Éditions Édouard Garand (p. 54-60).

XI

LA RAGE DE MAÎTRE TURCOT


Revenons à la veille de ce jour.

Maître Turcot avait moins supporté le coup qui lui enlevait sa charge de suisse, que les meurtrissures faites à sa gorge par Cassoulet.

Il quitta le palais épiscopal sans être trop sûr que sa tête tenait encore sur ses épaules. Il était si désemparé, que sur le moment il ne sut trop de quel côté diriger ses pas. Puis il pensa qu’Hermine avait dû regagner son logis de l’impasse de la cathédrale.

De suite il eut cette idée, pour échapper à sa honte, de quitter le pays, de s’en aller avec sa fille en France. Maître Turcot ne pourrait plus supporter les regards ironiques des fidèles, lorsqu’on verrait à la porte de la cathédrale un autre suisse ; lorsque cette foule de bons chrétiens saurait que Maître Turcot avait été destitué par Monseigneur lui-même ; et lorsque toute la ville aurait appris que l’ancien suisse n’était qu’un hypocrite, et qu’il s’était livré à un commerce honteux pour s’enrichir. Non… Mieux valait la mort pour Maître Turcot que les regards de mépris qui pèseraient sur lui désormais. Il fuirait la ville et le pays ! Il retournerait en France. Oui, mais il ne partirait pas qu’il ne se fût vengé de Cassoulet, l’auteur de tous ses malheurs. Et grommelant, pestant, jurant, accumulant toutes les malédictions sur la tête de Cassoulet, grondant des imprécations à l’adresse de Monseigneur l’évêque, qu’il accusait de l’avoir injustement disgracié, Maître Turcot, dans la nuit obscure, gagna hâtivement l’impasse de la cathédrale. Il allait d’autant plus vite et inquiet qu’il entendait de toutes parts la population de la ville sortir du sommeil, s’agiter et se répandre dans les rues et ruelles.

Lorsqu’il s’arrêta devant le domicile de sa fille, il s’étonna de n’en pas voir filtrer un seul rayon de lumière.

— Quoi ! Hermine n’était donc pas rentrée ? Où était-elle allée ?

Maître Turcot frémit de tout son être. Il poussa la porte et pénétra dans le logis désert et froid. Tout y était silence… un silence de tombe ! Non… Hermine n’était pas venue !

Il alluma la lampe et promena autour de lui un regard atone. Il soupira… Était-ce soupir d’angoisse ? de désespérance ? d’allègement ? Qui aurait pu le dire ! Ce n’était certainement pas un soupir de joie !

Il se mit à marcher lentement par la pièce, les mains au dos, très sombre, très pensif.

Au bout d’un moment il s’arrêta pour examiner les choses autour de lui. Son regard vacillant se posa sur le portrait de sa fille, et un sourd grondement s’échappa du fond de sa poitrine. Puis son poing énorme s’éleva vers le plafond et de ses lèvres éclata cette imprécation :

— Ciel et terre ! suis-je donc un maudit ?

Il fut tout à coup bouleversé par une fureur indicible. Il courut au lit d’Hermine et en arracha les rideaux et les dentelles qu’il foula à ses pieds. Loin d’être apaisée, sa fureur parut grandir. Il se mit à tout briser, à tout saccager, avec des grondements de bête féroce, avec des malédictions. Il lacéra le magnifique portrait de sa fille. Il lacéra le malheureux, le portrait de la Vierge. Il déchira les images des saints. Il s’élança vers le crucifix de plâtre argenté, il leva ses mains… mais il s’arrêta, son regard sanglant et farouche se détourna. Puis il recula en ébauchant un geste d’épouvante, il rugit, enfonça son chapeau sur ses yeux et se rua vers la porte. Mais avant d’arriver à cette porte il vit dans le miroir accroché au mur dans le fond du logis… oui, Maître Turcot vit tout à coup sa face effroyable, ses yeux désorbités noyés dans une vague de sang, ses lèvres écumeuses et grimaçantes. Il jeta une nouvelle imprécation, saisit un escabeau et le lança contre le miroir. Ce fracas le fit tressaillir. Il poussa un hurlement et se jeta dehors. Il courut vers la Place de la Cathédrale, la traversa et s’enfonça dans le dédale des ruelles avoisinantes. Il marchait très vite. Où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même. Il allait dans la nuit obscure aussi sûrement que s’il se fut trouvé en plein jour. Il fut heurté, bousculé par des gens, qui couraient et criaient. Où allaient ces gens ? Il ne le savait pas non plus, et il ne se le demandait pas. Car Maître Turcot ne paraissait rien voir ni rien entendre. Il allait comme en un rêve de folie. Mais soudain en traversant une rue il fut renversé sur la chaussée par un bataillon de soldats qui dévalait au pas de course, et durant trois minutes il fut piétiné, écrasé… Puis tout disparu comme une bourrasque.

