XV. — LA VÉRITÉ ÉCLATE


LE lendemain matin, Mathilde Précourt vînt frapper à la porte de Josephte. Elle ne reçut aucune réponse. Doucement elle pénétra dans la chambre. Elle vit que la jeune fille, qui s’était endormie très tard, elle le savait hélas ! brisée, moins par la fatigue que par la peine, avait trouvé ensuite l’oubli dans un sommeil lourd et sans rêve. Elle referma la porte et descendit donner des ordres. Sous aucun prétexte, Mlle Josephte ne devait être dérangée, et dès qu’on l’entendrait remuer là-haut, son déjeuner devait lui être porté.

Mathilde s’occupa ensuite de ranger certains papiers dans un petit secrétaire d’acajou placé près d’une fenêtre, dans le salon. De temps à autre, elle regardait pensivement au dehors. Le temps était beau en ce matin du vingt-quatre avril. Le printemps réchauffait et reverdissait tout. Dans un jardin voisin, certains arbres à la sève précoce, se couvraient déjà, de petites feuilles, pressées de naître à la lumière… Quelques passants filaient allègrement, réjouis par cette atmosphère de soleil et de renouveau. Mathilde retint tout à coup une exclamation. Hélène Paulet s’arrêtait devant la maison, avec de grands gestes d’amitié et de surprise. Mathilde l’appela et courut elle-même lui ouvrir. Un doigt sur les lèvres, elle la fit entrer sans bruit dans le salon et la pria de l’attendre un instant. Elle se rendit à la cuisine, et demanda de nouveau à la bonne de monter de temps à autre à la chambre de Mlle  Josephte, et de venir l’avertir au salon dès qu’elle l’entendrait bouger. Puis, elle retourna vers sa visiteuse.

— Tu permets, Hélène, que je ferme les portes de la pièce. Josephte prolonge son sommeil, ce matin…

— Ne vous gênez pas pour moi, Madame. La chère Josephte a besoin de repos après les émotions d’hier. Elle vous a sans doute tout appris ?

— Des choses bien extraordinaires, Hélène.

— Des choses heureuses, magnifiques… Jules en perd la tête ce matin. Moi aussi. Vous souriez ?

— Cela t’arrive souvent de t’exalter.

— Mais cette fois, quelle merveilleuse occasion ! Ah ! s’il n’y avait pas ce matin cette Blanchette, qui s’avise d’être malade… et de pleurnicher sans cesse.

— Blanchette ? Mais qu’a donc la chère petite ?

— Des émotions, elle aussi, tout comme mon cher frère… Seulement, elle les supporte moins bien.

— Évidemment, elles ont une autre cause ?

— Oui. Josephte vous a mis au courant, je vois. Ah ! Cette entrevue sentimentale avec Michel Authier… Quels aveux ont dû être prononcés ! Quelle attitude fervente, tous deux !

— Vraiment, Hélène ?

— Cela crevait les yeux… Ah ! ah ! ah ! j’en ris encore. Josephte ne vous a pas dit, je suis sûre, notre surprise à tous de surprendre ces amoureux dans la bibliothèque, à un moment intempestif… Josephte paraissait suffoquée de la conduite de Blanchette, figurez-vous. Le fait est que la petite cachottière…

— Écoute, Hélène, tu vas me narrer tout cela posément, n’est-ce pas ? Et sans trop élever la voix…

— Mais vous le savez déjà ?

— Je le sais mal. Une fiancée ne sait parler que de son propre bonheur.

— Madame Précourt, vous parlez d’or… Si Jules pouvait vous entendre. Il trouve Josephte un peu froide, parfois à son égard, même hier, alors qu’elle le rendait si heureux… Mais ne froncez pas les sourcils… Jules adore votre petite belle-sœur. Il l’excuse en tout. Et puis, il a confiance que son amour vaincra la réserve de Josephte. Mais… vous permettez que je raconte la scène dramatique des fiançailles tout de suite… J’ai beaucoup de messages à faire ce matin.

— C’est cela, petite. Moi aussi, du reste, je suis un peu pressée ; j’ai à sortir également.

Et c’est ainsi qu’en laissant simplement parler cette Hélène Paulet, légère et spirituelle, Mathilde Précourt apprit à la fois la cause de la brusque décision de Josephte et son désespoir nocturne si pénible.

Dès qu’Hélène, un quart d’heure plus tard, se fut éloignée, heureuse d’avoir convaincu lui semblait-il, même Madame Précourt, de l’attrait qu’éprouvaient l’un pour l’autre Michel Authier et sa sœur Blanchette, la jeune femme s’habilla prestement, s’assura de nouveau que Josephte dormait toujours, puis sortit, en avertissant qu’elle serait de retour pour midi.

