X. — UNE EXCURSION DRAMATIQUE


— Je puis entrer, Blanchette ? demanda Hélène Paulet qui frappait à la chambre close de sa sœur. Trois semaines s’étaient écoulées depuis le bal des Précourt.

— Entre, Hélène.

La porte fut poussée vivement et la jeune fille qui avait son manteau de fourrures, un bonnet de laine blanche et un manchon à la main, eut une exclamation de dépit, en voyant sa sœur encore assise, les yeux perdus, sur le pied du lit où l’on voyait ses vêtements de sortie.

— Tu n’es pas raisonnable, Blanchette. D’une minute à l’autre, on viendra nous chercher.

— Cette promenade en sleigh, à Longueuil, ne me plaît pas.

— Pourquoi, mais pourquoi ? Nous sommes à la fin de décembre. Le fleuve n’est plus qu’une glace solide. Nous reviendrons, ce soir, par un beau clair de lune…

— Que veux-tu ? C’est justement lorsque tous les éléments de réussite crèvent les yeux que je songe à m’inquiéter.

— Tu n’es pas un peu folle ? Pardonne-moi d’être aussi franche.

— Pressentiment et folie sont donc synonymes ? Depuis quand ?

— Ma pauvre Blanchette, ton pressentiment a un autre nom, va.

— Tiens !

— Oui, tu es déçue parce que Michel Authier a repoussé toutes tes avances pour cette excursion. Pourtant, tu devrais te convaincre qu’il n’aime plus à sortir avec personne.

— Oh ! mes avances… Et les tiennes ?

— Ce ne sont pas des avances, quant à moi, que je me permets… Je m’impose, je l’enlève à sa solitude et il me suit bon gré mal gré.

— Combien de fois as-tu réussi à ce jeu ?

— De rares victoires me suffisent. Et puis, il faut que je ménage les petites colères de Josephte…

— Où prends-tu cela que Josephte soit aussi mécontente ? Quelle imagination !

— Pas du tout. Jules a pincé cela, comme moi.

— Jules n’a jamais pu souffrir notre bel Américain.

— En tout cas, l’autre soir, alors que nous revenions en voiture Michel Authier, Josephte, Jules et moi, de la réception chez Madame Georges-Étienne Cartier il y eut deux personnages qui jouèrent au silence jusqu’à la fin : Michel Authier et Josephte Précourt. Les Paulet s’ingéniaient en vain auprès d’eux. Les yeux de Jules, tu le penses bien, lançaient des éclairs du côté de mon compagnon.

— Et celui-ci ?

— Il regardait avec une sorte d’horreur, chaque fois qu’un réverbère nous permettait de voir quelque chose le bras de Jules passé affectueusement sous celui de Josephte.

— Alors, les affaires de cœur de notre frère vont bien ?

— Je ne sais pas. C’est à y perdre son latin, Josephte Précourt est si différente d’une rencontre à l’autre. Jules ne l’aurait jamais crue aussi fantasque… il a même prononcé, l’autre soir, dans un moment de vexation, alors qu’il la quittait et voulut baiser sa main, le mot de : coquetterie. J’aurais prononcé, moi, celui de pudibonderie.

— Michel Authier était-il présent ?

— Non.

— Alors, je comprends.

— Tu comprends quoi ?

— Que Josephte Précourt loin d’être coquette s’est montrée sincère. Elle aime toujours Michel, va. Ou plutôt, elle le préfère, à notre frère. Quand Michel est là, tu n’as donc pas remarqué qu’elle exagère son attitude de jeune fille qui aime et est aimée.

— Et Michel, clairvoyante diseuse de bonne aventure, est-ce qu’il aime Josephte, plus… que toi, lui aussi ? Est-ce qu’il exagère parfois ?

— Ah ! ah ! ah ! moi ! Voyons, Hélène, tu sais bien que sa partialité à mon égard tient à ma légère ressemblance physique avec Josephte. Il me l’a presque avoué, un soir.

— Si j’étais à ta place, ce que j’utiliserais ce penchant…

— Oui, mais tu n’y es pas.

