Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. 11-38).

ALLER ET RETOUR




P RÈS de Saint-Jean, je regarde la neige meuble et sale où je vois des pas qu’une lanterne accompagne, glisser. Je regarde, comme le veut Georges Duhamel, jusqu’à ce que je comprenne, reconnaissant la petite vie qui se poursuit, quotidienne comme la lumière qui luit là-bas et sur laquelle l’existence se referme. Demain je ne verrai plus de neige.

Les voitures métalliques sont peintes de vert olive, raidies d’une frise au pochoir : une sonorité froide, un toucher glacial, un contact d’usine. Au regard, un mensonge.

New-York, à sept heures du matin. L’arrivée par le chemin de fer suspendu d’où l’on surprend des gestes de réveil. Le train s’engouffre sous la gare. Je suis emporté aussitôt, comme un rouage.

Le service me saisit, dès les quais profonds où les voitures sont encaissées et la courbe de sortie où les taxis déroulent une courroie sans fin.

À l’hôtel, ma fenêtre donne sur l’est. Un soleil rouge, tout rond, sur un fond brouillé de bleu et de gris. La ville se détache à contre-jour, comme une féodalité ou quelque Métropolis. Au théâtre, le décor jaillit ainsi graduellement de l’obscurité sous les jeux d’électricité. Ce n’est plus New-York, ou pas encore ; une ville de rêve plutôt, mais toute prochaine. Des masses crénelées, des tours ; une chose gigantesque sort du sommeil des hommes qui vont la reprendre d’assaut.

J’écoute la ville, que je ne connais guère. Pas de cloches. Un coup de sifflet, bref et grognon, me rappelle le bateau que je suis venu prendre et me fait interroger le vent. J’écoute toujours, d’une silencieuse volonté. De partout monte un bruit de fournaise. Un bourdonnement en série, strié du crissement des voies sous le fer. Ce bruit de rail violé, c’est comme un leitmotiv, une sorte de déchirure aiguë, continue, crispante. Les autos mettent sans cesse en marche vers une impossible détente, et recommencent.

Une ville mécanisée. Les rues sont des numéros matricules, et la mathématique conduit les pas par le subconscient. Partout des commandements dirigent le trafic. Arrêts rouges et départs verts : une langue électrique ordonne d’arrêter, autorise à repartir. La discipline implacable d’un contact impose les minutes de silence, le repos des forces d’acier, l’apaisement des mille pièces de l’organisme.

Le prêche social convainc aussi les volontés par les suggestions perpétuelles du civisme. Des zones de protection entourent les arrêts des tramways. On mène consciencieusement les enfants au soleil sur le Broadway : des centaines de voiturettes noires sortent des rues avoisinantes, et se groupent comme des mouches sur le trottoir lumineux. On se promène nu-tête. On enveloppe les timbres de papier huilé. Les bureaux sont tapissés de casiers enfermant le détail infime de la vie qu’une fiche retrace en un instant. Des enfants se battent, ici comme ailleurs, mais ils prennent l’attitude du boxeur, l’attitude scientifique : calcul des coups, tête enfoncée, poing mesuré, regard intense et froncé, sautillement encerclant.

Je vais vers l’Université, en brique soutenue de pierre. Une inspiration française se révèle autour de la bibliothèque. Des étudiants y vivent, libres dans une atmosphère de travail. Mes yeux les remplacent par les nôtres, ainsi qu’au cinéma les images se superposent.

Le cinéma habite un gratte-ciel qui sera dépassé demain : le Paramount. C’est de style nouveau riche et colossal. La formule marque un effort. Des ors, des peintures, des marbres, de grands escaliers doublés d’ascenseurs rapides. Cela fait un amusant dix-septième siècle américain. Sur le parquet de la galerie des glaces, des bouts de cigarettes.




Le « De Grasse ». Un garçon à qui je tends un pourboire me dit : « Merci m’sieu ». Sois béni, toi par qui je rentre ainsi dans le bien-être de ma civilisation, qui m’y replonges du mot qu’il faut, le plus petit, le plus courant, celui que tu n’as pas préparé, qui sort de ta vie ordinaire où la mienne te retrouve dans une communion qui me pénètre. J’étais perplexe. Tu me délivres. Nos courants s’adaptent dans un autre champ que celui de l’électricité.

Vent d’ouest, assez violent. Aucun des miens au départ, parmi la grappe humaine qui s’étage sur les quais, ainsi que l’a vue Blasco Ibanez et tous les voyageurs comme lui. Aucun des miens. Je regarde la joie ou l’attendrissement des autres. J’imagine le sourire un peu rentré de nos deux enfants et je serre de nouveau la main des amis. Je salue la terre où ils vivent.

La mer. La vague se creuse. On a placé des câbles qui nous font l’effet d’un examen de conscience. Le ciel est pur au-dessus des flots agités. Au nord, des nuages rosés se gonflent vers le soleil. Ils ont reculé jusqu’à l’horizon et semblent des pics immobiles, qui regardent l’immensité. Nous passons, infimes. L’orchestre joue. Une valse m’atteint dans le couloir où j’écris. Un bruit de verres annonce l’ouverture du bar, longtemps après que nous avons dépassé la statue de la Liberté.