Meurtri, Maître Turcot se releva. Alors seulement il retrouva la réalité de l’existence. Cette fois il entendait d’immense clameurs s’élever de toutes parts dans la cité. Il distinguait des lueurs de torches couper rapidement les ténèbres, il entendait des cris, çà et là, parfois, éclatait un coup de feu, puis une longue clameur s’élevait, roulait au-dessus de la cité et allait bientôt se perdre et s’éteindre dans le lointain. Puis il perçut encore des ombres humaines, brandissant des falots, courir ; il fut encore rudoyé, heurté. À la fin, saisi d’une épouvante mystérieuse, il se mit à courir aussi avec les autres. Qui étaient ces gens qui couraient ainsi ? Il ne le savait pas ! Il ne pouvait voir que des lueurs de torches ou de falots zébrant l’obscurité. Mais bientôt il se retrouva sur la Place de la Cathédrale. Alors Maître Turcot gagna l’impasse et son logis où il entra essoufflé, à bout d’haleine.

Il s’assit lourdement sur un siège et se mit à écouter les bruits de l’extérieur. Mais tous ces bruits déjà se mouraient peu à peu. Un quart d’heure après la cité était retombée dans le silence.

Alors Maître Turcot se leva, tira le panneau d’une trappe dans le plancher et descendit dans la cave. Il remonta bientôt portant une cruche de pierre remplie d’eau-de-vie. Il s’assit à une table, emplit un large gobelet et le vida d’un trait de géant. Il remplit le gobelet pour le vider d’un trait non moins rapide que le premier. Puis encore… puis encore… jusqu’à ce que de la bouche du colosse tombât un rire affreux. Il se leva brusquement, mais l’ivresse le faisait chanceler. N’importe ! il enleva son manteau qu’il jeta par terre avec rage. Il lança dans un coin son chapeau. Ses dents grincèrent, son regard toujours injecté de sang fit une rapide inspection du logis. Dans un angle il aperçut son grabat. Il y marcha pesamment, titubant, puis il s’y écrasa de tout son long. Maître Turcot, la seconde d’après, n’eut été sa respiration rauque, aurait semblé mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Des grondements de canons et des crépitements de feu de mousqueterie réveillèrent Maître Turcot brusquement. Il se dressa tout effaré, s’assit sur le bord de son grabat et, tremblant, frissonnant, il se mit à écouter. Il crut entendre des bruits de bataille, mais des bruits qui venaient de la campagne du côté de Beauport ou de la Canardière, lui sembla-t-il. Il écouta encore. Est-ce que les Anglais étaient revenus ? Oui, c’étaient bien des airs de batailles qu’il entendait, il en reconnaissait les bruits et les rumeurs. Sur la Place de la Cathédrale il entendait passer à toute vitesse de la troupe de cavalerie, le cahotement de roues de canon, la course de troupes à pied, et des appels de clairons retentissaient, des cris, des clameurs, et tout ce train-train paraissait dévaler vers la rivière Saint-Charles. Plus de doute, on se battait par là !…

Mais les Anglais n’attaquaient-ils pas la ville ?

