Éditions Édouard Garand (p. 27-32).

V

OÙ ÉTAIT LA BELLE HERMINE ?


Et si Cassoulet riait, ce n’était pas de cœur gai : c’était plutôt de voir rire les autres. Il se trouvait, lui, dans une position qui ne prêtait pas à rire le moindrement.

Il était là, d’abord, sans manches à son bras gauche qui n’offrait qu’un vilain moignon, attendant avec impatience que le serrurier pût faire fonctionner le mécanisme du bras artificiel. Ensuite, il était dans une grande inquiétude à l’égard d’Hermine. Car il n’avait pas vu la jeune fille dans son logis. Qu’était-elle devenue ? Or, pour le savoir Cassoulet était prêt à mettre la ville sens dessus dessous. Aussi, n’attendait-il que son bras artificiel pour se mettre à la recherche d’Hermine.

Quant à Maître Turcot, on l’avait transporté dans une chambre de la maison du chirurgien. Il avait paru d’abord revenir à la vie ; mais bientôt il donnait des signes inquiétants. Allait-il trépasser ? Le chirurgien, tout en pansant les meurtrissures de sa gorge, le redoutait. Car le suisse avait perdu beaucoup de sang, et il paraissait si faible que sa vie ne semblait plus tenir qu’à un fil. Cette nouvelle courut par la ville, et le peuple s’en émut, car il estimait le suisse de Monseigneur l’évêque. C’eût été une grande consternation que d’apprendre que le magnifique suisse ne relèverait plus de sa présence et de sa dignité les saints offices ! Le peuple commençait donc à murmurer de colère contre Cassoulet à qui il reprochait d’avoir mis en danger de mort la vie précieuse de l’excellent suisse.


Cassoulet n’entendait rien, ne voyait rien que son bras artificiel que le serrurier essayait de faire fonctionner comme avant. Enfin, après deux longues heures il réussit à remettre en place le ressort qui s’était démanché au moment où avec une trop grande énergie Cassoulet avait serré la gorge de Maître Turcot. Comme la foule était curieuse de savoir au juste ce qui s’était passé, le major Prévost la renseigna le mieux possible sur la provocation du suisse et sur le fonctionnement du mécanisme.

La foule se dispersa peu à peu pas tout à fait satisfaite. Car disons qu’elle n’aimait pas Les Gris qui, souvent, faisaient brutalement respecter les édits parfois despotiques de M. de Frontenac. Naturellement elle ne pouvait aimer celui qui commandait Les Gris, c’est-à-dire Cassoulet. Or, elle en voulait à ce dernier d’avoir meurtri la gorge de Maître Turcot, honorable suisse. Il est vrai que l’affaire n’avait été qu’un accident, comme l’avait expliqué le major Prévost, et que Cassoulet ne l’avait pas fait exprès. Mais il y a tant de gens qui ne veulent rien entendre ni comprendre : de même que le mécanisme du pauvre Cassoulet, le mécanisme qu’ont ces gens dans la tête ne fonctionne pas ou fonctionne mal, car souvent à ce mécanisme il manque quelque chose, ou quelque chose est démanché. Et ceux-là qui en voulaient à Cassoulet, cherchèrent à faire passer le lieutenant pour un vulgaire assassin. Et la calomnie avait d’autant plus de prise que l’affaire du fils de Baralier avait déjà transpiré. On savait déjà un peu partout que, la nuit précédente, Cassoulet avait quelque peu tué l’étudiant en loi. Et voilà maintenant qu’il avait tenté de tuer quelque peu le suisse de Monseigneur l’évêque. C’était donc un monstre que ce lieutenant des Gris, que ce manchot ! Voilà qu’il s’attaquait aux gens les plus considérés de la capitale : l’épicier Baralier et le suisse de la cathédrale !

Les esprits s’échauffaient. Malgré la pluie de fer qui tombait, on se formait çà et là par groupes, on se serrait contre les murs des habitations pour ne pas recevoir des boulets sur la tête. On discutait vivement, et l’on finissait par vouer Cassoulet à la mort. N’était-ce pas affreux que de s’attaquer à un personnage honorable comme Maître Baralier. Déjà on oubliait ses tricheries. N’était-ce pas horrible de le vouloir priver de son unique enfant, un beau jeune homme instruit et qui ne manquerait pas de devenir un personnage ? On oubliait ses fêtes et ses débauches. N’était-ce pas inouï de vouloir tuer Maître Turcot, très honorable suisse et le meilleur des chrétiens de la capitale ? Plusieurs oubliaient que Maître Turcot, le meilleur des chrétiens, faisait à la sourdine le commerce des eaux-de-vie.

