Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/Texte entier


PRÉFACE


Le livre de M. Léon Abensour arrive à son heure ; car le féminisme, même pour les indifférents et les sceptiques, même pour les hostiles, a passé au plan des grandes actualités contemporaines. Il convient de l’étudier sérieusement et de questionner le passé sur des aspirations, des réformes, des espérances, qui ne datent pas d’hier, quoique des ignorants se plaisent à le supposer. Et ces ignorants sont nombreux parmi la foule, et même l’élite. Les annales du féminisme restent à écrire ; et, à part quelques livres, parmi lesquels je rappellerai Trois Femmes de la Révolution[1], ce mouvement, profond et continu à travers les âges, est resté inaperçu ou dédaigné par la plupart des historiens. Je crois même que bien des propagandistes modernes, hommes ou femmes, croient avoir eu l’initiative de maintes revendications, pour lesquelles leurs aïeules, au cours du siècle passé, par exemple, ont combattu et souffert.

Un autre avantage de cette étude consciencieuse, à laquelle un jeune érudit apporta sa méthode et son zèle, c’est qu’elle est objective. J’entends par là que, sans être partial ni tendancieux, il nous présente des événements, des opinions ou des personnes, avec indépendance et clarté. Le moins possible d’interprétations personnelles, qui déformeraient, accentueraient ou atténueraient les gestes des individus et la manifestation des idées. En se risquant sur ces pistes presque inexplorées, M. Léon Abensour garde la sérénité de l’historien. Il a raison, car rien n’est plus éloquent que les faits eux-mêmes. L’exhumation d’une polémique de journal, la discussion d’un projet de loi, l’état d’esprit des personnalités importantes de l’époque, les aventures et les mésaventures des premières émancipatrices, le rôle qu’elles ont joué dans l’orientation littéraire, économique et politique, sous la monarchie de Juillet et sous la seconde République, nous en disent plus sur la valeur de certains vœux et la solidité de tels principes, que de stériles déclamations.

L’époque choisie est des plus intéressantes par le bouillonnement des doctrines et la trempe des caractères, que n’avait pas encore affaiblis ou distendus l’égoïsme sceptique et jouisseur de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il existait alors vraiment des apôtres désintéressés, des penseurs généreux, qui, même en se trompant lourdement et en propageant des théories parfois dangereuses, voulaient servir l’humanité sans l’arrière-pensée d’un bénéfice quelconque, personnel ; en beaucoup de cas, ils furent les utopistes utiles de vérités futures.

M. Abensour insiste avec raison sur l’action manifeste de ces intuitifs, que l’on appelle en souriant des prophètes. En réalité, la cause de la femme leur doit beaucoup. Dès le moyen âge, Cornélius Agrippa écrivait son libelle la Préexcellence du sexe féminin ; et, au seizième siècle, le doux Guillaume Postel rêvait le salut apporté au monde par les Très merveilleuses victoires des femmes. En plein dix-neuvième siècle, Saint-Simon et le père Enfantin, auxquels M. Abensour fait souvent allusion, continuèrent et reprirent cette tradition touchante, d’après laquelle notre sœur et notre compagne seraient les détentrices d’un message surhumain. Dans l’Ève nouvelle, j’ai rappelé l’expédition aventureuse des « Compagnons de la femme », qui a retenu aussi l’attention de notre jeune historien.

« Partout, disions-nous, on accueille leur imprévu délire soit par d’ironiques applaudissements, soit avec des pierres. Ils ne stationnent pas, traqués par la police autant que par les haines populaires. « À la Mère, à la Mère ! » tel est leur cri de ralliement qui brave le ridicule. Ils s’embarquent à Marseille, Barrault et ses douze compagnons. La Clorinde emporte ces étranges paladins. Ceux qui restent continuent la tournée méridionale. À Arles, c’est un triomphe ; à Tarascon, on les lapide : « Au Rhône ! » crie-t-on. À Lunel, les pierres recommencent à pleuvoir ; à Montpellier, personne ne veut les loger ; à Pézenas et à Narbonne, « le regard de la Mère » les protège… Castelnaudary leur apparaît la ville sainte de l’Occident. C’est à coups de trique que Mende les accueille. Au Puy, tous les chiens sont déchaînés contre eux ; et les voilà de retour à Lyon, ayant laissé dans ce Midi tapageur une bruyante semaille féministe. »

