Éditions Édouard Garand (p. 24-27).

IV

LA MAIN DE FER


Le soleil était haut lorsque Cassoulet fut réveillé par l’entrée dans sa mansarde d’un domestique qui lui remit une lettre.

Il frotta ses yeux avec étonnement, lut la souscription sur l’enveloppe et, ne reconnaissant pas l’écriture, hocha la tête et murmura :

— Ah ! diable, qui donc m’envoie de ses nouvelles de si matin !

Il paraissait avoir oublié son aventure de la veille.

Il renvoya le domestique et courut à sa fenêtre. Il sursauta de surprise en découvrant que le billet venait d’Hermine. Puis il sauta de joie folle. Mais soudain il fut pris d’un tel tremblement qu’il dut se rasseoir pour ne pas tomber.

« Vivez… vivez… vivez ! »… disait la lettre.

Vivre !… ah ! oui, il allait vivre ! Cassoulet le jurait fermement, de même qu’il avait juré fermement de se faire tuer ce jour-là par les Anglais. Se faire tuer !… Serait-il bête un peu ? Ne serait-ce pas insensé de se faire tuer, quand on lui disait de vivre ! quand on lui disait qu’on avait pour lui de l’amitié ! quand on semblait dire qu’on l’aimait !… Oui, il n’y avait pas de doute là-dessus : Hermine l’aimait ! Elle le disait presque clairement.

— Ah ! elle m’aime !… murmura le lieutenant, les yeux en extase au plafond de sa mansarde.

Était-ce bien possible ? N’était-ce pas un rêve insensé ?

— Mais cette lettre !… se dit Cassoulet.

Il la baisa ardemment.

— Elle m’aime !…

Il parut s’évanouir en se laissant retomber sur son lit de sangle.

— Elle m’aime !…

Soudain il bondit, se rua vers le lavabo sur lequel se trouvait une cuvette d’eau, et dans la cuvette il plongea la tête, frictionna son visage, frotta ses mains et s’essuya hâtivement.

— Elle m’aime !… se disait-il toujours ivre d’une joie folle.

Il ouvrit son garde-robe, en tira un magnifique manteau d’un beau gris, une redingote d’un gris non moins beau, une culotte de soie noire, des bas blancs, des souliers en cuir verni et à boucles d’argent. Il se vêtit minutieusement. Puis il ajusta un superbe jabot de dentelle fine des Flandres, arrangea soigneusement ses cheveux qu’il poudra et parfuma, se couvrit d’un splendide bicorne à belle plume blanche et s’arma de sa rapière. Ainsi paré, il se contempla dans son miroir.

Il se sourit.

— Je ne suis pas si laid qu’on pense ! murmura-t-il.

Ses yeux brillaient comme des flammes ardentes. Son visage maigre et bistré se colorait… mais de rougeurs de fièvre. Qu’importe ! Mais tel qu’il apparaissait dans son miroir, il n’était pas mal du tout. Et il avait un air si conquérant, quand il redressait et haussait sa petite taille, quand il la cambrait, quand il raidissait la jambe…

— Ah ! ah ! fit-il avec orgueil, j’en vaux bien un autre ! Par l’épée de saint Louis ! ne suis-je pas Cassoulet, lieutenant des gardes de Monsieur le Gouverneur ! Ne suis-je pas aimé par la plus belle fille du pays !

Il pirouetta et, sa main gauche… sa main de fer fièrement posée sur le pommeau de sa rapière, il descendit, majestueux, au rez-de-chaussée et traversa le grand vestibule. Gardes, huissiers, maîtres d’hôtel, valets s’inclinèrent jusqu’à terre sur son passage.

Il traversa la cour puis la place du Château et d’un pas alerte gagna la Place de la Cathédrale.

Onze heures sonnaient aux horloges de la cité.

Les passants s’effaçaient hâtivement et saluaient le lieutenant, jeunes femmes et jeunes filles se retournaient pour lui décocher un regard d’admiration.