La vie des transatlantiques : bains d’eau salée, marches forcées, alimentation soutenue. La conversation offre ses hasards. Le commandant, qui a le sourire de toutes les expériences et de délectables recettes de coquetels, apaise nos nervosités d’un proverbe marin : « Vent arrière fait la mer belle » ; et nous nous mettons d’accord sur le principe d’une mathématique de pont supérieur : la crainte du raseur grandit en raison directe de l’espace. Quelques types sans atomes crochus. Le transatlantique recèle dans son âme de huit jours une vie de liens rompus. Quelques lectures, inachevées ; des travaux distraits. Que faire sinon regarder, depuis notre prison, l’océan qui nous subit ?

Il est devenu mon ami. Je l’interroge. Le jour, l’immensité vide et grise se déchire au-dessus de nous et le soleil brille un instant par une fenêtre qui s’ouvre sur le bleu profond du ciel. Le vent puissant souffle de l’ouest. Une joie universelle se multiplie vers l’horizon. Je me place au centre d’un spectacle que peut-être je ne retrouverai plus. Les mouettes éperdues semblent jaillir des crêtes. Partout, des ailes ballottées, comme si l’écume disséminée faisait une réplique aux oiseaux dans l’étourdissant mouvement. Le bateau passe d’une vague à l’autre, soutenu sur un corps énorme qui se gonfle, puis entraîné dans une courbe molle. Plaisir unique de se sentir emporté dans la force et la couleur, de naviguer dans la beauté jusqu’à la lassitude. Les vagues bondissent l’une contre l’autre, unissant leurs crinières d’un frisson bref. Celle-ci est bleue à la base, puis verte, puis blanche une minute. Tout son dôme se colore, illuminé de ses parois qui vont crouler, qui croulent sous un fracas d’écume. Au loin, tout près, tout autour, ce bleu, ce vert, ce blanc, ce mouvement inépuisable, qui dure parce qu’il renaît sans fin, échevelé, fou, comme une exaltation vers le soleil que la mer applaudirait de mille mains blanches.

Le soir, un rayon abondant sur les flots sombres. Une masse en fusion, dont un pan formidable, grandi par la nuit, coule sous le bateau, comme une pâte métallique, tout un pan, incliné d’un coup vers la profondeur, mur mobile et souple. Nuit de rêve, à peine éclairée sous le ciel qui se dégage. L’horizon plus précis semble la terre. L’œil y cherche une lumière qui marque la fin des hommes ou leur recommencement.

Le brouhaha habituel des fins de voyage : concert, dîner du commandant sous les bonnets de papier, vente aux enchères. Celle-ci est conduite par un Américain d’origine hongroise, petit, glabre, l’œil éteint. Il est superbe. Il éveille les générosités les plus insensibles. Il repart vers d’autres sollicitations, sitôt qu’il a mené à bien celle qui s’achève. Il hypnotise. Il fait appel à la loyauté yankee, invoque les étoiles de la bannière nationale. Puis, épuisé, il lance ce mot : The Purser says this is the biggest collection which ever took place on this boat. L’auditoire applaudit à grands traits, satisfait d’un devoir accompli.

Cent cinquante-deux bouteilles de champagne en une soirée, et combien de coquetels ! Certaines femmes boivent plus que les hommes. L’une d’elles a absorbé huit bénédictines, dans des verres à dégustation. Puis, elles se purgent. Et le lendemain, elles sont souriantes, et fraîches ainsi que des enfants.

Bientôt l’arrivée. L’Angleterre mouillée se devine sous la brume. Le temps se lève. Quelques lumières. Elles me sont presque indifférentes. Je les attendais. Je les regarde sans curiosité. Phare ou casino ? J’ai tout quitté en automate : vers la gare, la chambre d’hôtel, la cabine, la mer. Je m’éveille à l’Europe. C’est demain.




Les premiers jours en France sont de repos et de travail tout à la fois. Et je pars pour la Belgique où je retrouve l’accueil inoubliable d’un homme d’une vive intelligence, profondément attaché à sa province et aux siens, M. Godfroy Langlois dont j’ai connu les dernières préoccupations et qui est mort en travaillant encore pour nous. La campagne belge, que prolongent les plaines basses de la Hollande, est propre comme une table dressée. Mon séjour en Belgique n’est que bonheur. J’ai la joie d’y demeurer. Je vis la vie du Belge. Il nous ressemble. Bon peuple, actif, simple, près de ses plaisirs, et qui s’inquiète de ceux des autres jusqu’à leur demander : « Avez-vous trouvé votre satisfaction ? »

Il est fidèle, comme nous, à la culture française. Il s’emploie dans un milieu divers à garder des traits qui l’apparentent. Il s’est beaucoup moins livré aux influences américaines : moins d’appartements nouveau genre, moins d’ampoules électriques, moins d’excentricités. Il est sérieux et courtois ; gouailleur envers les siens, sans moquerie pour l’étranger. Il est par là voisin du provincial français. Pratique aussi, et convaincu de l’excellence de l’école. L’Université de Bruxelles se renouvelle. Elle a construit sur un terrain que lui céda la ville des bâtisses que je visite longuement. Le corps central est de style flamand, brique et pierre que le temps patinera. L’arrière, réservé aux Sciences, a le caractère trop prononcé d’une usine. Louvain rebâtit sa bibliothèque avec, aussi, des rappels de l’architecture locale : superbe monument qui sera réservé à la documentation internationale. Je donne mon cours rue des Sols, dans un très ancien immeuble, sombre et froid, mais qui ne m’étonne pas parce que j’ai l’habitude de ces décors trop vieux que l’on va bientôt quitter. L’auditoire paraît s’intéresser surtout au progrès économique et politique de notre pays, moins à ses luttes d’ordre national. Grâce à M. Langlois, j’ai le plaisir d’entendre Léon Daudet. Il parle dans un théâtre, sur Victor Hugo. Trois coups précèdent son entrée. Une verve étonnante, avec une inépuisable réserve de coups de boutoir.

