XIII. LE TRIOMPHE D’HÉLÈNE PAULET


LE même soir, vers les huit heures, Michel se décida à faire une longue marche. Il travaillerait mieux ensuite à ce discours qu’il comptait donner la semaine suivante à l’Institut canadien. Dans l’après-midi, justement, Charles Laberge, accompagné de Jean-Baptiste-Éric Dorion, était venu le voir à son bureau, afin de fixer définitivement la date de la séance. On avait décidé également d’inviter des dames et des jeunes filles de Montréal. Michel n’avait-il pas spécifié que son travail ressemblerait fort à un récit de voyage, avec des aperçus sur les coutumes américaines et sur la philosophie de la vie que professait ce peuple ? Bref, aucune incursion ancienne dans le domaine politique des chers voisins. Éric Dorion, l’Enfant terrible, avait un peu pincé les lèvres à la suite de la déclaration de Michel ; cependant, en homme courtois, il s’était incliné. Il avait remarqué de sa voix nasillarde et cassée : Qu’importe si la démocratie américaine n’a pas en vous son panégyriste. Vous nous y ramènerez, cher M. Authier, rien qu’à vous considérer. Quoique Canadien français, comme Laberge et moi, vous n’êtes pas nains, même agréables, vous au moins pardon, cher ami, avait ajouté aussitôt ce pince-sans-rire, en saluant son compagnon. Authier, vous êtes solidement bâti, vos muscles sont admirables, vous avez de l’audace, vous allez de l’avant sans ostentation, mais avec tous les espoirs au cœur. Vous désirez goûter à tous les mets qu’on vous servira au banquet de la vie. Ça c’est Américain, ça c’est démocrate tout pur, allez. Nous serons donc heureux de ce que vous apporterez. Mais oui, car ce sera un intéressant travail sur le pays voisin. Tous ne peuvent le connaître comme vous qui y avez vécu longtemps, n’est-ce pas, Monsieur ? ajoutait Charles Laberge, toujours aimable et auquel Michel plaisait beaucoup.

Le jeune homme devait donc se hâter de tout préparer. Il tenait à faire honneur à ses connaissances, surtout à M. Berthelot et aux dames Précourt. Josephte viendrait sans aucun doute. Il lui serait difficile d’agir autrement. Puis si, vraiment, ses sentiments pour Jules Paulet avaient changé de nature, il lui serait facile d’assister sans trouble à cette soirée. Tout de même, elle ne serait pas indifférente au succès de Michel, qui devait son instruction à ce frère jamais oublié, Olivier Précourt, l’héroïque patriote.

Michel marchait d’un bon pas dans la direction du faubourg Québec. Soudain, il s’entendit appeler. Dans la porte d’une voiture s’encadrait la figure de Blanchette Paulet, Il s’approcha vivement pour la saluer. Elle ouvrit la portière et le pria de monter un instant près d’elle.

— Vous êtes de retour, M. Authier ? Quel plaisir de vous revoir au Canada, à Montréal !

— Merci, Mademoiselle. Vous êtes la première jeune fille, sûrement, à qui j’adresse la parole. J’ai été bien pris depuis mon retour.

— Oui, vous avez cette conférence à l’Institut canadien à préparer, à orner. Nous irons vous applaudir bientôt…

— Qui vous a dit…

— Mon petit doigt… Non, non, Charles Laberge, avec qui je viens de causer tout à l’heure. Mais ne partez pas tout de suite…

— Je ne veux pas être indiscret.

— Venez chez nous finir la soirée.

— Je vous remercie, mais, vraiment, je ne puis disposer même d’une heure, Mademoiselle.

— Alors, ne me quittez pas tout de suite. J’attends Hélène qui m’a donné rendez-vous, ici… Ah ! la voici qui descend… Mais… elle n’est pas seule… Voici Jules… Josephte !… Ah ! je vous assure, M. Authier, que je l’ignorais…

— Ne vous troublez pas, Mademoiselle. Je vous en prie, laissez les circonstances produire leur effet… Nous n’y pouvons rien, du reste… Puis, et Michel se pencha vers la jeune fille, je sais que votre frère progresse beaucoup dans sa cour… Vous n’avez donc pas à vous mettre martel en tête à cause de moi…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait la jeune fille qui sentait son cœur battre à la fois de plaisir, de peine et de confusion. Déjà elle voyait les grands yeux bleus de Josephte se remplir d’ombre plus que de surprise.