— Non, je l’amuse, moi, seulement. Je le sors un peu de lui-même, parfois. Mais c’est tout. Sais-tu, Blanchette, je souhaiterais parfois faire naître un de ces événements qui déciderait du mariage de Jules avec Josephte.

— Un événement ? Que veux-tu dire ?

— Cet événement, tu le penses bien, serait fortuit… mais en le mettant en lumière sous tel ou tel angle, il n’y aurait plus qu’une solution : des fiançailles immédiates, puis le mariage.

— Quel verbiage sans queue ni tête, ma pauvre Hélène. Allons, descends. Il fait chaud vêtue comme tu l’es. Je te rejoins dans cinq minutes.

— Parfait. À tantôt.

— Une minute, Hélène. Jules ne va pas se servir de son petit sleigh à deux places seulement. Josephte sera mécontente.

— Mécontente ou non, elle y montera. Allons, donne une chance à Jules de plaider sans témoin sa cause. Et puis, nous serons, au moins, autour d’eux une dizaine de voitures. D’autres que Jules et Josephte seront seuls dans leur voiture. Des parents sévères tolèrent cet état de choses, parfois.

— Cela ne me plaît pas beaucoup.

— Tiens, j’entends de nombreux grelots. Vite, vite, mets ton manteau.

Lorsque Blanche Paulet parut sur le seuil de la maison, elle y trouva Jules, le front barré d’un pli.

— Blanchette, monte en voiture avec Josephte et moi, veux-tu ?

— Je croyais ton petit sleigh trop étroit.

— Josephte refuse d’y monter seule avec moi.

— C’est un peu embarrassant…

— Si tu ne viens pas, ce sera maman. Et adieu, pour moi, la moindre conversation intime avec Josephte.

— J’hésite, Jules.

— Je t’en prie. Tu me ferais plaisir.

— Pourquoi ne pas inviter Hélène ?

— Non, franchement, non. D’ailleurs, elle est déjà installée avec Louis Letourneux, une des Lamothe et je ne sais plus qui.

— Bien. Je te suis. Mais tu aurais dû suivre mes conseils et prendre ton autre voiture.

— Josephte Précourt devient si capricieuse qu’on ne sait plus sur quel pied danser. Si je l’aimais moins, cela n’irait pas du tout, je t’assure.

La promenade semblait vraiment un succès. Des voitures élégantes et légères, se mêlaient à d’autres très larges, plus confortables où l’on voyait sourire avec indulgence, au milieu de leurs fourrures, de vieilles dames aux cheveux blancs. Il fallait bien que les convenances fussent respectées, tout en facilitant aux jeunes gens des heures de gaieté et de plaisir.

À quatre heures, on fut à Longueuil. On descendit chez des amis communs, enchantés de recevoir la jeunesse dorée de Montréal.

À six heures, on reprit le chemin de la ville. La gaieté atteignait son paroxysme. On savait du reste que la soirée finirait par une danse impromptue chez le juge Bédard. La jolie, rieuse et froufroutante Hélène Bédard en avait décidé ainsi avec sa mère, l’une des dames de l’excursion. Celle-ci commença par se faire prier, mais finit par consentir, en voyant des larmes de vexation monter aux yeux de la jeune fille.

En sortant pour rejoindre les voitures, les invités constatèrent que la lune leur ferait défaut pour le retour. Et même le vent, qui se levait sournoisement, faisait présager une tempête prochaine. On partit donc au grand trot des chevaux.

Jules Paulet, à force d’attentions, avait fini par vaincre le mutisme et la mélancolie de Josephte. Il avait même glissé à ses oreilles quelques mots tendres, sans encourir le moindre reproche. Tout allait vraiment à son gré, et même il avait manœuvré si habilement qu’au retour, il réussit à faire croire que Blanchette demeurait introuvable.

Il monta dans son joli sleigh seul avec Josephte. La jeune fille protesta peu d’ailleurs et accepta l’inévitable avec sérénité, semblait-il.

Pourtant Blanche Paulet n’était pas loin. Elle montait dans la voiture qui suivait celle de son frère. Son œil inquiet suivait les évolutions des diverses voitures, mais son regard revenait avec persistance vers celle de Jules. Son compagnon la taquina sur son air grave, et les autres occupants de la voiture l’approuvèrent.