J’ai, pour ma part, mis au premier rang des « martyres féministes » Joséphine Félicité, Suzanne Voilquin, Julie Franfernot, que M. Léon Abensour cite maintes fois. Elles furent de vraies femmes nouvelles, victimes de la sincérité de leurs idées. « Flora Tristan, écrivions-nous en 1896, est plus typique encore. Liée à un mari hostile, elle ne put achever l’œuvre sociale qui était le fond de sa destinée. La balle de ce jaloux manqua arrêter à jamais cette apôtre excessive. Elle réclamait un calvaire pour y vaticiner l’émancipation de la femme. Elle n’obtint le calvaire que pour y mourir. Un pratique amour pour le prolétariat la fit proclamer sur sa tombe « la Sainte Humanitaire ». Une autre, la plus dévouée des femmes, bravant les épidémies pour secourir ceux qui souffrent, visiteuse assidue des hôpitaux et des prisons, multipliant dans sa vie privée les miracles d’une bonté généreuse, Mlle Grouvelle, est récompensée par la ruine et une précoce agonie. On la condamne pour s’être mêlée à un complot démocratique. Elle meurt avant l’expiration de sa peine, après être devenue folle… L’arbre des libertés de la femme est aussi arrosé de sang et de larmes[2]. »

Je n’ai pas ici à discuter si cette initiative avait, théoriquement et pratiquement, tort ou raison ; après la lecture de ce livre, on constatera simplement que, tantôt inconnues, tantôt décriées injustement, ces voix plaidèrent, en apparence dans le désert, la cause de l’Avenir.

Combien de ces réformes, alors sollicitées sans succès, sont aujourd’hui acquises ou sur le point d’être exécutées ! Ces folles, ces énergumènes, ces déclassées avaient, en somme, plus de sagesse et une vision plus exacte des nécessités évolutives que la plupart des hommes d’État, des directeurs d’opinions, leurs adversaires, et dont la courte vue nous fait sourire en 1913. De plus, à travers quelques contradictions et des excès, on retrouve les grandes lignes de la doctrine féministe, fidèle à elle-même. Loin d’être antisociale et anarchiste, comme on l’a prétendu, elle a préparé plus de justice, d’harmonie, de relèvement intellectuel et moral, par conséquent de vrai bonheur.

Songez par exemple qu’avant 1833 l’instruction des filles était à peu près totalement négligée et leur éducation toute sentimentale, donc faussée. Michelet remarqua que cet état d’ignorance et d’illusion fut la source des principaux conflits dans les ménages. Avant la loi Guizot, l’enseignement primaire n’existait pas pour les filles ; c’est sous la troisième République seulement que des écoles d’enseignement secondaire furent créées pour elles, quoiqu’elles les aient réclamées dès l’origine. Le féminisme a amélioré la condition de l’ouvrière par des campagnes acharnées, tandis que socialistes et républicains laissaient ces malheureuses à un traitement de famine, quinze à vingt sous par jour. Quels quolibets de 1830 à 1848, lorsque des propagandistes hardies, appartenant aux groupes les plus divers, chrétiens ou libres penseurs, réclamaient leur accession aux professions libérales et parlaient de femmes professeurs, d’avocates, de doctoresses ! Le droit de tester, de faire partie des tribunaux de commerce, d’obtenir la Légion d’honneur à mérite égal, la recherche de la paternité, le relèvement des salaires féminins, « à travail égal, salaire égal », le droit de disposer de ses biens, les modifications à apporter au code Napoléon pour le mariage, enfin le rôle social de l’Ève moderne paraissaient des monstruosités à une époque peu lointaine de la nôtre.

Pourtant, à peu près seule, une élite de militantes élaborait ces transformations au milieu des insultes et des sarcasmes. Maintenant, nous en sommes aux droits municipaux et politiques, qu’une commission de notre parlement a reconnus justifiés. Nos « suffragistes », sans bruit, et même sans casser de vitres, ont fait de l’excellent travail. Lorsque le fruit sera mûr, elles le cueilleront sans scandale ni effusion de sang.

On ne relit guère l’Icarie de Gabet. Cet utopiste, traité de doux maniaque, eut, sous Louis-Philippe, un succès de curiosité. On serait stupéfait de trouver dans ce roman, du point de vue féministe, à part quelques touches, le tableau assez exact de la société actuelle et de celle qui se prépare. Moins d’un siècle a suffi pour donner raison à ce naïf prophète, qui n’était ni si niais, ni si ridicule.

