Le grand sépulcre blanc/Séparation, Réunion

Éditions Édouard Garand (p. 63-65).

CHAPITRE XVIII

SÉPARATION — RÉUNION


Nothing can be more touching than to behold a soft and tender female, who had been all dépendance… suddenly rising in mental force to be the comforter and supporter of her husband under misfortune

The Sketch Book. Washington Irving.


La convalescence fut longue. Le froid et la misère endurés au cours de cette mémorable expédition, aggravés par l’accident bête ci-haut relaté, apportèrent à Théodore une fièvre tenace. Les soins du médecin et du bon capitaine, aidés de sa robustesse et de son entraînement physiques, eurent enfin le dessus. Éperdus, les microbes meurtriers battirent en retraite.

De son côté Pacca était au désespoir. La consolation suprême de revoir son dieu lui était refusée. Éperdue, elle se jetait sur le sein de sa grand’mère, sanglotant et pleurant. Tous les jours, à sa prière, Nassau se rendait au bateau pour s’enquérir de l’état de son mari.

Lorsque ce dernier put enfin se lever et faire quelques pas au-dehors, il se rendit à Oulouksigne. D’aussi loin que Pacca le vit venir, elle s’en fut à sa rencontre. Entrouvrant ses bras, il la reçut sur son sein, l’attirant à lui, l’enrobant de son amour. Leurs bouches s’unirent dans un long baiser. Leurs silhouettes auréolées de lumière se détachaient sur le fond opalescent d’un bloc de glace, comme d’un émail champ-levé.

L’après-midi s’écoula trop rapidement au gré de ces deux êtres faits pour s’aimer. Nassau et sa mère, mus par un sentiment de délicatesse fort naturelle, les avaient laissés seuls et étaient allés causer avec les voisins. Le cœur allégé, joyeux, il retourna au bateau pour y passer la nuit.

Au Neptune, une grande animation régnait depuis quelques jours. L’équipage enlevait l’abri temporaire de planches brutes qui avait été construit sur toute l’étendue du pont à l’automne. La voilure avait été remontée sur le pont pour y être réparée, celle du grand et du petit foc étant à refaire. Les effets et les provisions débarqués étaient remis dans la cale. Les joints étaient examinés calfeutrés et goudronnés, là où les glaces les avaient abîmés. Le navire faisait sa toilette avant sa partance pour les hautes mers.

Lorsque le calme nocturne eut descendu sur les hommes et les choses, Théodore s’en fut frapper discrètement à l’huis de la cabine du Capitaine.

Très affable pour son jeune ami qu’il avait suivi au cours de sa maladie et vers lequel son cœur paternel se sentait attiré, il lui indiqua une siège tout près de lui. Plaçant affectueusement sa large main velue sur celle de son visiteur, il lui demanda :

« Que puis-je faire pour vous, mon ami ? »

« Beaucoup, mon capitaine, lui répondit Théodore. Dites-moi d’abord, au cours de mes divagations, ai-je fait allusion à quelqu’un auquel je semblais beaucoup tenir ? »

« Mais si. Dans vos moments de délire causé par cette malencontreuse fièvre, vous appeliez sans cesse, Pacca, Pacca. J’ai alors soupçonné une aventure amoureuse avec une des jolies Esquimaudes. »

« Capitaine, il ne s’agit pas d’une aventure, Pacca est ma femme. »

« Vous voulez dire votre maîtresse. Vous êtes jeune — je l’ai été, je comprends. »

« Ce que je vous dis capitaine est la vérité, et c’est pourquoi je suis venu vous demander conseil. Pacca est ma femme légitime ! »

Il lui raconta alors dans quelles circonstances il avait rencontré Pacca, sa décision de l’épouser et la cérémonie du mariage, telle que le lecteur l’a déjà apprise.

« Dites-moi, capitaine, mon mariage est-il légitime ? S’il ne l’est pas vous avez le droit légal d’après le code maritime de le légaliser. »

« Inutile, mon ami, votre union est régulière. Elle ne diffère pas de celle qui unissait nos ancêtres dans les premiers temps de la colonie là où il n’y avait point de missionnaires. Que comptez-vous faire ? »

« Tout simplement ne pas retourner à Québec. Mon devoir est de demeurer avec ma femme. »

« Je ne puis me rendre à votre désir.»

