Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/06

Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 65-74).
VI. — Démolition du premier château (1694)…


VI


Démolition du premier château (1694). — Les espérances d’un vieillard. — Mort de Frontenac. — Le « couvent du château ». — Le deuxième château terminé (1700). — Une aile à construire. — Description du fort Saint-Louis par La Potherie. — Garde et garnison.



Frontenac s’exprimait en ces termes dans une lettre adressée au ministre, le 4 novembre 1694 :

« Il faut, Monseigneur, que vous ayez eu des raisons dans lesquelles je ne dois pas entrer pour avoir fait ôter de dessus les états l’article des 3,000 livres destinées pour le rétablissement du château de Québec, et qui est l’unique qui en ait été retranché. Cependant, il était un des plus nécessaires puisque ce n’est pas sans quelque espèce de miracle que je n’ai point été accablé sous les ruines du vieux bâtiment, ayant attendu jusqu’à la dernière extrémité pour le faire démolir, ce qu’on a été obligé de faire jusqu’au rez-de-chaussée, parce qu’il était irréparable, et que la couverture, charpente et maçonne (sic) étaient entièrement pourries et ruinées. On l’avait recommencé sur les mêmes fondements et on en avait réglé les projets à peu près sur le pied des fonds que vous y aviez destinés et que nous espérions pouvoir augmenter en faisant venir les trois mille livres de cette année et ceux de la prochaine, en marchandises qui auraient apporté du profit ; mais comme nous étions à moitié de ce que nous avions entrepris de faire cette année, nous apprîmes le retranchement qui avait été fait, ce qui me fit prendre la résolution de faire cesser entièrement tout l’ouvrage. Mais M. l’Intendant souhaita qu’on le continuât, parce que, disait-il, ce qui était commencé aurait entièrement dépéri, et proposa de prendre six congés sur les vingt-cinq qu’on devait donner cette année, et de remettre l’argent de la vente entre les mains des marchands, qu’il nommerait et qui continueraient sur ses ordres à payer les ouvriers qui travailleraient à rendre logeable ce qui était commencé, et qui sera, étant achevé, les deux tiers de tout le bâtiment.

« J’eus de la peine à accepter cette proposition, et me résolvais à faire mon séjour dans le corps de garde de la garnison[1] où je suis présentement réduit, et où je passerai tout l’hiver, jusqu’à ce qu’il vous plût nous donner les moyens de pouvoir faire continuer ce que nous avions entrepris. Mais enfin je songeai que si vous trouviez quelque chose à redire à cet expédient, la faute en retomberait également sur nous deux, et que peut-être l’année prochaine serait un temps plus favorable pour vous donner lieu de rétablir ces fonds, comme je vous en supplie instamment. »

L’année suivante, le 2 novembre 1695, le vieux gouverneur écrit à M. Delagny ces lignes plus familières, où il exprime l’espérance d’obtenir un changement de position : « Je n’ai pas manqué de faire de grands remerciements à Monsieur de Pontchartrain des fonds qu’il a encore faits pour le Château de Québec et de la continuation de ma gratification. Quoique éloigné et presque devenu sauvage, je ne le suis pas encore assez pour ne pas voir que dans un temps comme celui-ci, c’est d’avoir fait le Pont neuf. Je lui demande, comme vous me le conseillez, une continuation pour l’achèvement du Château de Québec, et il n’y aurait point de regret s’il pouvait voir de quelle manière l’argent y a été employé ; car assurément les gouverneurs qui viendront après moi devront m’avoir quelque obligation de leur laisser un logement aussi commode que celui qu’ils trouveront. Il ne faut pas laisser néanmoins d’en jouir le plus longtemps qu’il se pourra et jusques à ce qu’il lui plaise me procurer quelque autre établissement plus honorable et plus solide, comme il me fait entrevoir que je puis l’espérer. »

Frontenac avait alors près de soixante et quinze ans. Il devait mourir trois ans plus tard, loin de sa famille et de la France, mais chéri des Canadiens et laissant un grand nom dans l’histoire du pays qu’il avait sauvé et longtemps gouverné, sans en avoir fait cependant sa pairie d’adoption.

On lit dans une chronique de 1698 : « Cette même année, le 28 novembre, M. le comte de Frontenac décéda sur les trois heures après-midi, muni de tous les sacrements et dans des sentiments très chrétiens, ayant eu l’esprit présent et le jugement sain jusqu’à la mort[2] ».