On reconnaîtra que ce programme de réformes ne s’était pas laissé accaparer par un parti politique quelconque, toujours égaré par un « hominisme » intransigeant. Le socialisme comme la légitimité, la monarchie libérale comme la république résistèrent à ces vaillantes, qui traquaient dans toutes les directions leur véritable ennemi, le préjugé du sexe. Sous Louis-Philippe et pendant la deuxième République, les feuilles féministes, qui duraient peu, n’étant guère que des pamphlets, polémiquent aussi bien avec la Revue des Deux Mondes et la Gazette de France qu’avec le Peuple, le journal du socialiste Proudhon. George Sand clôt le bec à M. de Kératry, qui, alors auteur célèbre et vieillard cacochyme, lui conseillait de ne pas faire de livres, mais de faire des enfants. « Gardez le précepte pour vous-même », lui répondit l’auteur de Lélia. Les antiféministes abusent d’ailleurs de ces arguments fossiles, qui proviennent d’impressions partiales ou résultent de préjugés invétérés, admis par eux comme des aphorismes évidents. Leurs propres raisonnements, que la sensibilité domine, se retournent contre eux et démolissent leur thèse, si décrépite déjà.

Avouons que cet état d’esprit, séculairement faussé, caractérise aussi bien ces détracteurs au vingtième siècle que leurs prédécesseurs en d’autres temps. La légèreté, la mauvaise foi, l’ignorance de la question sont telles chez eux que, loin de démontrer l’infériorité de la femme, ils finiraient par nous faire croire à celle de l’homme. En 1844, la Comédie-Francaise, nous conte M. Abensour non sans une discrète ironie, représenta une comédie intitulée les Droits de la femme. L’auteur s’était galamment documenté dans les bibliothèques des émancipatrices en leur faisant croire qu’il était dévoué à leur cause. Mais ceci n’est rien… Il s’imagine avoir cloué au pilori, dans sa pièce, revendications et revendicatrices. Comment cela ? En nous montrant une épouse bourgeoise incapable, parce qu’on ne le lui a pas appris, de donner un ordre de Bourse, d’exposer un projet parlementaire et de comprendre le jargon juridique. Comme si c’était là des tours de force exclusivement réservés aux cerveaux masculins ! Il ne fut pas difficile aux « éclaireuses » d’alors d’éclairer le jugement de ce nigaud pédantesque. Il apportait au contraire une démonstration de la nécessité où se trouve la femme de n’être plus exclue de certaines études, afin de pouvoir à l’occasion se défendre contre les pièges tendus à sa traditionnelle inexpérience, voulue et entretenue par les hommes.

Certaines fortes têtes du socialisme sont plus butées encore. Proudhon, par exemple, est déchaîné. Mais ce robuste sectaire n’a pas le dernier mot avec Jeanne Derouin, qui a aussi pour elle, avec le bon droit, l’habileté suffisante pour mettre les rieurs de son côté. Le journal du célèbre misogyne plaisante : « Nous ne comprenons pas plus une femme législatrice qu’un homme nourrice. » Pour lui prouver combien sa comparaison est à la fois ridicule et inexacte, on demande à Proudhon de faire connaître quels sont, à son avis, « les organes propres à la fonction de législateur ».

L’étude attentive et abondamment documentée de M. Abensour nous rend encore ce service d’établir l’inurrière et la faiblesse de ces railleries vaines, que des polémistes contemporains tentent de rééditer et qui, déjà, il y a plus d’un demi-siècle, tournaient à la honte de leurs inventeurs.

Il est certain que quelques ombres s’attachent au tableau, que nous peint avec une intrépidité allègre M. Léon Abensour. « L’émancipation de la chair », l’amour libre, les sophismes qui se résument en cette formule équivoque : « Vivre sa vie », datent de George Sand. Sauf les groupes chrétiens, trop d’initiateurs et d’initiatrices ont fait leur ce programme de révolte sensuelle et sentimentale. Certaines « pionnières » sont des mécontentes, des inquiètes, qui secouent tous les jougs, sous prétexte qu’elles sont les victimes des personnes et des circonstances. Elles se perdent d’ailleurs ; et leurs écarts douloureux nous donnent, dans le recul du temps, un profitable avis.