Il arriva donc que Cassoulet n’eut plus aucun mérite et qu’il ne pouvait plus s’attirer aucune pitié. Une chose pourtant : on l’estimait encore un peu, et en dépit de soi et de sa bonne volonté, parce que le lieutenant des Gris était brave et qu’il avait tué bien des Anglais et bien des Iroquois. Mais c’était tout ce qui restait en sa faveur. Aussi se trouvait-il profondément rabaissé dans l’estime du peuple.

Et lui, le pauvre Cassoulet, qui regrettait tant l’accident ! Ah ! si on avait pu voir au fond de sa pensée ! Mais il ne pouvait toujours pas s’apitoyer outre mesure sur le sort incertain de Maître Turcot.

Sa pensée trottait activement après une autre personne… Hermine ! Hermine qui l’aimait… Hermine qui, en ce moment, peut-être bien malheureuse, l’appelait à son secours ! Oui, mais là, il ne fallait pas que Maître Turcot mourût, car alors Hermine en voudrait à Cassoulet d’avoir tué son père ! Et elle haïrait Cassoulet ! Elle mépriserait Cassoulet ! Et les si beaux rêves ébauchés s’évanouiraient du coup ! Ah ! quels tourments assiégèrent soudain l’esprit du lieutenant ! Le mieux à faire, c’était de retrouver Hermine, de lui expliquer la chose et d’obtenir son pardon. Cassoulet la convaincrait qu’il n’avait pas fait exprès.

Ce fut donc avec joie qu’il vit son bras et sa main artificiels rafistolés et remis en place par le serrurier qu’il récompensa largement. Puis il courut à sa mansarde du château pour endosser d’autres vêtements et se mettre en quête d’Hermine. Tout le château tremblait au choc des détonations des canons du fort Saint-Louis. Et comme la veille les canons des navires anglais crachaient feu et fer sur la capitale, mais, heureusement, sans causer plus de dommages. Une bicoque avait pris feu, mais de suite des voisins avaient éteint l’incendie.

Cassoulet, réhabillé de neuf et quelque peu remis de sa mésaventure, quitta le château.

Il était quatre heures et le jour déclinait.

Des projectiles continuaient de fendre l’espace en sifflant. Plusieurs tombaient dans les rues sans causer d’autre mal que de faire éclater le pavé, de creuser des trous dans la chaussée. De temps en temps un toit était atteint. Alors on attendait un craquement, puis les habitants sortaient dans la rue et regardaient le toit défoncé. Ils hochaient la tête et rentraient dans leurs logis. Chose curieuse, en dépit du bombardement, Cassoulet remarqua beaucoup de monde dans les rues. Plusieurs allaient à leurs affaires comme d’habitude. Les boutiques et les échoppes étaient ouvertes, les magasins regorgeaient de clients, on rencontrait même de simples promeneurs. Qui l’aurait cru ? C’est que les boulets anglais ne faisaient aucun mal… si peu de mal que cette pluie de fer semblait amuser les enfants.

En effet, tout en se dirigeant vers la cathédrale, Cassoulet traversa des ribambelles d’enfants qui ramassaient dans les rues des boulets de fer pas plus gros que leur tête et en faisaient des pyramides. D’autres les enlevaient dans leurs petits bras et allaient les faire rouler dans une côte voisine. Tout ce petit monde n’avait jamais eu tant de plaisir. Leurs jeunes éclats de rire se confondaient avec le roulement terrible des batteries du Fort Saint-Louis qui, maintenant, commençaient à prendre le dessus et faisaient taire peu à peu les batteries anglaises. Non loin de la cathédrale, une commère sortit tout à coup de son logis, juste au moment où Cassoulet passait, traversa la rue et alla plus loin ramasser un boulet ennemi. Une voisine l’aperçut du seuil de sa porte.

— Qu’est-ce que vous voulez donc en faire, mère Giroux ? demanda la voisine étonnée.

— En faire ? fit la bonnefemme en mettant le boulet dans son tablier. Eh bien ! je vais vous dire, c’est pour mon vieux qui s’est enrhumé hier. Voyez-vous, il est couché et il a ses pieds gelés, et je veux faire chauffer cette boule pour lui mettre à ses pieds.

— Tiens, c’est une idée ! fit la voisine ébahie.