Cassoulet exultait. Il avait envie de crier à tous et à toutes sa joie, son bonheur, de chanter son amour ! Et le ciel éclatait de lumières, une brise d’été soufflait, des chants d’oiseaux emplissaient l’espace ensoleillé. Des régiments paradaient, des tambours battaient, des fifres résonnaient et des enfants s’ébattaient joyeusement sur la chaussée. Nul n’eût dit que des navires ennemis menaçaient de leurs canons la cité et ses habitants. Nul n’eût pensé que la ville avait été deux fois bombardée la veille de ce jour, n’eût été quelques toits défoncés par ci par là, des rues labourées par les boulets, des trous creusés dans les pavés. Partout semblait régner un air de fête. Chose certaine, dans le cœur de Cassoulet c’était fête… et quelle fête !

Il atteignit l’impasse. Là seulement régnait le silence. Là seulement le soleil oubliait de se glisser, car les hauts murs de la cathédrale en interdisait les rayons.

Mais là Cassoulet sentit son cœur battre plus vivement. Sa main gauche, sa main artificielle toujours sur la garde de sa rapière trembla. Mais le lieutenant se raffermit… il voulut être brave en amour comme en guerre !

Il fut un peu surpris de voir les volets clos, le logis d’Hermine silencieux, fermé.

Il frappa timidement, pas bien fort.

Son cœur battit plus vite et plus fort que n’avait cogné sa main dans la porte d’Hermine.

Il écouta.

Oui, il entendait un pas… son pas à elle certainement, il était si léger… léger comme celui d’une biche !

Et la porte s’ouvrit…

Alors, Cassoulet voulut reculer, mais la surprise le cloua sur ses pieds qui lui semblèrent deux boulets de plomb ! Devant lui se grandissait la haute et terrible silhouette de Maître Turcot.

Et lui, le suisse, poussa un effrayant rire, un vrai rire de démon. Brusquement il saisit Cassoulet à sa petite taille qui craqua. Et le colosse, sans le moindre effort, serra de ses doigts puissants la taille fluette, souleva le freluquet et gronda comme un lointain tonnerre :

— Ah ! ah ! marmouset d’enfer ! je vais donc pouvoir te faire ton compte !

Cassoulet d’un seul coup d’œil avait vu le géant seul… Hermine n’était pas dans son logis ! Donc, cette fois, Hermine ne pourrait pas intervenir en sa faveur, donc dans l’étau où il se trouvait pris, il n’avait plus qu’à attendre son écrasement à mort ! Oui, mais Cassoulet n’était pas marmouset à se laisser mettre en charpie sans tenter de se défendre. Il voulut donc protéger, défendre son petit corps ; et aussi brusquement et peu délicatement que l’avait saisi Maître Turcot, il saisit celui-ci à la gorge et de sa main de fer, disant en ricanant :

— En ce cas, Maître Turcot, nous allons régler nos comptes ensemble et en même temps !

Et Cassoulet serra à son tour…

Maître Turcot poussa un cri… mais un cri comme jamais il fut possible à un être humain d’en pousser ! Un cri qui éclata dans l’étroite impasse comme un violent coup de foudre ! Un cri qui secoua la bicoque, qui fit trembler toute la capitale, qui fit trépider le ciel et la terre !

Le géant lâcha la taille de Cassoulet et porta ses deux mains à sa gorge. Mais, chose étonnante, Cassoulet, lui, ne lâcha pas… il demeura suspendu par sa main gauche à la gorge de Maître Turcot.

Le colosse poussa un autre cri… ah ! quel cri ! un autre encore… et un autre…

Puis il hurla… ah ! quel hurlement !… il hurla tant, que bientôt accoururent des voisins… que bientôt survint toute la population. L’impasse se remplit d’un monde surexcité, effaré qui se bousculait, jurait, se heurtait, vociférait. On sonna le tocsin !… Dans la bicoque Maître Turcot continuait de hurler en se roulant sur le plancher, en bavant, avec Cassoulet accroché à sa gorge par la terrible main de fer. Ceux qui réussirent à approcher de la porte et à regarder à l’intérieur, reculèrent saisis d’épouvante. Jamais plus effrayant tableau ne s’était dessiné à leurs yeux !