Comme elle se sentait désemparée, la belle-sœur dévouée de Josephte !… Quelles étranges complications sentimentales ravageaient les cœurs qui l’entouraient. Car, elle n’était pas dupe des manœuvres habiles d’Hélène. Sans doute, Blanchette avait un penchant pour Michel, mais c’était la loyauté même que cette enfant, et sachant Michel très épris de Josephte, quoique le manifestant peu, elle n’avait certes pas cherché à nuire, ou même à diminuer cet amour. Non, il y avait en tout cela un peu de hasard, qu’un esprit habile et vigilant, et c’était celui d’Hélène, avait su utiliser. Ne désirait-elle pas, à l’égal du fiancé, le mariage de Josephte avec son frère. Eh bien, elle allait en avoir le cœur net… Elle en savait trop et pas assez. Une autre déposition devait être entendue… celle de Michel. Elle se rendrait à son bureau tout de suite. Ah ! si Josephte n’avait pas été bouleversée au point où elle l’avait vue, cette nuit, elle serait peut-être restée passive… Après tout, Jules Paulet n’était pas un prétendant à dédaigner, et Michel, le pauvre Michel, quel avenir pouvait-il offrir à Josephte !… Il importait en tout cas d’être bien informée afin de ne pas laisser ceux qu’elle aimait s’en aller à la dérive sans crier au moins au péril… Mathilde Précourt fit un léger détour avant d’aller frapper chez Maître Amable Berthelot. Elle se rendit à Notre-Dame et vint s’agenouiller au pied de la statue de la Sainte Vierge.

Ce matin-là, Michel s’était rendu de bonne heure au bureau. En l’apercevant, Amable Berthelot poussait une exclamation de surprise.

— Vous êtes souffrant, Michel ? Je ne veux pas vous effrayer mais on dirait d’un spectre.

— Une nuit d’insomnie a pu causer tant de ravages ! répondit en riant Michel.

— Cela dépend de la cause de l’insomnie… Mais, mon cher Michel, faites attention à la nuit prochaine. Reprenez-vous. Demain il faut être en bon état… C’est le grand jour.

— Le gouverneur signera donc le fameux projet de loi d’indemnité ? Lord Elgin est un honnête homme, il n’y a pas à dire.

— Oui, cette qualification si simple, honnête homme, vaut tous les titres de noblesse. Combien l’ignorent !

— J’ai rencontré des groupes de tories surexcités en venant ici. Ils sont au courant de la marche des événements ?

— Ils le seront davantage ce soir.

— Méditent-ils vraiment quelque mauvais coup ?

— Comment donc ! Nous n’avons qu’à bien nous tenir.

— J’ai entendu le nom de La Fontaine revenir à maintes reprises dans la bouche de ces énergumènes.

— Évidemment notre grand homme d’État devient leur tête de Turc. Mais nous serons là, n’est-ce pas, Michel ? Dites donc, seriez-vous libre cet après-midi, vers cinq heures, vous me rejoindriez chez Coursol où doit se rendre le beau-père de celui-ci, le Colonel Étienne-Pascal Taché, d’autres aussi. Il serait bon de se concerter, sur la conduite à tenir, demain.

— Je suis toujours à votre disposition, M. Berthelot.

— Entendu, alors. Mais… s’exclama Amable Berthelot, en se rapprochant de la fenêtre, voyez donc ce rassemblement à deux pas d’ici. Michel, une dame hésite à passer près de ces hommes bruyants… Mais c’est Mme Précourt.

— Je vais à son aide, M. Berthelot. L’attendiez-vous ?

— Non.

— À tantôt.

Michel sortit à la hâte, rejoignit Mathilde Précourt et entrait bientôt à l’étude en sa compagnie. M. Berthelot s’avança la main tendue.

— Chère Madame, je vous croyais encore à Saint-Denis !

— Bonjour, M. Berthelot. J’en suis arrivée hier soir, seulement.

— Vous voulez me voir ? Une grave raison doit vous pousser à sortir ce matin. Malgré le soleil, le printemps, la rue n’est pas sans péril. Elle le sera encore moins, demain. Nos adversaires vont montrer les dents.

— Comme vous semblez préoccupé ! Est-ce que vraiment, il y a lieu de tout craindre, autour de la séance du parlement, demain, comme vous dites.

— D’aucuns vous diront que non, que je continue de mettre toujours les choses au pire, et Dieu veuille qu’ils aient raison. Mais entrez, Madame, dans mon bureau. Je vous tiens debout.

— Ce n’est pas Maître Berthelot que je viens voir, mais…

— Michel Authier ? Il s’est discrètement retiré… Et même, voyez sa porte s’est refermée.

— J’y vais.

— Je vous accompagne. J’ai deux mots à dire à mon clerc.

Michel, dont le cœur battait un peu, car que signifiait cette apparition soudaine au bureau de Maître Berthelot, de la belle-sœur de Josephte ? Elle souhaitait même le voir, elle le lui avait dit alors qu’il traversait la rue à ses côtés. Il vint donc répondre en hâte aux coups frappés à sa porte, et s’effaça pour laisser passer la jeune femme. Amable Berthelot, parla, la main sur la poignée de la porte qu’il s’apprêtait à refermer : « Je sors, Michel, pour une heure à peu près. Je n’attends personne d’ici à onze heures et demie. Je vous confie le bureau… Au revoir, Madame Précourt, ajouta-t-il, mes hommages ! »

Michel se trouva seul avec Mme Précourt, qui s’installait dans le fauteuil qu’il avançait ; lui-même prit une sorte de tabouret et s’assit en face d’elle. Le front du jeune homme se barrait de plis, ses yeux regardaient avec une certaine anxiété sa visiteuse, très calme, pourtant.