Elles furent des révolutionnaires en morale ; mais, en dehors de leur échec personnel, il résulte de cette expérience une autre leçon. Il n’était pas possible que se perpétuât plus longtemps la monstrueuse et ridicule injustice d’une double morale, l’une indulgente et cynique en faveur de l’homme, l’autre hypocrite, absolue et tatillonne contre la femme. Il fallait peut-être les excès des Flora Tristan et des Sand pour nous conduire à la notion libératrice de l’unité de morale pour les deux sexes. Nous trouvons déjà dans la discipline chrétienne cette indication. L’Évangile professe l’unité de morale. Jésus, certes, ne cherche pas d’excuse à la femme adultère, mais il lui accorde une certaine pitié. « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! » En revanche, il se tait sur la faute de l’homme, qui est déjà trop facilement pardonné.

Le féminisme aurait déjà joué un rôle important dans la civilisation contemporaine, s’il n’avait fait que démontrer à notre sexe, au jeune homme particulièrement, la nécessité de pratiquer pour son propre compte le self control[3], la maîtrise de son imagination et de ses sens.

La notion du « couple citoyen » qu’Enfantin a portée si haut, en la substituant à celle de l’individu isolé, apparaît très belle, très logique et très féconde. Il faut de plus en plus traquer le célibat, le diminuer sinon l’exclure aussi bien dans la vie que, si j’ose le dire, dans les idées. L’effort mental qui n’est que de l’homme, comme celui qui ne serait que de la femme, est incomplet, unilatéral, stérilisé d’avance. Il est dit dans un vieux livre de la sagesse antique, Le Zohar, que seul le nom d’ « homme » doit être donné « à un homme et à une femme unis comme un seul être ». Vœ soli ! s’écrie l’Ecclésiaste. L’homme seul, la femme seule sont d’avance condamnés dans leur doctrine comme dans leurs actes. Ils sont malheureux et parfois funestes. Le citoyen implique la citoyenne. La patrie a besoin de l’un et de l’autre et ne doit plus les séparer dans leurs obligations, leurs fonctions et leurs attributs.

Les émancipatrices d’alors, comme celles du vingtième siècle, ne renonçaient pas à ces prérogatives que certains sophistes imaginent inconciliables avec les nouvelles aspirations. La plus révolutionnaire, cette délicieuse et effrénée créole Flora Tristan, affirmait que « la mission de la femme est d’inspirer l’homme, d’élever son âme au-dessus des vaines opinions du monde, de l’obliger à se rendre capable de grandes choses. » Il n’est pas jusqu’aux stratégies de la guerre aujourd’hui déclarée par certaines émancipatrices, surtout anglaises, à l’homme récalcitrant, qui ne soient formulées déjà par les Françaises du règne de Louis-Philippe. La Gazette des femmes, en mars 1837, conseille de « briser une pendule ou une glace quand le mari lève la main sur sa femme », ou de « couper ou brûler tout le linge qu’il porte en cadeau à une danseuse de l’Opéra ou à une actrice des boulevards ». Nous devons remercier M. Léon Abensour de ne nous avoir rien caché des âpretés de ce « duel des sexes ».

Mais si ces mesures belliqueuses et antipathiques sont rarement d’ailleurs prônées, et si le talent d’une George Sand abuse de la glorification de l’amour libre, la majorité des réformatrices, à cette époque comme à la nôtre, proposaient des lois sages en faveur de l’éducation et du travail des femmes, pour protéger leurs biens, affermir leur culture intellectuelle, les défendre contre l’égoïsme ou la jalousie de notre sexe, organiser leur avènement aux fonctions et aux devoirs de « citoyenne ». Ainsi qu’Enfantin, elles voyaient déjà dans le couple la vraie cellule sociale ; et on peut dire avec Fourier qu’  « en résumé l’extension du privilège des femmes (je supprimerais pour ma part ce mot de « privilège » en le remplaçant par ceux plus exacts de « droits et devoirs » ) est le principe général de tous les progrès sociaux ».

Jules Bois.

PREMIÈRE PARTIE
LE FÉMINISME
SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET
LES THÉORIES

CHAPITRE PREMIER

LES GROUPES FÉMINISTES ET LEURS MODES D’ACTION


I. Les origines du mouvement féministe. — II. Le féminisme mystique des saint-simoniens. — III. Le féminisme politique et bourgeois : la Gazette des Femmes. — IV. Le féminisme littéraire et chrétien. — V. Les directeurs du mouvement : apôtres et rebelles.