Maître Turcot était devenu d’une face bleue, avec des yeux si agrandis qu’ils sortaient de leurs orbites. Et il hurlait de plus belle… il hurlait plus fort qu’un taureau qu’on assomme.

Cassoulet, ayant aperçu dans la porte des figures penchées et effarées, cria :

— Un forgeron !

La foule, de plus en plus tassée dans l’impasse et exaltée par les hurlements du suisse, hurla à son tour :

— Un forgeron !

Avec désespoir Cassoulet cria encore :

— Un serrurier !

Et il lui fallait toute sa force pour ne pas rouler sous la charpente colossale du suisse et pour maintenir celui-ci sur le dos.

— Un serrurier !… clama la foule chavirée par la folie de l’épouvante. Elle criait sans savoir ! Elle appelait un forgeron, parce que Cassoulet avait crié un forgeron ! Elle appelait un serrurier, parce que Cassoulet avait dit un serrurier ! Pourquoi un forgeron et un serrurier ? Elle n’en savait rien et elle ne s’en étonnait même pas, trop stupéfiée ou horrifiée qu’elle était.

Enfin, des gens crièrent à Cassoulet :

— Lâchez-le !… lâchez-le !…

Oui, mais Cassoulet ne pouvait pas lâcher. Et les doigts d’acier pénétraient toujours plus avant dans la gorge de Maître Turcot, et le sang giclait autour des doigts !

La maréchaussée parut, mais il lui fallut du temps pour percer la foule compacte de l’impasse et pour arriver à la porte de la bicoque.

À la vue de la scène qui se passait à l’intérieur, elle ne fut pas moins épouvantée que la masse du peuple.

— Ah ! ça, s’écria avec stupeur, le major Prévost, c’est Cassoulet !…

— Un forgeron !… un serrurier !… vociféra Cassoulet.

Prévost et ses gardes demeurèrent sur le moment ahuris.

— Un forgeron !… clama encore Cassoulet.

Dans l’impasse la foule rugit :

— Qu’il lâche !… qu’il lâche !…

La scène devenait plus que horrible ! On tremblait, on se statufiait, on regardait cette tragédie inouïe sans tenter de faire quoi que ce fût pour secourir le malheureux colosse qui ne cessait de hurler, de râler, de hoqueter, et dont le visage était devenu noir comme de l’encre.

Survint un forgeron armé de ses marteaux et de ses tenailles.

— C’est, dit Cassoulet, mon bras qui ne fonctionne plus… le mécanisme !

Le mécanisme !…

L’horreur parut grandir dans la masse du peuple… on commençait à comprendre.

Le forgeron coupa la manche du manteau de Cassoulet, la manche de la redingote, la manche de la veste, la manche de la chemise avant de mettre à nu le bras gauche du lieutenant des gardes. Alors il vit le bras d’ivoire et la main de fer. Il ne voyait pas les doigts d’acier qui disparaissaient dans la gorge de Maître Turcot.

— Voyez, ça ne fonctionne plus ! dit Cassoulet aussi horrifié que le suisse, que la foule elle-même.

Le forgeron se mit à travailler avec ses tenailles, avec ses marteaux… Un silence se fit de toutes parts, les respirations demeurèrent en suspens. Maître Turcot lui-même suspendit ses hurlements. Enfin, le forgeron réussit à séparer le bras artificiel du reste du bras naturel, et il releva Cassoulet.

Alors, Maître Turcot bondit, jeta un nouveau hurlement, et avec la main de fer et le bras d’ivoire attachés à sa gorge il se rua contre les gardes, fonça sur la foule, se jeta dans l’impasse. La bousculade fut effroyable. Puis Maître Turcot gagna la Place de la Cathédrale, se fit jour par une trouée formidable dans la foule pressée sur la place, enfila une ruelle, s’engouffra par la rue Saint-Louis et s’arrêta, haletant, hoquetant, râlant comme un porc sous saignée, devant la porte d’un chirurgien. Comme un fou il fit jouer le heurtoir. À la vue de cet homme avec sa main de fer accrochée à sa gorge qui saignait, le chirurgien faillit tomber à la renverse.

