un gilet de soie jaune et une culotte de satin vert. Sur sa tête était posé un tricorne battu et défraîchi. Tout son costume, du reste, était usé et quelque peu crasseux. Pourtant le personnage avait un certain air d’importance par l’allure de matamore qu’il affectait, par une grosse voix qui roulait comme un tonnerre, par son geste sec et foudroyant et surtout par la longue et lourde rapière dont le fourreau traînait sur ses talons.

Les gardes, stupéfiés par l’étonnement sinon par l’effroi, l’avaient laissé franchir la cour du château. Mais les portiers et les huissiers lui barrèrent résolument la porte d’entrée tout en riant.

— Ah ! ça, cria un des portiers, monsieur pense-t-il qu’il y a bal masqué ce soir chez Son Excellence ?

Le nain roula des yeux terribles et répliqua d’une voix qui, sur le premier moment, parut quelque peu effrayer les portiers :

— Dame ! oui, faquins que vous êtes, à vous voir grimacer, là, comme des pitres !

— Eh ! dites donc vous autres, cria un autre portier avec indignation, ne voilà-t-il pas un pitre qui nous jette à la face l’épithète qui lui appartient ?

— Hors d’ici ! clamèrent les portiers en fureur.

— Ah ! bien, nous allons voir, tas de forbans, si Son Excellence dira comme vous… Allez lui porter mon nom !

Un rire éclata dans toute la bande des portiers, huissiers et gardes. Un huissier cria :

— Un nom !… Il a un nom !… Ah ! c’est trop drôle !

On se tordit de rire parmi la valetaille.

— Monseigneur, demanda ironiquement un portier, qui aurai-je l’honneur d’annoncer à Son Excellence ?

— Crétin, va lui annoncer Monsieur de Maubèche ! riposta l’étrange personnage.

Et celui-ci, en prononçant ce nom, se grandit, redressa la tête avec un air digne et hautain, et posa une main énorme sur la garde de sa rapière.

Les rires se turent, les regards se croisèrent et l’étonnement figea un moment tous les traits de la domesticité.

— Maubèche !… firent quelques-uns en palpant leur front ou en pinçant leur nez.

— Ah ! diable ! murmura l’un d’eux, qu’est-ce que signifie au juste… Maubèche ?

— Pardieu ! s’écria un huissier avec sarcasme, Maubèche… je sais ce que c’est : un bécasseau… le petit de la bécasse !

Un formidable éclat de rire accueillit cette définition.

— Par mon âme ! ricana un garde, s’il est bécasseau, il a perdu ses ailes !

— Mais, non, fit un portier, on les lui a coupées de peur qu’il ne s’envolât de sa cage !

— Mais il en est sorti tout de même ! cria un huissier.

— Il a peut-être du sortilège en lui… gardons-nous !

— Et il vient pour jeter un sort à Son Excellence !

— Arrière ! arrière ! jetèrent les portiers et les huissiers avec horreur et en éclatant de rire de nouveau.

— Ah ! ah ! vous vous entêtez de rire, mes cuistres, dit le nain d’une voix grondante, nous allons voir !

Il tira sa rapière avec un geste farouche.

— Place, par Satan ! cria-t-il ; sinon je vous enfourche et je vous pourfends comme je pourfendrais des oreilles d’âne ! Place !…

La voix du nain avait retenti par tout le château.

Devant la rapière qui zigzagua les portiers et huissiers reculèrent prudemment, mais sans encore livrer passage.

À cet instant le Marquis de la Jonquière interrogeait les gens pressés autour de lui :

— Ah ! ça, que veut dire ce chahut, messieurs ?

Mais déjà un portier accourait pour lui annoncer l’étrange visiteur.

— Eh bien ! s’écria le marquis avec humeur, faites entrer, ce n’est qu’un homme après tout !

— Un homme !… fit le portier en lui-même en courant porter l’ordre de livrer passage au nain. Un homme !… Son Excellence verra bien tout à l’heure que ce n’est pas un homme ! Par la Porte du Paradis ! c’est une rognure d’homme, pas davantage !

Et, scandalisé que l’individu eut été appelé un homme, le portier accourut dire au personnage :

— Eh bien ! Monsieur de… Bobèche…

— Maubèche… corrigea rudement le nain.

— Ah ! pardon, Monseigneur de Maubèche, sourit narquoisement le portier. Son Excellence vous recevra. Passez, Monseigneur…

Et plus narquois il s’effaçait et s’inclinait. Les portiers et huissiers s’inclinaient aussi avec une déférence moqueuse.

Maubèche franchit le seuil de la haute porte du vestibule, enleva son tricorne, et fier, droit, mais pas haut du tout, la main toujours posée sur le pommeau de sa rapière, il s’avança vers M. de la Jonquière.