Le règne de Louis-Philippe, sous lequel prirent naissance un grand nombre des doctrines politiques et philosophiques actuellement professées ou pratiquées, vit également, sinon éclore, du moins se développer les théories féministes sous toutes les formes qu’elles présentent aujourd’hui.

L’origine première du mouvement féministe moderne, d’ailleurs préparé de très longue date et, pourrait-on dire, de toute antiquité, doit être cherchée chez Olympe de Gouges qui, en 1792, proclama « les droits de la femme » ; ses revendications, énergiquement appuyées et commentées par les nombreux clubs de femmes fondés à cette époque, portèrent pour la première fois sur le terrain de la politique et de l’action les théories féministes, jusqu’alors confinées dans le domaine littéraire.

Mais Olympe de Gouges porta sa tête sur l’échafaud, la Convention réprima durement les velléités d’affranchissement des femmes, et le féminisme révolutionnaire, après avoir eu encore quelque écho sous le Directoire[4], s’éteignit définitivement sous l’Empire.

Il fallut, pour le ranimer par contre-coup, un autre mouvement féministe tout différent dans son principe, sinon dans ses applications ; je veux parler du saint-simonisme.

L’idée de l’affranchissement de la femme n’est pas, comme on pourrait le croire, un point de détail de la théorie saint-simonienne ; elle est dans son essence même, dérive logiquement de ses principes religieux et métaphysiques les plus importants. Pour le bien montrer, il ne sera pas inutile de donner ici un aperçu de la métaphysique saint-simonienne.

La philosophie de Saint-Simon, flétrie par certains de ses contemporains du nom d’athéisme et qu’il aurait été plus juste d’appeler panthéisme, est en réalité, selon le terme employé aujourd’hui, une doctrine moniste : « Dieu est un, dit Enfantin[5], — Dieu est tout ce qui est… tout est en lui… Dieu se manifeste à nous comme esprit et comme matière… comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. » Partant de ce principe, il est impossible de considérer avec les spiritualistes l’esprit et la matière comme deux entités distinctes ; pour Saint-Simon, pour Enfantin et leurs disciples, l’esprit et la matière ne sont que « deux aspects de l’existence infinie ou finie, deux abstractions principales à l’aide desquelles… nous divisons l’unité pour la comprendre[6] ». S’il en est ainsi, poursuit Enfantin, si « la matière n’est comme l’esprit qu’un des deux aspects… de l’Être infini[7] », il n’y a plus de raison pour considérer avec les chrétiens la matière comme la personnification du mal.

Nous voilà arrivés à la fameuse idée de la réhabilitation de la chair, un des points les plus importants de la philosophie saint simonienne.

Or, dans la religion chrétienne, contre laquelle le saint-simonisme est, il ne faut pas l’oublier, une réaction, la personnification de la chair c’est la femme ; la femme, être exclusivement matériel d’après certains théologiens[8], et chez lequel, en tout cas, prédominent les influences matérielles ; la femme, instrument par excellence dont se sert le démon pour faire tomber les malheureux mortels dans le péché de la chair. Réhabilitant la chair, le saint-simonisme devait donc relever la femme de l’état d’infériorité où l’avait tenue le christianisme. Mais la philosophie saint-simonienne contenait deux autres principes d’où devait découler tout aussi logiquement l’idée de l’affranchissement des femmes. Le saint-simonisme veut en effet, selon une expression bien souvent employée par ses orateurs, « faire cesser l’exploitation de l’homme par l’homme » et tout ce qui, de près ou de loin, rappelle les mœurs brutales du moyen âge ; or, l’assujettissement de la femme, comme celui du prolétaire, est un vestige de cette antique barbarie. Ils doivent donc l’un et l’autre disparaître. Enfin, la religion saint-simonienne accorde à l’amour une place prépondérante. « L’amour, dit Enfantin[9], c’est la vie dans son unité… l’intelligence, la force ne sont que des modes de sa manifestation… toute théorie, toute pratique émanent de l’amour et remontent à lui. » En conséquence, ajoute-t-il, « les hommes en qui l’amour est dominant sont donc naturellement les chefs de la société[10] », et les femmes chez qui les qualités affectives sont prédominantes doivent y tenir un rang élevé.

