Éditions Édouard Garand (40p. 31-43).

VI

LA LETTRE ACCUSATRICE


Le marquis de la Jonquière était remonté à sa chambre, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour aller saluer ses invités. Il demeura seul avec son valet de chambre qui lui remit alors le pli apporté par Maubèche, disant :

— Si Son Excellence désire prendre connaissance de cette missive.

— Au fait, sourit maladivement le Gouverneur, j’avais oublié.

Il était à demi couché sur une chaise-longue devant le feu de la cheminée qui flambait comme en janvier, bien que la température fût ce soir-là plutôt tiède. Mais le vieillard avait toujours froid, et il rudoyait les domestiques, s’ils oubliaient de faire du feu dans la cheminée.

Il prit le pli scellé de cire noire et l’examina curieusement. Il n’y avait dessus nulle suscription.

— Apportez, mon ami, ce candélabre ! commanda-t-il au valet de chambre.

Celui-ci prit sur une table un candélabre à cinq bougies et l’approcha du vieillard. Puis il leva le candélabre de façon que la lumière tombât sur le message.

Le marquis déchira l’enveloppe et en tira la lettre suivante :

« Excellence, vous me pardonnerez de vous importuner, alors que votre santé est fort chancelante et que vous avez besoin d’un repos absolu. Mais c’est précisément à cause de votre état de santé qui, suivant les dires de votre médecin, doit inspirer les plus fortes craintes, que je viens solliciter de votre justice un acte de réparation envers un pauvre malheureux, dont, pour le moment, je dois taire le nom. Je serai bref dans l’exposition de ma démarche : il y a près de douze ans passées, un aventurier, dont malheureusement je n’ai pu me procurer les antécédents, dépossédait de tous ses biens un honnête sujet du roi qui se trouvait en Louisiane le possesseur de belles propriétés. L’aventurier s’était présenté avec des parchemins portant les signatures imitées de trois ministres du roi Louis XV, parchemins qui déclaraient les propriétés domaine royal et niaient au propriétaire tous droits de possession. Certes, le domaine était au roi, mais il fallait tenir compte que cet homme, qui était alors le propriétaire et l’occupant, avait pris ces terres alors qu’elles étaient sauvages, incultes, et l’on avait oublié qu’elles étaient en tous droits devenues la propriété de celui qui par ses capitaux et son travail les avait mises en valeur, pourvu que cet occupant en eût au préalable fait la déclaration au Gouverneur de la Louisiane et payé la prime réglementaire. Or, cette déclaration avait été faite en temps et lieu et la prime avait été dûment payée ; mais malheureusement il appert que le Gouverneur avait oublié de faire consigner dans les registres de la colonie telle déclaration et telle prime. Il est vrai que le propriétaire pouvait réclamer auprès du gouverneur et obtenir justice, mais ce gouverneur était mort et celui qui l’avait remplacé ne connaissait rien de l’affaire. Du jour au lendemain le propriétaire se vit donc dépossédé de biens acquis, et il se vit jeté sur le grand chemin avec sa famille. Quelques jours après l’aventurier vendait ce bien mal acquis et venait en la ville de Québec s’établir dans le commerce. Cet homme à présent est très riche et il occupe un rang honorable, tandis que sa victime croupit dans la mendicité. Eh bien ! Excellence, il faut à présent prendre à cet aventurier les biens qu’il a volés, et j’ai compté sur votre esprit de justice pour régler au plus tôt cette affaire, et la régler, si vous le voulez, sans esclandre. Je ne demande pas le châtiment du voleur puisqu’en rendant les biens volés il se trouvera suffisamment puni. Il me reste, Excellence, à vous dévoiler maintenant le nom de l’aventurier : il s’appelait Jacques Marinier. Naturellement, il a changé de nom. Aujourd’hui, il porte le nom bien connu dans la cité et bien respecté de… Monsieur de Verteuil. »

La lettre se terminait là, sans signature.

Le marquis la laissa tomber sur ses genoux et commanda au valet :

— C’est bien, posez le candélabre.

Le valet s’éloigna.

Le marquis renvoya sa tête sur le dossier de la chaise et demeura les yeux fermés et rêveur. Les flammes de la cheminée en se jouant sur la peau parcheminée de son visage, donnaient à celui-ci une lividité cadavérique. Et le marquis demeurait si immobile, si rigide, qu’on l’aurait cru trépassé.

Après un long moment de méditation, il appela son domestique et lui dit :

— Allez portez à mon neveu que je le mande à l’instant !

Le valet s’inclina et sortit sans bruit.

M. de la Jonquière se replongea dans sa rêverie. De temps en temps ses doigts maigres et décharnés froissaient fébrilement le papier, et ses lèvres remuaient sans qu’il en sortit un son quelconque.

Quel effet moral avait pu produire sur ce financier retors la lecture de cette lettre ? On lui demandait de réparer un acte de malhonnêteté commis par un autre. On le sommait presque de faire rendre gorge, Mais est-ce qu’à lui-même on aurait pu adresser la même sommation, non de faire rendre gorge, mais de rendre gorge ? N’y avait-il pas de par le monde quelque miséreux qui souffrait à cause de lui ? Certes, le marquis de la Jonquière était trop homme d’honneur pour avoir dépouillé son prochain par tels procédés comme en avait usé ce Verteuil, ou plutôt Jacques Marinier. Mais le marquis n’avait-il pas dépossédé de pauvres débiteurs qui ne lui demandaient qu’un peu plus de temps pour s’acquitter de leurs dettes ? N’avait-il pas été dur et impitoyable en certains cas ? Et n’en éprouvait-il pas, à la veille de rendre ses comptes à son Créateur, quelques remords ? Ne sentait-il pas le besoin de réparer des torts ? Et si, de fait, sa conscience lui commandait telle réparation pour lui-même, pouvait-il nier la réparation due par un autre ? N’était-il pas juste que l’homme dépouillé malhonnêtement de ses biens fût réinstallé dans ces mêmes biens ? Et n’était-il pas juste encore que l’autre, l’escroc, l’aventurier, fût châtié ?…

Que pensait au juste le marquis de la Jonquière ? Pensait-il, comme tant d’autres, qu’en ces pays de jeune colonisation, où la justice et la morale n’étaient encore que superficielles, la fortune devait aller au plus fort, au plus malin, au plus habile, même si l’habileté portait un vernis d’escroquerie ? S’il était réellement de cet avis, et si, d’un autre côté, pressé par la vision de la mort prochaine, il était tenté de faire rendre justice à qui de droit, comment, allait-il concilier deux opinions contraires ? Certes, il voyait devant lui une tâche délicate, et peut-être même épineuse. D’autant plus délicate que M. de Verteuil était un ami, qu’il était reconnu comme un homme honorable et qu’il avait beaucoup d’amis. Plus que ça : son neveu… oui le neveu du marquis de la Jonquière, M. le Lieutenant de Police Gaston d’Auterive venait d’être fiancé à la nièce du riche et honoré commerçant ! Dévoiler l’escroquerie de Verteuil… quel scandale ! Était-ce possible ? Le marquis frissonna. Pour la première fois en sa vie le devoir le plus implacable se présentait, qu’allait-il faire ? Reculer ?… Il y songea. Il y songea en se disant que cette lettre dénonciatrice pouvait être l’œuvre d’un jaloux ou d’un envieux. Si c’était l’œuvre d’un rival à Gaston d’Auterive ? À moins que ce ne fût un ennemi de Verteuil ? Alors cette lettre pouvait n’être qu’un tissu de mensonges et de calomnies ! Oui, mais, le marquis sentait qu’il se dégageait de ce parchemin une vérité indéniable. Mais, après tout, si cette lettre était fausse, s’il y avait là seulement calomnie, il serait facile à Verteuil de nier et de prouver clair comme le jour la fausseté de l’affirmation !…

Le vieillard en était là de ses réflexions, lorsque parut le Lieutenant de Police.