Je reviens en France. La période bouleversée qui suivit la guerre s’achève. Je trouve le Français ardemment au travail. Si Paris est livré aux étrangers, son fonds français, refoulé souvent vers la banlieue, est sérieux et posé. Plus de crispation. Une volonté très nette de rétablissement.

Je ne touche guère qu’à la vie extérieure, retenant quelques formules pour nous : le théâtre de petite dimension, art nouveau ; le restaurant-boîte, orné de mille choses agréables. Que ne tentons-nous cela ? Je vais vers la province, accomplir comme d’habitude, des sortes de pèlerinages, ainsi que je fis naguère pour le pays de Barrès, pour le Mont-Saint-Michel et Saint-Malo, pour l’Alsace-Lorraine. Je roule aujourd’hui vers Poitiers et Brouage.




Poitiers, par Versailles, Rambouillet, Chartres, Vendôme, Tours, Loudun, Châtellerault. En revenant, Tours, Blois, Orléans, Étampes et les collines qui encerclent Paris, agréablement.

Que de choses en une fois ! Depuis Tours, je prends place à côté du chauffeur. J’ai tout le pays à moi. Fiévreusement, en vitesse, je cherche à le saisir, pour le retenir et l’exprimer. J’analyse le regard d’ensemble par lequel on prend trop vaguement possession. Voici les coteaux typiques, chers à Maurice Barrès : plans inclinés légèrement qui vallonnent la région et où des vignes s’offrent au printemps. — Elles sont dénudées, sans même de feuilles. Des haies coupent la terre et limitent les propriétés, mais moins nombreuses que vers Niort ou Cherbourg. Des mouvements de peupliers, encores pâles, bornent l’horizon. Les fermes aux toits inclinés sont éparpillées. Élevage et culture, les deux sources vives de la France immortelle. Un coteau, à gauche, se resserre, plus sombre, bordé d’une rivière. Nous le longeons vers Poitiers. Il est de pierre et porte la ville.

J’étais passé peu avant. Je m’étais arrêté à l’hôtel d’Angleterre, le temps d’une tasse de thé. La ville ne m’avait rien dit. Je l’avais trouvée étroite, ancienne. Je m’étais dit d’ailleurs que je reviendrais, heureux au fond de me réserver quelques surprises. Cette fois, je pénètre. Une première course, à la recherche de la maison du recteur, me vaut des révélations. L’Université, la demeure même du recteur où une chambre aurait été occupée par sainte Jeanne d’Arc, la Faculté des lettres, autant de merveilles insoupçonnées.

Auditoire de sept à huit cents personnes, très sympathique. Je me sens à l’aise, me targuant aussitôt de mon origine et de mon nom poitevins. J’utilise la synthèse que j’ai tentée à l’École des Sciences politiques de Paris. Le sujet s’est décanté. Je simplifie, ce qui vaut mille fois mieux. Je reprends nos réactions après l’ancien régime et la conquête, du moment où nous fûmes « dépatriés », selon le mot d’une Ursuline. La natalité contre l’immigration ; la liberté politique contre l’anglicisation ; l’enrichissement contre le plus puissant des essors économiques ; l’école contre l’école. Cela me conduit à la culture et aux traits français. Je les révèle sans les exagérer. Ils sont ce qu’ils sont. Notre mérite ressort mieux d’un tableau plus humain. « Le Canada pour nous, m’explique le recteur, c’était un mot attachant et une chose lointaine comme un souvenir. Ce mot, vous l’avez animé d’humanité. Nous avons compris ce que vous avez vécu. Cela est vrai, et nouveau pour nous ».

Soirée chez le recteur, en présence des notabilités. J’en garde le programme dont l’exécution avait été confiée à l’École normale. Chansons françaises de chez nous et danses du XVIIIe siècle. C’est la vieille France, sous l’œil du préfet de la Troisième République. Je me reporte à Montréal, il y a trente ans, avant le phonographe, la radio et le jazz. C’est la même chose, jusque dans les moindres gestes, jusque dans certaines naïvetés. Ne sommes-nous pas issus de la France de l’ouest ? Dans une salle de la Faculté des lettres, un Samuel de Champlain est en bonne place, à hauteur d’homme. Le recteur me l’indique, sans un mot. Rapidement, l’harmonie se fait dans un même regard. Vraiment, nos origines sont en province. Paris, pour nous, n’est que la capitale.

Visite de la ville, le lendemain. Elle accentue notre regret de partir. Je retiens surtout les églises romanes, que le docteur Colby m’avait signalées. Je les ajoute à celles que m’offrit naguère la Normandie.

Je reprends le chemin de Paris, serrant précieusement une poupée poitevine. Je vois des ancêtres dans tous les champs. Il y a des Maupetit à Chauvigny ; il y en eut un à Poitiers, directeur d’école. Je fus peut-être ici, près de cette route. Je ne fais que me retrouver. Mais pourquoi l’aïeul décida-t-il un jour de partir pour le Canada ?