Hélène Paulet profita de la situation. Ses yeux brillèrent.

M. Authier ! Enfin de retour ! Et voilà que Blanchette a les prémices de notre joie… Si je m’attendais à vous voir ainsi, dans ce logement d’occasion, vous empresser auprès d’elle…

Michel descendit, non sans serrer avec compassion la petite main de Blanchette. La jeune fille était devenue très pâle sous les paroles provocantes de sa sœur. Le jeune homme salua tout le monde avec aisance, même Josephte, qui le regardait avec une sorte de défi douloureux. Il s’excusa de ne pouvoir se joindre à eux tous et répéta qu’il ne pouvait rien distraire de ses soirées d’ici à quelque temps. Il aida à Hélène à monter en voiture, en se gardant bien de lui manifester aucun dépit pour les paroles inconsidérées qu’elle avait prononcées tout à l’heure. Naturellement, Jules Paulet ne quitta pas Josephte d’une semelle et l’aida en tout. Puis, la voiture étant disparue, Michel se prit à marcher à grand pas dans la campagne, le cœur en tumulte… « Oh ! Josephte, Josephte, pensait-il, serait-ce possible. Il la perdrait donc bientôt. De quel air d’amoureux sûr de sa conquête Jules Paulet l’avait regardé, et qu’il avait souri de plaisir en face de l’intervention d’Hélène, qui venait singulièrement compliquer les choses. Avait-elle consciemment ou inconsciemment joué un rôle ? Après tout, se dit Michel, la jeune fille n’était pas responsable de la promenade qui l’avait entraîné, lui, Michel, dans le sillage de sa sœur ».

Il se redressa avec courage. N’était-il pas souhaitable, au fond, que de telles méprises se produisissent ? Et puisqu’elles survenaient, il fallait y faire face avec indifférence… et accepter les réactions de chacun, avec indifférence, stoïquement. Pauvre petite Blanchette tout de même ! C’était elle qu’il fallait plaindre, en tout cela.

Michel travailla peu ce soir-là. Le lendemain, il se garda bien de toute marche. Elle provoquerait peut-être encore des surprises.

Le soir de la conférence sonna. Michel apprit par M. Berthelot que tout probablement l’honorable Louis-Joseph Papineau serait au fauteuil d’honneur, car il aimait, dans des occasions comme celle-ci, à assurer les jeunes de son intérêt… M. Berthelot apporta aussi la nouvelle que Madame Olivier Précourt, toujours retenue à sa maison de Saint-Denis, ne serait pas présente. Michel en eut un véritable chagrin. Il y avait beaucoup de monde, ce soir-là dans les salles de l’Institut canadien. Le groupe des fondateurs de l’Institut et du journal l’Avenir s’y trouvait au complet. On reconnaissait au premier rang, entourant M. Papineau, des représentants des huit instituts créés maintenant à travers tout le Bas-Canada, à Québec, aux Trois-Rivières, à l’Assomption, à Saint-Jean, à Sorel, ailleurs aussi. Éric Dorion, le poète Joseph Lenoir, l’écrivain James Huston, ce bon géant de Papin, député de l’Assomption, auquel l’Enfant terrible s’était bien gardé de faire allusion, en parlant de la haute taille de Michel l’autre jour, tous ces jeunes hommes actifs, aux idées démocratiques, un peu excessives, un peu inquiétantes parfois, avaient été chargés par la Société de recevoir les invités et de bien placer les personnalités accourues. À droite de l’honorable Louis-Joseph Papineau avait pris place Michel. Auprès de lui, on voyait Étienne Parent et Antoine Gérin-Lajoie ; puis à gauche du président d’honneur, Augustin-Norbert Morin, Dominique Mondelet, l’abbé de Charbonnel… Presque toute l’élite intellectuelle de Montréal était présente. Des absences furent constatées… Les idées démocratiques, avec une nuance d’anticléricalisme que venaient tout récemment de professer quelques journalistes de l’Avenir, commençaient à refroidir des amis de cette jeunesse, si intelligente par ailleurs.

