Le manoir mystérieux/La fuite

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 155-160).

CHAPITRE XXIV

LA FUITE


Louise, en rentrant, trouva sa maîtresse assise dans son fauteuil, la tête posée sur ses bras, qui étaient étendus sur la table placée devant elle. La fidèle jeune suivante courut à elle et chercha à la tirer de son engourdissement. Mme Hocquart la regarda d’un œil éteint et dit d’une voix étouffée :

— Louise, j’ai bu !

— Cette potion ne vous fera pas de mal, grâce à l’antidote que vous avez pris ce matin, ma chère maîtresse. Mais levez-vous, secouez cette léthargie.

— Louise, laisse-moi en repos ; je veux mourir tranquille. Je suis empoisonnée !

— Non, non, vous ne l’êtes pas. Je suis revenue en toute hâte vous dire que les moyens de fuir sont en votre pouvoir.

— De fuir ? Hélas ! il est trop tard !

— Il n’est pas trop tard ; prenez mon bras, marchons un peu. Ne vous apercevez-vous pas que vous allez mieux ?

— Mon engourdissement diminue. Mais est-il donc vrai que je ne suis pas empoisonnée ? Deschesnaux est venu ici. Oh ! si tu savais avec quel regard il m’a ordonné de boire ce breuvage ! Louise, cette horrible drogue, présentée par un pareil méchant, doit être funeste.

— Il ne la croyait probablement pas sans danger, hélas ! mais Dieu confond les desseins des méchants. Maintenant, ma chère maîtresse, vous sentez-vous assez forte pour essayer de fuir ?

— Assez forte, Louise ? je suis prête à franchir tout abîme qui puisse me séparer de ce loup sanguinaire. Échappons-nous de cet horrible lieu !

— C’est bien, madame. Un homme que je crois fermement du nombre de vos amis, puisqu’il vient de la part de M. DuPlessis, m’a parlé plusieurs fois à couvert de divers déguisements. J’avais refusé d’abord d’écouter ces projets ; mais les événements de ce soir m’ont décidée à aller le trouver. C’est le colporteur ; il vous attend à la porte de derrière du parc, muni de tout ce qu’il faut pour faciliter votre évasion. Ainsi, chère maîtresse, il faut que je vous quitte. Je vous confie à la garde de Dieu.

— Ne viendras-tu pas avec moi, ma bonne Louise ? Vais-je donc te perdre ?

— Il est nécessaire que je reste, afin que l’on ne découvre pas de suite votre départ.

— Mais, Louise, il me faut m’en aller seule avec cet inconnu ? Si c’était une intrigue conçue pour me séparer de toi ?

— Madame, je vous ai dit que c’était un ami de M. DuPlessis.

— C’est vrai. Alors, il doit être sincère, et je me fierai à sa protection comme à celle d’un sauveur envoyé du ciel, car jamais personne n’a été plus généreusement dévoué que ce pauvre DuPlessis. Il s’oubliait lui-même pour rendre service aux autres. Hélas ! il en a parfois été bien mal récompensé.

Louise rassembla à la hâte les effets dont Mme Hocquart pouvait avoir besoin et en forma un paquet. Elle eut soin d’y joindre ses diamants, qui pouvaient devenir une ressource en cas de besoin. Mme Hocquart revêtit les habits que Louise avait l’habitude de porter quand elle sortait, puis toutes les deux descendirent doucement, lorsqu’elles pensèrent que tous les habitants de la maison étaient endormis. Quand elles furent près de la porte du parc, Mme Hocquart se retourna et aperçut une lumière qui paraissait venir de la terrasse.

— Ils nous poursuivent, murmura-t-elle avec effroi.

Mais Louise, moins agitée, remarqua que la lumière était immobile, et elle rassura sa maîtresse en lui disant que cette lumière venait de l’appartement souterrain où le docteur étranger avait son laboratoire.

— Il est, ajouta-t-elle, du nombre de ceux qui veillent la nuit pour commettre l’iniquité. Quel malheur qu’un funeste hasard ait amené ici cet homme, qui, mêlant dans ses discours l’espérance des trésors de la terre à des idées de science surnaturelle, réunit tout ce qu’il faut pour séduire mon pauvre père ! Mais, de quel côté comptez-vous diriger vos pas ? sans doute vers la maison de M. votre père ?

— Non, Louise, je me rends seulement aux Trois-Rivières, où M. Hocquart doit se trouver à l’occasion de la visite de M. et de Mme de Beauharnais.

— Je prierai Dieu, madame, pour que vous y receviez bon accueil. Mais avez-vous oublié que M. l’intendant n’a donné des ordres si sévères vis-à-vis de vous que parce qu’il voulait tenir son mariage secret, et pouvez-vous croire que votre apparition soudaine lui serait agréable ?