— Je vous crois, ma chère dame, c’est bien mieux qu’une brique, attendu que ça garde plus longtemps sa chaleur !

Et précipitamment la bonnefemme rentra chez elle avec son boulet.

Cassoulet arriva sur la Place de la Cathédrale où ne tombait, cette fois, nul projectile. Il revit l’endroit où, la veille, sa monture, Diane, était tombée ; il y avait encore du sang coagulé que les passants évitaient avec soin et en se signant, croyant que ce sang était celui du jeune sieur Baralier qu’on avait tenté d’assassiner la nuit précédente.

Notre héros gagna rapidement l’impasse au fond de laquelle était le logis d’Hermine.

Les volets étaient fermés et la porte close. Cassoulet frappa. Personne ne répondit. Il tâta la porte, elle n’était pas verrouillée. Il l’ouvrit et jeta un rapide regard dans l’intérieur. Le logis était désert, mais Cassoulet remarqua que le désordre produit par sa lutte avec Maître Turcot n’avait pas été réparé. Donc Hermine n’était pas revenue. Il referma la porte en soupirant.

Où était Hermine ?

Cette question inquiétante brûlait son esprit.

Au bout du logis il découvrit un étroit et obscur passage. C’est par ce passage qu’on se rendait dans une cour en arrière de la bicoque, et où se trouvait une autre bicoque qui servait de domicile à Maître Turcot. Mû par une curiosité bien naturelle, Cassoulet traversa le passage et la petite cour et alla frapper à la porte de l’autre bicoque.

Le lieutenant des gardes était sûr que Maître Turcot n’était pas là, qu’il était encore chez le chirurgien, entre la vie et la mort. Il pouvait donc frapper à cette porte sans danger. Sous son heurt la porte s’ouvrit, et le logis du suisse, comme celui d’Hermine, était désert. Seulement, là, dans ce logis d’un suisse de la cathédrale, la curiosité de Cassoulet éprouva une grande surprise. Le logis ressemblait à un cabaret mal famé, avec un désordre tel qu’il accusait une terrible orgie. C’était, de prime abord, un taudis de puanteur et de saleté. Des deux tables du logis l’une était renversée, sur l’autre s’étalaient des gobelets, des flacons, des carafes et des cruches. Il y avait plusieurs sièges aussi renversés. Des armes, des ustensiles et des outils de toutes espèces étaient çà et là éparpillés. Et de tout ce cahot s’échappait un relent de taverne qui saisit Cassoulet à la gorge.

— Oh ! oh ! Maître Turcot était donc un ivrogne ?

Cassoulet ne tomba pas à la renverse, mais peu s’en fallut. Et plus qu’un ivrogne encore… Maître Turcot tenait taverne en son logis ! Cassoulet voulut douter malgré ce que ses yeux lui montraient. Mais il voulut aussi se convaincre : il entra. Son premier regard avisa au fond de la masure une porte très basse, très étroite et fortement verrouillée. Il alla à cette porte, poussa les verrous et tira à lui. Il sourit de l’ingéniosité de Maître Turcot : cette porte donnait sur un étroit et sombre passage longeant les murs de la cité et aboutissant à une ruelle qui, à son tour, longeait le mur qui entourait le palais épiscopal. Donc par ce passage et par cette porte Maître Turcot recevait des clients : noctambules, riboteurs, racaille, ribauds, pochards, piffres et brimbaleurs.

Cassoulet pensa ceci :

— On a dit Maître Turcot riche ! Ce n’était certainement pas les cent écus que lui paye Monseigneur pour sa charge de suisse qui auraient pu l’enrichir ! Non… car Maître Turcot possédait un autre métier, et voici que j’en fais la découverte : Maître Turcot fait le commerce de l’eau-de-vie tout en s’abreuvant sa part !

Cassoulet ne s’étonna pas outre mesure : car qui ne faisait pas la traite de l’eau-de-vie à cette époque ? M. de Frontenac semblait la favoriser, encore que Monseigneur l’évêque la condamnât du haut de la chaire.

Le lieutenant des gardes se mit à rire.

— Il ne manquait plus que ça, murmura-t-il. qu’un respectable suisse de Monseigneur se livrât à un commerce clandestin de l’eau-de-vie !

Il avisa sur la table restée debout une carafe à moitié vidée seulement. Il s’en approcha et examina la liqueur.

— Qui m’empêche de me réconforter un brin ? se demanda-t-il.

Il avala une énorme lampée d’eau-de-vie.