Blois, et ses toits altiers. Déjeuner au restaurant François 1er, mi-pâtisserie. Le château, après celui d’Amboise et de Chaumont, campés sur la Loire ensablée. Orléans. Je retourne vers la cathédrale, aux clochers en couronnes. Élancée, comme la prière gothique, et grise sous le vitrail. Au fond, gardée par deux lions d’or, une statue de sainte Jeanne d’Arc, en marbre blanc. Le trône épiscopal, la chaire, me rappellent Mgr Touchet. À gauche de la sortie, une loque humaine aux pauvres yeux désorbités, un cul-de-jatte sur des rondelles recouvertes de cuir. Il faut jeter de haut les francs dans sa casquette. Cela mêle à la pitié une sorte de jeu : si la pièce jaunit le fond, nous avons gagné tous deux. Étampes, après la large plaine qui nous rappelle la terre canadienne et, à moi-même, mon pèlerinage au pays de Louis Veuillot. Paris, par la porte d’Orléans, auprès de la Maison des étudiants canadiens. Puis l’hôtel, prison anonyme.




Brouage. Étudiant, je passais mes vacances à Châtelaillon, près de la ville engloutie. J’allais souvent à La Rochelle. Je fus un jour à Rochefort où m’attirait le souvenir de Pierre Loti. Il me reste peu de cette course, sinon le goût de mille-feuilles débordants, comme jamais depuis je n’en ai mangés. J’aurais voulu me diriger vers Brouage, la ville natale de Champlain. Le cocher me demanda vingt francs. En ce temps-là, vingt francs, c’était de l’or, et, pour un étudiant, c’était beaucoup. Je dus renoncer au pèlerinage. Dans un grenier, qu’on est mal à vingt francs près.

Par Orléans, Tours, Saint-Maixent et Niort, je viens cette fois, dans l’auto de l’amitié, au château de Telouse, chez les Riedlinger. Construit vers 1860, blanc depuis la grille, élégant et français, le château, grâce à l’affabilité de ses hôtes, nous donne l’illusion de le posséder. Nous discutons des promenades à faire dans les environs. Nous voyons le Marais poitevin, une curiosité qu’André Siegfried m’avait conseillée, terre criblée de canaux, qui sont les rues du pays. Mille choses y passent dans des embarcations à fond plat : volailles, animaux de ferme, charges de légumes. Venise à Trianon. Vieux coin du Poitou. La maison du Midi, haute, à toit carré, l’envahit comme à Niort.

Et puis, racontant ma pénurie de jadis, je réclamai Rochefort-Brouage. La route jusqu’à Rochefort n’offre guère d’intérêt. Nous traversons seulement la ville, après avoir acquitté un impôt de quarante centimes qui provoque entre le chauffeur et le préposé une de ces engueulades qui font la joie des étrangers. Mes yeux, vieillis de vingt ans, ne s’y retrouvent guère. Seul, mon estomac se rajeunit vraiment à la vue des mille-feuilles baveux, mais l’heure du thé nous appelle plus loin.

Brouage est au sud, vers Marennes, au delà de l’estuaire de la Charente, qu’un virage amusant de remorqueur nous fait passer, auto, corps et biens. Le pays est plat jusqu’à la mer, en bordure basse. Une plaine, sorte de marécage récemment desséché, où percent des touffes de fortes herbes. L’aspect délabré de nos brousses de l’Ouest. Ce sont des pâturages. Voilà l’horizon que connut Champlain, qui l’emporta vers l’océan, de l’unique trait de sa ligne droite. Quelques arbres, plus jeunes que lui. Quelques villages où sans doute il passa. Au détour du chemin, une très ancienne chose, étrange, inexplicable au premier regard, une enceinte fortifiée, ramassée sur elle-même, à demi démantelée, restaurée par endroits. C’est Brouage. Des fermes et des maisons se rapprochent dans ces murs où vivaient jadis des armées. Une place, surplombée d’une église du XIIe siècle, aux dalles frustes et glissantes, aux cintres émouvants de simplicité. À droite de l’église, une simple colonne porte le nom de Champlain, la date de sa naissance et de sa mort, celle de la fondation de Québec et de la Narration. Devant ce décor branlant que vient de visiter une mission canadienne, j’évoque le prestigieux Saint-Malo et le geste de Cartier dirigé vers la mer. Champlain fut pourtant plus grand. Dans la vase et le purin, le long de portes d’étables maculées, parmi des poules insoucieuses, nous allons jusqu’aux remparts, aspirer l’océan et mettre nos yeux dans ceux du fondateur. De lui, c’est tout ce qui demeure.




Un voyage en France c’est une longue réflexion sur nous-mêmes et nos impressions les plus vives sont, le plus souvent, canadiennes. Nous subissons mille réflexes. Nous établissons, malgré nous, des comparaisons. Nous recommençons sans cesse la réponse aux mêmes questions. Tout cela nous aide à nous définir.

Que valons-nous ? Mieux que ce que nous sommes dans l’esprit de la plupart. Cela m’apparaît clairement, dans l’attitude de défense où nous place fatalement un séjour à l’étranger.

Je plaide d’abord la vérité. Nous sommes ce que nous sommes. Commençons par le reconnaître, et nous aurons fait un grand progrès. N’exagérons pas. Disons notre vie, expliquons notre expérience. Bornons nos affirmations aux réalités. Le mérite en est sûr. Il jaillira du courant des choses. Nous avons survécu de peu. Nous n’avons pas atteint la perfection ; mais ce que nous révélons de vitalité est déjà beau.