Le premier gouvernement de M. de Frontenac (de 1672 à 1682) fut déplorable à certains points de vue. Le comte, « homme fort du monde et parfaitement ruiné, » comme disait le duc de Saint-Simon, était despote et cassant à l’extrême, et il employa plus d’une fois son autorité à entraver l’action bienfaisante des meilleurs amis des colons et des sauvages. Son deuxième gouvernement (de 1689 à 1698) en fit l’idole du peuple et le porta lui-même à l’apogée de sa gloire.

Les Récollets de Notre-Dame-des-Anges avaient reçu de Louis XIV, en 1681, le don d’un emplacement occupé antérieurement par la Sénéchaussée, en face du fort Saint-Louis, et y avaient établi une succursale de leur monastère que l’on appelait : « le couvent du Château. » En 1693, Monseigneur de Saint-Vallier ayant obtenu de l’Hôtel-Dieu un essaim de religieuses pour fonder un « hôpital général » à Notre-Dame-des-Anges, les Récollets cédèrent leur établissement des bords de la rivière Saint-Charles, et le « couvent du château » devint leur unique établissement à Québec. C’est à cette époque que fut construite la belle église des Récollets que Charlevoix disait être « digne de Versailles » et qui couvrait un espace dont les bornes est et ouest seraient aujourd’hui le centre du haut de la place d’Armes et l’extrémité Est du terrain occupé par le palais de justice. Elle était ornée de vitraux coloriés et de beaux tableaux dus au pinceau du célèbre frère Luc. La flèche de son clocher, que respectèrent les obus en 1759, était d’une pureté de lignes admirable. Le premier couvent était tout auprès ; le deuxième, — construit après 1700, — était contigu à l’église.

Frontenac, qui avait le titre de « syndic général » ou « coadjuteur » des Récollets, et qui, chaque année, faisait une retraite au monastère des bons religieux, fut enterré dans cette église dont il avait de plus d’une manière favorisé l’érection. Il en fut de même de ses successeurs le chevalier Louis-Hector de Callières, le marquis Philippe Rigaud de Vaudreuil et le marquis Jacques-Pierre de Taffanel de la Jonquière, morts, eux aussi, au château Saint-Louis[3].

Ainsi qu’on a pu le voir dans les pages qui précèdent, les deux premiers forts Saint-Louis, à Québec, furent construits successivement par Champlain ; le troisième fut construit, en pierre, par Montmagny ; le quatrième, également en pierre, mais plus spacieux, par Frontenac.

Le premier château Saint-Louis (un étage) fut bâti à l’intérieur du troisième fort ; le deuxième château (deux étages) fut bâti à l’intérieur du quatrième fort.

Une assez forte batterie donnait sur le fleuve au sud du château. Elle était située à un niveau de douze à quinze pieds moins élevé que le niveau de la cour intérieure du fort en face de la résidence du gouverneur. Une partie des canons qui la composaient étaient placés à l’intérieur du mur d’enceinte construit en 1693 ; le reste était placé à l’extérieur, dans la direction du cap Diamant.

Dans une lettre datée du 20 octobre 1699, MM. de Callières et Champigny font remarquer que le château n’est pas encore terminé. « Nous ne pouvons, disent-ils, nous dispenser de représenter respectueusement à Sa Majesté, que le Château de Québec n’étant pas entièrement rebâti, il est également nécessaire et utile d’achever cet ouvrage, nécessaire en ce que le parachèvement en fera la conservation et le mettra à couvert des mauvais temps qui l’endommagent, et utile parce que ce qui est fait ne suffit pas pour loger le gouverneur et sa maison ; ainsi nous croyons que Sa Majesté, entrant dans ces raisons, voudra bien avoir la bonté d’accorder 6,000 livres l’année prochaine pour parvenir au parachèvement de cet ouvrage. »

En 1700, deux ans après la mort de Frontenac, tout l’ouvrage commencé sous son gouvernement était terminé, et il ne manquait qu’une citerne au fort pour que la place pût être fermée et servir de refuge aux chefs de l’armée et du peuple en cas de siège. Cette citerne fut construite plus tard, et non sans peine.

Une aile qui était indiquée sur les plans primitifs du château ne fut construite qu’en 1723.


Le château Saint-Louis, reconstruit par M. de Frontenac (1694-1698) ;
terminé en 1700, sous le gouvernement de M. de Callières.
Vue prise du fleuve Saint-Laurent.