D’après toutes ces considérations, le féminisme saint-simonien devait être avant tout d’ordre mystique et sentimental. Il en est tellement ainsi qu’Enfantin et beaucoup de ses disciples transportèrent le féminisme jusque dans leur religion. « Notre Dieu, dit Enfantin à ses juges lors de son procès, notre Dieu n’est pas le vôtre ; Il n’est pas seulement bon comme un père. Elle est aussi tendre comme une mère, car Il est et Elle est la mère de tous et de toutes[11]. » Ils en arrivèrent même dans cette voie à des recherches absolument puériles. Ainsi Flora Tristan, un des grands apôtres du féminisme saint-simonien, n’écrit jamais Dieu que « Dieux » pour bien marquer qu’il renferme les deux natures ; la Revue des Deux Mondes amusa beaucoup ses lecteurs en se moquant de la fantaisie architecturale d’un saint-simonien qui voulait construire dans Paris un temple ayant la forme d’une femme.

Le mouvement féministe de la monarchie de Juillet a une troisième et dernière origine, moins facilement discernable en ce qu’elle n’est pas un mouvement proprement féministe, mais sans laquelle un des aspects du féminisme ne s’expliquerait pas. Je veux parler de la littérature féminine qui, ne se distinguant en rien à l’origine de la littérature masculine (elle est d’ailleurs presque aussi ancienne en France que celle-ci), s’était peu à peu teintée de féminisme en passant par Christine Pisan, Ninon de Lenclos[12] et Mme de Staël. La littérature féminine étant plus florissante que jamais sous Louis-Philippe, cette abondance même excita des critiques, et les femmes durent en venir à revendiquer hautement le droit d’écrire qu’on leur contestait. Elles furent alors amenées à réclamer certains autres droits qui se rattachaient étroitement à celui-ci.

Origine révolutionnaire, origine saint-simonienne, origine littéraire, voilà qui explique toutes les transformations de l’idée féministe de 1830 à 1848.

II

Le groupe saint-simonien fut le premier qui parut sur la scène après 1830. Si l’on en juge par le nombre et la durée de ses écrits, il est de beaucoup le plus important ; ses modes d’action sont très variés.

Ce sont d’abord les très nombreux journaux saint-simoniens qui ont duré sans interruption de 1830 à 1848. Du 18 janvier 1831 au mois d’avril 1832, c’est le Globe, organe de la pure doctrine saint-simonienne d’Enfantin et de Bazard ; puis, suivant les diverses transformations du saint-simonisme, le Phalanstère, journal de Fourier (1832-1834), la Phalange (1836-1843), suivi de la Démocratie pacifique, porte-parole de Considérant. Tous ces journaux ne sont pas spécialement féministes ; mais, nous l’avons vu, féminisme et saint-simonisme sont étroitement liés ; aussi Enfantin, Bazard, Transon, Granal dans le Globe, Fourier dans la Phalange, Considérant, Pellarin, Laverdan, Hennequin, dans la Démocratie pacifique, font-ils entendre en faveur de la femme d’éloquentes protestations.

Les mêmes revendications sont reprises sous une forme plus véhémente et beaucoup moins raisonnable dans les très nombreuses brochures publiées de 1830 à 1834 (époque de la plus grande activité du mouvement féministe saint-simonien) par d’obscurs adeptes, qui signent de noms retentissants : « Compagnons de la femme, Apôtre de la femme, Compagnon de la Mère » des écrits où ils expriment parfois les idées les plus baroques et parfois parlent longuement pour ne rien dire. Ces brochures se continuent, mais plus assagies, par certains ouvrages de Fourier, par le Voyage en Icarie de Cabet (1840), par la brochure sur la Femme, du même auteur, enfin par les ouvrages de Flora Tristan : l’Union ouvrière (1843) et l’Émancipation de la Femme (1846).