— Approchez, Gaston, et voyez pourquoi je vous ai fait mander.

D’une main tremblante il tendait à son neveu la lettre anonyme.

Le Lieutenant de Police prit la lettre et s’approcha du candélabre pour la lire.

La vue du nom de Verteuil parut le glacer, et il devint très pâle.

Il retourna près de son oncle dont la respiration semblait plus difficile. Le vieillard demeurait la tête renversée sur le dossier de la chaise et les yeux fermés.

— D’où vient cette lettre ? interrogea le jeune homme d’une voix ?

— Est-ce que je sais ? murmura le marquis sans ouvrir les yeux. Elle est anonyme… elle n’a pas même une signature. Mais je me rappelle qu’elle m’a été apportée tout à l’heure par une sorte de nain grotesque qui m’a déclaré venir de la part de son maître.

— Ah ! fit le Lieutenant de Police avec un soupir d’espoir. Si cette lettre avait un messager que vous avez pu voir et que vous pouvez reconnaître, l’anonymat est moins ténébreux. Une sorte de nain grotesque, avez-vous dit ?

— Oui, un nain avec un crâne énorme, des yeux à fleur de tête, des oreilles très larges, un nez camard, une bouche ou plutôt une gueule mal fendue et mal tordue, et avec un petit corps bossu emmanché de bras et de mains d’une longueur et d’une grandeur démesurées, et le tout perché sur des jambes fines et fortes…

— Était-ce un valentin ?

— Ou un pitre ? Que sais-je !

— Ou un suppôt de satan ?

— Il m’a fait presque peur !

— J’ai vu cet être infernal à deux ou trois reprises.

— Tu le connais donc ? demanda le marquis en se soulevant sur les bras de son fauteuil et en regardant cette fois le Lieutenant de Police.


Elle sortit sans bruit, vive et légère

— Non, je dis que je l’ai rencontré déjà. Avait-il une besace ?

— Il avait sa bosse…

— Je crois que c’est un mendiant.

— Un mendiant ? Un mendiant qui se dit le serviteur d’un maître ? fit le marquis avec surprise.

— Au fait, reprit Gaston d’Auterive pensif, il a dit qu’il venait au nom de son maître ?

— Oui, tu vois bien qu’il ne peut être mendiant.

— Pourtant je suis certain que je l’ai déjà vu avec la besace au dos !

— Tu t’es trompé, Gaston, ricana sourdement le vieillard, c’était sa bosse !

— N’importe ! je saurai qui est ce nain et de qui il est le serviteur !

— Il est peut-être serviteur mendiant d’un maître mendiant !

— Je le saurai, vous dis-je, répliqua le Lieutenant de Police sur un ton résolu.

— Bien. Mais il importe aussi de savoir ce que nous allons faire de cette lettre.

— La déchirer, pardieu !

— Hein ! la déchirer ? s’écria le marquis en se soulevant davantage. Es-tu fou, Gaston ?

— Non, mon oncle. Mais vous n’allez pas accepter comme argent sonnant cette accusation ?

Le Marquis de la Jonquière n’aimait pas être contrarié. Il se fâcha un peu. Est-ce que maintenant, parce qu’il était tout vieux, cassé et impotent, on allait lui dicter des ordres ? Est-ce que ce blanc-bec, parce qu’il se trouvait être son neveu, allait dorénavant lui signifier ce qu’il devait faire, dire ou penser ? Il s’insurgea.

— Mon neveu, prononça-t-il froidement, cette lettre accuse formellement. Il est vrai que l’homme qu’elle accuse…

— Est mon futur beau-père, Excellence… gronda le Lieutenant de Police. Prenez garde au scandale !

Le vieillard frémit de colère.

— Hé ! que m’importe ! s’écria-t-il ; si la lettre ment, Verteuil prouvera son innocence, voilà tout !

— Quoi ! avez-vous décidé de l’arrêter ? demanda Gaston d’Auterive en frissonnant.

— L’arrêter ? Oui, mais pas moi, ricana le marquis. Mais le faire arrêter !

— Et par qui, s’il vous plaît ?

— Corbleu ! par mon Lieutenant de Police !

— Je refuse ! proféra-t-il rudement.

— Tu refuses ? Bien, je te destitue.

En même temps que ces paroles le Marquis de la Jonquière lança un regard terrible à son neveu et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise-longue.

— Mon oncle… que dites-vous ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Je dis que je te démets de tes fonctions. Que veux-tu que j’y fasse ? je veux mourir en paix. Depuis un instant, cette lettre et ce qu’elle contient pèsent terriblement sur mon esprit. On me demande une réparation, on me crie justice : je veux donc réparer et rendre justice ! Voyons : que décides-tu ?

— C’est bien, murmura le Lieutenant de Police, j’arrêterai Verteuil.

Le marquis sourit imperceptiblement et reprit :

— Mais pas ce soir… demain seulement. Verteuil est ici, dans mon château, et je ne veux pas troubler la joie de nos invités. Va, Gaston…

Il fit un geste pour congédier le jeune homme.

Celui-ci s’inclina et voulut se retirer. Mais de suite le marquis le retint.

— Attends, Gaston… Voyons ! arrêter Verteuil comme ça, de suite, sur une accusation anonyme… Je veux bien rendre justice, mais il importe un peu de voir clair. Tiens ! Gaston, j’ai une idée, et il n’en tiendra qu’à toi qu’il n’y ait aucun scandale pour le moment, aucune arrestation et que ton mariage ne soit pas manqué !

— Je vous écoute, mon oncle, sourit le jeune homme.

— Que Monsieur de Verteuil, par exemple, parte en voyage, pendant que nous conduirons une petite enquête pour découvrir l’auteur de cette lettre, connaître la personne qui se plaint d’avoir été dépossédée de ses biens, et savoir quelque chose sur le compte de ce Jacques Marinier. Il faudra du temps, parce qu’il importera de faire faire en France des recherches relatives à l’existence de ce Marinier et sur ses antécédents. Donc, que M. de Verteuil aille faire un voyage là où il voudra… Tu me comprends, Gaston ?

— Oui, mon oncle, je vous comprends, merci !