Mais les fortifications du cap Diamant et de toute la ville, si imparfaites qu’elles fussent, commençaient à jeter dans l’ombre l’historique fort Saint-Louis, et l’importance de celui-ci se concentra bientôt presque exclusivement sur le château, résidence officielle du gouverneur-général, centre d’où partaient pour tous les points d’un pays presque aussi vaste que l’Europe entière, les ordres émanés de Versailles et de la cour du roi très chrétien.

Voici la description du fort Saint-Louis que donne Bacqueville de la Potherie dans son ouvrage intitulé : Histoire de l’Amérique septentrionale depuis 1534 jusqu’à 1701 :

« Le Château[4] est sur le bord d’une grande côte, escarpée de trente toises. Il est irrégulier dans sa fortification, ayant deux bastions du côté de la ville, sans aucun fossé. La maison du gouverneur-général est de cent vingt pieds de long, au-devant de laquelle est une terrasse de quatre-vingts pieds qui a la vue sur la basse-ville et sur le canal. Ce bâtiment est fort agréable, tant pour ses dedans que pour ses dehors, à cause des pavillons qui forment des avant et arrière-corps. Il est à deux étages ; il y manque encore un pavillon de trente-trois pieds de long.

« Il y a une batterie de vingt-deux embrasures à côté de cette maison, partie dans l’enceinte et partie au dehors, qui commande la basse-ville et le fleuve. À quatre cents pas au-dessus est le Cap au Diamant, de quatre-vingts toises de haut, sur lequel est une Redoute qui commande le Fort, la haute-ville et toute la campagne. »

« Ce Cap, continue La Potherie, est rempli de diamans dans ses rochers. Il y en a d’assez beaux, et s’ils avaient la fermeté du vrai diamant, on s’y tromperait aisément. Au-dessous du Cap, en tirant au nord-ouest à l’extrémité de la haute-ville, est un cavalier revêtu de pierre, sur lequel on peut mettre plusieurs pièces de canon, qui commandent la campagne, dans le milieu duquel est un moulin. On a fait un nouveau bastion qui met la ville à l’abri de l’insulte des ennemis.

« Le gouverneur-général a douze mille francs d’appointements, trois mille en qualité de gouverneur particulier, et autant pour le fret de ses provisions qu’il fait venir de France.

« Il a huit mille sept cent quarante-huit livres pour sa compagnie des gardes, composée d’un Capitaine, d’un Lieutenant, d’un Cornette et de dix-sept Carabins.

« La garnison du Château, que les Fermiers du Canada entretiennent, est composée de deux Sergents et de vingt-cinq soldats. Ils ont trois mille sept cent soixante et dix livres et quatre cent quatre-vingts livres pour leur bois et leurs souliers. »

Le chiffre de la garnison du fort était à peu près le même trente-cinq ans auparavant, comme on peut le voir par le curieux document suivant, extrait des délibérations du Conseil Souverain de Québec du 2 juin 1665 :

« Sur la Requête présentée à ce Conseil par Antoine le Boesme dit la Lime, tendante à remontrer qu’il y a vingt-cinq ans qu’il sert le Roy en la charge de Canonnier dans le fort Sainct-Louis de Québeck, que le jour de la feste de Notre-Dame dernière, ayant esté pour tirer le canon suivant le commandement qui lui en fust faict, et après avoir tiré s’estant mis en devoir de recharger le dit Canon après l’avoir tiré, il n’eust pas sytost mis la cuiller et la poudre à l’embouchure que le dit Canon, qui estoit chambré, prist feu, et quoiqu’il eust passé l’escouvillon dedans, tira et jeta le suppliant à la renverse, luy brusla sa chemise, une partye du ventre, et luy emporta le poulce et le doigt mitancier, luy brisa et disloca les autres et lui estonna tellement la main, le bras, les nerfs et les artères, qu’enfin il est demeuré estropié le reste de ses jours, en sorte qu’il ne peut plus travailler de son métier d’armurier ni gaigner sa vye, requérant qu’il plaise au Conseil luy ordonner pension, que ses gaiges luy soient payéz toute sa vye, qu’on lui donne paye de Soldat dans la dicte garnison et que le Chirurgien soit payé aux dépens du Roy. Le Conseil veu les conclusions du Procureur-général du Roy, a ordonné que les gaiges de canonnier qu’il avoit luy seront continuez, et qu’en oultre qu’il luy sera payé la somme de trois centz livres tous les ans, à la charge d’entretenir les armes de la garnison du Château Sainct-Louis à raison de trente hommes, et de mettre en estat et entretenir toutes celles qui sont dans les Magazins du dit Fort. Et pour le récompenser de ses pansementz et médicamentz, le dit Conseil, veu les conclusions du Procureur-général du Roy, luy donne un habit des effets du Roy que le sieur Damours, Conseiller, luy donnera faict quant à l’habit, dequoy sera tenu compte rapportant La présente et quittance »[5].