Soudain, la pauvre Blanchette poussa un cri de détresse et désigna à son voisin le sleigh de son frère. Le cheval venait de se cabrer, puis, à peine maîtrisé, s’engageait dans un chemin de traverse qui menait je ne sais où. On ne voulut pas prendre garde aux craintes de Blanchette. Tous l’assurèrent qu’un excellent cavalier et conducteur comme Jules Paulet, dominerait bientôt la bête apeurée et qu’il serait sans doute à Montréal avant eux tous, surtout si le pur-sang qu’il conduisait continuait cette course furibonde.

Mais Blanchette n’en demeura pas moins triste et soucieuse, se retournant sans cesse dans l’espoir d’apercevoir quelque part, non loin d’elle, le sleigh de son frère.

Arrivé, enfin à Montréal, elle quitta à la hâte ses amis, et se mit à la recherche de Josephte et de Jules. Ils ne se trouvaient nulle part. Apercevant Hélène qui prenait congé de Louis Letourneux, elle s’empressa auprès d’elle.

— Hélène, un instant, je te prie, dit-elle.

— Blanchette !… Qu’est-ce qu’il y a donc ? Au revoir, M. Letourneux. À tout à l’heure dans les salons du juge Bédard… Bien, je suis à toi, ma petite sœur. Mais quel air effrayé ! Tu as vu un fantôme ?

— Sois sérieuse, Hélène, je t’en prie.

— Quel rabat-joie ! Cette promenade nous a tous et toutes amusés, sauf toi, ma parole.

— Qu’importe ! Dis-moi, Hélène, as-tu aperçu Jules et Josephte lorsque tu es toi-même descendue de voiture ?

— Non. Pourquoi cette question ?

— J’ai peur qu’il ne soit arrivé un accident,

— Tu perds la tête. Jules conduit les chevaux comme pas un…

— Je te dis qu’un accident est sûrement arrivé. J’ai vu le cheval de Jules se cabrer et quitter la grand’route. Depuis ce temps, personne ne l’a revu.

— Tiens, c’est étrange.

— Inquiétant plutôt.

— Bah ! Tu t’alarmes toujours à tort.

— J’ai la certitude du contraire, cette fois.

— Que faire ? Vois, tous nos amis nous quittent. Nous n’avons plus qu’à rentrer à la maison.

— Je n’y rentrerai pas sans savoir ce qu’il est advenu de Josephte.

— Quelle folie ! Toi, toute seule, par cette nuit de tempête, tu pourrais apprendre quelque chose. Mais de qui, de qui ?

— Je suis résolue à tout, te dis-je.

— Bien, ma petite fille, tu as quelque projet en tête, je devrais te suivre.

— Je ne demanderais pas mieux. Viens.

— Merci. À tout prendre, j’aime mieux te voir échouer… Voyons, Blanchette, tu es intelligente pourtant. Ne comprends-tu pas que cet événement que nous n’avons ni préparé, ni amené et que je souhaitais prochain, ce soir, vient de se produire. Ce retour dans la nuit, ou au petit matin, de Josephte et de Jules, sans qu’aucun chaperon ne veille sur eux, pourrait fort bien décider du mariage prochain de ces amoureux.

— Oh ! Hélène, comment peux-tu parler aussi légèrement d’une chose aussi lamentable.

— Je ne fais pas de tragédie avec un si mince événement, qui fera le bonheur de notre frère.

— Mais Josephte Précourt, si fière, si correcte aussi dans ses relations avec les jeunes gens, crois-tu qu’elle n’en éprouvera pas une sorte de désespoir ? Je l’éprouverais, moi, à sa place.

— Ton peu de sens pratique m’effraie, ma petite. Allons, rentre à la maison avec moi, veux-tu ?

— Non. Dis à maman que je suis allée souper avec des amies. C’est tout ce que je te demande. À tout à l’heure, chez le juge Bédard, et en compagnie de Josephte et de Jules, foi de Blanchette Paulet.

— Viens au contraire m’apprendre que ta fugue n’a pas réussi… Cela me divertira. Quelle folie, Blanchette, de te mêler à tout cela. Je ne ris plus, tu sais.

