Le guide culinaire/Avant-Propos

Émile Colin et Cie (p. v-viii).

Avant-Propos



Il y a vingt ans que je soumis l’idée de ce livre à notre cher et regretté maître Urbain Dubois, qui m’engagea vivement à la réaliser. Mais, absorbé par de multiples occupations, ce ne fut qu’en 1898 que j’en jetai les premières assises en collaboration avec M. Philéas Gilbert. Bientôt rappelé à Londres pour l’ouverture du Carlton-Hôtel, et pris tout entier par l’installation et la mise en marche du service des cuisines de cette importante maison, je dus remettre à des temps plus calmes la réalisation de notre projet.

Maintes fois, depuis, je fus engagé à le continuer ; et c’est sur les instances de nombreux collègues, et sûr du dévouement amical des collaborateurs qui, spontanément, sont venus m’apporter leur concours, que j’ai repris l’œuvre au point où, avec Ph. Gilbert, nous l’avions laissée en 1898. Je dois aux encouragements des uns, à la ténacité persévérante des autres, d’avoir pu mener à bonne fin cette colossale besogne.

J’ai voulu faire un outil plutôt qu’un livre et, tout en laissant à chacun la liberté d’établir sa façon d’opérer selon ses vues personnelles, j’ai tenu à fixer quelles sont, en principe, les bases traditionnelles du travail. Pour l’accomplissement de cette tâche ardue, la collaboration désintéressée de collègues, tout désignés pour le faire par leurs travaux antérieurs de Bibliographie culinaire, m’a été précieuse. À leur savoir et à leur expérience professionnels, j’ai ajouté mon expérience personnelle et les résultats de quarante années de pratique entièrement consacrées à des recherches dans toutes les branches de l’art culinaire.

Si cet ouvrage n’est pas encore ce que je rêvais qu’il fût, et ce qu’il deviendra un jour, il n’en est pas moins en état de rendre d’importants services à nos collègues et, dans ce but, je l’ai mis à la portée de toutes les bourses, surtout des petites, car c’est aux jeunes gens que je le destine particulièrement ; à ceux qui, débutant aujourd’hui, seront dans vingt ans à la tête de la corporation.

Je n’ai pas voulu en faire un ouvrage luxueux, un livre de bibliothèque, mais un compagnon de tous les instants, sans cesse à portée de la main, et dont les avis éclairés seront précieux toujours.

Bien qu’il comporte près de 5.000 formules, je n’ai pas la prétention d’affirmer que ce guide soit complet. Le serait-il aujourd’hui d’ailleurs, qu’il ne le serait plus demain, car le progrès marche, et chaque jour enfante des formules nouvelles. Tout ce que l’on peut faire pour remédier à cet inconvénient, c’est de le tenir à jour, en enregistrant les nouveautés, et en remédiant aux oublis inévitables à chaque édition ; c’est ce que je compte faire en faisant appel à mes lecteurs, sans distinction, pour me signaler ce qui leur semblera susceptible de l’être.

Ami de longue date de MM. Urbain Dubois et Émile Bernard, dont les grandes ombres emplissent encore l’horizon culinaire, je tiens à placer ce livre sous leur patronage posthume. Et je suis heureux de pouvoir affirmer ici, avec une nouvelle force, mon admiration pour ceux qui, depuis Carême, ont porté le plus haut la gloire de l’art culinaire.

Les circonstances me réservaient l’honneur d’apporter au genre de service innové par eux, des modifications profondes, destinées à le mettre en rapport avec les nécessités de la vie ultra-rapide qui est celle de nos jours. Le premier, j’ai été amené, par la force des choses, à supprimer les socles, à créer de nouvelles méthodes de dressage simplifié et, pour appliquer ces méthodes, à créer également un nouveau matériel. Or, je puis le dire sincèrement : pas plus aujourd’hui qu’au temps où je pratiquais les somptueux dressages préconisés par Dubois et Bernard, je n’ai cessé de me croire en parfaite communauté d’idées avec eux. Les hommes de génie qui, admirateurs du grand Carême, n’avaient cependant pas hésité à réformer de son œuvre tout ce qui n’était plus en harmonie avec les tendances de leur époque, furent les premiers à comprendre que la nécessité s’imposait de simplifier leurs propres méthodes, tout comme la même nécessité s’imposera dans un temps plus ou moins long pour celles que nous préconisons ici. Alors que tout se modifie et se transforme, il serait absurde de prétendre fixer les destinées d’un art qui relève par tant de côtés de la mode, et est instable comme elle.

Mais ce qui existait déjà au temps de Carême, qui existe encore de nos jours, et qui existera aussi longtemps que la cuisine elle-même, c’est le fonds de cette cuisine ; car si elle se simplifie extérieurement, elle ne perd pas de sa valeur, au contraire. Et les goûts s’affinant sans cesse, elle-même s’affine perpétuellement pour les satisfaire. Pour combattre les désastreux effets de la suractivité moderne sur les centres nerveux, elle deviendra même plus scientifique et plus précise.

Or, j’affirme que, plus elle progressera, en ce sens, et plus grandiront, dans l’esprit des cuisiniers, les trois hommes qui, au dix-neuvième siècle, ont eu le plus d’influence sur ses destinées. Car Carême, Dubois et Bernard, que l’on ne considère trop souvent qu’au point de vue de leurs travaux artistiques, étaient tout autant supérieurs sur le fond même de l’art.

Certes, nous devons à Gouffé, à Favre, à Hélouis et à Reculet, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui ne sont plus, des œuvres d’une incontestable valeur ; mais aucune de ces œuvres ne saurait être mise en parallèle avec ce chef-d’œuvre qu’est la Cuisine classique.

En offrant ce nouveau livre à mes collègues, c’est un devoir pour moi de leur recommander l’étude attentive des immortels ouvrages de ces grands Maîtres, ainsi d’ailleurs que les autres ouvrages et publications culinaires. Ainsi que l’exprime si bien le dicton populaire : « on n’en sait jamais trop ». Plus on apprend, plus on s’aperçoit qu’on a besoin d’apprendre encore, et l’étude, outre qu’elle ouvre l’esprit de l’ouvrier, lui fournit un moyen facile de se perfectionner dans la pratique de notre art.

Le seul bénéfice que je désire tirer de cet ouvrage, la seule récompense que j’ambitionne, est de voir, sur ce point, mes conseils écoutés et suivis par ceux auxquels ils sont destinés.

A. Escoffier.

1er novembre 1902.