— Va donc, à présent rejoindre tes amis. Profite de ta jeunesse… ah ! comme c’est court le temps de la jeunesse ! C’est au moment où l’on touche à la tombe qu’on en saisit mieux la rapide passée ! Va, mon neveu, va, et qu’on me laisse finir ma nuit tranquille !

— Ah ! ça, mon oncle, protesta tendrement le jeune homme, vous allez, je compte bien, vous asseoir à la table du festin ?

— Moi… au festin ? Ah ! mon Dieu, non… je suis si fatigué déjà !

— Quand ce ne serait que pour vider une coupe de vin ?…

— Oui, cela se peut… Va, va, je veux reposer !

La voix du vieillard semblait défaillir de moment en moment !

Le Lieutenant de Police s’inclina de nouveau et se retira. Mais il se retirait avec un grand trouble dans l’esprit. Il était tourmenté par la pensée que lui, le gentilhomme, allait ou pouvait devenir le gendre d’un coquin ou d’un imposteur. C’était déjà assez qu’il mésalliât ses armoiries de vicomte en épousant une orpheline portant un nom quelconque, un nom, il est vrai, qui touchait presque à la noblesse, sans se glisser si bas jusqu’à donner son nom à une jeune fille peut-être issue de la plus basse roture, même s’il ne devait pas tenir cette jeune fille responsable de sa naissance. Et pourtant Gaston d’Auterive pouvait descendre jusqu’à ce bas-fonds pourvu qu’il fût assuré d’en remonter avec une fortune. Le trouble du jeune homme venait bien plus de la perte éventuelle de cette fortune qu’il avait entrevue, que de l’impossibilité qui pourrait naître pour lui d’épouser Mlle  de Verteuil : cette impossibilité se produirait certainement si le commerçant était tout à coup reconnu comme un voleur de bas étage. Si M. de Verteuil, à la vérité, se trouvait être Jacques Marinier, aventurier et escroc, et que la société fût informée de cette imposture, Gaston d’Auterive ne pourrait plus prendre pour femme Philomène, tout innocente et vertueuse qu’elle fut, c’eût été faire rejaillir le déshonneur sur le nom qu’il portait et sur sa famille. Alors, adieu les cent mille écus escomptés pour ses plaisirs ! Et cet adieu lui apparaissait d’autant plus intolérable qu’il n’était pas sûr, comme il s’en était vanté, d’hériter de son oncle une partie de sa fortune. Il était prévenu contre le Marquis de la Jonquière dont il connaissait l’avarice, il pensait avec raison que les avares ne sont pas portés à la générosité envers leurs parents. Il avait eu connaissance que des avares avaient trépassé en laissant leurs biens à des étrangers au lieu de les laisser à leurs parents : c’est une des fantaisies de l’avarice. Le Marquis de la Jonquière pourrait bien se donner la joie d’une pareille fantaisie et, alors, le jeune Gaston d’Auterive se trouverait sans sou ni maille. Il importait donc, grâce à son nom, de rechercher un magot par le mariage. Oui, mais ce mariage devait être tout au moins convenable. Alors, que faire ? Le vieux marquis avait dit avec un sourire ambigu, il est vrai : « …que ton mariage ne soit pas manqué !… Que Verteuil parte en voyage !… » Oui, Gaston d’Auterive trouvait là un joint fort possible ; il n’avait qu’à épouser Philomène, prendre possession, par le fait, des cent mille écus de Verteuil, et envoyer celui-ci en voyage. Si plus tard le commerçant était véritablement un imposteur et un voleur, alors il serait toujours temps de faire en sorte que l’imposteur disparût sans laisser de trace et sans que son imposture et ses escroqueries fussent connues du public. Tout serait sauvé, fortune et honneur !

Mais tout cela n’était que conjectures plus ou moins réalisables dans l’esprit du Lieutenant de Police, et il commençait à ressentir la peur de l’insuccès. Il redoutait d’entendre à tout instant, avant même qu’il eût joué ses cartes, un coup de tonnerre qui renverserait ses espérances. Car si vraiment Verteuil était un vil escroc jadis connu sous le nom de Jacques Marinier, c’est donc qu’il était des personnes qui le connaissaient, qui le guettaient et qui étaient peut-être toutes prêtes à mettre le feu aux poudres. Qui assurait le Lieutenant de Police, en outre, qu’il n’était pas lui-même pris à son insu dans le même filet tendu pour prendre Verteuil ?

— À moins, se dit tout à coup le jeune homme, que cette accusation ne soit qu’une absurde calomnie inventée par un rival pour m’ôter de son chemin ?

Il sourit…

Cette pensée apaisa son esprit : il fut sur le point de croire à la jalousie d’un rival malheureux qui, par une lettre pleine de calomnies adressée à son oncle le Marquis de la Jonquière, croyait s’ouvrir un chemin facile à la conquête d’une jeune fille dotée de cent mille écus ! Et ce rival, qui pouvait-il être ?

Ah ! Gaston d’Auterive le connaissait ce rival : c’était ce jeune homme, cet étranger sans fortune et portant un nom quelconque… M. de Saint-Alvère !

Oh ! rugit en lui-même le Lieutenant de Police, si c’était ce Saint-Alvère qui a écrit cette lettre ? Ah ! j’ai l’intuition que c’est lui… Je me rappelle trop ses assiduités auprès de Philomène ! Mais je me rappelle aussi que M. de Verteuil lui a marqué une certaine froideur qui a dû le froisser, et il se venge en le calomniant ! Il faudra que je fasse surveiller cet homme ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait surveiller plus tôt ?… N’importe ! mieux tard que jamais !

À cet instant Gaston d’Auterive sentit une haine violente lui serrer le cœur contre Saint-Alvère, et cette haine semblait grandir à mesure qu’il se récapitulait les six derniers mois durant lesquels Saint-Alvère s’était trouvé sur son chemin. Il se souvenait trop bien des accueils presque familiers que lui faisait Philomène à ce jeune homme d’origine douteuse et inconnue. Est-ce que Philomène aimait ce Saint-Alvère ? Est-ce à cause de cet amour que la jeune fille semblait avoir horreur du mariage projeté entre elle et le Lieutenant de Police ? Oh ! si cela était, il importerait de faire disparaître le fâcheux au plus tôt !

Gaston d’Auterive demeura pâle et frémissant devant le couple qui venait de s’arrêter. Philomène avait de suite perdu une partie de son sourire sous les regards farouches du Lieutenant de Police. Quant à Saint-Alvère, il esquissa un sourire narquois, s’inclina galamment et dit :

— Mademoiselle, je vous remercie pour l’honneur et le plaisir que vous m’avez accordés ; à présent je crois que Monsieur d’Auterive désire me remplacer auprès de vous !

Il échangea un coup d’œil d’intelligence avec la jeune fille, jeta un regard défiant au Lieutenant de Police, s’inclina de nouveau avec une grâce parfaite devant Philomène et s’éloigna pour aller se perdre parmi les groupes des invités. Mais Saint-Alvère se garda bien de perdre du regard le Lieutenant de Police : il le vit offrir son bras à Philomène qui l’accepta avec répugnance et gagner le deuxième salon. Il se mit à les suivre en se dissimulant le mieux possible, et il pensait en même temps :

— Il n’y a pas de doute que Monsieur le Lieutenant de Police vient d’avoir une entrevue avec son oncle ; il faut à présent savoir comment les choses vont aller !