Il fit la grimace, serra sa gorge et dit :

— N’importe ! ça me remet un peu. À la santé de Maître Turcot et de messieurs les Anglais !

Il avala une autre lampée, reposa la carafe sur la table et sortit toujours avec cette pensée :

— Où est Hermine ?…

Cassoulet quitta la cour de Maître Turcot et sortit de l’impasse. La canonnade diminuait. Le soleil baissait rapidement, et ses rayons rouges couvraient les vitraux de la cathédrale de lueurs pourpres.

Le lieutenant, pensif, traversa la Place de la Cathédrale et enfila une ruelle dans laquelle il se mit à marcher. Puis il bifurqua à gauche sur une autre ruelle, puis à droite sur une rue montante. Il allait sans savoir où, à l’aventure, le bicorne sur les yeux, le collet de son manteau remonté à ses oreilles, méconnaissable. Méconnaissable ?… Non, pas tout à fait ! Car la plume blanche à son bicorne gris le trahissait. Cassoulet ne songeait pas à lui. Il ne pensait pas non plus aux passants qu’il ne semblait pas voir et qui lui jetaient des regards défiants. Il entra dans une ruelle sombre où grouillait et criait un tas de marmaille que son approche mit en fuite. Il se heurta à des femmes qui sortaient de leurs logis. Il ne voyait rien et n’entendait rien. Puis il se trouva sur une rue plus large, mieux éclairée, où les passants étaient plus nombreux, où les groupes plus compacts. Un peu plus loin il heurta un gros rassemblement d’hommes, de femmes et d’enfants. Il passa au travers, bousculant tous ceux qui ne s’écartaient pas assez tôt. Cette fois il entendit des cris de colère et des jurons. Il leva le nez et vit à sa droite une boutique qui paraissait à cet instant fort achalandée. Il lut cette inscription sur l’enseigne :

Aux Épices Royales
Maître Baralier… Épicier du Roy !

Sur l’immense perron de la boutique il y avait toutes sortes de monde : des bourgeois, des miliciens, des artisans, des femmes d’ouvriers et des femmes de petits bourgeois. À quelques propos entendus Cassoulet comprit qu’on discutait l’événement de la nuit précédente :

— Pauvre jeune homme ! disait un vieillard, on a bien failli le tuer.

— Il en reviendra, émit une petite bourgeoise. mais ça sera long !

— Çà aurait été bien dommage, fit une jeune fille brune et emmitouflée de fourrures comme si l’on eût été en plein hiver, un si beau jeune homme, si distingué, et qui était savant comme les gros livres de mon père !

— Savant, mademoiselle ?… fit un artisan avec un air convaincu. Mais le fils de Maître Baralier est plus que savant : il paraît que tous les dimanches il va discuter la loi et les saints Livres avec Monseigneur l’évêque !

— Ho ! ho !… fit toute l’assemblée.

Ce cri d’admiration et d’étonnement à la fois fit sourire Cassoulet.

Il continua son chemin. La minute d’après il allait tourner sur une autre rue, lorsque le son d’une voix aigre parti de la boutique de l’épicier l’arrêta.

— Ah ! ça, disait la voix, mais n’est-ce pas ce jeune butor, ce farfadet que je vois s’en aller par là ?

Cette voix était celle de Maître Baralier qui avait cru voir passer Cassoulet devant sa porte. Mais oui, il le reconnaissait bien à la plume blanche de son feutre et à sa petite taille. Il le montra du doigt à ses clients et aux gens rassemblés dans la rue.

— Voilà, mes amis, cria-t-il, ce diablotin, ce brigandeau, cet avorton, cet assassin de mon fils ! Haro !…

— Haro ! Haro !… clamèrent cinquante voix.

— Sus ! sus !… rugirent d’autres voix.

Il se produisit un grand brouhaha, un vacarme, une course… Cassoulet n’avait pas traversé la rue qu’une centaine de bourgeois, miliciens et artisans auxquels se mêlaient quelques femmes fit un cercle autour de lui. La menace était dans tous les regards et tous les gestes.

— Place ! rugit tout à coup Cassoulet.

Tout ce monde trembla à cette voix ! Car qui eût imaginé une voix aussi forte, aussi tonnante, aussi terrible dans ce petit corps grêle et fluet !

La foule, indécise, s’émut.

— Arrière !… cria encore Cassoulet en tirant sa longue rapière qu’il fit siffler dans l’espace.

On s’écarta vivement, on se rudoya même pour livrer plus vite passage à la rapière plutôt qu’au petit homme.

