Le grand sépulcre blanc/Découvertes, Accidents, Retour

Éditions Édouard Garand (p. 61-63).

CHAPITRE XVII

DÉCOUVERTES — ACCIDENT — RETOUR AU NEPTUNE.



Est-ce par divertissement que vous érigez des monuments sur les montagnes ?
Le Coran. Chap. XXVI.


Avril tire à sa fin. Douze jours d’une marche très pénible ont conduit la petite caravane dans la baie Autridge.

Deux jours après leur départ des lieux qui leur avaient été presque fatals, ils rencontrèrent les bordillons, glaces pressées, bousculées et culbutées les unes sur les autres, à travers lesquelles ils durent se frayer un passage. Souventes fois ils eurent à lutter contre des sautes subites de la température. Leurs provisions de viandes et de gras de phoques s’épuisèrent. De nouveau ils eurent à souffrir du froid et de la faim. Vu le peu de profondeur du passage entre la terre ferme et l’île Hall, les eaux étaient inhabitées. À ces malaises s’en ajouta un autre : le mal de neige.

Malaise physique produisant des souffrances atroces. Les paupières tuméfiées, les yeux injectés, les pupilles dilatées, deux d’entre eux, Théodore et Pioumictou perdirent complètement la vue. Cette cécité dura trois jours. Ces maux d’yeux causés par la réfraction des rayons solaires sur les glaces, se répètent tous les printemps. Tous en sont affectés, les hommes plus encore que les femmes : les chasses auxquelles ils se livrent à cette saison les retenant sur la banquise des journées entières.

Pacca fut d’un dévouement sublime pour son mari, le suivant sans cesse, tâchant d’alléger ses maux. Pour combattre l’inflammation, elle faisait fondre la neige dans sa bouche. De cette eau attiédie elle lui baignait délicatement le visage. Sa main se faisait légère comme une caresse. La tête appuyée sur ses genoux il se laissait dorloter comme un enfant.

L’entrée de la baie Autridge fut saluée d’un cri de joie. Enfin l’on était en pays connu, giboyeux. Ce fut un équipage fourbu et hagard qui, ce trente avril au soir, bivouaqua près de la grève et y construisit une misérable hutte de neige. Hommes et chiens étaient hâves, affamés, éreintés, courbaturés.

L’axe de la terre avait dévié, le soleil ne disparaissant à l’horizon qu’une heure à cette date.

Koudnou, sitôt ses gens installés pour la nuit, fier de la responsabilité qui lui incombait, mit sa carabine en bandoulière, passa à sa ceinture son long couteau de chasse et fut à la recherche du gibier. À trois heures du matin, il revenait enchanté de son expédition, son joyeux Shaimo chaimo réveillant tout son monde. Jetant au milieu de l’iglou un quartier de caribou, sa bonne figure réjouie souriait de la surprise commune.

Traversant la baie, dans un vallon solitaire, il avait surpris un troupeau de six de ces ruminants. Usant de stratégie il les avait approchés et tous étaient tombés sous ses balles.

En un instant les dormeurs furent sur pied et habillés. La chair crue disparut en un clin d’œil. Le bruit des molaires, broyant l’aliment sauveur, rompait seul le silence de la nuit.

Le repas terminé, les trois hommes conseillèrent à leurs counés[1] de se remettre au lit, le temps étant froid et la hutte sans feu. D’un tour de main les chiens furent attelés et l’on se dirigea sur le lieu du massacre. Les loups n’avaient pas eu le temps d’y venir dévorer les carcasses. Elles furent vidées, écorchées, débitées, mises sur les traîneaux et l’on reprit le chemin du home.

