XIV.Mme  OLIVIER PRÉCOURT APPREND LA NOUVELLE


JOSEPHTE avait prié Jules de la quitter à la porte de sa maison. Elle avait besoin de solitude. Elle se sentait un peu lasse à la suite de ces instants émouvants où elle avait consenti à l’épouser. Le jeune homme acquiesça à regret, car la présence de Josephte lui était nécessaire pour croire à son bonheur. « Était-ce bien vrai, se demandait-il sans cesse, Josephte Précourt, la belle, l’inaccessible Josephte est devenue ma fiancée ! » Tous les obstacles étaient vaincus. Même l’affection de cet Américain, que de tendres et dramatiques souvenirs rapprochaient si bien de celle qu’il aimait. Les circonstances l’avaient servi depuis quelque temps dans la personne de sa sœur Blanchette. Pauvre Blanchette !… Il aurait un dur moment à passer près d’elle, ce soir ou demain. Cette enfant l’avait regardé d’étrange façon tout à l’heure. Aucune affection n’éclairait ses yeux, et même une sorte d’antipathie… Non, non, qu’allait-il chercher là ! Sa sœur s’était affolée, une grande détresse l’avait secouée, c’était tout. Certes, il s’attendait à ce qu’elle n’acceptât pas sans de nouveaux combats, les conséquences d’une situation à laquelle elle était mêlée, et d’une façon que tous, d’après elle, interprétaient faussement… Bah ! Blanchette en reviendrait de son attitude désespérée. Ne travaillait-elle pas au bonheur d’une autre au mépris du sien propre ? Elle aimait Michel. Elle finirait par céder à cet amour. D’ailleurs, celui-ci, convaincu de l’inutilité de son sentiment pour Josephte se tournerait vers cette enfant qui lui plaisait, cela était évident. Et ce geste éloignerait à jamais Josephte de son ami d’enfance. Puis, les Paulet savaient garder jalousement tout ce qui devenait leur bien. Blanchette ne différait ni d’Hélène, ni de lui là-dessus. Jules se prit donc à voir la vie sous son meilleur côté. Il sifflota une romance. Soudain, il rebroussa chemin. Il retarderait d’une heure, au moins, son retour à la maison. Il ne désirait pas converser ce soir avec Hélène ou Blanchette. Sa joie ne devait se mélanger d’aucune contrariété. De bonne heure, le lendemain, il irait s’informer de l’état d’esprit de sa sœur. Il ferait entendre raison à Blanchette, coûte que coûte.

Josephte, de son côté, avait remonté lentement, et même avec quelques pauses, l’escalier qui la conduisait chez elle. Son esprit était bouleversé, son cœur, en feu. Son geste d’il y avait une heure à peine, et qui la liait pour la vie à Jules Paulet, lui semblait irréel, quelque chose d’énorme, de dramatique, qui tenait un peu du cauchemar et dont elle allait se réveiller. Sans doute, Jules Paulet lui inspirait de l’affection. Elle le savait sincèrement épris. Elle avait et garderait toujours sur son esprit un empire certain. Oui, elle serait heureuse à ses côtés, elle le serait si… Mais, arrivé à ce point de ses réflexions, la jeune fille se refusait à poursuivre tout raisonnement. Un tableau torturant se levait. Michel, ce n’était pas possible, Michel l’avait donc oubliée au point de s’attacher avec quelle douceur rapide à Blanchette Paulet. Si on lui avait rapporté la scène de tout à l’heure à la bibliothèque, elle l’aurait niée avec une sorte d’indignation. Hélas ! elle avait vu… Les yeux expressifs de Michel s’étaient posés, avec quelle mélancolie sur ceux d’une jeune fille dont il baisait la main. Et elle ? Comme sa tête se penchait avec tendresse vers lui… Quelle fin brutale, presque vulgaire, se disait Josephte en soupirant, au beau sentiment que Michel lui avait porté jusqu’ici. Il en était donc venu là… si vite… Comme un amoureux quelconque… Il ressemblait à toutes les âmes médiocres… Quelle tristesse ! Quelque chose s’éteignait en elle. Une croyance idéale en la beauté de certaines âmes gisait lamentablement. Son cœur se rebellait encore, cependant, il souhaitait s’être mépris… Mais à quoi bon maintenant !… Ne venait-elle pas de mettre de l’irréparable entre Michel et elle…