Que j’y vois d’avantages ! La mise au point a la valeur de l’exactitude. Nous éveillerons de légitimes curiosités, qui n’auront pas à se plaindre lorsqu’elles s’exerceront de plus près chez nous. L’enthousiasme, s’il doit naître, se chauffera mieux à nos dures leçons. Nous trouverons de la satisfaction à connaître les choses accomplies et, les sachant incomplètes, de l’encouragement à les achever. Devant ce que nous avons fait, nous voudrons faire plus. Car notre effort est perfectible. Nous aurons gagné le jour où nous aurons la modestie et la volonté de nous en persuader. Pas de grands mots. Pas de vaines susceptibilités. Moins de rebuffades. Plus de langue de Louis XIV, plus d’excessive sentimentalité. La vérité. Elle est suffisante et singulièrement féconde. La vérité par l’esprit critique, accepté chez les autres, avivé en nous. Nos bouderies sont enfantines, nos réserves déplorables.

La vérité nous repliera sur nous-mêmes.

Notre pays d’abord. Aimons-le. Il est beau, de toute sa sauvagerie. Sa neige a ses ravissements, son été ses splendeurs. Connaissons-le donc. Plaçons à la base de nos programmes d’études les sciences naturelles. Elles nous donneront l’amour raisonné du sol et la préoccupation d’un patriotisme fondé sur les choses et non sur la duperie des phrases et les fausses sonorités de l’éloquence.

Le pays s’humanise. Les yeux y dégagent le travail de l’homme. Surveillons cette transformation. Qu’elle révèle une civilisation. Voilà le point commun de nos efforts. Le progrès est possible. Les résultats naîtront de l’énergie éclairée, instruite. En architecture et en art, comme pour l’agriculture et l’industrie, il faut s’adapter. Nous vivons en Amérique et Beaudry Leman a sans doute raison de nous le rappeler. Mais l’américanisme, dont le foyer est à nos portes, s’épand sur nous immédiatement.

Nous le subissons comme une contrainte. Pourquoi ne serait-ce pas en l’utilisant ? André Siegfried me le recommandait pour les nôtres. J’ai saisi en France nombre de ces assimilations : la danse plus gracieuse, la musique moins brutale et tout aussi entraînante, l’hôtellerie modernisée suivant une formule traditionnelle. Notre architecture utiliserait des matériaux américains aux travaux de discipline française. Notre art décoratif rechercherait la ligne qui distingue. Notre agriculture, même mécanisée, garderait ses traits essentiels qui sont profonds, et, notre industrie, certains soucis. Quel effort tentant. La difficulté, la complexité, c’est hélas ! notre lot, le secret de l’intérêt qui s’attache à nos actes.

Insistons. Le tournant est décisif. Pour la préservation de nos libertés, nous obéissons à nos voix intérieures, en nous raidissant dans des attitudes propres à sauvegarder nos traditions. Notre culture, il s’agit de la préserver en l’adaptant. « Absorbé matériellement, continuait André Siegfried, le Canada ne survivra que par ses influences intellectuelles. » Romier ne dit pas autre chose de la France placée en face des invasions américaines. L’Américain nous communiquera ses audaces que nous réduirons au service de notre génie. Notre passé nous guidera, notre passé qui n’a pas été conquis et qui nous reste. Ainsi de la tâche nouvelle, la tâche économique, nécessaire et dangereuse, où je distingue l’art parce qu’il est un signe extérieur ; ainsi de notre action sociale, où nous mettrons à la place des préceptes rigides d’une police collective la pénétration de notre catholicisme latin. La belle lutte ! Rendons-la lucide, nous qui l’avons conduite d’instinct. Demandons la victoire définitive à une formation appropriée. Autrement l’événement nous aura vite emportés.

Notre langue est aussi ce qu’elle est. Ne la dorons pas de nos susceptibilités. Nous avons d’amusantes réactions qui couvrent jusqu’à la moindre critique. Notre langue est intéressante dans sa vie, dans son évolution, dans sa défense. On le comprend mieux lorsqu’on la compare. L’anglicisme gagne le français de Paris, l’atteint, le crible, comme un microbe attaque un corps sain. Le sport naguère était touché. Aujourd’hui, d’autres membres sont envahis. On prend le five o’clock tea avec des toasts et du cake, le breakfast et le lunch. Un cinéma belge annonce un grand event dans la gentry anglaise, curieux retour à la langue franco-normande qui réjouirait Philippe Geoffrion. Bar et barman sont définitivement acquis. Manager n’est plus en italiques et Carco écrit : prendre un glass. On expose des sweaters, des pull-overs, des blazers. Ginger ale a fait des progrès. Un livre de recettes indique les secrets du fudge, des clipps aux noix et à la mélasse, du caramel honey. Boulevard de Clichy et rue Pigalle, j’ai relevé par amusement : Cafeteria, High-Life Concerts, Clichy tabacs, Tailleur Jacques Tailor, American Bar, qui est partout et jusqu’à La Haye, Metropol Hotel, Iris Bar, Pierrot’s Hotel, Pigall’s Tabac, Imperial « soupers », Select Hotel, Atlantic Hotel, Donkey’s Bar, Pigalle dentaire, Broadway Midnight Follies, American Club, Mitchell’s Quick Lunch, Fox Films, et cette perle : « Pigall’s maroquinerie ».

C’est une mode, je le sais bien, et qui passe. Mais je songe malgré moi à notre pain grillé ou à nos rôties et à notre gâteau aux fruits, à chandail, qu’Asselin fit triompher pendant la guerre, à nos fins de semaines et à nos entrevues, dont on ne veut pas, à poutine, à paparmane, à crobarre, à garçon de buvette, à magasiner, et même à char-réfectoire que Giraudoux a blagué aimablement. Indésirable, que nous inventâmes, a gagné les théâtres du Boulevard puis la langue populaire. Réaliser a plu aux académiciens. Romier accepte capital investi et travailleur qualifié, Nous sommes en plein laboratoire. Nous traduisons week-end, nous francisons peppermint, nous inventons tournoi de ballon, nous faisons dévier réaliser. Tout cela est troublant, mais utile. Peut-être un jour, ainsi que le désirait Remy de Gourmont, l’accord se fera en Romanie vers la défense de toute la langue française.