— Je vois que tu te mets martel en tête au sujet de ma visite, Michel. Je t’en prie, n’aie pas ces yeux qui s’affolent…

— Pardonnez-moi, Madame, fit Michel, en passant avec lassitude la main sur son front, mais voyez-vous j’ai peu dormi cette nuit, et…

— Tu n’es pas le seul à avoir connu l’insomnie.

— La cause peut en être différente. Le bonheur aussi tient éveillé.

— Je comprends à qui tu fais allusion.

— Comment ne seriez-vous pas au courant du grand événement d’hier soir ?

— En effet. Je suis arrivée de Saint-Denis, tout juste pour apprendre la nouvelle.

— Elle n’a pas dû vous surprendre.

— Au contraire. J’ai même reproché à Josephte… Mais laissons ces à-côtés. Michel, j’ai eu un court entretien avec Hélène, ce matin. Elle m’a donné une version de la scène des fiançailles, qui me laisse perplexe, un peu chagrine, aussi. Je ne comprends pas très bien ta conduite en tout ceci.

— Josephte ne pouvait elle-même corroborer ou contredire les propos d’Hélène Paulet ?

— Josephte ! Ah ! Michel, notre petite fille a repris hier soir ce front mystérieux, que tu connais comme moi. Bien malin qui pourrait la comprendre quand elle a décidé, seule, et de façon catégorique, de se taire, d’agir de telle ou telle façon.

— Tout de même, elle a dû vous expliquer ce que ma présence à la bibliothèque avait signifié pour elle.

— Elle n’a pas même mentionné ton nom durant notre courte conversation.

— Ah !

— Ne t’affecte pas ainsi, Michel. J’y vois, au contraire, une preuve que ta conduite a peut-être, en effet, influé sur sa décision. Si elle en a souffert, pourquoi tournerait-elle maintenant le fer dans la plaie ? Il y a de l’irrémédiable entre vous.

— Que voulez-vous de moi, Madame ? fit tristement Michel.

— Raconte-moi tout, et même, au nom de notre cher Olivier, qui te le demanderait, je suis sûre, laisse parler ton cœur sans contrainte. Josephte n’est-elle plus au premier plan, dans tes affections, et Blanche Paulet…

— De grâce, Madame, pria Michel, vous au moins, ne voyez pas les choses sous cet angle. Oui, je vais décharger mon cœur, oui, je dévoilerai les petites intrigues d’une jeune fille ambitieuse et légère, légère à faire frémir… Seulement, Madame, vous me garderez un secret inviolable… d’ici à un mois, au plus. Car je retourne aux États-Unis. Je me dévore le cœur ici, et bien inutilement.

— Pauvre Michel !… Eh bien parle. Je t’écouterai comme Mathilde Perrault t’écoutait jadis, alors que tu risquais tout pour m’apporter ou me redire ce que mon cher Olivier te confiait.

— Merci, princesse, balbutia Michel, qui essuyait avec impatience quelques larmes qui perlaient à ses cils. Il se leva, marcha vers la fenêtre, cherchant de toutes façons à maîtriser son émotion. Il revint enfin vers Mathilde Précourt qui le regardait avec quelle compassion. Il parla. Il fit un tableau bref, mais complet et combien douloureux, de la scène des fiançailles. Il n’accusa pas un seul instant Josephte, trouvant, au contraire, mille raisons pour justifier sa conduite.

— Michel, comme tu aimes noblement notre petite fille. Car c’est une petite fille encore que Josephte, vis-à-vis de la vie, du monde, de ces grands sentiments qui résistent à tout, qui balaient tout, entre deux êtres… On ne s’en joue pas ainsi, n’est-ce pas, surtout par un coup de tête d’amoureuse affolée… J’avais besoin, d’être éclairée à ton sujet. Tu sais ce que tu veux et ne veux pas, toi, Michel. Et si les événements, qui contrecarrent si souvent, les projets les plus sages, les mieux concertés, changeaient soudain le cours des choses… Oui, advenant quelque changement dans la destinée de Josephte, je me tournerai avec assurance de ton côté, je saurai comment manœuvrer… Tu ne saurais croire, mon petit Michel, comme tu viens de me faire voir clair dans ta mauvaise tête et dans ton cœur… très entêté, lui aussi, finit Mathilde en se levant et en tendant la main au jeune homme. À son tour, des larmes voilaient son regard. Mais elle souriait aussi.

Elle sortit vivement. Michel, à la fenêtre la suivit des yeux, moins pour s’assurer de la sécurité de la rue, que pour s’emplir les yeux, et le cœur, de la vision d’une jeune femme dont la compassion intelligente venait de le sauver d’un désespoir non sans péril pour son avenir.