Car, tout à coup, les cloches de la cathédrale se mirent à sonner le tocsin. Puis, peu après, la cloche du Palais de l’Intendance. Puis, plus loin, la cloche de la Chapelle de l’Enfant-Jésus, qu’on allait quelques jours après appeler Notre-Dame de la Victoire lorsque la flotte anglaise serait partie, puis, encore, la cloche du Séminaire… Ah ! c’est que Maître Turcot les connaissait toutes par leur son ces cloches qui sonnaient. Puis encore celle des Jésuites, celle des Ursulines, celle des Récollets… Oui, toute la capitale fut couverte en quelques minutes du bruit sonore de l’airain, si bien, que sous ce bruit s’étouffèrent toutes les rumeurs de bataille…

Maître Turcot se leva, la tête lourde, hagard, vacillant. Ses mains tremblantes de fièvre saisirent des fagots qu’elles disposèrent en pyramide dans l’âtre froid comme glace. Après bien des difficultés le suisse réussit à allumer ces fagots et à les faire flamber. Ses mains tremblaient tellement qu’elles étaient malhabiles à faire quoi que ce fût. Son regard abruti avisa la cruche sur la table. Il la soupesa… elle était vide. Il leva le panneau de la trappe et descendit dans sa cave pour en revenir, avec une autre cruche. Trois fois de suite Maître Turcot vida un plein gobelet d’eau-de-vie. La liqueur parut lui faire du bien : ses mains tremblèrent moins, ses jambes se raffermirent, ses membres frissonnants s’apaisèrent peu à peu et son visage glabre, étiré commença à se teinter de rougeurs. Bref, son sang refroidi se réchauffait, toute la vie en lui se ranimait rapidement, et le suisse sourit.

Dans la cheminée le feu se mettait à pétiller joyeusement, une bonne chaleur se répandait dans le logis. Maître Turcot approcha un siège, s’assit et tendit ses jambes et ses pieds vers les chenêts… Ah ! quel bien-être il ressentait maintenant. Et, toujours souriant, il se mit à penser.

Mais comment Maître Turcot pouvait-il sourire ? Avait-il donc oublié les événements de la veille ? Oui, il avait oublié… Mais bientôt le souvenir sortit des brumes qui emplissaient en l’assombrissant le cerveau du suisse. Alors le sourire tomba, se brisa pour s’éparpiller en vapeur incolore, et sur les lèvres épaisses du colosse il ne resta plus qu’un rictus, mais quel rictus ! Et ses yeux sereins de l’instant d’avant s’emplirent de nuages et de nuages qui furent sillonnés d’éclairs ! Un frémissement le secoua des pieds à la tête. Ses doigts serrèrent avec force les bras du fauteuil. Sa respiration tranquille se fit souffle rude, vent… Une tempête éclata sous son crâne, son esprit vacilla, et comme si sous son fauteuil une mine eût éclaté, il bondit, se dressa et hurla cette imprécation :

— Enfer et ciel !… un hoquet coupa sa gorge.

Cette gorge, il la saisit à deux mains, sa face esquissa une horrible grimace de douleur ou de haine, et sa voix devenue caverneuse râla ces mots :

— Cassoulet !… Ah ! gnome, gringalet, satan, démon, maudit farfadet, je n’ai pas dit mon dernier mot !

Il saisit son feutre et l’enfonça avec force sur sa tête, jeta son manteau sur ses épaules et sortit. En trois enjambées il gagna le logis de sa fille et s’arrêta, tout surpris, sur le seuil d’où il considéra un instant cet intérieur bouleversé, saccagé, vide et froid. Il referma la porte et rentra chez lui. Il se laissa choir sur son siège devant la cheminée, et, chose étonnante, il se mit à pleurer tandis que d’effrayants sanglots grondaient dans sa poitrine.

Mais pourquoi, par quel prodige pleurait et sanglotait ainsi Maître Turcot, ce colosse qui ne semblait animé d’aucun sentiment humain ? Ce géant dont la charpente était habitée par toutes les passions, dont le cœur était plus fait pour couver la rancune et la haine que l’amitié et l’amour ? Oui, pourquoi pleurait cet homme qui ne songeait qu’à accumuler de l’argent par des commerces illicites, lui qui ne vivait que pour faire montre de dignité sous son bicorne galonné d’or, sous son rouge manteau, dans sa culotte de soie, ses bas violents et ses souliers d’argent ? Pourquoi sanglotait cet homme qui ne vivait que pour la vanité de s’attirer le respect des fidèles à l’église, et les regards d’admiration des gamins et des badauds de la cité assistant aux offices divins ? Car ces gamins et ces badauds ne regardaient ni l’évêque dans ses chasubles d’or, ni le clergé en grands surplis de dentelle, ni les enfants de chœur en robes rouges, ni l’autel illuminé et fleuri, ni les images saintes aux coloris puissants, ni les statues de bronze dans les niches éclatantes de lumière, ni les vitraux aux couleurs multicolores… Non rien de tout cela n’attirait leurs regards, ou ne retenait leur attention ; ils ne voyaient et n’admiraient que le superbe suisse qui, la hallebarde à la main droite, la main gauche à la poignée de l’épée de parade, se tenait à l’arrière du temple, debout, impassible, grave et d’une dignité qui les impressionnait.