Enfin, sachons la valeur des choses qui nous sont propres. Le savant, le littérateur, l’homme de profession, intéresseront par leurs expériences canadiennes. Nous tenons là une promesse d’originalité. La médecine et l’art français au Canada, la géologie et la géographie canadiennes, l’expression littéraire d’inspiration canadienne, l’évolution de notre politique, l’orientation de notre législation, les particularités de notre histoire, nos attitudes dans le domaine économique, nos réactions devant l’américanisme : mille sujets qui nous vaudront une personnalité à la condition de travailler. Reprenons des œuvres que des étrangers ont menées au succès, nous rappelant que Maria Chapdelaine, quoi qu’on en dise encore, La Colonisation de la Nouvelle-France, Le Canada, les Deux Races, Les Origines religieuses du Canada, La Colombie britannique, Le Bouclier canadien-français, feraient bien dans une bibliothèque d’auteurs canadiens. Au surplus nous répandrons ainsi la vérité sur notre pays.




Plus curieux que je n’aurais cru, ce départ. Déchirement, parmi un reste d’indifférence. Je me raisonne : Paris, au cadre charmant, n’est plus le même. Internationalisé, américanisé, il révèle à celui qui ne fait que passer un visage qui n’est plus le sien. Et cependant, j’ai de la peine à le quitter. En ce moment, je ne songe plus à mon séjour en Belgique, à mes courses à travers la France ; tout cela, dont je me suis détaché peu à peu, cède devant le regret actuel. Le taxi, en automate, avec l’idée hâtive et sotte de m’acheter un faux col. La gare, et la gêne des adieux prolongés. Le premier tour de roue qu’accompagne un regard sur les maisons que l’on aperçoit au-dessus de la tranchée. Puis un temps maussade, des prés verts et mouillés dans un vague brouillard. Je découpe des livres en suivant la conversation d’aimables voyageuses : Paris transformé, déserté par les Français, un théâtre hésitant qui se porte vers des reprises pour y chercher des sursauts de vitalité ; le vide des Music Halls comblé par des étrangers à qui l’on jette une pâture quotidienne. Et pourtant, on se plaît à y revenir.

Cherbourg. J’en connais la physionomie : le décor du détachement, après la féconde Normandie où nous avons revu Caen et la ville où vécut sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Lisieux. Cette fois, je veux visiter Cherbourg, mal jugé par le regard maussade de l’adieu. Ne m’a-t-on pas dit que derrière la grisaille des hautes maisons, il y avait des beautés ? Le taxi longe la mer sur laquelle s’étend un rayon de soleil que la brume dissémine. Des noms passent et justifient ceux que j’ai si souvent blagués chez nous : Urville, Pauville, Anverville, Gréville. Ici, dans le décor que forment quelques habitations autour d’une église merveilleuse, d’une ancienneté sans retouches, la statue de Jean-François Millet. Une harmonie pieusement gardée. J’y vivrais des heures, qu’une connaissance mieux avertie rendrait plus heureuses. Mais c’est le sort de ces visites : elles ne sont même pas de cérémonie, elles sont de vitesse. Entre deux ronflements de moteur, vite au bureau de tabac où l’on vend de tout : je puise fébrilement dans une boîte trois cartes postales auxquelles je redemanderai la vision trop brève. J’emporte ce moment de pierre, mais je laisse l’atmosphère où j’eusse aimé me recueillir. Hélas ! il en fut toujours ainsi : de la Normandie, du Poitou, du pays de Chartres, même de l’Alsace-Lorraine. N’ai-je pas passé mon temps à trouver des coins où j’aurais voulu m’arrêter.

Nous descendons le coteau qui domine Cherbourg, parmi les ajoncs pointillés de fleurs jaunes, les arbustes aux épines noirâtres et les pins en parasols. Voici, dans un détour qui abrite du vent, la maison de Millet, basse, simple. Une plaque : « 4 octobre 1814, ici est né le peintre Jean-François Millet ». C’est tout. En face, son puits : une poivrière descendue d’un toit, dont le temps arrondit les contours d’une longue caresse. À gauche, un escalier, vermoulu, étroit, conduit à une maison dont un Américain est devenu propriétaire. Il y vient l’été. Il a, probablement avec raison, remplacé le chaume du toit par de belles tuiles, fortement agrippées. Le chauffeur murmure : « Ce n’est plus cela ». La route rebondit vers la mer. Nous traversons les mêmes villages, revoyant l’hôtellerie que le père de Millet aurait tenue, l’hôpital maritime, les quartiers où loge l’aviation. Cherbourg de nouveau. Achat d’un dernier paquet de cigarettes dans la langue qui est la nôtre. Mauvais dîner au casino, maison sans attaches, sans charme : belle à l’arrivée sans doute, anonyme au départ.

Le transbordeur transi nous porte vers le bateau que l’on n’aperçoit pas encore, mais qui doit arriver là-bas, de l’inconnu où déjà la nuit s’est installée. Encore un mouvement vers le départ définitif. C’est bien long. Depuis le pont de l’Albertic des phares nous éclairent. Au coin de la porte de fer où nous allons passer, un matelot attend la manœuvre. Allons, voici ta vie revenue. Reprends-la. Salue ton maître, celui du monde. Secoue tes souvenirs devant la réalité.