— Au revoir, Hélène. À grands pas, la jeune fille s’enfuit. Un moment Hélène la suivit des yeux. « Cette Blanchette, murmura-t-elle, la voici encore qui intervient mal à propos… Que va-t-elle faire ?… Bah ! elle ne réussira pas. Qui voudra l’aider par un pareil soir de tempête » ?

Ce que Blanchette accomplissait ? Oh ! un geste audacieux, certes. La voici qui s’engageait dans la rue Saint-Paul et qui sonnait vivement à une porte.

— Madame Giroux ? demanda-t-elle, à la personne qui vint lui ouvrir.

— Oui, Mademoiselle. Entrez vite. La tempête augmente de façon extraordinaire.

— M. Des Rivières-Authier est-il ici ?

— Oui, Mademoiselle. Il n’est pas de très bonne humeur, je crois. Il m’a recommandé…

— Peu importe ! Demandez-lui de descendre un instant. Il faut que je lui parle.

— Qui annoncerai-je, Mademoiselle ?

— Blanche Paulet.

— Bien, entrez dans cette petite salle, Mademoiselle.

La jeune fille venait à peine de s’asseoir que Michel accourait, surpris, inquiet.

— Mademoiselle Blanchette ! Qu’y a-t-il donc ?

— Fermez la porte, M. Authier. Je ne veux aucune oreille indiscrète autour de cette pièce.

— Vous m’effrayez de plus en plus, murmura Michel en allant fermer la porte.

M. Authier, il s’agit de Josephte.

— De Josephte ? s’exclama Michel, en se rapprochant vivement de la jeune fille.

— Comme il n’y a pas de temps à perdre ; voici ce que je veux vous apprendre.

Et la jeune fille, en quelques mots raconta l’incident de l’après-midi, ses craintes des conséquences désagréables possibles et pria le jeune homme d’aviser avec elle au moyen de sortir tous et chacun de cet impasse pénible. Michel resta quelques secondes silencieux, puis il tendit avec affection la main à son interlocutrice.


La jeune fille venait à peine de s’asseoir que Michel accourait, surpris, inquiet.
— Mademoiselle Blanchette ! Qui a-t-il donc ?

— Vous avez un noble cœur, Mademoiselle. Josephte vous devra bientôt sa tranquillité d’esprit.

— Vous avez un plan ?

— Il n’y en a qu’un. Partir à sa recherche, vous, moi et… Madame Giroux. Je vais aller le lui demander. Attendez-moi ici. On va vous apporter un peu de café, d’ailleurs. Votre main était glacée tout à l’heure.

M. Authier, quelle confiance j’ai en vous et non sans raison, je le vois.

Bientôt, Michel, Blanche Paulet et Madame Giroux, enchantées de cette course, même à travers la tempête, filaient sur la route conduisant à Longueuil. Par moment, le cheval aveuglé par la neige que charriait un vent violent ne marchait que lentement. Mais bientôt, sous les coups de fouet que l’on ne ménageait pas à la pauvre bête, la course reprenait de plus belle. Aussi bien, fallait-il en agir ainsi, car Blanche Paulet avait fait comprendre à Michel, qu’il fallait à tout prix que Josephte apparut avec elle, chez Madame Bédard au moins, vers dix heures.

Tout à coup, Blanchette cria au cocher d’arrêter. Elle désigna à Michel le chemin de traverse où avait disparu, il y avait deux heures à peine, le joli sleigh de son frère. Aucune trace de voiture n’était visible à cause de la tempête, mais Blanchette assura à Michel qu’elle reconnaissait parfaitement l’endroit.

— Cocher, dit Michel, suivez ce chemin de traverse, autant que vous le pourrez.

— Bien, Monsieur.

Il devint difficile d’aller très avant. La neige faisait perdre la piste au cheval. Le cocher se retourna :

— Monsieur, ce chemin ne va pas beaucoup plus loin, je vous assure. Mais à peu de distance, voyez, il y a une grange. Vos amis s’y sont peut-être réfugiés.

— Vous avez une lanterne, cocher ?

— Deux même. Et les chandelles en sont toutes neuves.

— Donnez-les moi.