Oh ! Maître Turcot ne manquait pas ces regards naïfs et admirateurs, et il se haussait, ses prunelles éclataient de triomphe, tout son être tressaillait d’orgueil inouï ! Alors il jouissait… Il n’était au monde, à ces moments, nulle joie pareille à la sienne ! Il n’était nul bonheur comparable au sien ! Quoi n’était-il pas le mortel le plus important et le plus imposant ? Assurément. Les fidèles devant lui s’effaçaient, les hommes le saluaient, les femmes faisaient une gracieuse révérence, tout comme s’il eût été Monseigneur l’évêque. Avant et après les offices il commandait à la foule qui lui obéissait sans une récrimination, sans un murmure. Il était un maître, une autorité, presque une divinité !… Il en était venu à penser et à se persuader peut-être que sans sa présence le temple saint fût demeuré désert, que la religion se fût éteinte ! Il croyait que les fidèles accouraient à l’église pour le voir, lui, Maître Turcot ! Ah ! comme il se délectait de ce savoureux orgueil ! Pauvre Maître Turcot ! il était de ce nombre trop énorme de ces naïfs qui pensent, parce qu’ils ont de beaux habits ou parce que leur taille a quelque élégance ou parce que, encore, leur visage est moins laid que d’autres visages, oui, pauvres idiots, qui s’imaginent que tous les regards se portent vers eux, que tous les esprits les louangent en silence et qu’ils sont devenus un sujet d’admiration universel, lorsque, pauvres insensés, ils ne sont qu’un objet de curiosité ridicule ou de mépris ! Ah ! pauvre Maître Turcot ! il en était, comme tant d’autres, arrivé à se dire et à croire que le monde ne se courbe que devant les qualités ou mieux les apparences extérieures, et à ne pas se douter que ce qui compte réellement et sûrement, que ce qui éblouit sans fracas ce sont ou les qualités morales ou les qualités intellectuelles ! Mais n’importe ! il était heureux dans son genre… dans son genre insensé ! La vie était devenue pour lui un rêve enchanteur, elle était un paradis ! Si le passé parfois avait été dur de traverse, il l’oubliait ou tâchait de l’oublier. Mais certainement le présent était délicieux ! Quant à l’avenir… allons donc ! à quoi bon y penser ! Cet avenir n’était-il pas un prolongement du présent ! Quelle inquiétude pouvait lui causer cet avenir ? Aucune ! Il était suisse de Monseigneur à perpétuité ! Il était ou passait pour honorable ! Et puis, chose non à dédaigner, jamais le pain ne lui manquait, et c’était réjouissant lorsqu’il voyait tant de miséreux grouiller autour de lui, tant de mendiants qui sous leurs haillons sordides grelottaient au coin des rues, à la porte des temples, aux abords des palais ! Et par-dessus le marché… ah ! n’était-il pas un privilégié ce Maître Turcot ?… oui, par-dessus le marché il avait une fille bonne et belle comme un ange… une fille qu’un jour un seigneur puissant ne dédaignerait pas d’épouser, ou qu’épouserait tout au moins un homme d’instruction susceptible de devenir un personnage ! Ah ! Maître Turcot le croyait, sa fille était destinée par le nom de son père à toucher aux plus grands honneurs, à la gloire !

