Le manoir mystérieux/Le colporteur inconnu

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 132-135).

CHAPITRE XX

LE COLPORTEUR INCONNU


La journée avait été belle et touchait à sa fin. Dans la grande salle de l’auberge du « Canard-Blanc » étaient réunis une demi-douzaine d’hommes qui causaient ensemble avec entrain. Au milieu du groupe se distinguait un homme vif, plaisant et affairé, que l’on reconnaissait, à son aune pendue à son côté, pour un colporteur. Il ne contribuait pas peu à l’amusement de la compagnie. À cette époque, les marchands ambulants avaient une grande partie du commerce dans les campagnes, et c’étaient aussi par eux que beaucoup de nouvelles se propageaient. Le colporteur inconnu était engagé dans une discussion avec Baptiste Santerre, marchand d’Yamachiche, notre ancienne connaissance, sur le mérite des bas de tricot d’Espagne comparés à ceux de Gascogne, quand un bruit de pas de chevaux se fit entendre dans la cour, et l’on vit bientôt entrer Michel Lavergne escortant Théodorus, qui paraissait fort inquiet de l’ivresse de son guide et eût voulu se rendre de suite au manoir.

— Par le Cancer et le Capricorne ! s’écria Lavergne, par toutes les étoiles que j’ai vues dans le ciel du midi, et auprès desquelles les pâles luminaires du nord ont l’air de chandelles de deux liards, le caprice d’un étranger ne m’empêchera pas d’embrasser mon cher oncle et de trinquer avec lui. Ne trinquerons-nous pas ensemble, je le demande ?

— Volontiers, mon neveu. Mais te charges-tu de payer ?

— En doutez-vous, brave oncle ? Regardez donc ces pièces d’or. Je puis en avoir autant que vous avez de gouttes de vin dans votre maison. Écoutez, mon oncle, je vais vous dire un secret. Voyez-vous ce petit vieillard sec et ridé comme les copeaux dont le diable se sert pour allumer son feu ? Eh bien ! entre nous deux, il a le Pérou dans sa tête : par tous les massacres ! il sait faire l’or !

— Je ne veux pas de sa monnaie, Michel, je sais à quoi doivent s’attendre ceux qui contrefont la monnaie du roi.

— Vous êtes un âne, oncle Gravel ; vous aussi docteur, qui me tirez par mon habit, vous êtes un âne. Étant tous les deux des ânes… je parle par figure… Aussi, docteur, asseyez-vous, et si quelqu’un vous regarde, je le plonge dans les ténèbres extérieures. Oui, messieurs, personne ne doit regarder le docteur, c’est moi qui le dis.

Pendant ce temps, Théodorus s’était retiré dans un coin, et après avoir demandé et bu un verre de vin, il sembla s’assoupir. Quant à Michel, il continua à divaguer et à boire après avoir renouvelé connaissance avec le marchand d’Yamachiche.

— À ta santé, Michel, dit Santerre ; tu vas nous dire quelles sont les véritables modes[1] ; car il y avait ici, quand tu es entré, un imbécile de colporteur qui soutenait les bas d’Espagne contre ceux de Gascogne. Mais où est-il donc passé, ce colporteur inconnu ? Où, diable ! est-il ?

— Il est, répondit l’aubergiste, dans sa chambre à repasser les ventes de la journée et à se préparer à celles de demain.

— La peste soit du faquin ! reprit Santerre. Ce serait une bonne action de le décharger de ses marchandises ; car ces vagabonds font injustement tort aux honnêtes marchands de la campagne. Il y a de bons lurons dans le pays de chez nous, et le colporteur inconnu pourrait bien en rencontrer qui l’aideraient à porter sa marchandise.

— Attention ! fit l’aubergiste, ils trouveront à qui parler.

— Eh bien ! qu’il aille au diable ! Michel, dis-moi, la toile de Hollande que tu m’as gagnée, t’a-t-elle fait bon service ?

— Excellent, répondit Michel, elle promet de durer longtemps encore.

— Tu ne gagneras plus de semblables gageures, continua Santerre ; car Thom Cambrai a promis, si jamais tu remettais les pieds chez lui, de te faire sauter par la fenêtre.

— S’il a dit cela, le lâche hypocrite, je veux qu’il vienne ici prendre mes ordres ce soir même.

— La boisson produit son effet, Michel : Thom Cambrai arriver à ton coup de sifflet ? Allons, va te coucher, tu nous en conteras de pareilles demain, après avoir bien dormi.

— Mon imbécile de Baptiste, je te parie cinquante écus que Cambrai va venir immédiatement à mon ordre.

— Non, Michel, pas cinquante, mais deux seulement, que Thom ne viendra pas.

— Accepté. Mon oncle, envoyez mon cousin au manoir dire à Cambrai que Michel Lavergne l’attend ici pour affaire importante.

Le messager ne tarda pas à revenir dire que Thom Cambrai allait arriver.

Pendant que Michel continuait à boire en attendant Cambrai, Léandre Gravel monta à la chambre du colporteur, qu’il trouva marchant d’un air inquiet.

— Vous vous êtes retiré bien subitement, dit l’aubergiste.

— Il était temps, monsieur Gravel, lorsque le diable venait s’asseoir au milieu de nous. Je ne parle pas de l’ivrogne, mais du petit vieux qui l’accompagne. Que viennent-ils faire ici ?

— Je ne puis vraiment le soupçonner, répondit l’aubergiste. Mais, mon bon monsieur, si vous voulez satisfaire votre maître, vous avez la plus belle occasion du monde. Mon neveu est à boire ; rien ne pourra lui faire quitter son flacon. Cambrai va arriver ici ; profitez des quelques instants que vous avez devant vous pour pénétrer au manoir. Votre balle de colifichets vous servira près des femmes pour vous introduire dans la maison.

— Merci du conseil, dit Taillefer, car c’était lui qui avait pris ce déguisement. Excellent stratagème, ajouta-t-il, mais si Cambrai allait rentrer ?

— C’est, ma foi, possible, dit l’aubergiste ; cependant, vous ne pouvez pas espérer arriver à quelque chose sans rien hasarder.

— Dites-moi seulement, digne M. Gravel, est-ce que le vieillard qui est avec votre neveu, se rend aussi au manoir ?

— Certainement ; on a même déjà porté tout leur bagage au manoir.

— C’en est assez, reprit Taillefer. Je confondrai les projets que doit avoir ce vieux scélérat ; et la crainte que m’inspire son horrible personne ne saurait m’arrêter pour empêcher un crime.

En parlant ainsi, il mit sur son épaule sa balle de marchandises, sortit par une porte de derrière, et se dirigea vers le manoir.

  1. Jusqu’à l’établissement de la domination anglaise, le Canada consommait une quantité de marchandises de luxe importées, considérable eu égard au chiffre de sa population. Pendant un peu plus de trois quarts de siècle ensuite, les Canadiens-Français eurent des habitudes plus simples, puis leur goût pour le luxe reprit plus extravagant que jamais, et il est poussé si loin aujourd’hui que ceux qui s’intéressent à leur avenir comme race distincte appelée à jouer un rôle important, en sont justement alarmés.