Par toute la ville une effroyable clameur se répandait. La rue Saint-Louis s’emplissait d’une foule en délire, hurlante… On eût dit un ouragan gigantesque qui allait tout broyer sur son passage. Les clameurs, les cris, les vociférations étaient si retentissants que l’ennemi commença de s’émouvoir. Quelques navires de la flotte anglaise hissèrent leurs voiles, comme s’ils allaient prendre la fuite vers la mer. Mais l’amiral Phipps réussit à maintenir l’ordre, et il allait ordonner un nouveau bombardement… mais il n’osa pas donner cet ordre de suite, tant lui parut étrange ce qui se passait dans la ville !

Car les canons du fort se mirent à tirer en signe de détresse ! Toutes les cloches de la cité furent mises en branle ! Des bataillons de marins et d’infanterie, et des compagnies de miliciens couraient vers la rue Saint-Louis et se heurtaient à la foule du peuple en tête de laquelle venait Cassoulet. Et cette foule courait vers l’habitation du chirurgien, et Cassoulet criait à tue-tête :

— Mon bras… ma main… au voleur…

Derrière Cassoulet suivait, essoufflé, suant, un serrurier avec sa boîte d’outils.

La maison du chirurgien fut assiégée. L’homme de l’art, ayant enfin compris ce dont il s’agissait, laissa entrer le serrurier et Cassoulet. Les gardes et les soldats contenaient la foule avec peine.

Maître Turcot, étendu de tout son long sur le parquet du vestibule, agonisait, la face plus noire, la langue toute bleue et sortie d’une aune, et avec la terrible main de fer toujours accrochée à sa gorge.

Le serrurier travailla une heure… Hélas ! il ne connaissait pas le mécanisme. Cassoulet surveillait l’opération et pensait :

— Le pauvre suisse, pourvu qu’il en réchappe !

Enfin, sous la pesée d’un outil le mécanisme fit entendre un déclic et la main de fer se détendit, les doigts d’acier lâchèrent prise.

Le serrurier regarda Cassoulet avec satisfaction :

— C’est, expliqua-t-il, un ressort qui s’est démanché !

C’était vague, si vous voulez, mais enfin c’était convainquant.

M. de Frontenac et plusieurs officiers arrivaient.

Le Gouverneur aperçut Maître Turcot qui revenait peu à peu à la vie, avec sa gorge horriblement mutilée. Puis il vit Cassoulet avec les manches de ses vêtements coupés et son moignon de bras à nu. Puis enfin il découvrit le serrurier en train d’examiner la main de fer tout ensanglantée.

Il demeura d’abord abasourdi.

Mais Cassoulet lui expliqua en peu de mots l’aventure.

Alors M. de Frontenac partit d’un rire énorme.

Ses officiers éclatèrent de rire.

Les gardes et soldats à la porte du chirurgien se mirent à rire aux plus francs éclats.

Et la foule, enfin, ayant appris que Maître Turcot était sain et sauf, et que toute l’affaire était due au bras d’ivoire de Cassoulet et à son mécanisme qui avait cessé de fonctionner, oui, la foule du peuple éclata à son tour.

Ce fut pendant une heure un formidable éclat de rire qui s’éleva de l’enceinte de la capitale et qui se répandit sur le pays environnant. Les Anglais entendirent ce rire énorme et n’en purent naturellement comprendre le sens. Mais croyant qu’on riait d’eux, ils s’en formalisèrent. Phipps, en fureur, fit ouvrir le feu contre la ville.

Dès lors, sur la cité tomba un déluge de fer et de feu… mais elle n’en continuait pas moins de rire.

Seul, peut-être, Maître Turcot ne riait pas !