Et Cassoulet dévala dans la pente d’une ruelle voisine que les ombres du soir envahissaient.

Derrière lui il entendait du peuple gronder et jurer.

Il se mit à rire doucement.

— Allons ! se dit-il ensuite, où vais-je à présent ?

Il s’arrêta et jeta les yeux autour de lui. Il était égaré. Mais il s’aperçut bientôt qu’il marchait vers la Place de la Cathédrale.

— Voyons, murmura-t-il, qu’est-ce donc qui m’attire à l’impasse que j’y retourne sans le savoir ?

Il allait poursuivre son chemin, quand il sentit qu’une main tirait son manteau par derrière. Il s’arrêta surpris, et vit à deux pas de lui un gamin le regarder avec crainte et admiration.

— Ah ! ah ! fit Cassoulet avec un air irrité, c’est toi, galopin, qui me tire ainsi par mon manteau ?

— Oui, monsieur. Est-ce que vous êtes pas le lieutenant des Gris ?

— Cassoulet ? sourit le lieutenant. Oui, petitot, et que me veux-tu ?

— C’est une commission que m’a dit de vous faire Mamezelle Hermine, si je vous voyais.

Cassoulet trembla, rougit, pâlit…

— Qu’a-t-elle dit, mamezelle Hermine ?

— Que son père, Maître Turcot, l’a été menée chez Monseigneur l’évêque.

Cassoulet chancela.

— Tu dis chez Monseigneur l’évêque ? bégaya-t-il ivre de joie.

— Oui. Maître Turcot, par crainte de malandrins, de maraudeurs, d’iroquois et d’assassins, que sais-je encore ! l’a été mettre sous la protection de Monseigneur l’évêque.

— Oh ! oh ! fit Cassoulet qui se mit à réfléchir.

Hermine chez Monseigneur l’évêque à cause de malandrins ! Ce n’était plus gai. Au contraire, c’était grave. Cassoulet tressaillit. Puis il fouilla ses poches, tira une pièce d’or et la mit dans la main du gamin qui n’était autre que le petit Paul de la mère Benoit.

— Petit, dit Cassoulet en même temps, tu t’achèteras des friandises ; mais tu te garderas bien de dire à qui que ce soit que tu m’as vu et encore moins que tu m’as parlé.

— Je vous le promets, monsieur.

Le lieutenant tapota les joues de l’enfant, gagna rapidement la place de la Cathédrale et prit le chemin du Château.

Chemin faisant il se disait :

— Hermine mise par son père sous la protection de Monseigneur l’évêque… oui, c’est grave, très grave ! Est-ce que Maître Turcot se défie de moi ? Par l’épée de saint Louis ! si tel est le cas, je ne regretterai pas de lui avoir quelque peu malmené la gorge ! C’est égal, il y a là un cas grave, Hermine chez Monseigneur !… Il faudra que je consulte Monsieur le Gouverneur ! Même qu’il importe que je le consulte au plus tôt !

Et Cassoulet se met à courir. Mais bientôt il rencontra des piétons qui s’étonnèrent de voir cet homme ainsi courir. Cassoulet, de crainte d’ameuter la ville à ses trousses, ralentit son ardeur et se mit au pas régulier.

Le bombardement avait cessé et le calme était revenu sur toute la ville. La nuit tombait tout à fait, et dans le ciel clair s’allumaient les étoiles dont les rayons semblaient des lueurs d’espérance. De toutes parts partaient des rires et des refrains joyeux. Cassoulet croisait des couples de jeunes hommes et de jeunes filles qui se faisaient l’amour sous le ciel étoilé. Son cœur chanta l’amour ! Ah ! malgré les Anglais, ce qu’on vivait quand même ! Quels rêves d’avenir s’ébauchaient dans ces jeunes têtes ! Oui, il y avait de l’espoir et de la joie partout !

Ces rêves d’avenir emplissaient l’esprit de Cassoulet, bien qu’il se sentit rongé d’inquiétudes ! Cet espoir et cette joie étaient dans son cœur, bien qu’Hermine, la jolie Hermine eût disparu !

Mais elle n’était pas disparue, la belle Hermine… elle était chez Monseigneur l’évêque !

Au fait… chez Monseigneur ! Mais c’était grave quand même !

N’importe ! une chose : Cassoulet savait à présent où elle était ! Mieux que cela : c’est elle-même, Hermine, qui lui avait fait savoir où elle était !

— Chez Monseigneur l’évêque !… se répétait Cassoulet. Oui… mais si elle y était prisonnière !…