M. Authier, laissez-moi descendre avec vous ? pria Blanchette.

— Certes, non. J’y vais seul. Donnez-moi ma canne, Mademoiselle. Elle pourra m’être utile.

M. Authier, je vous en prie, je voudrais vous accompagner…

— Je ne reviens jamais sur une décision. Ne bougez pas d’ici. Seulement, comme vous êtes une amazone adroite, si vous m’entendez lancer un appel, tenez le cheval, à la place du cocher. Celui-ci viendra à ma rencontre.

— Et moi, Monsieur ? demanda Madame Giroux, que ferais-je ?

— Vous veillerez sur Mlle Paulet. Elle n’est pas très obéissante, parfois, fit Michel, en regardant avec amitié la jeune fille, dont il baisa le bout des doigts avant de descendre de voiture.

— Allez doucement, Monsieur, cria le cocher. Cette neige peut s’être amassée autour de quelque trou, croyez-moi.

— Je serai prudent, cria Michel, qui s’éloignait en hâte.

MICHEL n’avait pas fait cent pas à travers les champs par cette tempête, qu’il vit bien quel effort violent il lui faudrait accomplir. Le vent soufflait à une vitesse extraordinaire. La neige tombait avec abondance. Elle lui cinglait la figure et, par moment, l’aveuglait tout à fait. Il dut s’arrêter souvent. Il s’orientait alors, les yeux fixés sur la grange abandonnée qui lui sembla à une plus grande distance qu’il l’avait cru d’abord. L’inquiétude le gagnait. Quel spectacle l’attendait une fois mis en présence de Josephte. Un accident avait pu se produire avec ce cheval emballé qui s’était lancé à travers les champs. Ce Jules Paulet accaparait Josephte en maître, vraiment, et sans le moindre égard pour une jeune fille, élevée très délicatement, et qu’une pareille randonnée. même sans dénouement tragique, pourrait rendre sérieusement souffrante. Michel regretta d’avoir refusé d’accompagner Hélène dans cette excursion. De loin, il aurait veillé sur Josephte. Il aurait peut-être prévenu, ou du moins atténué les conséquences de ce lamentable contretemps. Puis, peut-être, Jules Paulet n’avait-il pas même pu conduire sa compagne à l’abri du vieux bâtiment ? Le cheval pouvait avoir parcouru plus de distance qu’on ne croyait. Et cette neige, cette neige qui tombait de plus en plus, ensevelissant toute trace de pas. Et l’obscurité qui se faisait intense. Soudain une rafale de vent vint éteindre l’une des lanternes. Le jeune homme dut forcément attendre quelques minutes avant de reprendre sa marche. Le risque était trop grand. Que ferait-il si la deuxième lanterne s’éteignait à son tour ? Une légère accalmie se produisit heureusement. Michel en profita pour bien examiner les alentours. Il respira mieux. La grange, en levant haut la lanterne, se voyait très bien maintenant et un appel pouvait être lancé. Déposant ce qu’il avait en mains par terre, le jeune homme entoura sa bouche de ses deux mains et poussa deux ou trois cris, longuement répercutés, lui sembla-t-il. Il écouta. Rien ne se fit entendre, mais aussi le sifflement du vent faisait un bruit horrible autour de lui.

Le jeune homme reprit sa marche, son cœur se serrait un peu. Cette immensité blanche tout autour de lui avait quelque chose d’affolant. Au bout de cinq minutes de marche, il renouvela sa tentative. Justes cieux ! Cette fois, il crut entendre une voix. Il se mit à courir, sentant ses forces se décupler, grâce à l’espoir qui le tenait maintenant. Il criait de temps à autre, et bientôt il perçut distinctement les appels d’une personne en détresse… Il atteignit enfin la cabane perdue dans les champs… La détente douloureuse de ses nerfs lui fit comprendre quelle angoisse venait de subir tout son être.

Jules Paulet l’attendait au dehors, appuyé sur le mur du bâtiment, le bras en écharpe.

— Authier ! Vous !… Mais qui vous a appris ?… Bah ! qu’importe… C’est le salut que vous nous apportez.

— Où se trouve Mlle Précourt ?

— À l’intérieur, bien entendu.

— Elle n’est pas blessée ?

— Non.