Je monte sur le pont dire adieu, comme chaque fois, à la dernière chose qui vive, les lumières ironiques et fidèles. J’attends. J’attendrai jusqu’à ce qu’elles disparaissent. L’ombre seule brisera le lien. Mais de quoi l’émotion renaît-elle ? Est-ce parce que je n’étais pas venu depuis trois ans ? Je me croyais mort à l’enchantement. Mon arrivée m’avait laissé froid, sans réflexe. J’allais sans m’attarder, sans me joindre ni me lier, libre et indifférent. Une lucidité qui me paraissait une victoire. Le décor est resté superbe, me disais-je, mais son âme est absente. Tant mieux, je souffrirai moins de le quitter ; je regretterai moins de ne pas m’y fondre. Mes poursuites additionnaient les convictions : le théâtre amoindri, la société distante, l’effort créateur agité d’intérêt matériel, emporté loin des vérités essentielles et des grâces traditionnelles, les figures fermées, un mouvement vers le gain immédiat, l’étranger partout où j’avais laissé le Français, le Français même devenu par tant de côtés l’étranger, tous les traits désarçonnants, déconcertants, d’une période d’adaptation.

Muré dans une chambre d’hôtel que j’accusais de toutes mes désillusions, devant une table à tout mettre, près de lits longuement défaits, j’éprouvais même, certains jours, le vague désir de partir. J’allais volontiers vers la province, vers la France d’hier et d’aujourd’hui. Pourquoi donc revivre dans un adieu ce que je croyais n’avoir pas éprouvé ? J’analyse. Je cherche. Le regret me serre la gorge. Il m’étreint de toute ma dernière journée de Paris. Il faisait soleil. Je me mêlais à la foule. J’étais Français, dans les rues, dans les magasins, au café. Je reprenais une vie pleine dont j’avais été lent à m’apercevoir. Le décor retrouvait son âme. J’étais à Paris. Je le sais maintenant, parce que je l’ai quitté.

Le bateau, appuyé d’un remorqueur, a tourné sur lui-même, prudemment. Le lointain scintille encore. Puis, la nuit totale, à babord et à tribord ; car je m’en suis assuré. Je suis seul. Je dis tout bas : c’est fini…

Des souvenirs remonteront des choses et des êtres vers le cœur : l’échange de la monnaie française, le goût d’une cigarette, un achat retrouvé, une figure évoquée, une heure revécue. Ainsi peu à peu se drape un voile sur la mort.




Le lendemain, le regard retrouve la mer toujours chargée d’inquiétude. De petites vagues se poursuivent joyeusement. Un soleil pâle inonde. L’ai-je jamais vu ainsi au sud de l’Angleterre ? Une brume rosée à l’horizon. Je m’affermis vers mon pays où je suis heureux de rentrer, vers mon destin et le milieu qui est mien. Je distingue les choses qui m’attendent parmi des affections et la tâche quotidienne. Je m’appuie au bastingage comme lorsque j’arriverai à Québec et à Montréal. Mon pays est grand et vigoureux. Le peuple, que je comprends mieux que jamais, est intéressant, qu’il agisse ou qu’il se défende. Je retourne vers ce qui ne s’arrache pas du cœur : la patrie. Et je note cette réflexion d’une Canadienne française vivant depuis longtemps en France : « Oh ! comme je m’en irais au Canada, si je pouvais emporter mes morts ! »

La mer est gentille. Le vent garde l’horizon clair. Une fraîcheur âpre nous rapproche du pays et rend le cœur plus vif. Je retrouve avec joie les nuits du nord, fidèles à chaque retour. Peu d’événements. Une saute de vent, une banquise aux allures de bête fauve assoupie, suffisent à remuer notre curiosité. Je « tiens » le temps, comme disent nos gens. Quelques livres, d’agréables conversations, des souvenirs encore jeunes. Nos craintes instinctives s’apaisent dans le calme des jours. C’est un délice. Je comprends enfin ceux qui disent avec une placidité dont j’ai souvent douté : « La mer est un repos ».

Mais je me rappelle les surprises des « terres neuves ». À deux cents milles de Cape Race, le ciel se voile d’un linon et le brouillard nous enveloppe d’une ouate légère. Le supplice de la sirène martèle chaque minute. La mer a des cassures métalliques. Trente-six heures de solitude brumeuse ! Nous entrons au pays sans le voir.

À la sortie du détroit de Cabot, le vent du nord-est se cabre brusquement, en tempête. La neige tombe, d’abord molle et lourde, puis en tourbillons, sur la mer affreusement grise. La vague enfle. Je distingue dans l’obscurité de larges nappes d’écume. Le bateau reçoit la houle de côté, s’incline, revient, têtu et bon enfant sous la bourrasque. Les ponts d’arrière sont blancs. Une femme se tient debout près d’une porte ; elle est enveloppée d’un châle noir. Immobile et triste, elle regarde. On dirait ainsi que nous transportons une page illustrée d’un conteur russe. Le brouillard persiste. La vague passe. Le bateau mugit : un cri brutal, déchiré. Tenir sous le souffle du nord ! Puis le mouvement s’apaise. Mais la neige tourne encore, sous nos phares, contre le noir de la mer. Elle nous étonne. Elle ricane que nous la retrouvions, nous qui croyions en avoir fini.