Elle se redressa soudain. Elle entendait parler tout près d’elle, au salon. Qui donc était-ce ?… Ce ne pouvait être… cousine Mathilde… Elle serait revenue, ce soir justement, de Saint-Denis ?… Mais oui, mais oui… c’était elle ! Et Josephte, vivement, mettait la clef dans la serrure, ouvrait la porte et se trouvait bientôt dans les bras ouverts de sa parente.

— Cousine Mathilde, que je suis heureuse de ton retour. Enfin, te voici avec ta petite…

— Ma petite Josephte, oui, oui ! Allons, regarde-moi un peu. Des larmes !

— L’émotion… de ton… arrivée… inattendue !

— Ta sensibilité n’est pas aussi maladive, d’ordinaire.

— Parfois.

— Montons dans ma chambre. Nous nous installerons confortablement sur le grand divan. Nous causerons.

— Je me sens un peu fatiguée, cousine, ce soir, pour une longue conversation… Mais tu as raison, viens là-haut et racontons-nous quelques-uns des événements de ces derniers jours. Viens, viens donc, pria Josephte en se pressant avec une sorte d’abandon, de détresse même tout contre sa cousine.

— Josephte, tu commences à m’effrayer ? Il y a quelque chose qui ne va pas, dis-moi-le tout de suite.

— Montons, cousine.

— Et maintenant, ma petite fille, disait quelques minutes plus tard, Mme Précourt, en regardant avec attention Josephte, qui elle ne bougeait plus assise toute droite, les yeux au loin, et pâle, si pâle… Maintenant, tu vas m’apprendre tout ce qui s’est passé depuis mon départ.

— Tout ? fit en tressaillant Josephte. Ce serait peut-être prolonger très tard la soirée.

— Vraiment ?

— Oui, fit Josephte, en baissant les yeux, en joignant convulsivement les mains, et en se rejetant au fond du divan.

— Quelle pose dramatique !

— Tu trouves, cousine ? Et Josephte, se dominant, se redressa en souriant.

— Quel sphinx tu peux être parfois, Josephte !

— Tu arrives et grondes déjà.

— Non, mais je ne sais comment aborder la petite âme farouche que j’ai près de moi. Josephte, en des instants comme ceux-ci, où je sens qu’il se passe quelque chose, que tu es bouleversée, je voudrais qu’Olivier fût entre nous…

— Olivier, mon frère tant aimé… murmura avec une douceur pénétrante la jeune fille.

— Il aurait su mieux que moi provoquer les confidences.

— Non, cousine. Ne parle pas ainsi. J’ai en toi une confiance absolue. Mais… vois-tu, il y a des moments où moi-même, je ne vois plus très bien dans mon cœur… L’orage assombrit tout…

— Eh bien, fit Mathilde, en prenant dans la sienne la main de la jeune fille, attends qu’une accalmie…

— Cousine, interrompit la jeune fille, avec une tranquillité apparente, je me suis fiancée ce soir.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama sa belle-sœur, en sursautant.

— Oui, je me suis fiancée avec Jules Paulet. reprit Josephte, assise de nouveau toute droite, les yeux détournés.

— Je ne puis le croire.

— Rien n’est plus vrai.

— En mon absence ?

— Ce sont les circonstances qui ont dérangé l’ordre des choses. Jules sera ici demain. Il n’attend que ton retour pour apprendre ensuite la nouvelle à ses parents. D’ici là, Hélène et Blanchette, qui le savent aussi sont au secret, comme Jules et moi.