Michel parla longuement. Son aisance ne se démentit pas un seul instant, même lorsqu’il aperçut soudain dans l’auditoire Josephte près de Jules. Il intéressa l’assistance, mais sans la passionner, car il évita des éloges dithyrambiques sur la terre américaine, qui auraient plu aux annexionnistes, mais déplu, au contraire, à plusieurs de ses amis, venus l’entendre avec tant de plaisir. Et puis, le jeune orateur, tout en rendant justice au peuple américain, un grand peuple, bientôt, déclara-t-il aux applaudissements de tous, demeurait foncièrement Nouvelle-France, fier de sa race, celle des fondateurs et des découvreurs de la terre canadienne.

Papineau parla. On l’écouta dans un profond silence, interrompu rarement par des applaudissements. Mais lorsqu’il eut terminé, on lui fit une ovation. Car l’assistance, tout en ne se laissant pas prendre, comme les auditoires d’autrefois, à son éloquence réelle, mais un peu pompeuse, n’en restait pas moins admiratrice de cette haute figure canadienne. D’autres personnalités élevèrent aussi la voix. Puis, la soirée prit fin. Les auditeurs se dispersèrent ; les uns sortirent en hâte ; d’autres s’attardèrent. Michel fut accaparé par plusieurs personnes désireuses d’être présentées à ce jeune inconnu qui manifestait beaucoup de talent. Puis, bientôt, M. Berthelot, sa fiancée, Hélène et Blanche Paulet l’entourèrent seuls.

— Blanchette, dit soudain Hélène, excuse-moi, un instant. Je vois un de mes meilleurs danseurs, accompagné de sa sœur. Tous deux me font signe d’aller les rejoindre. Je ne serai pas longtemps auprès d’eux. Attends-moi, ici.

Elle disparut. Sur son passage, elle croisa Jules, soudain.

— Où est Josephte ? demanda la jeune fille.

— Elle cause là-bas, répondit Jules, et m’a prié d’aller faire avancer la voiture, la sienne. Je l’amène à la maison, avec quelques autres personnes. Nous danserons un peu. Si Josephte continue à me sourire, comme elle l’a fait tout à l’heure, je fais la grande demande durant un tour de valse. Je brusque les choses. Je n’en puis plus d’attendre… Et ce Des Rivières-Authier, qui va tout compliquer, peut-être. Quel succès, il vient d’obtenir !

— Josephte s’en est-elle émue ?

— Non. Mais avec les femmes, sait-on jamais ?

— Ce que tu as raison, mon ami. Nous possédons autrement que vous l’art de dissimuler.

— Auras-tu des invités, toi aussi ?

— Certes ! Je vais remplir ma voiture, tout à l’heure.

— Où est Blanchette ?

— Avec l’homme célèbre de ce soir.

— Ce Michel ?

— Oui. Écoute, Jules, il faut que je me sauve. Sans cela, mes invités finiront… Retiens seulement ceci : « Adresse ta demande, ce soir, tu as raison. Et compte sur moi pour la faciliter. Je veille…

— Ne viens pas rien gâter, voyons.

— Au contraire, aie confiance.

Elle disparut en riant. Jules courut remplir le message de Josephte, puis revint près d’elle. Il la conduisit, bientôt, serein à l’extérieur, mais pestant au dedans de lui-même, auprès de Michel. Il le fallait bien. Des félicitations devaient être adressées au jeune homme. Geste courtois indispensable. Tout se passa, néanmoins, à la satisfaction du jeune homme, qui rivait ses yeux étincelants, tantôt sur Josephte, tantôt sur Michel. Mais de côté et d’autre, il ne vit qu’une politesse très froide. Il allait quitter le groupe, avec Josephte à son bras, lorsque sa sœur lui demanda, avec inquiétude.

— Jules, je ne sais ce que fait Hélène. Elle m’a dit de l’attendre ici. Elle ne revient plus.

— Mais, fit Jules contrarié, je crois même qu’elle est partie.

