Le manoir mystérieux/Aux Trois-Rivières

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 161-166).

CHAPITRE XXV

AUX TROIS-RIVIÈRES


Nos voyageurs étaient à mi-chemin entre le village d’Yamachiche et le fort de la Grande-Rivière lorsqu’ils rencontrèrent un jeune garçon, au regard niais, assis sur le devant d’une calèche traînée par un beau cheval brun. Il s’arrêta un peu en avant d’eux en demandant :

— C’est vous qui êtes le couple, pour sûr ?

— Certainement, mon garçon, répondit Taillefer sans hésiter, et il prit le cheval par la bride, le retourna dans la direction opposée, fit monter la dame dans la calèche, attacha les rênes de son cheval en arrière de la voiture pour s’en faire suivre, prit place à droite et partit en laissant le garçon l’air tout ébahi, après lui avoir jeté une pièce d’argent.

Tout cela se passa si naturellement que Mme Hocquart ne douta pas que ce cheval et cette voiture n’eussent été amenés là pour elle. Cependant, le jeune garçon, qui se voyait si lestement débarrassé des deux, reprit :

— Vous n’allez donc pas à l’église vous faire marier ?

— Nous sommes déjà mariés, repartit Taillefer, nous allons faire une promenade. Bonjour, garçon.

Ils avaient fait environ une lieue lorsqu’ils entendirent derrière eux le galop d’un cheval, et l’homme qui le montait, criait à tue-tête : « Au voleur ! au voleur ! au voleur ! »

— Nous sommes poursuivis, dit Taillefer en se retournant. Mais, quoi ! c’est le petit marchand d’Yamachiche. Cet homme est un imbécile ; je vais le traiter comme il le mérite.

Quand le marchand, hors d’haleine, se trouva en présence de Taillefer, il lui ordonna, d’un ton menaçant, de lui rendre son cheval et sa voiture.

— Comment ! c’est toi, infâme païen, lui dit Taillefer, infidèle marchand d’étoffes, qui te vantais de vouloir me dépouiller de ma balle. Prépare-toi sur-le-champ au combat.

— Je n’ai parlé ainsi qu’en plaisantant, répondit Santerre ; je suis un honnête homme, un marchand incapable de tendre une embuscade à quelqu’un.

— Dans ce cas, très honorable fripier, je regrette le vœu que j’ai fait de te prendre ton cheval, la première fois que je le rencontrerais, pour en faire présent à ma sœur. Tout ce que je puis maintenant faire pour toi, c’est de t’assurer que je le laisserai aux Trois-Rivières, à l’auberge Lafrenière.

— Mais, dit Santerre, c’est ici, c’est à l’instant même qu’il me le faut. C’est cette voiture que j’attendais pour me rendre à l’église, où m’attend Dlle Philomène Guillet, qui doit ce matin même changer son nom en celui de dame Baptiste Santerre. C’est mon cheval que j’avais envoyé au fort, chez M. Gélinas, par l’imbécile qui vous l’a laissé prendre, afin d’en ramener cette calèche, meilleure que la mienne et, par conséquent, plus convenable pour cette circonstance solennelle.

— J’en suis fâché, répondit Taillefer, plus pour l’aimable demoiselle que pour toi ; mais les vœux doivent s’accomplir. Tu trouveras ton cheval ce soir à l’auberge Lafrenière, aux Trois-Rivières, avec quelques écus pour payer les pas que je lui aurai fait faire d’ici là. C’est tout ce que je puis faire pour toi, à moins que tu ne veuilles me le disputer les armes à la main.

— Et, si vous oubliez de laisser le cheval et la voiture à l’auberge Lafrenière ? dit Santerre, dont le courage chancelait.

— Ma balle restera en gage chez Léandre Gravel. Elle est pleine de velours, de taffetas, de damas, de peluche, de gros de Naples, de brocart…

— Je veux perdre la tête, interrompit Santerre, s’il y a la moitié de ce que vous mentionnez. Mais vous m’affirmez que vous laisserez mon cheval et la voiture de M. Gélinas aux Trois-Rivières ?

— Je vous le promets, M. Santerre, et, là-dessus, je vous souhaite le bonjour et de joyeuses noces.

Santerre s’en retourna tout décontenancé, cherchant les excuses qu’il pourrait faire à sa fiancée.

En arrivant à la Pointe-du-Lac, nos deux voyageurs aperçurent à quelque distance en avant d’eux une troupe bruyante composée d’une quinzaine de personnes, les unes en voiture, d’autres à cheval, qui cheminaient dans la même direction. Taillefer apprit d’un homme qu’il rencontra, que c’étaient des comédiens de circonstance, exercés par maître Apollon Jacques, qui se rendaient aux Trois-Rivières pour divertir le gouverneur général et sa suite à l’occasion de sa visite à M. Bégon. Taillefer arrêta un peu plus loin à une maison, acheta des habits de paysan qu’il revêtit, et d’autres de paysanne qu’il engagea par un signe sa compagne de route à revêtir aussi. Puis il paya le garçon de la maison pour qu’il plaçât la calèche dans une remise, le cheval dans l’écurie, en le soignant bien, et que le soir, vers les huit heures, il allât à Yamachiche les livrer à M. Santerre, marchand.