— Vous l’êtes… sérieusement ? interrogea Michel en désignant le bras du jeune homme.

— J’ai le poignet foulé seulement… N’y faites pas attention. Entrons trouver Josephte.

— Vous lui avez dit que le secours venait ?

— Tout de suite.

— Alors, je n’ai nul besoin de pénétrer dans ce vieux bâtiment. Il nous faut repartir immédiatement. Votre cheval, votre voiture ?

— J’ignore où cette folle bête se trouve. Nous avons été renversés, ma compagne et moi tout près d’ici. Mon poignet a payé la rançon. Mlle Précourt s’en est tirée indemne.

— Vous trouvez ?

— Vous ne doutez pas, je suppose de mes regrets de l’avoir entraînée dans cette aventure malheureuse ? riposta Jules Paulet, la voix hautaine.

— Non, certes, répondit Michel avec froideur. Mais hâtez-vous de l’avertir que… Ah !

Josephte Précourt venait d’apparaître. Très pâle, des larmes dans les yeux, elle s’approcha de Michel.

— Merci, Michel, dit-elle d’une voix étouffée, d’être accouru à notre secours…


Josephte Précourt venait d’apparaître. Très pâle, des larmes dans les yeux, elle s’approcha de Michel.

— Il faudra en remercier davantage la sœur de votre compagnon, Blanchette Paulet. C’est elle qui a organisé votre sauvetage…

Eh bien, nous repartons ? Je regrette d’avoir durement à vous le signifier de nouveau… Le temps presse… Et voyez, la tempête diminue d’intensité.

Tout en parlant avec douceur, quoique d’un ton que son émoi raidissait, Michel s’était avancé pour prendre le bras de Josephte. Jules s’interposa.

— Authier, il me semble qu’il serait préférable que vous battiez la marche, lanterne en main. Vous avez fait la course, déjà. Mlle Précourt vous suivrait. Je fermerais la marche. Vous avez une deuxième lanterne, n’est-ce pas ?

— Elle s’est éteinte en chemin.

— Nous nous en passerons. Que dites-vous de ma proposition ?

— Elle est sage. À moins que… Josephte, interrogea-t-il soudain en regardant avec attention la jeune fille, pouvez-vous marcher seule ?

— Oui, Michel, répondit celle-ci, en levant sur lui des yeux émus. Malgré que le jeune homme ait voulu le nier tout à l’heure, elle lui était profondément reconnaissante d’avoir pris part au sauvetage.

— D’ailleurs, Josephte, M. Paulet n’est invalide que d’un bras, ajouta Michel. Il peut vous aider à marcher. Ce sera dur, croyez-le. Je viens d’en faire l’expérience.

On se remit en marche. Le vent avait cessé. La neige tombait avec moins de force. Mais qu’elle s’était amassée en abondance depuis près de deux heures, il était pénible de se frayer un chemin… De temps à autre, on faisait halte. On questionnait Josephte. Mais celle-ci, quoique ne répondant que par monosyllabes gardait son courage. Au bout d’une demi-heure. Michel se retourna.

— Nous ne sommes plus très loin du grand chemin, maintenant. Je vais appeler au secours. Le cocher attend cet appel.

En effet, on répondit à Michel au loin. Et bientôt le conducteur de la voiture était près d’eux.

— Cocher, commanda Michel, emportez dans la voiture, Mlle Précourt. Vous êtes de taille et de force, n’est-ce pas ? ajouta en souriant le jeune homme.

— Mais oui, mon jeune monsieur. Et puis, cette belle petite dame ne doit pas peser plus qu’une plume.

— Je vous en prie, Michel, pria Josephte. Je me sens capable de marcher encore un peu.

— Il faut réserver vos forces, Josephte, vous en aurez besoin tout à l’heure pour remplir le programme que vous fixera Mlle Paulet, répondit froidement Michel.

Jules Paulet ne souffla mot. À quoi bon d’ailleurs intervenir alors que cette désastreuse promenade prenait fin. Sans doute, il était reconnaissant à Blanchette d’être accourue pour le sauver d’une situation pénible et fort délicate au point de vue de la réputation de Josephte Précourt. Mais pourquoi avoir appelé à l’aide, entre toutes leurs connaissances, ce Michel Authier ? Quelle attitude avantageuse il garderait maintenant auprès de la jeune fille ?… Et quant à lui, bon gré mal gré, il faudrait se montrer reconnaissant à ce monsieur.