Infatigable, Koudnou repartit avec deux chiens s’aventurant sur la banquise à trois milles du rivage. Une heure plus tard, il revenait avec un énorme phoque. Grande fut la joie générale. Les femmes allumèrent leurs lampes babillant comme seules elles savent faire, et l’on se mit à l’ouvrage. Elles préparèrent les peaux, se mirent à raccommoder les habits déchirés dont quelques-uns étaient en lambeaux, firent sécher au soleil les habits et les couvertures mouillés. Les hommes donnèrent une carcasse entière de caribou à leurs chiens, et eux aussi se mirent au travail. Il fallut pratiquement refaire les cométiques que le trajet au milieu des glaces cahoteuses avait démantibulés. De la peau du phoque il fallut refaire trois attelages complets pour remplacer ceux que les chiens avaient dévorés pendant la disette. L’on se reposait tout en travaillant. Trois jours furent ainsi occupés.

Le trois mai, le soleil ne se coucha qu’à onze heures du soir. Le printemps commençait pour de bon.

À cette date Théodore se rendit un après-midi sur une montagne isolée de la baie Agou et avec l’aide de ses deux Esquimaux construisit un cairn de pierres sèches, à la base duquel il déposa un record abrégé de ses observations.

Avant son départ d’Ottawa, le ministre de la Marine avait demandé à Théodore de contrôler la découverte de l’île New Island rapportée par l’explorateur américain Hall, en 1861.

Hommes et quadrupèdes ayant repris leurs forces après un repos de quatre jours, Théodore mit à exécution ce projet. Le cinq mai au matin, il fit Koudnou atteler douze des meilleurs chiens sur un cométique et l’on partit à l’Ouest par Nord. À deux heures et demie, de l’après-midi l’on foulait du pied l’île. Sur le point le plus élevé, une centaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, Théodore installa son théodolite et en fit la triangulation. De ce point, il se dirigea vers le sud et il releva la baie Encampment, dont l’entrée est protégée par deux caps imposants d’un gris sombre. L’aspect était idyllique, leurs sommets étant alors couronnés de nuages pourpres.

À huit heurs ce même soir, l’on était de retour au logis. Les records arctiques d’un voyage en cométique trainé par les chiens étaient battus ; en douze heures, Théodore et son associé avaient couvert une distance de soixante-quatorze nœuds, soit quatre-vingt-cinq milles.

Après quelques explorations dans le détroit Fury et Hecla, le parti se dirigea vers le nord, traversant l’isthme séparant Agou du golfe Admiralty. À ce dernier endroit, notre explorateur rattacha ses observations de l’automne précédent à celles faites au cours de cette dernière randonnée.

Durant ce trajet par voie de terre, Théodore se délecta d’un mets esquimau nouveau pour lui et dont il ne connut la provenance que quelques jours plus tard. Les explorateurs étaient campés à la tête du lac Ivisarocto. À l’heure du souper, Koudnou apporta entre autres plats, quelques tranches d’un pâté gelé, d’une couleur verte tachetée de points noirs. Tous savourèrent ce régal, Théodore comme les autres. Cette entrée avait un goût de choucroute, d’épinards et de feuilles de navets fortement épicés, d’une sapidité flattant le palais. Quelle ne fut pas la surprise de notre héros, lorsque plus tard il se rendit compte que ce fricot provenait de la panse du caribou, où il avait été assaisonné par les sucs gastriques de l’animal, pour le bien-être des habitants du Nord.

Le caribou arctique est un ruminant dont l’estomac est divisé en trois parties comme le bœuf, le mouton, etc. Les aliments, mastiqués et avalés, s’emmagasinent dans la première panse où ils subissent une trituration chimique avant de revenir à la bouche de l’animal, qui les ruminent.

L’Esquimau, se nourrissant exclusivement de viande et de poissons, remplace la farine, les légumes et les fruits qui lui sont totalement inconnus, par le contenu non ruminé de la panse du renne. C’est un changement utile à sa diète journalière lui fournissant les vitamines requises pour le fonctionnement de la machine humaine et le renouvellement des tissus.

La Providence a voulu qu’aux régions improductives du Nord, l’homme chassât les légumineux et non qu’il les cultivât.

Pendant son séjour au fond du golfe Admiralty, Théodore put constater les illusions produites par la réfraction, qui est le changement de direction d’un rayon de lumière. Dans les régions arctiques la réfraction de la lumière est très prononcée et nuit beaucoup à l’exactitude des observations, déformant et grossissant les objets. Une correction variant de quelques minutes à plusieurs degrés doit être soustrait à l’angle solaire enregistré sur le vernier.