Maître Turcot se vit dans toute cette splendeur, il évoqua les rêves les plus fous, les plus audacieux, les plus irréalisables ! Il eut même la folle vision de voir sa personne sise sur un socle dominant la foule admirative de l’univers ! Le soleil rayonnait moins que lui ! L’atmosphère s’emplissait de son ombre ! Le monde ne vivait que parce qu’il vivait, lui ! Mais, hélas ! Maître Turcot avait eu l’imprudence d’abandonner sa bicoque misérable pour entrer dans un palais… mais un palais de verre qui tout à coup éclata ! Tout s’effronda soudain ! Le tableau étincelant s’obscurcit, la lumière disparut, et il sembla à Maître Turcot qu’il s’enfonçait avec une rapidité vertigineuse dans un gouffre inouï de douleurs, d’abjections et d’ignominies ! Tout à coup, comme par un choc d’éclair, il était renversé du trône éblouissant sur lequel il s’était haussé, et jeté sur un pavé raboteux et sale. Et il n’avait fallu que d’une seconde pour faire de tout un monde de gloire et de joies, un monde d’abjections et de souffrances ! Lui, hier, père heureux, se vit tout à coup sans fille ! Lui, hier respecté et salué, se vit un être vil et méprisé, pourchassé, traqué comme un bandit, comme un démon hideux ! Lui, hier si sain, si vigoureux, si fort, n’était plus aujourd’hui qu’une lèpre pantelante ! Ah ! misère ! Et dire et penser qu’il n’avait suffi que d’un simple farfadet, un gnome, un enfant… oui, mais un enfant terrible qui de sa petite main, de son jeune souffle avait soufflé et abattu le colosse terrible, le géant inexpugnable ! Ce n’était pas possible ! Et pourtant… c’était vrai ! C’était si vrai qu’il se sentait en devenir fou !

Ah ! oui, que trop vrai ! Car Maître Turcot retrouvait tout son souvenir, toute sa mémoire… atroce mémoire, mémoire tyrannique qui réjouit lorsqu’on récolte les fleurs qu’on a semées, ou qui martèle et tue lorsqu’on ne retrouve sur ses pas que les détritus tombés de nos vices ! Maître Turcot subissait la torture de la mémoire qui lui rappelait trop nettement le geste et les paroles de Monseigneur l’évêque, la nuit précédente ! Quel réveil, ce matin ! Que lui restait-il de tout ce passé riche en vanités, de tout cet avenir éblouissant qu’il avait escompté ? Rien… que la pire déchéance ! Ah ! jamais humain dans l’histoire des mondes et des puissants n’avait été si déchu ! Il semblait à Maître Turcot que la déchéance de l’Archange n’était pas comparable à la sienne. Hier, il avait tout possédé, aujourd’hui il avait tout perdu, il était tombé dans un néant hideux où, moribond, il agonisait ! Mais ne pourrait-il pas remonter ? Ah ! non… jamais ! Il y a des hommes qui remontent, parce qu’ils sont humains ! Mais lui Maître Turcot n’était plus humain ! L’avait-il jamais été ? Ah ! non, il ne pourrait remonter ! Il avait beau chercher, essayer de se ressaisir, de s’agripper à quelque espoir, il sentait tout lui échapper, et il constatait avec horreur qu’il ne lui restait plus rien, à peine le souffle de sa vie ! Plus rien ?…

À cette pensée, Maître Turcot se leva, frotta rudement ses yeux mouillés, fit tourner ses sanglots en grondements de lion, ravala une salive âcre, et vociféra avec un geste d’ultime défi :

— Il me reste ma vengeance !… Il me reste la peau de Cassoulet, et je l’aurai !…

Il ricana sourdement en retombant dans sa folie.

Il se promena un moment, indifférent en apparence au tocsin, aux bruits de la bataille dans les marais de Beauport, aux clameurs du peuple dans la ville. Il méditait. Son visage, tout à l’heure douloureux, retrouvait l’expression de la haine que couvait son cœur ; ses yeux qui, un moment, s’étaient noyés de larmes, roulaient de nouveau dans des flots de sang ; ses lèvres, qui avaient bu des larmes, rejetaient de la bave. Pourtant il se domina.

— Il faut du sang-froid ! se murmura-t-il.

Il venait de s’arrêter devant une armoire. Il la regarda ou avec crainte ou avec inquiétude. Il tira doucement les deux panneaux et l’ouvrit toute grande. Il croisa les bras et promena un regard amoureux et triste à la fois sur les objets qui se présentaient à sa vue troublée. C’était le manteau écarlate accroché avec le bicorne noir galonné d’or ! Et c’était la hallebarde, l’épée, la culotte de soie noire, les bas violets et les souliers d’argent ! Oui, c’étaient là les ornements de sa haute dignité dont il était maintenant déchu à tout jamais ! À présent et à l’avenir il ne pourrait plus s’en parer avec cette immense jouissance de l’orgueil satisfait ! Dorénavant il ne porterait plus que les oripeaux qui le couvraient comme le plus bas des hommes !

