XVI. — L’INCENDIE DU PARLEMENT À MONTRÉAL LE 25 AVRIL 1849


Quelle effervescence dans les rues de Montréal dès le début de l’après-midi du 25 avril 1849. Une sorte d’allure fébrile gagnait tout ce monde qui passait par groupes de plus en plus compacts. L’on se massa bientôt aux abords du parlement. Par instants, les voix s’y élevaient très hautes. La discussion devenait d’une violence extrême. Chaque député était signalé par la foule, à son entrée. Pour les uns, la haine populaire se manifestait par de sourds grognements ; d’autres étaient accueillis par des rires insultants et des quolibets. L’arrivée des ministres, qui s’amenèrent en corps, fut annoncée d’avance. Ils passèrent préoccupés, distraits, quelques-uns presque renfrognés, au milieu du silence très lourd de la foule, qui ne le rompit pas tout de suite dès que la porte se fut refermée sur La Fontaine et Baldwin, parus les derniers. Soudain, on entendit venir l’équipage du gouverneur. Cette fois encore, le peuple s’abstint de bruyantes manifestations. Un murmure hostile gronda seulement. Lord Elgin salua à maintes reprises avec son affabilité habituelle. Chaque fois qu’il soulevait son chapeau, son large front apparaissait couvert de nuages. Il se doutait que le geste de fermeté qu’il allait poser, serait accueilli de façon alarmante pour la sécurité publique, par ces tories fanatiques qui avaient su ameuter tant d’esprits intolérants incapables de comprendre que le droit et la justice n’existaient pas seulement pour eux, ou se manifestaient de façon différente dès qu’il s’agissait des victimes françaises de la rébellion de 1837-1838. Une fois le gouverneur et sa suite disparus dans l’enceinte parlementaire, la foule devint moins dense aux alentours de l’édifice. Des mots d’ordres furent donnés et bon nombre des émeutiers allèrent stationner à l’entrée des rues avoisinantes. D’autres groupes de meneurs s’approchèrent très près, au contraire, des portes du parlement, guettant les premières nouvelles au sujet de la sanction de cette inconcevable loi d’indemnité aux victimes du Bas-Canada. Vers cinq heures, un cri sinistre, répercuté aussitôt par des centaines de voix, fit onduler de façon terrible cette foule aux abois. On comprit que le gouverneur venait de passer outre aux sévères avertissements, et que la loi était bel et bien sanctionnée ! Peu à peu les menaces, les vociférations les plus diverses, les injures montèrent à un diapason qui devint assourdissant. On entendait ici et là, des bribes de phrases : « Le traître Elgin n’a pas reculé. Le crime est accompli »… Ou bien : « En route pour afficher notre juste colère, pour couvrir de placards incendiaires tous les murs des rues, à commencer par la façade du parlement »… Et encore : « Que d’autres demeurent et usent de sales projectiles pour mieux couvrir de honte le gouverneur et ce ministre sans conscience. »

Et l’on passa de ces décisions violentes à l’exécution. Partout, la foule se livrait au tumulte, aux actes de brutalité. Qu’il fût difficile à lord Elgin de se rendre à sa voiture, toute proche pourtant, et escortée par des aides de camp, qui, eux reçurent, de façon indigne, dégoûtante, des centaines d’œufs, dont la foule en colère se plaisait à les couvrir. Des roches soudain furent lancées avec force sur l’équipage du gouverneur, mais parti aussitôt, au grand trot des chevaux, il fut peu atteint. Les membres du parlement eurent leur part des avanies de ces terribles manifestants. Mais comme on commençait à se disperser dans la hâte de lire les affiches, plusieurs députés furent épargnés. Chaque placard fut entouré de groupes serrés qui applaudissaient. Sur un grand nombre se lisait une convocation d’urgence de tous les vrais Anglais de Montréal pour une assemblée tenue à huit heures, le soir même au Champ de Mars. Des mesures extraordinaires seraient prises, du consentement unanime des personnes présentes, contre l’indigne gouverneur Elgin « ce pantin entre les mains déloyales de La Fontaine », et qu’appuyait un ministère ennemi de la Couronne anglaise.

Durant cette journée orageuse, les dames Précourt avaient reçu quelques visites. On devisa beaucoup des menaces terribles qui rendraient précaire, peut-être, le ministère Baldwin-La Fontaine… On citait le dévouement à toute épreuve des amis du grand homme d’État canadien. Et comme une amie intime de Mme Charles Coursol, née Taché, se trouvait parmi les visiteuses des Précourt, on entendit parler fréquemment d’Amable Berthelot, et de son jeune et charmant clerc, Michel Authier… Les petites mains de Josephte se crispèrent sur le bras du fauteuil au souvenir poignant de Michel… Pauvre Josephte !

Que la journée, sa deuxième journée seulement, de fiancée soi-disant heureuse, lui avait semblé longue, pénible, remplie de sombres perspectives ! Un peu d’inquiétude la tenait quoi qu’elle fît pour en bannir la pensée, au sujet de Michel, qui ne refuserait pas d’aider au péril de sa vie ce La Fontaine qu’il admirait si profondément. Ces tories exaltés, à quels excès ne se porteraient-ils point, une fois la loi d’indemnité sanctionnée ?

