XI. — UNE VISITE INATTENDUE


Le lendemain de cette excursion malencontreuse, le soleil se montra resplendissant. Mais la neige, très abondante dans les rues, enlevait un peu de charme à cette belle température de fin décembre. Michel, très anxieux, au sujet de Josephte, que les événements de la veille avaient dû bouleverser et même rendre malade, aurait désiré prendre de ses nouvelles dès la matinée. Mais il n’osait se présenter chez les Paulet, avant quatre heures, au moins, dans l’après-midi. Adroitement, il avait questionné son patron, M. Berthelot, sur la soirée de la veille, et en avait appris à peu près ce qu’il voulait savoir. Oui, Jules Paulet et Josephte Précourt, qui avaient eu à subir l’ennui d’un léger accident, n’était entrée qu’à neuf heures chez le Juge Bédard,

Le jeune Paulet avait joué à l’invalide intéressant avec son poignet bandé. Blanchette, sa sœur, paraissait très très mélancolique, sans doute à cause du contretemps. Au contraire, Hélène Paulet montra, à l’arrivée de son frère, je ne sais quelle mauvaise humeur. Chacun se demandait pourquoi. Car, au début de la soirée, en parlant à tous de l’accident survenu à son cher Jules, elle souhaitait en riant à ses amies, un amoureux aussi ingénieux que celui-ci. Cet accident qui le laisserait en compagnie de Josephte, sans témoin, durant peut-être de longues heures, ne pouvait que hâter un dénouement heureux… Ah ! ce Jules, quel esprit pratique il avait en amour ! « Entre nous, Authier, avait ajouté M. Berthelot, la jolie Hélène Paulet a manqué de tact. Mlle Précourt se trouvait vraiment dans une situation délicate, pourquoi y avoir fait ainsi publiquement allusion ? À moins, que Mlle Paulet n’ait voulu faire flèche de tout bois, chacun sait qu’elle désire fort le mariage de son frère avec la belle héritière de la rue Notre-Dame… »

Dans l’après-midi, Michel rentra un peu en retard à son bureau, il en avait d’ailleurs prévenu à l’avance M. Berthelot. En se rendant à la petite pièce que son patron avait récemment aménagée pour lui, il sembla au jeune homme que la visiteuse que recevait en ce moment M. Berthelot ne lui était pas inconnue, la voix ressemblait étrangement à celle de madame Précourt. Michel haussa les épaules. Décidément, cela tournait à l’obsession. Il ne songeait plus qu’à ces dames. Sur son bureau, Michel aperçut une lettre dont la haute et large écriture lui était familière. Madame Rodolphe Des Rivières lui écrivait de nouveau. Pourquoi ? Le jeune homme se hâta de prendre connaissance du message. Oui, cela pressait, la veuve de Rodolphe Des Rivières requérait dans le plus court délai possible la présence aux États-Unis, et les services légaux de Michel. Lui seul saurait faire comprendre à un tribunal l’état particulier de ses affaires. D’ailleurs, le séjour du jeune homme durerait deux ou trois mois, pas beaucoup plus.

Un pli soucieux se forma sur le front de Michel. Ce voyage ne lui plaisait guère en ce moment. Josephte aurait peut-être encore besoin de son assistance. D’ailleurs son voisinage, l’espoir d’une rencontre fortuite étaient devenus indispensables à son repos. Il avait aussi des intérêts matériels à surveiller. Depuis quelque temps, il mettait au point certains papiers particuliers que lui avait confiés M. Berthelot au nom de Sir Louis-Hippolyte La Fontaine. Il avait réussi à satisfaire jusqu’ici les désirs du grand homme d’État, et une vague promesse était montée aux lèvres de celui-ci au sujet du jeune Américain « qu’il ne perdrait point de vue », disait-il. Son patron s’était montré heureux en lui répétant les paroles de Sir Louis-Hippolyte et en augurait bien pour l’avenir. « Pourvu que les événements vous servent ». J’ai confiance que votre situation s’améliorera bientôt, en avait conclu le bon Amable Berthelot.

Michel se leva et alla appuyer son front contre la vitre. Oui la lettre de Mme Des Rivières lui semblait inopportune, mais hélas ! pouvait-il refuser une semblable requête ?

Un léger bruit fit retourner Michel. Il faillit s’exclamer tout haut et son cœur se mit à battre avec force. Josephte Précourt se tenait debout près de son bureau, très pâle, mais dans une attitude fort résolue.

— Bonjour Michel. Je ne vous dérange pas trop, j’espère ?

— Josephte !… Que venez-vous faire ici ? demanda avec un peu de brusquerie le pauvre Michel.