Un affreux soupir se dégagea de sa gorge encore endolorie par les blessures faites par la main de fer et les griffes d’acier de Cassoulet.

Il ferma l’armoire. Et, repris par ses pensées antérieures, il murmura :

— Rien que ma vengeance… rien que ma vengeance à présent !

Tout à coup le tocsin cessa de se faire entendre… tout à coup les bruits de bataille se turent… tout à coup un grand et solennel silence plana sous le ciel et sur la terre… tout à coup, encore, de joyeuses et vibrantes clameurs retentirent par toute la ville, des chants envahirent l’espace, des musiques éclatèrent…

Maître Turcot tressaillit, puis alla se vider à boire, comme s’il avait pensé d’éclairer son esprit pour comprendre ce qui se passait.

Mais il n’y comprenait rien. Sa pensée lui échappait. Il n’était plus certain d’être vivant sur cette terre mortelle. Il voulut voir, savoir, comprendre… et il sortit.

Il n’alla pas loin d’abord : il pénétra dans le domicile inhabité de sa fille. À la panoplie, l’unique chose avec le crucifix que, dans sa rage la veille, il n’avait pas touchée, il prit des pistolets qu’il passa à sa ceinture et un fusil qu’il dissimula sous son ample manteau. Il quitta le logis, traversa la Place de la Cathédrale et s’enfonça dans les ruelles de la ville. Le soleil était haut, la cité animée et joyeuse. Maître Turcot marchait lentement, comme un bourgeois heureux qui se promène. Mais il allait, enveloppé comme un voleur, de son manteau dont le collet remontait à ses oreilles et avec son large chapeau rabattu sur ses yeux, de sorte qu’on pouvait difficilement le reconnaître. Il croisa des artisans et des bourgeois qui riaient et discutaient avec animation. Il croisa des femmes et des enfants qui chantaient. Il croisa des jeunes filles ravissantes qui lui rappelèrent l’image de sa fille. Mais il prenait peu garde à ces gens, car il ruminait des projets d’atroce vengeance. Une fois, il vit un gamin qui criait en soufflant dans une conque et ce gamin portait au bout d’un bâton une pancarte sur laquelle avaient été écrits ces mots :


« Battus les Anglais ! Cassoulet les a mis en déroute avec ses gardes ! Vive Cassoulet ! »


Maître Turcot sourit… mais son sourire était féroce et cruel.

— Ah ! gronda-t-il entre ses dents, Cassoulet ne jouira pas longtemps de sa gloire… Je suis tombé, il tombera !

Plus loin, un autre gamin soufflant dans une autre conque portait l’affiche suivante :


« Ce soir, à huit heures, service d’action de grâces à la cathédrale ! Accourez tous, fidèles sujets du Pape et du Roy ! »


Cette fois, Maître Turcot se sentit mal au cœur ! Qu’allaient dire, ce soir, les fidèles sujets du Pape et du Roy, s’ils ne voyaient pas à la porte du temple l’imposant suisse, le superbe Maître Turcot avec son manteau rouge, sa hallebarde et ses souliers d’argent ?…

Il continua à marcher sans s’inquiéter de la direction que prenaient ses pas.

Dans une rue qu’il ne parut pas reconnaître il s’arrêta en entendant des clameurs qui ne semblaient pas, comme ailleurs, des clameurs de joie. Il vit courir devant lui une troupe de femmes, d’enfants et d’hommes, et ces gens criaient :

— Mort à Baralier !

Maître Turcot parut sortir d’un songe. Il frissonna. Baralier ?… L’épicier du Roy ?… Il n’en était pas loin, la rue voisine ! Mais Baralier… qu’avait-il à faire avec Baralier pour le moment ? Non ! C’est Cassoulet qu’il voulait ! C’est Cassoulet qu’il cherchait !

Eh bien ! au nom de Baralier fut bientôt mêlé celui de Cassoulet ! Mais le nom de Baralier était prononcé avec fureur, tandis que celui de Cassoulet était crié avec joie !

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? se demanda Maître Turcot.

Par l’autre extrémité de la rue sur laquelle il se trouvait accouraient d’autres groupes de citoyens qui clamaient aussi : Mort à Baralier !

