Le grand sépulcre blanc/L’Amour versus le Devoir

Éditions Édouard Garand (p. 65-67).

CHAPITRE XIX

L’AMOUR VERSUS LE DEVOIR


Comme des avions après leur ciel conquis
Reviennent sur la terre où leur force naquit,
Nous ne pouvons longtemps vivre d’apothéoses.

Alphonse Beauregard.


Le quartier-maître sonnait la diane au moment même où Théodore se hissait sur le pont. Le son glissait sur les eaux, les monts répétaient l’appel du gong, la lumière vibrait et saccadait sur le bleu de la mer.

Sur le pont, d’une parole brève, le capitaine commanda : « Machine avant. »

De la proue à la poupe, le Neptune eut un long frémissement, une plainte quasi-humaine. Cédant à la force impulsive de la puissante machinerie qu’était son cerveau, il se détacha de la masse liquide qui l’enserrait, s’y labourant un profond sillon, prit son essor, pointant son avant sur l’étroite embouchure de la baie, où il contournerait la pointe Oulouksigne, abritant le hameau esquimau.

Théodore, l’âme torturée de désirs contraires, la pensée confuse, se tenait immobile, sur le tillac, vivante statue de la douleur. De grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Son fidèle compagnon, compatissant à sa souffrance, étaient étendu à ses pieds, l’épiant, l’observant. De temps en temps il portait sa jumelle à ses yeux. Il distinguait entre les autres le toupie où habitait sa femme, où il avait trouvé sa joie et son bonheur. Un moment, il vit une forme indistincte, mais qu’il reconnut bien, faisant des signes d’adieu. Il n’eut pas le courage d’agiter son mouchoir. Il s’enfuit sur le pont, descendit à sa cabine où il s’enferma, ruminant des projets tous plus insensés les uns que les autres.

Lentement le bateau se frayait un passage à travers les glaces. Il lui fallut deux jours pour se rendre au détroit Lancaster. Comme il y arrivait un fort vent du nord se mit à souffler, refoulant d’immenses champs de glace vers le golfe Admiralty. Le Neptune, malgré ses coups répétés ne put briser cette barrière qui le repoussa jusqu’à l’entrée d’Adams Sound, où il rencontra la banquise solide. Les glaces flottantes, poussées par le vent et la marée, s’amoncelèrent sur la banquise, se brisèrent en un désordre convulsif, se broyèrent, formant une colline de monceaux de glace se déployant d’une rive à l’autre du golfe. Le bateau était dans une situation très précaire ; ainsi pressé, il craquait dans toute sa membrure, menaçant à chaque instant d’être écrasé et englouti entre les deux murs de glace.

Le capitaine ordonna de débarquer toutes les chaloupes de sauvetage, des provisions, des effets, etc. l’équipage abandonnant le bateau jusqu’à ce que tout danger fût disparu. Ce travail même était très dangereux, car, en quittant le Neptune, il fallait s’embarquer sur des glaces mouvantes, se disloquant et se morcelant.

Théodore suivit l’exemple des autres. Dans son canot il plaça ses instruments et sa carabine. Ayant réussi à le traîner hors de l’atteinte des glaces en démence, il le mit en sûreté auprès d’un iceberg échoué en cet endroit. Il voulait être seul, ressasser en lui-même ses souffrances, et boire jusqu’à la lie cette coupe d’amertume. Il se coucha donc dans son canot, l’esprit vague, souffrant moralement et physiquement. Sans qu’il s’en rendît compte, il s’endormit au bruit des glaces se heurtant à l’assaut les unes des autres. Lorsqu’il s’éveilla tout était calme. Le vent était tombé, le soleil de minuit l’inondait de ses rayons. Surpris de ce silence, il se leva, se dirigeant vers le bateau.

Ô ! surprise ! qu’était-il arrivé ? De grandes étendues d’eau s’étendaient vers le nord. Loin, très loin, au septentrion, il crut distinguer une fumée blanche. Mais oui, c’est bien le navire qui file là-bas.

La pression des glaces s’était arrêtée sur les six heures du soir, dégageant le bateau. Immédiatement, le capitaine avait donné ordre à l’équipage d’y retourner. Dans le brouhaha habituel des manœuvres, personne n’avait remarqué l’absence de Théodore. Au souper le capitaine avait pu croire qu’il s’était mis à table avec les officiers non de quart, ceux-ci de leur côté pensant qu’il mangerait à la tablée du capitaine. Ce qui dissipa leurs soupçons, fut la présence de son chien sur le pont. L’on ignorait qu’il se fût trouvé prisonnier sur le bateau lorsqu’on l’abandonna.

Ce ne fut que le lendemain, tard, que l’on s’aperçut de son absence. Le capitaine commanda de virer de bord, refaisant sa course afin de s’assurer du sort de l’ingénieur. Ce dernier n’avait pas hésité. Dieu a arrangé toutes choses pour le mieux ! Il m’a tracé le chemin à suivre ! Il me montre où le devoir m’appelle !

Après bien des efforts il parvint à traîner son canot et son contenu à la grève. Il le portagea par dessus les crans, en arrière desquels il avait relevé un lac d’eau douce, où il l’y lança. Il y plaça ce qu’il avait sauvé en cas de naufrage, effaça toutes les empreintes qui eussent pu le trahir, saisit ses rames et nagea vigoureusement vers la rive opposée distante d’un mille.

Ayant mis son embarcation en sûreté, il se cacha parmi les éboulis. Quelques harfangs qu’il avait dérangés et qui eussent pu le trahir par leurs vols agités et leurs cris effrayés étaient partis à la recherche d’un terrain de nidification plus calme. Le lendemain, à travers les intersections des pierres d’où il se dissimulait, il aperçut le bateau cinglant vers la baie Adams et en suivre toute la côte, tandis que deux autres partis faisaient des recherches sur la banquise.

Quoiqu’il ne fût qu’à cinq milles d’Oulouksigne, il n’avait pas voulu s’y rendre, craignant que le zèle de quelques Esquimaux n’y fit connaître sa présence au capitaine. En ceci il avait encore pensé juste, car il vit des barques se diriger vers la pointe du rivage abritant le hameau.

On en vint probablement à la conclusion qu’il avait été entraîné dans le tourbillon des glaces s’entrechoquant, car, dès le lendemain, le Neptune cinglait vers le nord, pour n’y plus revenir.

Théodore attendit encore deux jours avant de sortir de sa retraite et de retourner à Oulouksigne.

Son arrivée fut saluée par les cris de joie des naturels. Vu sa connaissance de leur langue, son adaptabilité à se plier à leurs coutumes, ils l’avaient en grand estime.

Comment peindre la joie de Pacca ? Lors du retour du bateau, elle s’était dit : « Il n’est pas mort ! Il reviendra ! » Elle vécut dans l’attente tout le premier jour. Ne le voyant pas arriver le deuxième jour, elle perdait de cette belle confiance, et le désespoir naissait en elle. Au moment où elle entendit les habitants du village, crier de toute la force de leurs poumons : « Chaimo Nukaglium », elle sentit le sol se dérober sous elle.

Comme il mettait pied à terre, elle se jeta dans ses bras pleurant de joie. À ce moment un bruant de Laponie, l’unique chantre ailé du Nord, décrivait de savantes spires dans l’azur. Planant au-dessus du groupe entrelacé, il fit entendre un sublime chant d’amour, ses notes s’éparpillant en un mélodieux trille.

« Mon aimé, lui dit Pacca, entends-tu ce chant ? C’est l’oiseau du bonheur, le messager des amoureux nous annonçant joie et félicité. »