Une autre raison remplissait le cœur de la jeune fille, de mélancolie, de regrets toujours étouffés lorsqu’ils reparaissaient.

Le matin même, vers onze heures, elle était allée voir Blanchette, encore un peu souffrante et triste, si triste depuis la scène des fiançailles. La démarche lui avait coûté. Mais Jules avait insisté pour qu’elle accordât cette marque d’affection à sa sœur, l’assurant qu’elle trouverait Blanchette seule, car Hélène était partie pour la journée, avec des amies. De plus, il comptait sur sa fiancée pour décider sa sœur à les accompagner, à un petit dîner, le soir même, chez des parents, qui avaient aussi invité Mesdames Précourt et Paulet. La demeure de ces parents se trouvait presque en face de la maison du premier ministre, Hippolyte La Fontaine, et on serait sans doute en mesure d’avoir d’excellentes nouvelles de la marche des événements, le jour de la sanction de la loi d’indemnité.

Quelle entrevue émouvante fut celle des deux jeunes filles qui aimaient Michel !… Très embarrassées, au début, la droiture du caractère de chacune vint à l’aide. Rien ne fut bientôt dissimulé autour des petits incidents qui avaient amené la méprise tragique et finale de Josephte. Blanchette s’alarma, à la vue de la figure tirée de la fiancée de son frère. Elle tenta de provoquer, avec sa douceur pénétrante, quelques confidences. Elle comprenait si bien, quel bien en eût résulté pour la jeune fille. Mais Josephte ne voulut rien avouer, rien confier, rien expliquer même, souriant avec tristesse à la bonté compatissante de son amie. Mais qu’elle lui était reconnaissante, et elle le lui dit des larmes dans les yeux, d’avoir ainsi réhabilité Michel dans son esprit. Elle n’osait ajouter « dans son cœur, » car elle s’était juré d’être loyale, même dans les petits détails, au fiancé qui l’aimait sans partage, sans avoir jamais jeté les yeux, ni témoigné la plus petite affection à toute autre jeune fille, plus belle, pourtant et plus charmante qu’elle. Mais, malgré ses efforts, dans la journée, son cœur s’était chaque fois serré en songeant au chagrin que devait ressentir Michel de s’être vu si complètement méconnu par sa petite amie d’enfance. Et plus jamais elle ne pourrait s’en expliquer librement avec lui. Car sans doute, sortirait-il bientôt complètement de sa vie. « Mon Dieu, mon Dieu, se répétait en soupirant Josephte, on me croit une fiancée au comble du bonheur, et je ne ressens au fond de mon cœur, qu’angoisses, doutes, tristesses, et… remords… Michel, pardon, Michel !… Ah ! tu as toujours valu mieux que moi… »

À six heures, Jules sonnait à la porte des Précourt. Sa voiture stationnait tout près, et l’on y voyait, assise près du cocher la blonde et pâle Blanchette, qui avait finalement cédé au désir de son frère. Mais peut-être la jeune fille avait-elle un autre motif, secret celui-là, de se rendre chez ses parents. Car Jules avait apporté de terribles nouvelles au souper. L’émeute, à cause de la sanction de la loi d’indemnité, allait prendre des proportions terribles tous le craignaient, à l’issue, ce soir, de l’assemblée du Champ de Mars… Une conversation qu’avait entendue Jules, il y avait une demi-heure à peine, par deux émeutiers influents, laissaient entrevoir des représailles non pas prochaines, mais immédiates. Blanchette, en écoutant son frère, se disait que rester à la maison ce soir-là, la rendrait folle d’inquiétude, et pour sa mère, et pour Jules et Josephte qui se trouveraient non loin du théâtre des hostilités et aussi pour… pour Michel ! s’avouait en soupirant beaucoup Blanchette. Il courrait défendre les assiégés, elle le devinait, là où on le prierait de le faire, sans aucun égard pour sa sécurité, l’âme désespérée, et ne tenant plus à grand’chose depuis qu’il avait perdu irrémédiablement Josephte… Les lèvres de la jeune fille, cependant, devaient rester closes vis-à-vis des dames Précourt. Son frère le lui avait fait promettre. Car après tout, si ces sinistres prévisions, ces conversations menaçantes, n’aboutissaient à rien de tragique, pourquoi troubler le calme d’une soirée, si agréable d’ordinaire chez ces parents des Paulet.

La soirée débuta de façon paisible. Un peu d’alarme traversait les physionomies cependant. Jules reprochait amicalement à sa fiancée de prêter davantage l’oreille aux bruits de la rue, qu’aux paroles qu’il lui adressait. Un peu après neuf heures, de violents coups de marteau furent frappés à la porte de la maison. En même temps, on perçut au dehors des pas précipités, des cris d’appels, et bientôt, une clameur horrible, encore lointaine, s’entendit. Elle agrandissait sans cesse.

