Le manoir mystérieux/L’astrologue

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 126-131).

CHAPITRE XIX

L’ASTROLOGUE


Ouvrant la fenêtre de sa chambre, l’intendant considéra les étoiles avec attention. La nuit était fraîche et claire.

Je n’eus jamais plus grand besoin, se dit-il, de l’assistance des constellations célestes, car mon chemin sur la terre est obscur et embarrassé.

Après avoir retiré de sa cassette un parchemin sur lequel étaient tracés des signes planétaires et l’avoir examiné pendant quelque temps, il ouvrit la porte de sa chambre et appela Deschesnaux. Celui-ci ayant répondu à l’appel, il lui dit de faire entrer Théodorus. Un instant après ce dernier était dans la chambre de l’intendant.

C’était un homme de petite taille qui paraissait très vieux. Sa chevelure était blanche, ainsi que sa longue barbe. Ses sourcils épais ombrageaient des yeux noirs et vifs, dont l’expression maligne avait quelque chose de farouche. Ses manières ne manquaient pas d’une certaine dignité, et il paraissait parfaitement à l’aise avec l’intendant du roi. Celui-ci entama la conversation :

— Vous vous êtes donc trompé dans vos pronostics, Théodorus, puisque celui que vous savez est complètement guéri. Je ne désire pas sa mort, je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de sa tête avant le temps fixé par le Très-Haut ; mais sa mort eût enlevé un si grand obstacle dans mon chemin à l’heure présente.

— Mon fils, je n’ai point garanti sa mort. On ne peut tirer des corps célestes aucun pronostic qui ne soit subordonné à la volonté de Celui qui les gouverne.

« Astra regunt homines, sed regit astra Deus. »[1]

— J’avais prévu qu’il serait très malade, et de fait il l’a été tellement, ainsi que vous avez dû l’apprendre avant moi, qu’il est étonnant qu’il ait pu en revenir. En examinant l’horoscope que vous m’avez soumis, vous verrez que Saturne, étant en opposition à Mars, rétrograde dans la maison de vie, ce qui est le signe certain d’une maladie dont l’issue est dans les mains de la Providence, quoique la mort en soit le résultat probable.

— Avez-vous de nouveau tiré mon horoscope, demanda M. Hocquart, et pouvez-vous me découvrir ce que les astres me prédisent ?

— Voilà, mon fils, la carte de votre brillante fortune. Toutefois, elle n’est pas exempte de difficultés et de dangers.

— S’il en était autrement, remarqua M. Hocquart, ce ne serait pas la fortune d’un mortel. Mais je suis déterminé à agir et à souffrir, comme il convient à un homme appelé à jouer un rôle dans le monde.

— Votre courage, reprit l’astrologue, doit s’élever haut. Les étoiles annoncent un titre plus élevé que celui que vous portez maintenant. Je m’arrête, c’est à vous de découvrir le sens de cette prédiction.

— Dites-le-moi, insista l’intendant, les yeux étincelants d’une vive curiosité, dites-le-moi.

— Je ne le puis et ne le veux, répondit le vieillard. Le courroux des grands est comme la colère du lion. Mais voyez vous-même. Ici la planète Vénus, montant dans la maison de vie et conjointe avec le soleil, répand ses flots de lumière où l’éclat de l’or se mêle à celui de l’argent, présage de pouvoir, de richesses et de dignités. Jamais César n’entendit, dans la puissante Rome, sortir de la bouche de ses aruspices la prédiction d’un avenir de gloire tel que celui que ma science pourrait révéler à mon fils favori, d’après un texte si riche.

— Vous vous raillez de moi, vieillard ! s’écria l’intendant.

— Convient-il à celui qui a l’œil fixé sur le ciel et le pied sur le bord de la tombe, de plaisanter ? répliqua l’astrologue d’un ton solennel.

— Mais, reprit M. Hocquart, votre art peut-il me dire d’où viendra le danger qui me menace ?

— Voici, mon fils, tout ce que je puis vous dire : le malheur annoncé par les astres sera causé par un homme, ni très jeune, ni très vieux, qui viendra d’occident.

— D’occident ! Ah ! c’est par là que se forment les tempêtes… Ni très jeune ni très vieux… ce doit être lui, le mauvais génie qui poursuit mon bonheur et qui aujourd’hui encore a failli me perdre auprès du… C’est bien, mon père, acceptez ces quelques écus, et soyez fidèle et discret. Holà ! Deschesnaux, reconduisez ce vieillard.

L’astrologue salua en s’inclinant et passa avec Deschesnaux dans la chambre de celui-ci.

— Eh bien, Théodorus, a-t-il accepté son horoscope sans difficulté ?

— Il a d’abord fait quelques façons, puis a fini par accepter avec confiance.