Le lendemain, l’entrée que j’ai toujours connue : lumineuse, immense. Le soleil regorge. Le ciel est bleu, sauf au-dessus de Gaspé où flottent des nuages roses attardés. Gaspé ! La terre qui nous apparaît enfin a gardé, parmi des stries de neige, les tons de l’automne. Je retrouve les vallées rocheuses couvertes d’arbres, où courent des rivières. L’abbé Chenard place des noms sur ce sol où il fut missionnaire et curé : le criard de Madeleine, Manche d’Épée, St-Antoine du Gros Mâle — du « Gros Morne » — affirme Mgr Ross, L’Anse pleureuse, le Ruisseau des Olives, Mont-Louis, la Rivière à Pierre où des gens de Montmagny vivent de vieilles traditions, la Rivière à Claude, le Ruisseau Arbour — ou à rebours — car il boucle à cet endroit même, la Pointe à la Frégate, le Gros Nez, Marsoui, le Gros Pisseux, le Petit Pisseux, la Rivière à la Martre, le Cap du Renard, le Ruisseau Castor, Sainte-Anne… Je me rappelle Blasco Ibanez racontant dans Le voyage d’un romancier à travers le Monde comment les Espagnols ont baptisé la Côte de la Californie, suppléant leur imagination des noms du calendrier. Qui reprendra nos noms français, pour animer de l’attrait de la connaissance, ces plis refermés sur des villages. Jean Brunhes a fait cela pour la France, car un nom c’est un premier signe d’humanisation. Terre sympathique, cette Gaspésie. Les populations font la pêche et le chantier, chargent les navires, cultivent peu, sauf si elles y sont contraintes, bien que, de leur propre aveu, la culture les sauve. Les Monts Notre-Dame poursuivent leur arête bleue, splendides en plein soleil. Quelles richesses recèlent-ils ? Quand se décidera-t-on à le savoir ? Quand donnera-t-on à Gaspé la vie, c’est-à-dire le transport ? On y vient, par la route. Il faut plus : le transport terrestre et le transport maritime. Quelle occasion d’adapter l’américanisme qui n’hésiterait pas longtemps devant pareille tâche.

Deux heures de l’après-midi. Jamais je n’ai vu spectacle plus grandiose. Me recueillant pour le définir, je sens bien que je n’y arriverai pas. La rive nord s’esquisse, adoucie par une légère transparence qui blanchit l’horizon. Les courbes des Laurentides sont douces et souples. Quelques pans se détachent qui marquent un amphithéâtre à peine distinct. Le golfe n’est plus qu’un million de vagues gracieuses. Tous les verts, jusqu’au centre bleu. La rive sud, beaucoup plus près, se dessine magnifiquement. Nous passons Matane, pays plus ancien où la culture découpe des étendues blondes, sans vie apparente à cette aurore du printemps, encore automnales et comme ensommeillées. Plus haut que les champs, la forêt dont les lambeaux divisent les prés roux. Plus loin encore, espacées, des montagnes aux lignes disciplinées. Plus loin toujours, un pic neigeux que prolonge la pureté du ciel. Le bateau est au centre de cette radieuse beauté. Il laisse après lui une traînée rutilante, bordée d’écume. Les mouettes entêtées encerclent de leur vol lumineux le point vif de l’Union Jack. Elles oscillent par centaines dans l’air et se suivent, les ailes droites, à peine agitées. Les plus éloignées inclinent vers la mer. Elles se posent, blanches. Là-bas, elles se confondent avec les crêtes des remous.

Je me tiens debout sur le pont supérieur. Mes yeux ne se lassent pas de cette majesté, de ces couleurs, de cette harmonie, de cet accueil. Oubliés, le brouillard et la tempête qu’un peu de neige souillée et frileuse rappelle sur un coin de pont où on l’a poussée, comme un déchet. Le soleil baigne tout le pays, pénètre jusqu’aux reliefs qu’il efface, ne laisse que quelques ombres à peine tracées, nettoie la mer, la peint de mille couleurs mouvantes, éclaire l’horizon d’un blanc presque livide, et met sur toutes ces choses qu’il révèle une inexprimable joie. Ma figure, parmi tant de visages britanniques, froidement sensibles, ne bronche pas. Mais je hurle intérieurement, d’aise et de satisfaction. Et je descends l’écrire mal, ne fût-ce que pour garder le souvenir d’un incomparable éblouissement.

Sur le Saguenay, un coucher de soleil. Les montagnes sont pourpres sur le fleuve pâle : elles s’incrustent lentement dans le ciel jusqu’à se confondre avec la nuit.

À Québec, nos yeux encore européens reconnaissent tout de suite une parenté. Formons des vœux pour que le conseil municipal et le gouvernement de la province la protègent et la gardent.

La campagne est amortie par un reste d’hiver. Mais pourquoi tant de maisons grises et tant d’ormes ? Et puis, au Canada français, pourquoi chacun possède-t-il sa clôture, son poteau de télégraphe et son escalier extérieur ?

Le port de Montréal nous étonne. Quel progrès ! J’ai l’impression qu’il grandit devant nous, au moment même où nous passons. Cette vitalité à laquelle j’ai ramené toutes mes démonstrations pendant mon séjour en Europe, qui m’a servi d’argument contre toutes nos défaillances, est pour moi une confirmation.

Nous nommons intérieurement les édifices que dresse la ville familière. Je soupçonne le Cercle universitaire, d’où je suis parti il y a quatre mois et où je reviendrai porter le faible écho d’un ravissant voyage.