Il pénétra dans le deuxième salon peu après Philomène et d’Auterive, et il vit le couple s’arrêter sur le seuil d’une petite salle, à l’extrémité du salon. Le Lieutenant de Police parut dire quelques mots à la jeune fille, puis tous deux se dirigèrent vers un groupe de jeunes gentilhommes et de jeunes filles causant et riant bruyamment. Ces jeunes gens parurent recevoir avec grand plaisir Philomène et son compagnon. Mais, de suite, celui-ci s’inclinait, abandonnait la jeune fille au groupe joyeux et lui-même se dirigeait vers une table autour de laquelle plusieurs personnages jouaient à l’argent.

Saint-Alvère gagna rapidement la salle, et il remarqua qu’il y avait là plusieurs tables de jeu, mais il remarqua surtout la table près de laquelle venait de s’arrêter le Lieutenant de Police, car à cette table jouait M. de Verteuil.

La salle était pleine de monde : ceux qui ne jouaient pas s’entretenaient deux à deux, trois à trois ou par groupes plus nombreux. Les uns étaient assis sur des fauteuils, des divans, des canapés ; d’autres demeuraient debout dans les embrasures des croisées. D’autres encore entouraient les tables de jeu et suivaient la partie avec curiosité et intérêt.

Il fut donc facile à Saint-Alvère de s’introduire dans la salle sans que sa présence fût remarqué ni de Philomène, ni de d’Auterive, ni de Verteuil. Il vit derrière M. de Verteuil le Lieutenant de Police et à deux pas un domestique immobile et indifférent en apparence à tout ce qui se passait sous ses yeux. Mais il vit aussi Gaston d’Auterive se pencher à l’oreille du commerçant et lui dire rapidement quelques paroles mystérieuses. Il vit le commerçant tressaillir, jeter un regard surpris et inquiet au Lieutenant de Police et pâlir et se troubler. Mais ce ne fut qu’un nuage qui passe vite, poussé par un grand vent, de suite Verteuil retrouvait son calme et rapidement à son tour il disait quelques mots à d’Auterive. Celui-ci se redressa, sourit avec assurance pour répondre à un sourire assuré du commerçant, et s’éloigna tranquillement pour aller rejoindre Philomène. L’instant d’après, Saint-Alvère les voyait s’éloigner tous deux et disparaître dans le deuxième salon.

— Allons, se dit-il, il faut que je sache ce que se sont dit ces deux coquins. Voilà un domestique qui pourra me renseigner, si je ne me trompe.

Il alla s’arrêter derrière le domestique, fit semblant de rien, glissa subrepticement une poignée de louis d’or dans la main du valet et dit à voix basse :

— Suis-moi, mon garçon, j’ai un service à te demander !

Il attira à l’écart le serviteur qui, quoique surpris, empochait philosophiquement la poignée de louis.

Verteuil, à cet instant, vidait une large coupe de vin et se remettait au jeu plus fiévreusement, de sorte qu’il ne se préoccupait nullement de ce qui pouvait se passer à ses côtés et encore moins derrière lui.

— Mon ami, dit Saint-Alvère au domestique, veux-tu me rapporter les paroles que se sont murmurées ces deux hommes tout à l’heure…

— Monsieur le Lieutenant de Police et ce…

— Et ce monsieur, oui, mon ami. Car tu les as vus se parler, et tu as dû entendre, puisque tu te trouvais si près ?

— Ils se sont parlé bien bas, monsieur, murmura le domestique.

— Oui, mais tu n’as pu manquer de saisir quelques mots, si bas qu’ils aient parlé ; car il a bien fallu qu’ils parlent assez haut pour s’entendre et se comprendre, eux.

— Mais pas assez haut, pourtant, monsieur…

— Bah ! sourit Saint-Alvère, tu ne me feras pas accroire qu’un mot ou deux…

— Si j’ai entendu, sourit le valet à son tour, c’est bien tout au plus un mot ou deux.

— Et peut-être trois, mon ami ?

— Je vous assure que les discours des autres ne m’intéressent guère.

— Tu as tort, mon ami, il est toujours intéressant de savoir ce que les autres disent, surtout quand ils se le disent à l’oreille et en grand mystère.

Le valet regarda ce jeune inconnu avec un grand étonnement, et même avec une certaine crainte : car les yeux froids et perçants du jeune homme semblaient pénétrer en lui et fouiller ses plus secrètes pensées.

Saint-Alvère reprit :

— Tu connais ce monsieur ?

Il indiquait Verteuil très accaparé par l’intérêt du jeu.

— Non, monsieur, il m’est inconnu.

— Mais tu connais le Lieutenant de Police ?

— Parbleu !

— Il est peut-être ton protecteur ?

— Monsieur le Lieutenant de Police, mon protecteur ? Ah ! vous en êtes loin, se mit à rire le valet avec sarcasme. Si ce n’était de Monsieur le Marquis, son oncle, il n’est pas un domestique qui resterait dans cette maison vingt-quatre heures.

— Il est donc difficile sur le service ?

— Il n’est jamais content. Hier encore il menaçait de me faire jeter à la porte.

— Pourquoi ?

— Allez le lui demander, monsieur, sauf votre respect !

— C’est-à-dire que tu ne le sais pas toi-même ? sourit encore Saint-Alvère. Bon, je te comprends. Tout de même, tu ne me dis pas encore ce que tu as entendu entre ces deux personnages ?

— Je vous l’ai dit, un mot ou deux, autant dire rien.

— Dis, toujours !

— Si ça peut vous intéresser ?

— Je t’affirme que ça m’intéresse !

— Eh bien ! pour vous faire plaisir, parmi les paroles prononcées par Monsieur le Lieutenant de Police, j’ai compris : « ce soir… mon oncle… demain… »

— C’est tout ?

— Oui. Vous voyez que c’est peu de chose.

— Ça ne veut rien dire, en effet, sourit dédaigneusement Saint-Alvère. Mais lui, ce monsieur… n’a-t-il pas parlé ?

— Oui, mais peu de chose aussi : « précautions… demain… parti… »

— Six ou sept mots en tout, fit plus dédaigneusement Saint-Alvère, huit au plus et qui ne veulent rien dire. Tant pis ! j’en suis pour mon argent. N’importe ! merci, mon ami. Tout de même je veux te donner un conseil : une autre fois, tâche de mieux entendre, cela pourra te valoir une autre poignée de pièces d’or !