— Parlons maintenant de vos affaires, sage interprète des astres. Je puis vous apprendre votre destinée sans le secours de l’astrologie. Si vous ne voulez pas vous séparer de votre tête à présent, il faut partir d’ici.

Le vieillard pâlit. Deschesnaux continua :

— Une récompense a été offerte pour l’arrestation d’un certain herboriste dont les épices précieuses auraient rendu malade le commandant des Trois-Rivières. Vous tremblez, Théodorus ? Voyez-vous donc quelque malheur dans la maison de vie ? Rassurez-vous ; nous vous enverrons dans une maison retirée à la campagne, qui m’appartient. Vous y ferez de la chimie, quoique, à vrai dire, je n’aie guère bonne opinion de votre chimie depuis votre peu de succès dans l’assaisonnement du bouillon du commandant des Trois-Rivières.

— L’horoscope du commandant des Trois-Rivières annonce que le signal de l’ascendant est combustion…

— Trêve de ce bavardage, Théodorus ; vous n’avez pas affaire à l’intendant ici.

— Je vous jure, s’écria l’alchimiste, qu’il n’y a qu’un seul remède capable d’avoir sauvé la vie au commandant, et nul autre homme vivant en ce pays ne le connaît que moi. Je dois donc croire qu’il a été sauvé par une organisation spéciale des poumons, dont jamais corps humain n’avait été doué avant lui.

— C’est un charlatan, dit-on, qui l’a soigné. Peut-être possédait-il votre secret.

— J’ai eu autrefois un domestique qui aurait pu me le dérober ; mais il a été enlevé au ciel sur les ailes d’un dragon de feu, avec mon aide… La paix soit avec lui ! Dans la retraite où vous allez me confiner, aurai-je un laboratoire ?

— Oui, et vous pourrez fondre, souffler, allumer et multiplier tout ce qu’il vous plaira. Mais rappelez-vous que votre premier soin doit être de me préparer une certaine quantité de manne du Liban.

— Je ne veux plus faire de cette drogue, dit le vieillard d’un ton résolu.

— Alors, mon vieux sorcier, je vous ferai débarrasser de votre tête en récompense de ce que vous avez déjà fait. Croyez-moi, bon père, soumettez-vous à votre destinée et composez quelques onces de cette drogue. Ne m’avez-vous pas dit qu’une petite dose de manne du Liban ne peut être mortelle, et qu’elle produit seulement un abattement passager, et cela sans danger pour la vie ?

— Oui, pourvu qu’on ne dépasse point une certaine dose, et qu’on surveille les symptômes, afin d’administrer l’antidote au besoin.

— C’est bien, Théodorus ; vous réglerez vous-même la dose et en surveillerez les effets, et vous recevrez en retour une récompense magnifique, à condition qu’elle n’ait rien à craindre pour sa vie.

— Elle ? répéta l’alchimiste ; c’est donc une femme ?

— En effet, c’est une femme. Comprenez bien. Elle peut d’un moment à l’autre être appelée aux Trois-Rivières, et il faut qu’elle n’y paraisse pas. Or, comme ses propres désirs pourraient ne pas s’accorder avec la raison, il importe de la retenir à la Rivière-du-Loup. Voilà le service que l’on attend de vous.

— J’ai compris, fit le vieillard avec un étrange sourire.

— Parfait. Soyez prêt à partir demain à la pointe du jour. Michel Lavergne vous conduira à votre nouvelle demeure, et je ne serai pas lent à vous y rejoindre.

Quand Théodorus fut parti, Deschesnaux appela Lavergne, qui entra d’un pas chancelant.

— Tu es ivre, coquin ! dit Deschesnaux.

— Certainement, noble maître, j’ai bu toute la soirée à la santé de l’illustre intendant du roi. Mais n’importe, j’ai conservé assez de bon sens pour comprendre vos ordres.

— Tu vas partir de grand matin pour la Rivière-du-Loup, avec le docteur respectable auquel je t’ai présenté hier. Sois pour lui plein d’égards. Je te donnerai une lettre pour Cambrai. Tu attendras à la Rivière-du-Loup mes ordres. Mais prends garde au cabaret, car rien de ce qui se passe au manoir ne doit transpirer au dehors. Fais ton devoir et mérite mes récompenses, elles ne te manqueront pas.

Lavergne se retira, et Deschesnaux, resté seul, but un verre de vin.

— C’est étrange ! se dit-il, personne moins que moi n’est dupe de son imagination ; et, pourtant, je ne puis parler une minute à ce Théodorus sans que ma bouche et mes poumons me semblent infectés des vapeurs de l’arsenic calciné !

  1. Les astres gouvernent les hommes, mais Dieu gouverne les astres.