Tous se trouvèrent debout, les yeux remplis d’effroi… Ciel ! que se passait-il donc ? Jules courut ouvrir. Le maître de la maison suivit plus lentement. Deux amis de Jules Paulet entrèrent et montèrent au salon sans qu’on les y invitât, surexcités, affolés. Ils racontèrent quels événements terribles se passaient, à Montréal à cet instant même : le parlement était en feu, les députés en fuite, la police impuissante jusqu’ici, et un grand nombre d’émeutiers se dirigeaient, maintenant, vers la maison du premier ministre… « Heureusement, ajouta un des jeunes gens, que les amis dévoués de M. La Fontaine font en ce moment disparaître celui-ci, ainsi que sa femme, et qu’ils se disposent ensuite à empêcher tout dégât considérable à la maison de notre homme d’État, si parfaitement incompris de ces brutes de tories… »

Le bruit grandissait sans cesse dans la rue, à mesure que les jeunes gens parlaient. Soudain le mot « fire, fire ! » retentit avec un ensemble formidable. C’était une foule, maintenant qui passait sous les fenêtres où se tenaient, affolés, ne sachant quel parti prendre, les parents et les amis des Paulet.

Soudain, Josephte poussa un cri d’angoisse terrible. Elle pointa un groupe, non loin d’elle, et tous reconnurent à la lueur des torches que l’on portait, Amable Berthelot, Michel Authier, Charles Coursol, messieurs Chauveau et Cauchon… Quelques militaires étaient avec ce groupe des amis fidèles de La Fontaine. On semblait guetter quelqu’un ou quelque chose. Mais tout à coup des flammes s’élevèrent au-dessus du mur qu’entourait la propriété La Fontaine. À cette vue, l’on vit Michel Authier, se détacher du groupe et s’élancer en avant en criant à ses amis : « Faites diligence pour les pompiers. Je cours sauver certains papiers importants ».

Blanchette, plus morte que vive, entendit elle aussi ces propos, et comprit à quel geste héroïque se décidait Michel. Elle pressa contre elle Josephte défaillante, en murmurant : « Viens à l’intérieur, Josephte. Nous allons prier… Quelle scène terrible ! »

Mais Josephte la repoussa. « Je veux savoir ce qu’il advient de Michel, moi. Laisse-moi, Blanchette, je veux courir là-bas… J’étouffe ici… Oh ! Michel, Michel, reviens… Michel ! » Madame Précourt saisit Josephte à son tour. « Ma petite fille, reviens à toi… je t’en prie… Oh ! tais-toi de grâce, voici Jules… »

Mais rien ne comptait en ce moment pour Josephte. Michel, elle ne voyait que lui ; le danger qu’il courait. Une subite et douloureuse révélation éclatait. Elle n’avait jamais aimé ; elle n’aimerait jamais que Michel…

— Jules, cria-t-elle, en tendant les mains vers lui, avec désespoir. Jules, pardonnez-moi… Mais Michel est en danger… Michel, et je l’aime, je l’aime plus que tout au monde… Oh ! Jules, qui me conduira près de lui. Michel…Jules, pitié !…

Et la jeune fille défaillit soudain. Il fut providentiel cet évanouissement car l’affolement, la stupéfaction de Jules, sa jalouse exaspération contre Michel, qui venait de détruire irrémédiablement son bonheur… furent pénibles à constater dans cette figure où la rage et la douleur se confondaient. Blanchette pleurait silencieusement près de son frère. Elle le suppliait tout bas de la ramener au plus tôt à la maison… Mais le jeune homme demeurait immobile… ses lèvres exsangues murmuraient… Ingrate Josephte !… Perfide Josephte… Josephte… Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Mais les circonstances s’apparentaient de plus en plus à la tragédie et ne laissaient aux maîtres de la maison et à ses invités aucune liberté d’agir. On entendait très bien maintenant la lutte des pompiers… Elle semblait dure…

Tout à coup, alors que Josephte revenait à elle et se pressait, tremblante, les yeux sans regards, tout contre Mathilde Précourt, l’on entendit un groupe s’approcher à pas rapides de la maison. Un homme précédait ce groupe : « Une voiture, une voiture, criait-il, nous avons un blessé, considérablement brûlé… L’hôpital n’est pas loin. »

Jules descendit comme un fou, en criant : « La mienne est à votre disposition, Messieurs. » tandis que Josephte en pleurant, et gémissant, murmurait à sa cousine : « C’est Michel, cousine, le blessé… C’est Michel, mon cœur me le dit… par pitié… suivons-le… à l’hôpital… N’importe où… Je le puis, maintenant… Michel vit… C’est tout pour moi. Il vit… Merci, Mon Dieu ! Il fallut toute l’affectueuse sollicitude de Mathilde pour avoir raison de ce désir fou de Josephte, impossible à satisfaire pour l’instant, car enfin la force militaire accourait partout pour mettre l’ordre, s’offrant à reconduire à leur maison seulement tous les citadins que l’émeute avait surpris en dehors de leur foyer.

Mathilde en profita pour ramener ainsi Josephte. Elle laissait chez des parents dévoués la pauvre Blanchette encore toute désemparée. Jules n’avait pas reparu. Pourquoi serait-il revenu, d’ailleurs, sinon pour torturer inutilement son cœur et ses yeux. Tout était bien fini entre Josephte et lui.