Et Saint-Alvère s’en alla en se disant :

— Ce que j’avais redouté arrive. Le Lieutenant de Police, après son entrevue avec son oncle, est venu dire à Verteuil ceci :

— « Mon oncle m’a communiqué ce soir une lettre anonyme qui vous accuse d’escroquerie et d’imposture. Mais je sais que cette lettre est une arme de vengeance ou de jalousie. Tout de même, j’ai reçu ordre de vous arrêter demain. Je vous engage donc à partir dès demain en attendant que cette affaire soit oubliée. »

Et M. de Verteuil a répondu, après avoir ressaisi son calme qui lui avait échappé sur le coup :

— « C’est bien, je prendrai mes précautions, et demain, au plus tard, je serai parti ! »

— Oui, reprit le jeune homme avec un sourire amer, voilà donc ce qui a été convenu entre les deux hommes. Donc, l’affaire est ratée ! Tout sera à recommencer, et, cette fois, sans succès peut-être ! Eh bien ! non, l’affaire n’est pas ratée, elle ne le sera pas : et puisqu’il faut jouer le tout pour le tout, jouons avec audace !

Saint-Alvère traversa le deuxième salon et gagna le vestibule. Du regard il chercha Gaston d’Auterive et Philomène, il ne les vit pas. Il jeta un œil vers une haute pendule : il était dix heures et demie.

— Je n’ai pas de temps à perdre… se dit-il.

Il se dirigea vers le grand escalier et, tranquillement tout comme un homme qui se sent chez lui, il monta au premier étage, de sorte que ceux qui le virent monter ainsi le prirent pour un familier du marquis et ne marquèrent nul étonnement.

Arrivé sur le palier du premier étage, Saint-Alvère se trouva dans un vestibule tout aussi grand que celui du rez-de-chaussée, mais plus richement et luxueusement meublé et décoré. Deux torchères seulement éclairaient vaguement l’endroit. Le vestibule était désert ; mais à l’extrémité Saint-Alvère entendit les voix de plusieurs femmes qui s’entretenaient gaiement dans un petit salon. Le jeune homme s’arrêta un instant pour prêter l’oreille et jeter un regard indifférent sur des tableaux d’un grand prix et des statues de bronze représentant les grands rois de France. Puis il regarda autour de lui et, à sa gauche, il vit un corridor désert et sombre ; il s’y engagea résolument. Il passa devant plusieurs portes hermétiquement closes et arriva au bout du corridor devant une croisée ouverte. À sa droite, descendait un escalier de service, étroit et noir. Saint-Alvère y plongea un œil perçant, car bien qu’il sût les serviteurs très occupés à ce moment et qu’il ne redoutât nullement d’être surpris, il était prudent. Par cet escalier voyageait la valetaille, et il voulut s’assurer qu’il ne s’en trouvait pas un en train ou de monter ou de descendre. Non, l’escalier était tout à fait désert.

Alors Saint-Alvère se pencha hors de la croisée. La nuit était étoilée, calme et fraîche. En bas, se trouvait un petit jardin d’où montaient des senteurs exquises de lilas et de géraniums, mais où l’obscurité était plus profonde à cause des arbres au feuillage naissant. Le jardin était fermé par un mur haut de dix ou douze pieds, et ce mur le séparait de la grande Place d’Armes du Fort Saint-Louis. Saint-Alvère crut deviner les silhouettes diffuses de quelques sentinelles montant la garde. À gauche, par-dessus les murs des fortifications et comme à une grande profondeur oscillait doucement la nappe des eaux du Saint-Laurent réflétant la voûte étoilée du firmament.

Saint-Alvère se pencha encore, plaça une main au-dessus de sa bouche, comme pour en empêcher les sons d’arriver aux oreilles des sentinelles dans la Place du Fort, et appela à mi-voix :

— Maubèche !

Du jardin monta la voix du nain :

— Présent, maître !

— Attention donc, Maubèche, je lance le câble !

Le jeune homme entr’ouvrit sa redingote, souleva sa veste et se mit en train de dérouler une forte corde autour de ses reins. Puis il laissa descendre une extrémité du câble et attacha l’autre extrémité solidement à un crochet scellé à l’appui de la fenêtre, crochet dont on se servait pour tenir les volets fermés.

Cela fait, le jeune homme se pencha de nouveau et demanda :

— Est-ce prêt, Maubèche ?

— Oui, maître, tirez à vous !

Le jeune homme se mit à tirer la corde. Au bout d’une minute il tenait un paquet composé d’une large mante noire dans laquelle étaient enroulés un grand chapeau de feutre noir, une besace et une rapière. Le jeune homme défit le paquet et déjà il allait jeter le manteau sur ses épaules, lorsque subitement l’escalier de service s’éclaira en bas.

Le jeune homme plongea de nouveau un regard ardent dans l’escalier et il tressaillit : un domestique en livrée rouge et jaune, muni d’un bougeoir, montait.

Saint-Alvère se jeta vivement dans l’angle obscur du corridor, saisit un poignard et attendit, se disant :

— Allons ! tant pis pour lui !… L’imbécile n’avait qu’à rester là d’où il vient !

Le domestique montait lentement, et l’on eût juré qu’il étouffait à dessein le bruit de ses pas.

Il arriva à la hauteur du palier et la flamme du bougeoir, quoique vacillante, éclaira Saint-Alvère. Celui-ci fit un bond, la main armée de son poignard…

Le domestique venait de s’arrêter, surpris, effrayé. Son bougeoir trembla dans sa main et lui-même faillit tomber à la renverse dans l’escalier. Il demeura là béant, comme changé en pierre.

Saint-Alvère n’avait pas frappé… Il avait abaissé son bras et s’était reculé, non moins stupéfié que le domestique. Puis il prononça dans un murmure, mais dans un murmure qui faillit se changer en un cri de stupeur :

— Le père Turin !…

Le domestique ouvrit des yeux démesurés… ses paupières papillotèrent fébrilement, son bougeoir trembla encore, et de ses lèvres tremblantes il laissa tomber ce nom :

— Monsieur Philippe…

Saint-Alvère se resaisit aussitôt.

— Ah ! ça, père Turin, demanda-t-il, par quel hasard vous trouvé-je ici et sous cette livrée de domestique ?

Le père Turin sourit et répliqua :

— Monsieur Philippe, ne puis-je vous poser la même question ?

— Certes ! Mais dans cette maison, moi, je suis connu ; on m’appelle Monsieur de Saint-Alvère et, par conséquent, j’appartiens à ce monde qui la fréquente.

— Et moi, Monsieur Philippe, riposta le père Turin, ayant appris qu’on manquait de serviteurs pour cette grande fête, je me suis fait embaucher ; et, comme vous le voyez, j’appartiens à ce monde de la domesticité.

Le jeune homme se rapprocha du mendiant déguisé en valet, et, la physionomie grave, la voix basse et tremblante, il murmura :

— Et vous pourriez être de ce monde de la bourgeoisie qui voisine avec la noblesse en bas dans les salons du rez-de-chaussée ?

Le mendiant tressaillit.

— Quoi vous fait penser ainsi ? demanda-t-il.

En même temps il lançait un regard soupçonneux à Saint-Alvère, ou, si l’on aime mieux, à Philippe Vautrin. Celui-ci comprit qu’il venait d’éveiller la méfiance dans l’esprit du père Turin. Il répondit :

— Père Turin, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’un homme qui ne mérite pas la confiance d’un autre homme ?