— Il n’y a personne d’autres, encore ? Je n’en serais pas surprise.

— Cousine, je t’en prie !

— Je n’en reviens pas. Quelles foudroyantes fiançailles !

— Ne fallait-il pas en finir, un jour ou l’autre, reprit la jeune fille, avec une sorte de lassitude indifférente. Je te l’ai dit et écrit. Jules me pressait beaucoup depuis quelque temps.

— Tout de même.

— Et puis, ne le sais-tu pas encore, rien ne se passe conventionnellement dans ma vie.

— Ne parle pas sur ce ton mélancolique. Dis-moi, au moins que tu es heureuse, petite.

— Je pourrais ne pas l’être ?

— Josephte !

— Cousine, une fiancée ne fait tout de même que fixer une certitude amoureuse.

— Regarde-moi, petite. Tes yeux fuient sans cesse les miens.

— Bien. Je te regarde.

— Pauvre enfant !

— Comment ?

— Il y a un monde de choses dans tes yeux agrandis, mornes…

— Je suis fatiguée, je te l’ai dit. Demain, tu me verras tout autre.

— Non, les yeux du cœur ne trompent pas. Ils voient au delà de la lassitude physique.

— Ne compliquons rien, chère, bien chère cousine. Et puis, et la jeune fille se leva, laisse-moi te dire avec affection bonsoir, bonne nuit… Nous avons besoin de repos toutes les deux. Le voyage de Saint-Denis à Montréal nous accable, parfois, tu le sais. Il y a si peu de confort sur les bateaux…

Mathilde Précourt ne put s’endormir très tôt… Elle réfléchissait. Elle revivait les derniers événements, cherchant à deviner ce qui avait amené le geste désespéré de Josephte… Car, c’était bien cela, au fond… Mathilde ne succomba qu’après de longues heures au sommeil… Elle en sortit presque tout de suite, croyant entendre du bruit, non loin d’elle. Doucement, elle se leva, et se glissa dans le corridor. Elle n’entendit plus rien. Elle retournait à sa chambre, lorsque soudain, elle perçut, bien clairement, de gros sanglots étouffés… Elle porta la main à son cœur. Grand Dieu ! ses pressentiments, la veille, ne l’avaient pas trompée. Josephte pleurait, pleurait amèrement, tout près d’elle… Fallait-il qu’elle fût malheureuse


Elle retournait à sa chambre, lorsque, soudain, elle perçut, bien clairement, de gros sanglots étouffés…

pour s’abandonner ainsi seule, à un tel désespoir. Comme Mathilde eût aimé courir auprès de la jeune fille, prendre part à son chagrin, tenter de la consoler. Mais… ce geste de pitié bouleverserait davantage cette enfant restée si farouche depuis les malheurs tragiques de son enfance… D’ailleurs, et Mathilde le constata en soupirant, Josephte avait tout à fait fermé la porte de sa chambre, contrairement à ses habitudes. Elle tenait à souffrir sans témoin… Pauvre petite sœur d’Olivier, si aimante. si discrète, si fière… La patiente bonté de Mathilde allait de nouveau être mise à rude épreuve. Mais cette fois, la jeune femme décidait de passer outre à toute délicatesse… et dès le lendemain ! Elle aiderait, à cette enfant sans expérience, qui avait besoin de direction, en ce moment. Quelle chose grave qu’un mariage sans amour !… Car les sanglots de Josephte, au soir de ses fiançailles, ne prouvaient que trop qu’elle n’aimait pas d’amour Jules Paulet. Peut-être, aussi, y avait-il autre chose… Elle l’apprendrait, coûte que coûte… Elle utiliserait la moindre petite circonstance susceptible de l’éclairer… Mathilde, enfin, regagna son lit en frissonnant… Son grand cœur invoqua la Providence pour cette détresse d’enfant sans mère… et qui repoussait douloureusement toute autre affection compatissante.