— Partie ! Sans moi ?… s’exclama la pauvre Blanchette. Qu’est-ce que je vais devenir, Jules ?

— Je me le demande, murmura celui-ci. La voiture de Josephte a déjà de nombreux occupants.

La fiancée de M. Berthelot intervint. Elle entoura la taille de la délaissée et s’écria :

— Viens avec Amable et moi. Nous te déposerons chez toi au passage.

— Oh ! non, non… fit celle-ci. Déranger des fiancés, jamais, finit-elle plus bas avec un sourire.

Michel n’avait rien dit jusqu’ici. Mais l’embarras de la jeune fille ne lui échappait point. Il se décida.

— Mademoiselle, c’est moi qui vais régler cette impasse malheureuse. Je vous ramène. Et j’ai plaisir à le faire, je vous assure, ajouta-t-il, avec une certaine chaleur. Il se sentait piqué par l’indifférence de Josephte, et surtout par le sourire ironique qui parut sur ses lèvres, en face de l’invitation qu’il adressait à Blanchette.

— Alors, tout s’arrange pour le mieux, conclut Jules. C’est à croire, remarqua-t-il, avec une certaine malice, où la jalousie avait sa part, que votre perspicace Hélène a combiné ce plan afin de vous laisser le plaisir de revenir tous deux ensemble. Elle n’a pas cette discrétion envers tout le monde, elle est peu sentimentale.

Michel entoura Blanchette Paulet de prévenances. Il la vit, la pauvre petite, essuyer à plusieurs reprises, à la dérobée, des larmes de vexation et de chagrin aussi. Elle comprenait si bien le jeu de sa sœur.

En arrivant à la maison, elle descendit, aidée de Michel. Elle invita le jeune homme à finir la soirée avec leurs invités. À sa grande surprise, il accepta.

Hélène accourut à la vue de Michel et de sa sœur. Au lieu d’être penaude, elle parut enchantée.

M. Authier ! Enfin !… Mais, vous savez, je n’ai pas été inquiète un seul instant… Je savais Blanchette entre si bonnes mains.

— Tout de même, Hélène, tu disposes avec trop de désinvolture des personnes obligeantes.

— Allons, allons, Blanchette chérie… Tiens, vois, M. Authier fronce les sourcils. Ta réflexion lui déplaît. Venez tous deux danser.

— Vous m’excuserez pour ma part, Mademoiselle, fit Michel. Je me contenterai de regarder vos invités.

— Quel dommage ! Un valseur tel que vous ! Que dirait Cellarius, votre maître.

— Vous n’ignorez pas même cela, Mademoiselle. Vous êtes terrible.

— Alors, je vous abandonne un instant. Je vais voir aux autres invités. Viens m’aider Blanchette.

Michel demeura donc seul. Il se glissa près de la porte donnant sur le fond du salon, à proximité de la bibliothèque, et regarda tournoyer les couples. Il aperçut bien vite Josephte. Que son teint lui sembla animé ! Ses yeux se baissaient obstinément. Elle dansait avec Jules Paulet. Mais que lui disait celui-ci avec une ferveur qu’il ne cherchait pas même à voiler ? Tous deux passèrent soudain près, bien près de lui, sans le voir ni l’un, ni l’autre. Et le pauvre Michel put saisir ces mots de Jules : « Josephte, ne me rendrez-vous pas heureux enfin ?… Je vous aime depuis si longtemps… » Michel sentit son cœur se serrer lamentablement, il se doutait pourtant que ce choc l’attendait… Et s’il était entré chez les Paulet, justement ce soir, c’est qu’il voulait savoir si ce malheur était aussi prochain qu’il le croyait. Eh bien ! il pouvait en être sûr, maintenant. La réponse de Josephte n’allait pas tarder. Elle avait donc fini par écouter la voix de la raison… Et même, peut-être, comme on le lui avait rapporté, son cœur était-il maintenant complice de sa raison. « Oh ! Josephte, ma petite Josephte, je ne puis moi faire comme toi, hélas !… Josephte, quelle torture je ressens en ce moment ! » Michel s’enfonça dans la bibliothèque, qui était déserte. Il approcha un fauteuil de la table. Un sanglot monta à sa gorge. Il se jeta dans le fauteuil, étendit les bras sur la table dans un geste de désespoir et y enfouit sa tête en feu.