— Je vous demande pardon, Monsieur Philippe… Mais vous devez comprendre mon étonnement…

— Oui, comme vous devez comprendre le mien ! Je ne m’attendais pas à vous voir ici cette nuit plus que vous ne vous attendiez à m’y trouver. Aussi, je devine que vous n’êtes pas dans cette maison uniquement pour faire métier de domestique.

— Uniquement, Monsieur, je vous assure, fit le père Turin en se troublant.

Philippe Vautrin — nous lui rendrons son nom — se mit à rire.

— Je ne vous crois pas, père Turin, je ne vous crois pas, parce que, ici, dans cette maison, se trouve un homme qui s’appelle Monsieur de Verteuil, mais qui autrefois s’est appelé Jacques Marinier, et parce que autrefois aussi vous vous êtes appelé, vous, Pierre Nolet !

Le père Turin chancela. Il posa une main lourde sur l’épaule de Vautrin et demanda sourdement :

— Comment savez-vous et qui êtes-vous ?

— Il serait trop long, répondit le jeune homme, pour vous donner ici toutes les explications nécessaires. Qu’il vous suffise de savoir que je suis venu ici pour accomplir la même mission que vous !

— La même mission ?

— Ou que nous travaillons tous deux pour atteindre le même but !

— Expliquez-vous !

— Vous voulez tenter de vous faire rendre par le gouverneur les biens qui vous furent volés par Jacques Marinier ?

Le mendiant regardait le jeune homme avec une surprise croissante.

— Or, comme moi, poursuivit Philippe Vautrin, vous avez découvert que Jacques Marinier est à Québec, qu’il y porte un nom honoré…

— Et volé ! gronda le père Turin.

— Et qu’il y jouit d’une belle fortune…

— Volée aussi ! gronda plus sourdement le mendiant.

— Que vous voulez vous faire rendre, acheva le jeune homme. Mais vous oubliez qu’il n’est pas facile de faire rendre cette fortune, parce que Jacques Marinier vit parmi les puissants du jour et qu’il possède de hauts appuis dans la bourgeoisie et dans la noblesse…

— Oui, mais j’ai là des documents, des preuves…

Le mendiant frappait sa poitrine.

Vautrin tressaillit.

— Quelles preuves avez-vous ? demanda-t-il.

— Que Jacques Marinier est un ancien condamné à la potence à laquelle il a échappé par miracle, c’est-à-dire par la protection du diable, et que le roi de France a mis sa tête à prix. J’ai aussi là des documents signés par Monsieur de Maurepas qui exigent de Monsieur le Gouverneur de faire enquête sur mes revendications et de me faire rendre mes biens ! Est-ce suffisant, Monsieur Philippe ?

— Ah ! vous possédez tout cela ? Eh bien tant mieux, tout cela m’aidera à vous faire rendre vos biens, car, je vous le répète, je m’occupe de la même affaire, car j’ai déjà commencé cette œuvre que vous venez, vous pour commencer.

— Mais pourquoi vous occupez-vous de mes affaires ? Mais qui êtes-vous, encore une fois ?

— Ne vous suffit-il pas pour le moment de savoir que je suis votre ami ? Plus tard, vous connaîtrez tout le secret. Le temps presse, car dans la minute j’aurai avec Monsieur de la Jonquière une entrevue. Aussi, je pense que ces documents que vous avez me seraient très utiles, voulez-vous me les confier ?

Le mendiant hésita.

— Pierre Nolet, prononça à voix ardente et basse Philippe Vautrin, écoutez-moi bien : si vous vous présentez à Monsieur de la Jonquière, même muni de ces documents, vous ne serez pas entendu. Il vous prendra ces documents et les fera jeter au feu, après vous avoir fait jeter dehors, s’il ne vous fait pas jeter dans un cachot par son Lieutenant de Police. Car sachez que le Lieutenant de Police et Mlle  de Verteuil ont été aujourd’hui fiancés et qu’ils seront mariés après-demain ! Sachez que Monsieur de Verteuil a doté sa nièce de cent mille écus ! Sachez que le Lieutenant de Police n’est pas homme à perdre une belle jeune fille aussi bien dotée ! Et sachez encore que le marquis de la Jonquière saura protéger le bonheur et la fortune de son neveu ! Donc, si vous me comprenez bien, ni M. de Verteuil, ni Monsieur de la Jonquière, ni le Lieutenant de Police ne permettront que vous veniez, vous un mendiant, vous un valet, mettre obstacle à un projet si bien édifié et tout à la veille d’être exécuté. M’entendez-vous, père Turin ? Me comprenez-vous, Pierre Nolet ?

Celui-ci écoutait, étourdi, tremblant.

— Et vous, vous pensez réussir ! balbutia-t-il.

— Moi ? Oui, répondit fermement Philippe Vautrin, parce que je tiens tout ce qu’il faut pour faire surgir la vérité de l’ombre, parce que je suis — prêtez bien l’oreille — un témoin vivant !… Eh bien ! que décidez-vous ? Le temps presse, monsieur, car à tout moment nous pouvons être surpris ici ; et alors cette cause si sacrée, que nous menions chacun de notre côté sans le savoir, pourra échouer.

— C’est bien, j’ai confiance en vous, Monsieur Philippe. Voici les documents…

Il déboutonna rapidement son gilet et en sortit une enveloppe qu’il tendit à Philippe Vautrin. Celui-ci fit disparaître l’enveloppe sous sa veste.

— À présent, dit-il, retournez à votre service, ou mieux quittez le château, car je crains qu’il ne se produise quelque drame terrible. Allez… allez… vous apprendrez bientôt ce qui se sera passé !

— J’obéis, Monsieur Philippe, car j’ai confiance en vous, et je vous remercie.

Le mendiant descendit l’escalier à la hâte et disparut.

Philippe Vautrin endossa le manteau noir, enfonça sur ses yeux le chapeau de feutre noir et ceignit la rapière. Puis, il jeta sur son dos la besace et à pas de loup gagna le vestibule. Il n’y avait là personne. Par l’escalier montait la musique de la danse. On entendait encore le bruit des conversations animées et des éclats de rire. La fête continuait de battre son plein. Vautrin traversa le vestibule et s’engagea dans un corridor faiblement éclairé par une lampe à verre dépoli. Il s’arrêta bientôt devant une porte à laquelle il frappa doucement.

L’instant d’après la porte fut ouverte de l’intérieur, et Philippe Vautrin aperçut devant lui le valet de chambre du gouverneur qui, à la vue de ce mendiant vêtu de noir et armé d’une rapière, recula d’effroi.

Le jeune homme entra et referma vivement la porte.

Le valet jeta cette exclamation :

— Un mendiant… le Mendiant Noir !…

Le marquis de la Jonquière demeurait toujours étendu sur sa chaise-longue, dans la même position qu’au moment où son neveu l’avait quitté. Mais à l’exclamation de son valet de chambre, il souleva sa tête et jeta un regard surpris, mais non effrayé, sur le mendiant noir qui, courbé en deux, ricanant, s’avançait doucement vers lui.

— Hé ! mon ami, cria le marquis non sans une certaine indignation, qui t’a autorisé à venir mendier en mon château ?