Mais l’expression la plus parfaite du féminisme saint-simonien est le journal : la Femme libre, fondé en 1832 (on ne peut savoir au juste à quelle date, mais on peut présumer que c’est en août ou septembre, car le numéro 5, daté par exception, porte : 8 octobre 1832) « par une société d’ouvrières ». Celles-ci ont mis en commun leurs modestes ressources pour fonder un journal et travailler ainsi à l’affranchissement de la femme. Le journal, dont le format (in-8o) est plutôt celui d’une revue et le prix de 0 fr. 15, paraît, dit un article, « à des dates indéterminées[13] ». Son frontispice nous montre une femme marchant sur les nuées et tenant en main un rameau d’olivier (sans doute le symbole de la paix apportée au monde par la femme dominatrice). L’épigraphe, qui porte « liberté pour les femmes, liberté pour le peuple par une nouvelle organisation du ménage et de l’industrie », suffirait à nous montrer, à part le ton des articles assez caractéristique, que, quoi qu’en ait pu dire une de ses collaboratrices[14], la Femme libre était bien un journal saint-simonien.

Nous n’avons aucun renseignement sur ce que pouvaient être les ressources des fondatrices du journal. Sans doute peu régulières : la Femme libre parait, nous l’avons vu, à des dates indéterminées. Nous ne savons pas non plus pourquoi, en 1834, la Femme libre disparut de la scène politique ; mais nous pouvons présumer qu’elle mourut de faim (ce qui est la mort naturelle des journaux féministes et autres).

En tout cas elle changea plusieurs fois de nom pendant sa courte existence. Au numéro 3, elle s’intitule : Femme de l’avenir ; au numéro 4, Femme nouvelle. Au numéro 14, c’est le sous-titre « Apostolat des Femmes " qui, constituant une solidarité que certaines ne voulaient pas accepter[15], se transforme en Tribune des Femmes. Entre temps le journal est passé (no 16) de 8 à 16 pages.

Quant aux collaboratrices, elles nous sont absolument inconnues ; elles ne signent que par des prénoms : Suzanne, Victoire, Jeanne-Désirée, Christine-Sophie. Certaines d’entre elles ont pu être identifiées par M. Weill dans son ouvrage sur l’École saint-simonienne. Aucun de ces prénoms ne cache une femme célèbre.

Enfin, le féminisme saint-simonien s’est manifesté (rarement d’ailleurs) par le roman. Les premiers romans de George Sand : Valentine et Indiana (1832), Lélia (1833), Jacques (1834), et le roman de Flora Tristan Méphis (1838), soutiennent des thèses toutes saint-simoniennes. Ils ne conçoivent, en effet, la femme comme devant être heureuse que dans un bouleversement complet de la société ; et c’est là la caractéristique du groupe féministe dont nous venons de parler.

III

Bien différent est le groupe féministe qui a la Gazette des Femmes pour principal et presque pour unique représentant. Celui-là est, avec des nuances qui tiennent à la différence des temps et de la situation politique, le féminisme tel que le concevaient Olympe de Gouges et ses adhérentes. Loin de vouloir, à l’exemple des saints-simoniens, bouleverser l’ordre social, les féministes de la Gazette des Femmes acceptent les principes sur lesquels repose la société en 1836, comme Olympe de Gouges acceptait ceux sur lesquels la société reposait en 1792. De même qu’Olympe de Gouges prétend faire profiter les femmes des conquêtes de la Révolution de 1789, et veut étendre à la femme la Déclaration des droits de l’homme, de même la Gazette des Femmes veut que le sexe faible prenne sa part du grand mouvement d’émancipation qui s’est produit en 1830, et prétend que la Charte s’applique aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Le système de la Gazette des Femmes sera donc le suivant : réclamer par des pétitions l’application aux femmes des principes de la Charte ; demander pour les femmes les droits politiques et civils dans la mesure où elles contribuent aux charges de l’impôt ; montrer enfin que ces droits sont la conséquence logique de droits analogues dont elles jouissent déjà. Partant de tels principes, ce mouvement ne pouvait être ni démocratique ni d’opposition. Ce n’est pas en effet pour toutes les femmes, mais pour le « pays légal » des femmes qu’il réclamera des droits. Les féministes de ce groupe seront donc bourgeois et très loyalistes. Ils protesteront en plus d’une circonstance de leur fidélité au roi Louis-Philippe. Il n’y a pas jusqu’au style des revendications féministes de ce groupe qui ne contribue à lui donner une physionomie toute particulière. Tandis que les plaidoyers des saint-simoniens en faveur de la femme sont des prédications mystiques pour ne pas dire apocalyptiques, les revendications du groupe bourgeois affectent les allures sèches et froides d’une controverse juridique. Par l’originalité de son système, la précision rigoureuse et la tournure toute moderne de ses revendications, il représente d’ailleurs à mon avis la fraction la plus importante du féminisme sous la monarchie de Juillet.