Le veille du jour dont il s’agit, la petite caravane s’était campée sur la banquise, par une soirée nuageuse. Dans le cours de la nuit le soleil prit le dessus, dissipant les brouillards. Théodore à son réveil, vit un cap dont il estima la hauteur à 1 500 pieds et la distance à trois milles de son campement. Ce ne fut qu’après une course de trois heures qu’il en atteignit la base. Il était à quinze milles de son point de départ et il n’avait que 500 pieds d’altitude. En souvenir de cette mésaventure, il le nomma Mont Illusion.

Le 12 mai, le soleil descendait à peine au-dessous de l’horizon. Il faisait jour vingt-quatre heures et la féerie des jeux de lumière décrite ailleurs recommençait. Les neiges s’amollissaient, se chargeaient d’eau et d’humidité. Les habitations de neige devenaient incommodes et peu confortables. Théodore sortit alors d’un sac imperméable une petite tente de soie qu’il avait eu la bonne idée d’ajouter à son bagage. Avec Pacca, il y transporta ses pénates, et la douce vie de l’intimité s’abrita sous elle, le reste du voyage. Que ces nuits auprès de son aimée compagne le récompensaient de ses travaux, le reposaient de ses fatigues !

Du Mont Illusion à la baie Moffat l’on fit le trajet par voie de terre. La topographie de ces contrées tourmentées l’intéressait vivement, car le pays de surbaissé qu’il était au fond du Golfe Admiralty s’élevait graduellement à de hautes altitudes.

Dans quelques semaines au plus tard, le parti comptait rejoindre les hivernants de la baie Arctique, lorsqu’un affreux accident vint jeter l’émoi au sein de la petite caravane. Les membres de la troupe étaient installés chacun dans leur home sur les glaces de la Baie Moffet. Pacca avait préparé la tente, recouvert le plancher congelé de fourrures, allumé sa lampe. Théodore voulut se rendre compte de la quantité d’essence qu’il lui restait. Inconsciemment, il plaça le récipient entre ces deux genoux et en dévissa l’orifice. Les gaz, en s’échappant, prirent feu, et explosèrent, l’enveloppant d’un manteau de flamme. Un cri d’horreur s’échappa de la poitrine de Pacca, et un cri de douleur et de détresse de celle de Théodore. Se roulant sur la neige, il étouffa assez facilement les flammes, ses habits de fourrures le protégeant de toutes brûlures dangereuses. Eût-il été habillé à l’européenne, il ne s’en serait pas sauvé. Tout de même il eut la figure, les mains et un côté cruellement brûlés. Deux heures après, il ressemblait à un monstre, la figure bouffie, tuméfiée, enflée.

Pendant trois jours Pacca lui prodigua les soins les plus dévoués, les plus assidus. Dans le havre-sac elle avait trouvé une boîte de lait condensé ; à défaut d’onguent elle s’en servit pour panser ses plaies, allégeant ainsi le feu dévorant de ses brûlures. Se sentant quelque peu mieux, il demanda à ses fidèles compagnons de lui préparer un lit sur un des traîneaux, de laisser en ce lieu tous les effets et de le conduire en toute hâte au bateau. Son désir fut exaucé. Trois jours plus tard, hâve, malade, miné par la fièvre, ils le remettaient entre les mains du bon capitaine et du médecin, à bord du Neptune.

En arrivant au petit village d’Oulouksigne, il avait pressé amoureusement sur son cœur la fidèle compagne de ses travaux. Pacca retournerait au toupie de son père en attendant une décision finale, sur ses projets futurs. La séparation lui était dure mais inévitable, la consigne défendant aux femmes tout séjour sur le bateau.

Parti depuis trois mois, Théodore revenait à bord endolori, après avoir fourni une course de 939 milles dans les contrées inexplorées, mais le cœur plus que jamais attaché à celle qu’il avait choisi pour compagne. Sa Pacca ! Il l’adorait.

  1. « Couné » Femme, compagne de l’homme.