— Ne cherche pas à combattre ma résolution, Louise ; je suis décidée à connaître mon sort des lèvres mêmes de mon mari, et rien ne m’empêchera de paraître aux Trois-Rivières. Si j’allais chez mon père, M. Hocquart ne me le pardonnerait peut-être pas. Je dois donc m’adresser d’abord à lui.

Louise finit par penser que, tout bien considéré, le devoir de sa maîtresse était d’aller expliquer à M. Hocquart les raisons qui lui avaient fait fuir la maison où il l’avait reléguée, Mais elle lui recommanda la plus grande prudence pour faire savoir à son mari son arrivée aux Trois-Rivières.

— Louise, dit Mme Hocquart, as-tu pris toi-même toutes les précautions pour que ce guide auquel je vais me confier, ne sache pas qui je suis réellement ?

— Il n’a rien appris de moi, madame, et il ne sait que ce que l’on croit ici de votre position.

— Et que croit-on ?

— Que vous avez quitté la maison de votre père pour épouser M. Deschesnaux.

— Quelle pénible position que d’être obligée de supporter une telle humiliation ! Hélas ! ne l’ai-je pas méritée en désobéissant à mon bon vieux père et en l’abandonnant plongé dans la douleur la plus amère ? Dieu ! pardonnez à ma coupable étourderie.

En causant ainsi, elles étaient arrivées à quelque distance de la petite porte du parc, dont Louise avait une clef et qu’elle avait ouverte. À une couple d’arpents plus loin, Taillefer attendait avec la plus vive inquiétude.

— Avez-vous tout prêt ? demanda Louise.

— Oui, répondit-il. Cependant je n’ai pu trouver un second cheval. L’aubergiste a refusé de m’en vendre un, de peur qu’il ne lui arrivât malheur, et je n’ai su cela qu’au dernier moment. Mais la dame montera mon cheval, et je l’accompagnerai à pied jusqu’à ce que j’en trouve un autre à acheter. On ne pourra nous suivre, si vous n’oubliez pas votre leçon, charmante enfant.

— Je ne l’oublierai pas, bien sûr. Je dirai que madame ne peut sortir de sa chambre. Ce ne sera pas un mensonge, attendu qu’elle n’y sera plus.

— Oui, c’est cela, reprit Taillefer. Ajoutez aussi qu’elle a la tête pesante, et qu’elle a des palpitations de cœur ; ils comprendront à demi-mot : ils connaissent la maladie.

— Mais s’ils allaient se venger sur Louise, lorsqu’ils découvriront mon absence ? observa Mme Hocquart. Louise, viens avec nous, je ne puis consentir à te laisser seule ici.

— N’ayez point peur, ma chère maîtresse, je ne cours aucun risque. Plût à Dieu que vous fussiez aussi sûre d’être bien accueillie où vous allez, que je le suis que mon père ne souffrira pas qu’on me fasse le moindre mal, quelle que soit sa colère contre moi.

— Adieu donc, Louise, dit Mme Hocquart en pleurant.

— Adieu, madame. Puisse la bénédiction divine vous accompagner ! répondit Louise… Et vous, ajouta-t-elle en se tournant du côté de Taillefer, puisse le ciel vous traiter, quand vous l’implorerez, comme vous aurez traité cette malheureuse dame, si injustement persécutée.

— Je justifierai votre confiance, excellente enfant. Mais hâtons-nous de nous séparer.

Mme Hocquart monta sur le cheval de Taillefer, et ils s’éloignèrent tous les deux du triste manoir. Quoique Taillefer fît toute la diligence possible, cette manière de voyager était si lente qu’au lever du soleil ils ne se trouvèrent qu’à deux lieues du manoir de la Rivière-du-Loup.

— Peste soit de ces aubergistes aux belles paroles ! dit Taillefer. Si ce M. Gravel m’avait averti plus tôt que sa frayeur de Deschesnaux l’empêcherait de me vendre un cheval, j’en eusse trouvé un ailleurs. Si M. Desclos n’eût été absent avec les deux siens, il m’en aurait peut-être vendu un. N’importe, pourvu que nous arrivions sans encombre, et que d’aller à cheval ne vous fatigue pas trop, madame.

— Oh ! la fatigue n’est rien pour moi en ce moment, répondit-elle. Tout ce que je souhaite, c’est que les forces nécessaires ne me manquent pas. Combien y a-t-il encore avant d’arriver aux Trois-Rivières ?

— Environ cinq lieues ou cinq lieues et demie.

Ici un incident imprévu vint leur offrir le moyen de continuer leur route plus commodément et surtout avec plus de célérité.