« Alors je resterai quand même. »

« Oui ? vous serez considéré comme déserteur et vous savez ce que cela comporte d’odieux. D’ailleurs je puis vous ramener de force. »

« Mais mon capitaine, vous n’êtes pas sérieux. J’aime ma femme. Que m’importe les aléas d’une vie nomade et primitive ? Où est mon devoir, grand Dieu ? »

« Il est tout tracé : Revenir avec nous. Remettre au ministère vos observations, vos études, vos plans. Le Neptune reviendra probablement en ces parages l’année prochaine. Vous vous y embarquerez comme passager, ramenant avec vous quantité d’articles dont vous ne sauriez vous passer. »

« Est-ce un ultimatum, capitaine ? »

« C’en est un. Puisque vous tenez tant à cette femme, raisonnez-la. Faites lui comprendre qu’il vous est impossible de ne pas retourner à votre port d’attache. Pour ma part, je ne sanctionnerai aucune désertion à bord. Si réellement elle vous aime comme vous le prétendez, elle vous conseillera de suivre mon avis. »

« Je comprends, répondit Théodore un sanglot dans la voix. »

« Ne vous en faites pas, mon jeune ami. Tout s’arrangera pour le mieux. »

« Puisque vous me refusez cette suprême consolation, permettez-moi alors de dresser ma tente à Oulouksigne et d’y passer ce dernier mois aux côtés de ma femme. Je reviendrai ici le jour pour mon travail et mes repas. »

« Je puis difficilement vous refuser cette demande, lui répondit le capitaine. Tout de même, vous me mettez dans une impasse. D’autres vont vouloir vous imiter. Comment réagir ? »

« Très facilement. Exigez de ceux qui seraient tentés de me singer qu’ils suivent mon exemple ! Qu’il marient celles dont ils veulent abuser ! Vous appliquerez ainsi le frein à leurs désirs. »

Après bien des tergiversations le capitaine Bertrand consentit à cet arrangement.

Dès les premiers jours de juillet l’action combinée du soleil, des vents et des marées avaient détaché les banquises de la terre ferme, laissant un chenal libre entre elles et la côte. Le 24 juillet, le capitaine, pensant les glaces suffisamment désagrégées, donna ordre de lever l’ancre.

Le matin même, Théodore avait fait ses adieux à sa femme. Longtemps il l’avait tenue sur son cœur, lui murmurant des paroles d’espoir et de consolation. Ses baisers couvraient sa bouche, ses yeux, et son cou. Elle frissonnait sous ces chaudes caresses, souriant à travers ses larmes l’enlaçant de ses bras, joug auquel l’homme peut difficilement se soustraire. En ce moment il constata avec surprise — surprise mêlée de joie et d’anxiété — les symptômes de la maternité chez celle qu’il allait laisser dans la solitude ! Sous l’ardeur de son regard elle baissa la vue, émue, souriante, heureuse de son orgueil.

« Pacca, ma femme, serait-ce possible ? »

« Oui, mon aimé. Hier j’ai senti pour la première fois le mouvement du petit être que je porte en mon sein. C’est toi que me procures ce bonheur, cette félicité d’être un jour mère. Ce lien qui nous unit te ramènera à mes côtés. »

« Pourquoi ne me le disais-tu pas plus tôt ? »

« J’attendais le moment suprême de la séparation, afin que tu t’en ailles le cœur content et que la pensée de notre enfant te ramène en mon pays. »

« Pacca j’ai été un monstre de vouloir t’abandonner même temporairement. Je vais de ce pas avertir le capitaine que je reprends la parole donnée. »

« Ne fais pas cela chéri. Suis le chemin du devoir, quelque pénible soit-il. Je vais souffrir de ton absence mais je serai courageuse. Il m’a fallu me raisonner bien des fois avant de me résigner à ce sacrifice. Ne me tente pas, je suis trop faible ! Je suis femme ! Je t’aime de toute mon âme ! Je sais maintenant que tu me reviendras. L’appel de ta chair, de ton sang, de notre fils ne sera pas stérile. Adieu, mon mari ! Au revoir ! Embrasse-moi encore une fois et pars. Pars ! je me sens défaillir. »

Dès qu’il fut sorti de la tente, qu’il eut mis son canot à l’eau et se fut éloigné de la rive, un long sanglot, longtemps retenu, se fit entendre. Le corps souple de Pacca s’affaissa sur sa couche. Un cri rauque s’échappa de sa gorge. Elle perdit connaissance, l’âme déchirée par l’intensité de sa souffrance tant physique que morale.