Le mendiant venait de s’arrêter à deux pas du vieillard.

— Excellence, je ne viens pas mendier, mais demander justice !

Le gouverneur regarda cet homme avec étonnement.

— Ah ! j’y pense, souffla-t-il ; c’est donc toi qui es l’auteur de cette lettre…

— Que vous a remise un nain à jambes torses ? Oui, Excellence, c’est moi.

— Eh bien ! que voulez-vous ?

— Ce que la lettre vous demandait, Excellence, rien de plus.

— Mais de quel droit vous mêlez-vous à cette affaire ?

— Du droit que m’a donné une personne qui, avant de mourir, a voulu, elle, faire cette réparation et faire cette justice, car cette personne a été témoin du vol accompli par Jacques Marinier.

— Ce sont là, je pense, des histoires qu’il vous faudra prouver.

— J’ai les preuves, Excellence. J’ajoute que la victime de Marinier est près d’ici et qu’elle attend justice, et cette victime se nomme Pierre Nolet.

— En quoi consistent ces preuves que vous possédez ?

— Des documents qui établissent la vérité…

— Avez-vous ces documents ? interrompit le marquis.

— Les voici… Voyez : ils sont signés de la main de Monsieur de Maurepas. Lisez : « Jacques Marinier, ancien repris de justice, condamné à la potence, dont la tête est aujourd’hui mise à prix, parce qu’il a réussi à échapper… »

— Laissez-moi ces documents, interrompit encore le marquis, je les consulterai.

— Non, Excellence, il sera peut-être trop tard. Faites arrêter Marinier, et je vous laisserai ensuite ces documents !

— Comment ! s’écria le gouverneur avec colère, vous me donnez des ordres, je pense ?

— Oui, Excellence, bien qu’à la vérité je déplore une telle privauté. Mais il est des gens qui souffrent par la faute d’un criminel et qui clament justice !

— Prenez garde que j’appelle mon Lieutenant de Police !

La colère rendait le visage du vieillard plus livide encore, de ses yeux creux s’échappaient des flammes terribles, tout son être tremblait, et sa voix, plus sourde, à peine distincte, ressemblait de plus en plus à la voix d’un agonisant.

— Excellence, répondit froidement Philippe Vautrin, vous n’appellerez pas votre Lieutenant de Police, parce qu’il n’arriverait pas jusqu’à vous !

— Pourquoi ?

— Parce qu’avant de franchir cette porte, il tomberait percé de vingt coups de poignard, répliqua audacieusement Philippe Vautrin. Excellence, ajouta-t-il sur un ton grave, signez un mandat d’arrestation contre Monsieur Guillaume de Verteuil ! Sinon, demain, ou plutôt cette nuit, tout à l’heure, devant tous vos invités je dénoncerai cet homme, et le scandale sera tel qu’il rejaillira sur votre neveu et même sur votre administration… signez, Excellence, ce mandat !

Et Philippe Vautrin s’était redressé, avait croisé les bras, et grave, impérieux, il dominait le marquis et le commandait.

Le Gouverneur regarda avec une sorte d’admiration ahurie ce jeune homme qui portait sur son dos une besace, et à son côté une rapière. Certes, par la physionomie de cet inconnu, à son attitude dominatrice, à son geste ferme et impératif, à sa voix impérieuse, il devinait bien que ce jeune homme n’était pas un mendiant de métier, mais que c’était un personnage quelconque, et peut-être même un grand personnage chargé de quelque terrible mission de justice. Le Marquis de la Jonquière était un brave, et un homme hautain et dominateur armé d’une volonté d’acier, qui avait croisé sur son chemin bien des hommes de valeur qu’il avait dominés. Mais cette fois, mais sans qu’il eût peur, répétons-le, il se sentait dominé, vaincu presque par cet inconnu en qui il semblait se manifester quelque chose de souverain. Quel était cet homme ? Le marquis, troublé, ne songea pas à le lui demander.

— C’est bien, dit-il seulement, apportez une feuille de papier et une écritoire !

Vautrin se précipita vers la table, saisit un papier et l’écritoire et commanda au valet de chambre :

— Tenez ce candélabre !

Le domestique, glacé jusque là par l’effroi et la stupeur, obéit automatiquement.

Le marquis écrivit lentement et avec peine, tant sa main tremblait, l’ordre d’arrestation et le signa. Mais juste à ce moment, il parut se raviser et fit un mouvement brusque comme pour froisser le papier et le jeter au feu.

Mais Vautrin, qui épiait le moindre de ses mouvements, saisit le papier et le lui arracha.

— Excellence, sourit Vautrin, soyez tranquille, je saurai bien me servir de ce papier.

Et rapidement il s’élança vers la porte pour s’en aller.

Mais déjà le marquis parvenait à pousser ce cri :

— Alerte !…

Philippe Vautrin venait d’ouvrir la porte.

À son tour le valet de chambre poussa ce hurlement :

— Au secours ! au secours !…

Philippe Vautrin bondit jusqu’à lui.

— Tais-toi donc, animal, cria-t-il, veux-tu ameuter tout le château contre moi ?

D’un violent coup de poing au menton il étendit le pauvre diable sur le parquet, et sortit précipitamment de la chambre. Il referma doucement la porte et courut vers le vestibule. Mais le cri du valet de chambre avait été entendu, et lorsque Vautrin voulut traverser le vestibule et passer devant l’escalier, il trouva sur son passage le Lieutenant de Police escorté de quelques officiers.

Un cri de surprise jaillit de toutes les lèvres :

— Le Mendiant Noir !…

Philippe Vautrin voulut s’élancer vers ce corridor à la fenêtre duquel pendait un câble, mais quatre officiers, l’épée à la main, lui en défendirent l’accès. D’un autre côté, le Lieutenant de Police et cinq ou six autres officiers faisaient un mouvement pour entourer le jeune homme. Celui-ci ne vit plus que l’escalier pour issue, et il s’y jeta avec l’espoir de gagner la porte de sortie et d’échapper à ses ennemis. Mais en bas toute la foule des invités venait de se masser dans le vestibule, et au pied de l’escalier se tenaient une dizaine de gentilshommes qui, l’épée nue à la main, empêchaient toute fuite.

Philippe Vautrin s’arrêta à mi-chemin dans l’escalier et regarda derrière lui : il vit descendre vers lui le Lieutenant de Police et les officiers. Pris entre deux feux, il comprit que seul un coup d’audace pouvait le sauver. Il tira sa rapière, la fit siffler et se rua contre les gentilshommes au pied de l’escalier, criant :

— Place !

Les gentilshommes demeurèrent fermes et la foule compacte, et la rapière du jeune homme heurta dix lames solides. Gaston d’Auterive descendait l’escalier en clamant :

— Tuez !… tuez sans pitié !