Avant cette nomination d’Antoine Le Boesme comme armurier du Fort, le sieur Gondoüin avait été nommé gardien des munitions de la place. On lit dans le compte rendu des délibérations du Conseil Souverain du 2 avril 1664 : « Le Conseil, voyant la nécessité qu’il y a de choisir une personne pour avoir le soin des munitions de guerre du Chasteau Saint-Louis, Et ayant appris que le sieur Gondoüin en a eu jusques à présent le soin, a fait choix et nomination du dict Sieur Gondoüin pour faire les fonctions de garde des magazins du dict Chasteau Saint-Louis, et lui a accordé la somme de Cent livres de gages par an. »

Mais ne retournons pas en arrière. Nous voici arrivés au dix-huitième siècle, à ce siècle néfaste dont la première moitié fut cependant si heureuse pour le Canada. Le château Saint-Louis, souvent déserté par ses occupants ordinaires, qui allaient passer de longs mois à Montréal, reste néanmoins le point dominant de la puissance française en Amérique, en attendant les jours du bombardement de 1759 et la transformation de la petite citadelle de Champlain, de Montmagny et de Frontenac en un fort anglais.

  1. Petit bâtiment situé à droite de la porte d’entrée du fort.
  2. À la date de 1707, le duc de Saint-Simon dit dans ses Mémoires : « Mourut aussi Madame de Frontenac dans un bel appartement que le duc de Lude lui avait donné à l’Arsenal, étant grand-maître de l’Artillerie. Elle avait été belle et ne l’avait pas ignoré. Elle et Mademoiselle d’Outrelaise, qu’elle logeait avec elle, donnaient le ton à la meilleure compagnie, de la ville et de la cour. On les appelait les Divines. En effet, elles exigeaient l’encens comme des déesses, et ce fut toute leur vie à qui leur en prodiguerait. Mademoiselle d’Outrelaise était morte il y avait longtemps. C’était une demoiselle du Poitou, de parents pauvres et peu connus, qui avait été assez aimable et qui perça par son esprit beaucoup plus doux que celui de son amie, qui était impérieuse. Celle-ci (Madame de Frontenac) était une fille d’un maître-des-comptes qui s’appelait Lagrange-Trianon. Madame de Frontenac était excessivement vieille et voyait encore chez elle force bonne compagnie. »

    On comprend le peu d’attraits que le pauvre château Saint-Louis devait offrir à une femme ainsi accoutumée aux raffinements de la civilisation : aussi ne vint-elle jamais en Canada.

    Il existe au palais de Versailles un tableau représentant une Minerve que l’on dit être un portrait de Madame de Frontenac.

  3. Après l’incendie de l’église des Récollets (6 septembre 1796), les restes de Frontenac, de Callières, de Vaudreuil et de la Jonquière furent recueillis et transportés dans les caveaux de la cathédrale, aujourd’hui la basilique Notre-Dame de Québec, où ils reposent encore. Une tablette placée, en 1890. sur un des piliers de la basilique, près la chapelle Notre-Dame-de-Pitié, porte l’inscription suivante :

    « À la mémoire de quatre gouverneurs de la Nouvelle-France dont les restes, d’abord inhumés dans l’église des Récollets, furent transportés en sept. 1796. dans cette église :

    « Louis de Ruade, Comte de Frontenac, mort à Québec le 28 nov. 1698.

    « Hector de Callières, Chevalier de Saint-Louis, décédé le 26 mai 1703.

    « Philippe Rigaud. Marquis de Vaudreuil. Grand-Croix de l’Ordre militaire de Saint-Louis, décédé le 10 oct. 1725.

    « Jacques-Pierre de Taffanel, Marquis de la Jonquière, etc., Commandeur de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis. Chef d’escadre des armées navales, décédé à Québec le 17 mai 1752. »

  4. Le mot Château est pris ici dans l’acception du mot Fort.
  5. Antoine Le Boesme dit La Lime mourut l’année suivante. Il fut inhumé à Québec le 23 avril 1666.