Une voix tendre, très douce, s’éleva bientôt près de lui : « M. Authier qu’avez-vous ? » Le jeune homme se redressa avec effort. Il regarda, avec des yeux où se lisait son immense douleur, la bonne petite Blanchette.

— Mademoiselle, je vous en prie… laissez-moi… Vous avez devant vous, hélas ! un pauvre être désemparé, qui ne peut même commander à sa faiblesse…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme vous souffrez ! murmura la jeune fille apitoyée en se rapprochant du jeune homme et en plaçant sa petite main dans la sienne. Il la serra doucement, la porta à ses lèvres, puis la retint presque inconsciemment.


Non, non, n’ajoutez plus rien… mais demeurez, car votre compassion me fait du bien.

— Ne me dites rien, reprit Blanchette. Je vous comprends si bien. Une peine comme la vôtre craint le bruit des mots… Pardonnez-moi même ma présence… Ah !… je devine… ce qui…

— Non, non, n’ajoutez plus rien… Mais demeurez, car votre compassion me fait du bien…

Et de nouveau, il porta la petite main sympathique, si discrète jusqu’à ses lèvres. Mais à cet instant, deux personnes pénétrèrent en hâte dans la bibliothèque, Josephte et Jules. Ils reculèrent. Josephte, avec un léger cri, de peine ou de saisissement, qui l’aurait deviné ? Jules avec un bouleversement joyeux… Ah ! qu’Hélène avait bien préparé ce dernier choc que subissait l’affection de Josephte pour Michel. Décidément, le protégé des Précourt ne comprenait rien à une nature raffinée comme celle de son amie d’enfance. Il ne mettait aucune discrétion dans sa conduite… Sans doute, la situation était délicate, mais tout de même, le rôle qu’il jouait auprès de la pauvre Blanchette si éprise n’était guère compréhensible.

Josephte se pencha tout à coup vers Jules. Dans ses yeux, un sentiment indéfinissable de mélancolie se mêlait à une résolution presque fébrile dans sa violence.

— Jules, murmurait-elle, Jules, je consens à ce que vous me demandiez tout à l’heure… Oui, je consens. La jeune fille chancela. Le jeune homme se précipita, la soutint. Il délirait de joie : « Josephte, ma Josephte bien-aimée ! Je ne rêve pas… Vous m’acceptez ! Blanchette, ma sœur, M. Authier, cria-t-il en se retournant, apprenez les premiers le bonheur qui m’arrive, Josephte vient de consentir à devenir ma femme… Je vous présente ma fiancée !… Et se baissant, il baisa, l’une après l’autre, les petites mains de Josephte… Celle-ci demeurait droite, sans un mouvement, les yeux baissés.

Blanchette se ressaisit vite… Elle s’approcha de la jeune fille : « Josephte, Josephte, que venez-vous de promettre ?… J’ai bien entendu ? C’est Jules, Jules, mon frère que vous voulez épouser ?… Et quoi, vous l’aimez… à ce point ? Josephte, répondez-moi, m’entendez-vous ?

Jules s’interposa. « Blanchette, quelles paroles étranges ! Puis, laisse ma fiancée se remettre. Son émotion la bouleverse… je la comprends, je me sens moi-même si ému… Venez dans ce fauteuil, Josephte… Ma chérie, ne faites pas ces yeux immenses… Que regardez-vous, là-bas ? Dites ?

— Michel Authier vient de disparaître, gémit Blanchette. Oh ! pourquoi, pourquoi, ne pas lui avoir épargné cette dernière douleur… Josephte ! Josephte !

— Que dis-tu encore là, Blanchette ? fit son frère stupéfait. Mais… depuis son retour… il me semble que M. Authier t’entourait assez pour que l’on comprenne où son cœur le portait maintenant.

— Tais-toi, Jules, non, non ! Ah ! comme vous vous méprenez tous, tous !… Josephte, écoute-moi… toi, au moins… Hélène entra en coup de vent sur ces derniers mots.