Celui-ci regardait avec surprise venir ce bout d’homme. Attirés par la dispute, les invités se pressaient dans les portes pour regarder passer ce personnage extraordinaire. Un silence se fit pour quelques minutes. Maubèche, comme si de rien n’était, marchait avec un air solennel, boitant et zigzaguant, mais le visage impassible qu’éclairaient ses yeux perçants et pleine d’un dédain impossible à traduire.

Arrivé devant le gouverneur, il s’inclina non sans une certaine grâce, et dit d’une voix rude et profonde :

— Excellence, j’ai été chargé d’une mission très urgente auprès de vous, et je demande pardon à Son Excellence de l’avoir troublée au milieu de cette fête magnifique !

— Quelle est votre mission ? interrogea sourdement le gouverneur en toisant le nain avec une sorte d’ahurissement.

— Un message, Excellence… un message que voici !

Le nain tendit un pli scellé de cire noire.

— Et d’où vient ce message, monsieur ?

— De mon maître, Excellence.

— Ton maître ! Qui est ton maître ?

— Vous le saurez, Excellence, en lisant ce message, je crois que le nom de mon maître est au bas.

— Y a-t-il réponse immédiate ? interrogea le marquis, très intrigué.

— Non, Excellence. Je n’ai pas l’ordre de rapporter une réponse.

— C’est bien.

Le marquis fit signe à Maubèche de se retirer. Puis il remit le pli à un domestique, disant :

— Vous m’apporterez cette missive tout à l’heure, quand je serai dans mes appartements.

Il donna un ordre bref et tourna le dos. Son valet de chambre s’empressa de lui offrir le bras, et le marquis se dirigea vers l’escalier pour remonter chez lui.

Cependant Maubèche regagnait, aussi solennellement qu’il était venu, la porte de sortie.

Le silence était maintenant rompu. Toutes espèces de murmures et de chuchotements couraient dans la foule des invités. Au premier rang se tenait un jeune homme élégant et de manières distinguées, quoique vêtu d’un goût plutôt sévère pour son âge. Maubèche et le jeune homme parurent échanger un regard d’intelligence. Le sourire ironique du nain s’amplifia. Les jeunes femmes, qui virent ce sourire, frissonnèrent involontairement. Ce nain, pourtant, n’avait pas un air méchant. En considérant bien attentivement sa figure, on y découvrait parmi un assemblage d’audace et d’énergie, une certaine douceur alliée à une expression de dévouement et de fidélité. Il est vrai de dire que le nain affectait, aux yeux de la valetaille, de se donner une allure terrible. La porte de sortie était dégagée, portiers et huissiers s’étaient rangés le long des murs, et, narquois, regardaient venir Maubèche toujours sautillant et boitant.

L’un des huissiers remarqua avec un sourire sarcastique et assez haut pour être entendu :

— Monsieur de Maubèche a une rapière trop lourde pour lui, elle le fait pencher à gauche !

— Et toi, riposta Maubèche, tu n’as de cervelle que d’un côté de la tête, ce qui fait qu’elle penche à droite !

Un éclat de rire moqueur partit à l’adresse de l’huissier.

Un garde, plus loin, qui n’avait pas entendu la riposte du nain, dit à ses compagnons :

— Messieurs, prenez garde, Monsieur de Maubèche va vous enfourcher… voyez ses jambes !

— Mes jambes, rétorqua Maubèche, peuvent enfourcher une monture élégante, tandis que les tiennes, espèce de cagnard, n’enfourcherait pas un cochon !

Un nouvel éclat de rire retentit.

— Monsieur de Bobèche va de travers… cria un portier. Prenez garde, Monsieur de Bobèche, de vous aplatir le nez au cadre de la porte !

— N’aie pas peur, mirliton, répliqua Maubèche, mon nez est plus solide au milieu de mon visage que ne le sont tes dents de loups dans ta gueule !

Amusée, toute la bande de la valetaille se mit à crier :

— Bravo pour Bobèche !

— Hourra pour Monsieur de Bobèche !

— Tenez, mes amis, s’écria un valet corpulent et gras à lard, moi j’embrasse mon petit Maubèche, il est trop drôle !

Or, le nain n’avait pas eu le temps de voir ce valet que celui-ci accourait par derrière et lui donnait un rude croc-en-jambe.

Maubèche partit tête première et fit un plongeon en avant… mais il ne tomba pas.

Un tonnerre de rires éclata de toutes parts.

Mais le rire se tut, lorsque, rapide comme le vent, Maubèche pirouetta, bondit jusqu’au valet, l’empoigna et le lança dans la salle du banquet où le pauvre diable alla s’écraser comme une lourde masse avec une demi-douzaine de côtes endommagées.

Et, calme, riant sous-cape, Maubèche profita de la stupeur générale pour sortir du château.