Dix autres épées étincelaient derrière Vautrin dont la rapière, à ce moment, claquait contre les épées des gentilshommes. L’une de ces épées venait de se briser, un gentilhomme venait d’être blessé. Vautrin comprit qu’il n’avait plus que deux minutes à lui ; il fonça contre les gentilshommes et la foule. Il y eut un recul, puis un remous, des cris, des vociférations, des clameurs d’épouvante. Par un faux mouvement, Philippe Vautrin glissa et faillit tomber. Dans le violent effort qu’il fit pour se maintenir debout, il échappa son chapeau. Mais rapidement il le ramassa. Toutefois, une jeune fille venait de reconnaître, non sans stupeur, Saint-Alvère, et c’était Philomène…

— Oh ! murmura-t-elle, lui… monsieur de Saint-Alvère !

Philippe Vautrin se retournait à ce moment pour faire face à Gaston d’Auterive et les officiers qui l’accompagnaient. Derrière les officiers l’escalier était libre. Vautrin se darda en avant avec une énergie sauvage, se fit une trouée et atteignit l’escalier qu’il monta à grandes enjambées. Dans le vestibule du rez-de-chaussée la stupéfaction et le désarroi étaient tels que sur le moment on ne songea pas à poursuivre le Mendiant Noir. Celui-ci courut à la fenêtre par laquelle il avait reçu son accoutrement, lança en bas manteau, chapeau, besace et rapière, trancha la corde de son poignard, se pencha en dehors et cria :

— Fuit, Maubèche !

Il reprit sa course vers le vestibule au moment où Gaston d’Auterive, des officiers et des gentilshommes s’engageaient dans l’escalier. Philippe eut le temps de traverser le vestibule, de gagner inaperçu le corridor dans lequel se trouvaient les appartements du Marquis de la Jonquière, et d’entrer brusquement dans la pièce qu’il avait quitté l’instant d’avant, où il trouva le valet de chambre penché sur le Marquis de la Jonquière.

— Que se passe-t-il donc ? interrogea-t-il avec un grand calme. Est-ce qu’on n’a pas appelé au secours ?

— Ah ! monsieur, s’écria le valet de chambre avec des larmes aux yeux, c’est le mendiant Noir, il a bien failli tuer Son Excellence !

— Vraiment ? fit Vautrin avec surprise.

À la minute même, les pas des gens qui accouraient retentirent dans le corridor. Philippe Vautrin ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil, après avoir tiré la porte sur lui de façon qu’elle demeurât légèrement entrebâillée. Alors il vit s’arrêter devant lui le Lieutenant de Police et ceux qui l’accompagnaient. Et tous ces gens regardèrent avec surprise Monsieur de Saint-Alvère qu’ils reconnurent. Alors, lui, froid et grave, demanda en fixant Gaston d’Auterive :

— Messieurs, Son Excellence demande ce que signifie tout ce vacarme.

Ce disant il fermait tout à fait la porte derrière lui.

Le Lieutenant de Police lui lança un regard sanglant.

— Monsieur, pourquoi êtes-vous ici ?

— Pour mes affaires, Monsieur, répondit froidement Philippe Vautrin.

— Pour vos affaires ?

— Sans doute. Monsieur de la Jonquière venait de me faire appeler pour me communiquer une certaine lettre anonyme qu’il a reçue ce soir…

Gaston d’Auterive tressaillit.

— Ah ! ah ! fit-il avec surprise. Mais, dites-nous, n’avez-vous pas vu un mendiant noir ?

— Un mendiant noir ! s’écria Philippe Vautrin avec un étonnement fort bien joué. Ah ! ça, monsieur, depuis quand les mendiants parcourent-ils ce château ?

— C’est bien, monsieur, dit le Lieutenant de Police. Nous allons tout de même faire fouiller le château.

Il donna l’ordre qu’on fouillât tous les appartements, sauf bien entendu les appartements du marquis. Et lui-même se mit à la tête d’un groupe d’officiers. Les recherches durèrent une demi-heure, et, comme on s’en doute bien, elles furent vaines. Mais l’incident avait créé une grande excitation. La danse avait cessé, les musiques s’étaient tues, et les invités demeuraient inquiets, commentant par groupes et à voix basse l’affaire du mendiant noir.

Philippe Vautrin était descendu en bas en pensant :

— Il ne fait plus bon ici pour moi, il faut que je m’éloigne le plus vite possible sans attirer l’attention.

Il traversa le vestibule et entra dans le vestiaire où un domestique lui remit son manteau, son tricorne et sa canne. Mais au moment où il sortait du vestiaire pour gagner la porte de sortie, il croisa Philomène, pâle et agitée, au bras de son oncle. La jeune fille lui jeta un regard éperdu. Vautrin s’inclina et, sans mot dire, sortit.

La cour du château avait été désertée par les gardes appelés à l’intérieur pour fouiller les appartements à la recherche du mendiant noir. Philippe Vautrin la traversa rapidement. Mais au moment où il allait franchir la grande porte cochère toute ouverte et nullement gardée, il se trouva sur le passage d’une silhouette de jeune fille ou d’une jeune femme. Il s’écarta courtoisement pour livrer passage. À la même minute les lumières partant du vestibule éclairèrent vaguement la figure pâle d’une jeune fille que Philippe reconnaissait bien.

— Oh ! mademoiselle Constance !… fit-il avec la plus grande surprise.

— Monsieur Philippe… monsieur Philippe… fit la jeune fille avec non moins de surprise.

Alors le jeune homme se plaça d’un bond devant Constance et lui murmura d’une voix ardente :

— Fuyez ! fuyez, mademoiselle, il serait dangereux pour vous de demeurer ici !

— Non, monsieur, je ne veux pas m’en aller que je ne sache mon père en sûreté !

— Votre père ?

— Oui, monsieur. Nous sommes très inquiets, ma mère et moi. Mon père est parti de notre logis depuis cette matinée, et nous nous demandions ce qu’il était devenu, quand un de nos voisins, étant venu ce soir rôder ici, a cru voir mon père portant une livrée de domestique.

— Ah ! ah ! sourit Vautrin, et vous avez pensé qu’il courait quelque danger ?

— Qui sait, monsieur ? les mendiants ont tant d’ennemis !

— Eh bien ! rassurez-vous, mademoiselle, votre père n’est pas en danger, et je ne serais pas surpris qu’à ce moment précis où je vous parle il ne fût déjà chez vous.

— Le croyez-vous ?

— Je le crois, mademoiselle. Et puisque la bonne fortune m’a fait vous rencontrer, si vous le voulez je vous accompagnerai à votre domicile où je désire entretenir d’affaires graves votre père.

Constance accepta le bras que lui offrait le jeune homme, et tous deux s’éloignèrent rapidement. Mais à l’instant où ils quittaient la porte cochère, une silhouette humaine enveloppée d’un manteau sombre se mettait à les suivre à travers la Place, puis vers la Porte du Palais. Cette silhouette humaine marchait en chancelant, et de temps en temps s’échappait de ses lèvres, comme un râle d’angoisse, ces paroles :

— Lui !… Lui !… oh ! je veux savoir… je veux savoir !

Mais soudain elle s’arrêta, elle parut vaciller, et brusquement elle s’affaissa sur le pavé où elle demeura inerte.

Plus loin Philippe Vautrin et Constance poursuivaient leur chemin vers la Porte du Palais.