— Mais, dit-elle, que se passe-t-il, ici, justes cieux ?

— Il se passe, répondit Blanchette, des choses… des choses visiblement trop douloureuses… Et soudain la jeune fille éclata en sanglots et s’enfuit à son tour.

— Eh bien, Jules, reprit Hélène, veux-tu bien m’expliquer ce qui arrive ? Blanchette est en larmes. Je ne vois nulle part M. Authier. Et Josephte demeure là, les yeux au loin, on dirait d’une statue…

— Hélène, répondit son frère, qui venait d’obliger Josephte à prendre un peu de vin et qui l’aidait à s’installer confortablement dans une chaise longue, Hélène, viens embrasser la belle et nouvelle sœur que je te donne… Josephte accepte d’épouser ton frère… Ah ! si ma belle fiancée entendait le chant de mon cœur… fou de joie, d’orgueil, de bonheur !

Hélène s’était approchée avec empressement. Elle embrassa avec affection Josephte, puis demeura près d’elle, caressant ses beaux cheveux blonds.

— Jules, demanda-t-elle d’une voix étrangement mesurée, lointaine, connais-tu la raison du chagrin violent de Blanchette ?… Je n’en reviens pas. Et que veulent dire les mots incohérents qu’elle a prononcés ?

— Je ne le sais pas plus que toi, Hélène… Tout semblait aller, au contraire, au gré des désirs de notre sœur. Ma fiancée et moi, nous l’avons trouvée, ici, en conversation très sentimentale avec Michel Authier… Nous avons même reculé… Josephte et moi… à leur vue. Nous semblions indiscrets, n’est-ce pas. Ma bien-aimée, finit Jules, en s’adressant à Josephte ?

— Oui, répondit celle-ci, la voix éteinte, et parlant pour la première fois… Il n’y avait pas à s’y méprendre… Jules, continua-t-elle avec agitation, nous ne nous sommes pas mépris, comme vient de le crier Blanchette, oh ! non, non, n’est-ce pas ?… Ce serait trop affreux et cruel… si cruel ! Jules…

— Voyons, ma bien-aimée, calmez-vous !… Blanchette a été tragique de façon incompréhensible… Sa nervosité est maladive d’ailleurs depuis quelque temps… Nous savoir fiancés, de façon aussi soudaine, l’aura sans doute affolée jusqu’à cette incohérence. Et ses sanglots, comment les expliquer, alors qu’un frère qu’elle dit tant aimer, est au comble du bonheur ?… Non, non, Blanchette est souffrante, ce soir… Demain, nous la verrons tout autre, croyez-moi.

— Et Michel Authier ? demanda avec la même lenteur mystérieuse Hélène Paulet.

— Ah ! je t’en prie, ma sœur, laisse ce monsieur en paix… Il s’est enfui… Un point, c’est tout. En cela, au moins, il a montré de la discrétion.

— Michel ! Michel ! gémit soudain Josephte, en se voilant la figure de ses mains tremblantes, oh ! taisez-vous, tous deux, n’en parlez plus jamais, jamais devant moi. Un sanglot se fit entendre.

— Ma bien-aimée, dit Jules, en s’agenouillant près de la jeune fille et en faisant signe à sa sœur de s’éloigner, ne vous troublez pas. Non, vous n’entendrez plus ce nom… Je vous le promets… Vous n’entendrez que les noms qui ramèneront de la joie au fond de vos pauvres yeux… Souriez-moi, Josephte… je suis si heureux, moi… si profondément heureux. Puis, je veux vous ramener chez vous… Vous avez besoin de repos… Vous êtes mienne maintenant… je veille sur mon trésor… Josephte ! Ah ! le pauvre petit sourire… tout mouillé de larmes… Mais je ne veux pas être exigeant, ce soir. L’immense don que vous venez de me faire vaut mille fois toutes les autres faveurs réunies… Ma bien-aimée ! Mon amour, si vous saviez, comme il s’enveloppe à la fois de patience et de ferveur… Je ne saurai plus rien vouloir en dehors de votre chère volonté… Venez, venez, Josephte ! —