— M. Paulet, dit en ce moment Michel, qui marchait près de lui, vous êtes sûr que votre poignet n’est que foulé ?

— Très sûr.

— Bien. Alors, vous me permettez de m’en montrer satisfait ?

— Voulez-vous faire preuve d’une telle grandeur d’âme ? Je me verrai forcé non plus seulement d’être reconnaissant à votre égard, mais de vous témoigner de l’admiration.

— Pas du tout. Ma question est intéressée.

— Vraiment ?

— Oui. Car il vous sera possible, voyez-vous, après un pansement sommaire, d’apparaître avec Josephte à la danse impromptue chez le Juge Bédard.

— Ordre de qui, s’il vous plaît ?

— De votre sœur. Et franchement, elle a raison. Le monde ne comprend pas toujours que tel ou tel accident puisse être chose…

— Je vous en prie, Authier, cessons cette conversation. Je sais très bien ce que j’ai à faire. Vous venez de nous être très utile à Mlle Précourt et à moi, je vous en suis reconnaissant, mais enfin, pour le reste, je n’ai pas besoin de prendre de leçon de courtoisie… D’ailleurs, j’aime Mlle Précourt. Sa bonne renommée m’est aussi chère qu’à vous.

— Je n’ai pas voulu vous blesser, mais seulement vous expliquer les paroles un peu mystérieuses que j’ai prononcées tout à l’heure. Votre sœur s’entendra clairement à ce sujet avec Mlle Précourt, dans la voiture, d’ailleurs. Cela est convenu.

— Je devrai beaucoup à ma sœur, en tout ceci, murmura un peu ironiquement Jules Paulet.

— C’est un noble cœur, dit vivement Michel. Et son jugement est aussi prompt que sage.

— En seriez-vous enthousiaste à ce point, demanda Jutes d’un ton moqueur.

On atteignit la voiture sur ces dernières paroles. Déjà, Josephte était installée auprès de Blanchette, et madame Giroux enveloppait la jeune fille d’un châle de laine très épais.

— Monte, Jules, vite, cria sa sœur. Quel temps vous avez tous mis à revenir. Je n’en pouvais plus d’énervement. Eh bien, M. Authier, que faites-vous ?

— Je monte près du cocher. Vous serez plus à l’aise quatre que cinq, à l’intérieur.

— Mais je ne veux pas… Ah ! Jules, tu es blessé ? Pas gravement ? Non ? Alors, M. Authier, cria très haut Blanchette Paulet, vous vous entêtez, vous vous installez loin de nous… Très bien. Vous me paierez cela quelque jour…

Et l’on partit, l’on fila, au grand trot. Peu à peu, la tourmente, qui s’était apaisée, cessa complètement. Lorsque la voiture s’arrêta chez les Paulet, la lune perçait les nuages. Michel sauta le premier à terre et s’approcha de Blanchette Paulet.

— Je vous remercie de nouveau de m’avoir témoigné autant de confiance, mademoiselle… Nous voici tous, grâce à vous, sains et saufs !

— Je suis contente de vous aussi, allez, M. Authier ! Bien, aidez à Josephte, maintenant… Elle va se restaurer un peu, se reposer, puis nous entrerons tous chez les Bédard, à neuf heures. Pourquoi n’y pas venir, M. Authier ?

— Vous n’abusez pas un peu de moi, Mademoiselle, fit Michel en souriant.

— Alors, à bientôt ?

— Oui. Je viendrai aux nouvelles dès demain.

Jules Paulet monta le perron de sa demeure en compagnie de Josephte Précourt et Blanchette les rejoignit bientôt. Tous se retournèrent pour saluer amicalement Michel qui s’éloignait après avoir pris place dans la voiture auprès de Mme Giroux. Et il sembla à Michel que le regard de Josephte se posait sur le sien avec quelle émouvante gratitude. Mais il se trompait peut-être, et l’obscurité aidant, il avait vu ce que son cœur souhaitait de voir.