— Je vais vous le dire. Puis-je m’asseoir ?

— Vous êtes seule ?

— Non, cousine Mathilde est en conférence d’affaires avec M. Berthelot.

— Ah !

— Michel, ma visite vous déplaît…

— Qu’êtes-vous venue faire ici ? Je le répète.

— Michel !

— Que diront vos amis s’ils apprennent cette… cette inconvenance ?

— Inconvenance !

— À mon grand regret, comment qualifier cette démarche ?

— Bien. Si vous ne voulez pas être plus conciliant, je vais m’éloigner.

— Je m’excuse de ma brusquerie. Je m’attendais si peu…

— Au revoir, Michel. Mais que faites-vous ?… Ouvrez-moi la porte, s’il vous plaît.

— Non, restez, Josephte. Vous n’êtes pas venue sans raison. Je veux savoir pourquoi maintenant.

— À quoi bon parler ? La contrainte que vous vous imposerez ne facilitera pas les choses.

— Ce ne sera pas une contrainte, vous le savez très bien, murmura tristement Michel, en passant avec lassitude la main sur son front.

— Je sais si peu de chose du Michel que vous êtes devenu, si brusque, si lointain, si…

— Écoute, Josephte, interrompit d’un ton exaspéré Michel, tu ne veux pas… Mais qu’as-tu ?

— Michel, enfin, tu abandonnes ce vous qui résonnait étrangement à mes oreilles.

— J’ai tort. Tu es une jeune aristocrate. Tes amis pourront railler tes anciennes connaissances… Que suis-je, moi !

— Peu importe ! Alors, je puis m’asseoir dans ce fauteuil ? C’est le tien ?

— Ou celui des clients.

— Tu as des clients ?

— Mais oui, parfois.

— Des clientes aussi ?

— Comme en ce moment.

— Tu les reçois comme tu m’as reçue ?

— Qu’as-tu à me confier, Josephte ? Parle maintenant puisque tu as fait l’assaut de mon bureau et que j’avoue ma défaite.

— Comme autrefois, Michel, quand je décidais que tu passerais par mes volontés.

— Josephte, sais-tu que…

— Eh bien…

— Hier, tu n’as pas deviné, je suis sûr, pourquoi j’ai refusé de pénétrer dans cette grange abandonnée où tu te tenais ?

— Jules m’a dit qu’il y avait dans tes yeux, en regardant le vieux bâtiment ainsi qu’une sorte d’épouvante… Il n’y comprenait rien.

— Josephte, c’est toute la scène de notre fuite de Saint-Denis, au lendemain de la bataille, que j’ai revécue. Nous avions dû nous réfugier, si tu te souviens, dans une pareille grange abandonnée.

— Le passé te ressaisit parfois ?

— Josephte !

— Michel, je te suis profondément reconnaissante, je t’assure, en ce moment. Tu m’as tirée, hier soir, d’une situation si pénible qu’à seulement y songer ma rancune n’existe plus… Crois-tu que je serais près de toi sans cela, que j’en viendrais même à te demander une explication. Car je brûle du désir de te poser une question…


Michel je brûle du désir de te poser une question…
— Pose-la, dit en souriant Michel.

— Pose-la, dit en souriant Michel.

— Tu y répondras ?

— Peut-être !

— Il me faut une promesse.

— Je n’engage pas ma parole d’avance.

— Il le faut, Michel. Sinon…

— Sinon ?

— Je te quitterai et une sorte d’abîme se creusera de nouveau entre nous.

— Tant de choses nous séparent, Josephte.

— Plus de choses encore nous rapprochent.

— Tu parles comme une enfant gâtée, qui ne connaît la vie qu’à travers les barreaux dorés de sa cage.

— Prisonnière de son ignorance, de sa naïveté, n’est-ce pas ?

— De son inexpérience.

— Promets de répondre Michel ? Accorde-moi au moins cela ?

— Soit. Mais j’exige la réciproque. Il se pourrait, moi aussi, que je veuille te questionner.

— Je répondrai.

— Que veux-tu savoir, Josephte ?

— Michel, pourquoi m’as-tu écrit cette lettre si brève, si froide… il y a de cela bien longtemps, hélas ! Ce fut la dernière que j’aie jamais reçue de toi. Car je n’ai pas eu la force d’y répondre… Pourquoi, Michel, as-tu agi ainsi ?