— C’est parfait, dit le jeune Vincent, — tel était son nom, — je connais bien M. Santerre, c’est mon oncle.

Taillefer fit monter la dame sur son cheval et, lui, marcha ou plutôt courut à pied à côté d’elle pour rejoindre au plus vite la troupe de comédiens, alors à une demi-lieue environ d’eux. Comme ils en approchaient, Taillefer, se retournant, vit au loin deux cavaliers qui venaient vers eux bride abattue. Il pâlit et dit d’une voix affectée par l’émotion :

— Ce sera une plus mauvaise rencontre que celle du marchand, je pense.

— Tirez votre poignard ! s’écria Mme Hocquart, et percez-moi le cœur plutôt que de me laisser tomber entre leurs mains, si ce sont ceux que je suppose.

— Je préférerais mille fois me le passer moi-même à travers le cœur. Mais ne vous désolez pas, madame ; nous allons tâcher de nous confondre au milieu de cette troupe de comédiens.

Au bout d’une minute ou deux, ils avaient rejoint la troupe de comédiens, arrêtée par suite d’un accident arrivé à l’un d’eux, dont le cheval était tombé. Le cavalier, entraîné dans la chute, s’était foulé le pied. Ce fut pour Taillefer l’occasion d’exercer ses talents de docteur, et il se mit à bander le pied du cavalier estropié. Mme Hocquart descendit de cheval, se retira un peu à l’écart, et, grâce à son costume de paysanne, elle ne fut pas remarquée par Deschesnaux ni Lavergne, lorsqu’ils s’approchèrent de la petite caravane.

— Vous vous rendez aux Trois-Rivières pour jouer devant Son Excellence et sa suite ? demanda Deschesnaux.

— « Recte quidem, domine spectatissime » (oui, très magnifique seigneur), répondit un des acteurs, qui, le lecteur l’a déjà deviné, n’était autre que maître Apollon Jacques.

— Et pourquoi vous arrêtez-vous, quand vous savez que vous êtes en retard pour arriver aux Trois-Rivières ?

— Illustre monsieur, reprit un jeune garçon, de petite taille, portant un masque orné d’une paire de cornes rouges, ayant un vêtement rouge collant, des bas rouges et des souliers pointus, figurant le pied fourchu du diable, c’est mon père, le diable, auquel le pied a manqué ; mais, heureusement, cet autre diable que vous voyez sous l’habit d’un simple paysan, et qui n’est autre que le diable en chef, nous a rejoints à temps pour raccommoder la patte du diable en second.

— Et la femme qui chevauchait à côté de lui ou d’un autre, un peu en arrière du reste de la troupe, où est-elle ? demanda Deschesnaux.

— C’est sa sœur, noble seigneur. Elle est occupée à préparer un emplâtre émollient avec de l’herbe à chat. Mais si vous voulez attendre que le maître diable ait terminé son office de docteur, ce démon de premier ordre se fera un plaisir de lancer jusqu’aux cieux des milliers d’étincelles et de vomir des nuages de fumée qui vous feront croire qu’il a l’Etna dans l’abdomen.

— Je n’ai pas le temps de m’arrêter pour voir cette merveille, très illustre fils de l’enfer ; mais voici de quoi boire à la santé de ce savant diable.

En parlant ainsi, il piqua des deux et continua sa route, suivi de Michel Lavergne.

— Et maintenant, dit tout bas Taillefer en s’approchant du rusé diable, tu es, à n’en pas douter, mon ami Cyriaque.

— Vous l’avez dit ; oui, votre ami Cyriaque Laforce, qui a deviné que vous étiez dans l’embarras, et qui est venu à votre secours. Mais, dites-moi, quel est le nom de cette dame qui est avec vous ?

— C’est ma sœur. Elle chante et joue du luth de manière à faire sortir les poissons de l’eau.

Taillefer alla trouver maître Apollon Jacques pour lui offrir ses talents comme jongleur et ceux de sa sœur comme musicienne. Il donna sur-le-champ de son habileté des preuves qui le firent agréer dans la société des joyeux artistes, et l’on se contenta des excuses qu’il offrit pour sa sœur, qui était, dit-il, trop fatiguée pour chanter ou jouer du luth.

La pauvre femme, après avoir subi la terrible émotion que lui avait causée la présence de Deschesnaux, était réellement dans un état de grande faiblesse. Cependant, la pensée qu’elle approchait des Trois-Rivières, lui donna du courage. On la fit embarquer dans une voiture, à côté d’une bonne femme qui avait un rôle à remplir dans les divertissements projetés. Celle-ci se mit à discourir avec une volubilité qui avait le mérite d’épargner à la dame inconnue la peine de répondre.

Pendant ce temps, Taillefer, ayant repris son cheval et cheminant à côté de Cyriaque Laforce, subissait les questions de ce dernier, qui ne pouvait résister au désir de pénétrer le secret dont l’ancien maréchal sorcier s’enveloppait.

— Votre sœur, disait-il, a le cou bien blanc pour avoir habité une forge, et les mains bien délicates pour une paysanne. Je croirai à votre parenté lorsque l’œuf d’une corneille produira un cygne. Mais si vous me cachez un secret, vous vous souviendrez de moi.