Saisi de peur, le suisse s’engagea dans une rue tortueuse, déserte et sombre et se mit à courir. Il arriva bientôt à la Place de la Cathédrale. Plus loin les cris grandissaient, les clameurs tonnaient, et c’était par là où Maître Baralier tenait boutique. Maître Turcot fut tenté de rentrer chez lui. Mais la curiosité fut plus forte, et il remonta la rue. Mais il s’arrêta tout à coup en voyant du peuple apparaître à l’extrémité de la rue, du peuple que contenait un bataillon de marins. Maître Turcot s’enfonça dans une porte pour regarder. Mais il était trop loin pour bien voir. Il décida de se rapprocher. Mais il n’avait pas fait vingt pas qu’il entendit acclamer le nom de Cassoulet.

Cassoulet !…

Chose inouïe : Maître Turcot le voyait… oui, il le reconnaissait là-bas penché dans la lucarne d’une maison, et il le voyait qui parlait au peuple ! Oui, c’était lui, car lui seul portait une plume blanche à son feutre !

Son émotion était si intense qu’il chancelait tout en marchant. Car il marchait plus vite, pour se rapprocher plus tôt et pour mieux voir et mieux entendre. Car il était intrigué par ce cri sans cesse répété dans la masse du peuple :

— Mort à Baralier !

Qu’avait donc fait Baralier qu’on en voulût tant à sa vie ?

— Qu’importe !

Mais une chose certaine. Cassoulet était là !

Maître Turcot pensa à sa vengeance.

Il approchait encore du peuple… Cette fois il entendait distinctement la voix de Cassoulet. et Cassoulet défendait Baralier contre ses accusateurs ! Mais de quel crime était-il accusé ?

Et Maître Turcot aperçut tout à coup Maître Baralier lui-même entouré de gens qui le menaçaient ! Et tout à coup il s’arrêta… Il fut saisi par un vertige d’effroi ! Maître Baralier le désignait au peuple et criait :

— Voyez-le… il est là…

Maître Turcot faillit tomber, quand il vit tous les regards se tourner vers lui… Mais lui vit bien mieux Cassoulet, Cassoulet à trente verges environ… Sans penser davantage, Maître Turcot épaula son fusil… Il comprit que par son geste il terrorisait le monde entier ! Il entendit, si l’on peut dire, le grand silence qui se produisit ! Mais sa main trembla un peu quand il voulut mettre Cassoulet en joue… C’était une belle cible ! La tête du jeune homme, du farfadet était penchée hors de la lucarne, et Cassoulet, comme le peuple, regardait Maître Turcot ! Celui-ci lâcha le coup !

Il ne vit rien qu’une fumée, mais il ne voulut pas voir davantage. Il jeta son arme fumante et prit sa course.

Il courait d’autant plus fort qu’il sentit une meute après lui.

Il se rua en avant comme un tigre.

Il arriva à la Place de la Cathédrale. Où aller ? Il obéit à l’instinct : il traversa la place et pénétra dans l’intérieur du temple tout à fait désert à cet instant. Là, il serait en sûreté. Mais pour plus de sûreté encore, il grimpa vers le clocher à demi démoli par les boulets anglais. Il s’y blottit. Il se réjouit bientôt de l’idée qu’il avait eue, car de son haut poste d’observation il pouvait voir la foule du peuple qui accourait en hurlant. Il la vit traverser comme un cyclone la Place de la Cathédrale, puis comme une vague de mer en furie s’engouffrer dans l’impasse.

— Allons ! sourit Maître Turcot, quelle bonne idée j’ai eue de monter ici ! Ah ! oui, cherchez Maître Turcot, tas d’insensés !

Peu après la foule revenait… Chose curieuse. elle revenait maintenant joyeuse, en chantant, en acclamant un nom : Cassoulet !…

Maître Turcot regarda… Non ! ce n’était pas possible ! Que voyait-il, là, porté sur les épaules de deux gaillards ? N’était-ce pas un farfadet, un gnome, un marmouset d’enfer, un petit diablotin portant plume blanche à son chapeau gris ?

Maître Turcot fit entendre un râle d’horrible déception…

Il voyait Cassoulet… Cassoulet qu’il avait manqué… Cassoulet qui n’était pas mort !…

Maître Turcot s’abattit sur un tas de débris, évanoui presque.