— Josephte, c’est que, soudain, la vie m’a révélé beaucoup de choses. Je ne pouvais plus espérer devenir ton égal, socialement parlant. Tôt ou tard, tu me délaisserais pour quelque beau jeune homme riche… Il fallait donc, au plus tôt, rétablir les distances. Et je préférais que ce fût fait par moi, non par quelques jeunes mondains dédaigneux comme l’autre soir, chez toi.

— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ces vilaines résolutions ? Tu avais le droit de te les imposer, à toi, non à moi, du moins pas sans m’en avertir.

— Mais, justement, je comptais bien que tu m’en voudrais. Ta rancune te séparerait un peu plus chaque jour de moi. Puis tu oublierais…

— Pauvre Michel ! Tes réflexions, tes résolutions, toute la sagesse du monde, d’ailleurs, pourront-elles jamais empêcher le passé d’avoir été ce qu’il a été ? Le jour où mon frère Olivier a mis ta main dans la mienne, en te recommandant de bien veiller sur moi, ce jour-là, Michel, je suis devenue plus que ta petite sœur, j’étais une petite épave vaincue par la tempête, brisée, anéantie, qui allait te devoir tout, qui n’avait plus que toi pour ne pas faire naufrage complètement… Ah ! Michel. Michel, est-ce qu’on peut oublier de pareils instants ? finit Josephte, les yeux pleins de larmes.

— Tu n’es pas raisonnable, Josephte… Calme-toi, je t’en supplie.

— Je ne me féliciterais pas d’être raisonnable en ce moment.

— Mais où veux-tu en venir avec ces navrants souvenirs ?

— À ceci. Jamais, Michel, jamais, tu entends, je ne pourrai penser à toi avec indifférence,… que je t’aime ou non… voilà ! Jamais tu ne cesseras d’être celui qui me sauva, en des heures terribles, de la faim, de la folie, de la mort… que sais-je ?

— Josephte, je n’aurais pas dû revenir au Canada, s’exclama Michel en se levant, très ému, lui aussi. Il se tint un instant près de la fenêtre le dos tourné.

— Je t’en prie, comprends-moi bien.

— Tu étais plus heureuse, lorsque je me tenais loin de toi, reprit le jeune homme, en venant reprendre son siège, le front soucieux, les yeux fuyants… Tu étais aimée, tu aimais peut-être ?

— Ah !… C’est là sans doute une des questions que tu veux me poser ?

— Oui.

— Il s’agit de Jules Paulet ?

— Oui.

— Si je l’eusse épousé, Michel, pour une raison que j’ignore encore, il m’eût fallu lui raconter notre navrante et belle histoire… Ce n’eût été qu’honnête de ma part.

— Comme tu es étrange, Josephte.

— La tragédie qui a encerclé mon enfance m’a façonnée de façon particulière. Qu’y puis-je ?

— Josephte, il faut oublier ces heures, ne le vois-tu pas ?

— Non !

— J’y joue un rôle que je bénis sans doute, mais tout a si bien changé maintenant. Je suis devenu un clerc obscur, que l’on tolère seulement parmi tes relations. Tu es riche, je suis pauvre, tu connais…

— Michel, je ne puis te laisser parler ainsi, cria Josephte.

— Au contraire ! Josephte. Et puis, pourquoi ne pas te le dire, Jules Paulet serait un bon mari… Il t’aime sincèrement, je dois lui rendre cette justice.

— Tais-toi, Michel.

— As-tu peur de la vérité en tout ceci ?

— Tu n’as pas le droit de me dicter ma conduite. Je ne te demande aucun conseil…

— Je le sais, Josephte. Excuse mon indiscrétion.

— Quoi qu’il en soit, Michel, je suis contente, d’avoir déchargé mon cœur. Nous nous reverrons sans nous heurter maintenant.

— Josephte, je retourne demain aux États-Unis.

— C’est notre conversation qui te décide ainsi…

— Non. Madame Rodolphe Des Rivières m’y rappelle pour régler des affaires urgentes. Il m’est impossible de la refuser.

— Tu reviendras bientôt ?

— Si je reviens…

— Michel !

— Il est certain que la loi d’indemnité aux victimes de 1837-1838, qui sera bientôt adoptée, paraît-il, me ramènera encore à Montréal.

— Nous écriras-tu durant ton absence ?

— Tu m’excuseras, Josephte. À quoi bon des relations épistolaires en ce moment…

— Ta sagesse est admirable.

— Ne raille pas, Josephte.

— Bien. Mais si tu venais, maintenant, pria Josephte qui se levait, saluer cousine Mathilde et… nous souhaiter la bonne année… nous sommes au trente décembre, tu sais… finit la jeune fille en souriant bravement.

— Avec plaisir. Allons, Josephte !