Pourtant son existence fut courte et ses moyens d’action restreints. Comme nous l’avons dit plus haut en effet, son représentant presque unique est la Gazette des Femmes, « journal de législation et de jurisprudence, littéraire, théâtral, artistique, commercial, judiciaire, de musique et de modes, rédigé par une société de femmes et d’hommes de lettres »[16].

Il fut fondé le 1er juillet 1836 par Mme Herbinot de Mauchamp, nièce d’une certaine Mme de Mauchamp, qui, en 1814 (sous la première Restauration), avait présenté aux Chambres une pétition pour le rétablissement du divorce et avait à son lit de mort confié à sa nièce le soin de poursuivre son œuvre. C’était une revue mensuelle de 32 pages in-8o et dont le prix assez élevé (l’abonnement coûtait 15 francs par an) suffit à montrer qu’elle s’adressait au public bourgeois. Dans l’intention de sa fondatrice, cette revue devait par gradations successives se transformer en journal quotidien et politique ; il fallait pour cela une modification de la loi sur la presse lui permettant d’être gérante responsable ; « la Gazette des Femmes dispose en effet, dit-elle, de terrains en Beauce valant au minimum 180 000 francs[17] », somme plus que suffisante pour le cautionnement. Mais, la loi sur la presse n’ayant jamais été modifiée, la Gazette des Femmes resta toujours une revue mensuelle (il n’y aura jamais sous la monarchie de Juillet de journal féministe quotidien) et ne prit jamais l’étiquette de journal politique. Sa cinquième livraison (novembre 1836) fut pourtant, à la grande indignation de sa directrice, saisie comme telle par le directeur du timbre et taxée à six centimes[18]. Mais la directrice fit intervenir le préfet de police ; le droit de timbre fut levé aussitôt qu’appliqué. Au mois de mars 1837, la Gazette réduit de moitié son nombre de pages ; elle disparaît au mois de mai, pour renaître au mois de décembre de la même année et cesser définitivement de paraître en avril 1838. Quoiqu’assez peu lue (elle n’avait pas avec elle comme la Femme libre un puissant parti), elle avait duré près de deux ans, grâce aux 180 000 francs de sa directrice, grâce aussi aux annonces, auxquelles (à l’exemple sans doute d’Émile de Girardin dans la Presse) elle avait donné une place très importante.

Ce qui diminuait aussi les frais du journal, c’est le très petit nombre de collaborateurs et surtout de collaborateurs payés. La plupart en effet : Mme Herbinot de Mauchamp, Mme Pourtret de Mauchamp, Frédéric de Mauchamp, semblent appartenir à la même famille ; ils se partageaient à eux trois tout le service du journal et, comme collaborateurs étrangers à la famille, on ne trouverait guère à relever que le nom de Charles Nodier.

Les autres représentants du féminisme bourgeois sont peu nombreux et peu importants. Ce sont : l’Amazone (1834), journal politique mais qui n’eut qu’un numéro (le ton des articles fait d’ailleurs plutôt croire à une plaisanterie qu’à une tentative sérieuse), et le livre de Mme Allart de Méritens, la Femme dans la Démocratie (1836).

IV

Le troisième groupe féministe se distingue très nettement des deux précédents. À vrai dire, il est à peine (si l’on prend le mot féminisme dans l’acception qu’il a aujourd’hui) un mouvement féministe. Bien mieux, si le féminisme consiste à réclamer pour les femmes les mêmes droits politiques que pour les hommes et l’exercice des mêmes professions, alors on devra qualifier d’antiféministes les membres de ce groupe. Ses membres réclament seulement « l’émancipation morale de la femme » et revendiquent pour elle le droit d’écrire et de penser, non d’agir, comme les hommes.

Les organes de ce parti sont des journaux, tous pénétrés du même esprit, où l’on retrouve à peu près les mêmes collaborateurs et dont le premier en date est le Journal des Femmes, fondé en avril 1832 par Mme Fanny Richomme pour rendre les femmes « aptes à leurs devoirs de compagnes et de mères[19] » et faire connaître les œuvres de la littérature féminine. C’est, d’ailleurs, cette dernière partie du programme qui fut de beaucoup la mieux réalisée. C’était une revue bimensuelle et dont le prix (15 francs pour trois mois, soit 2 fr. 50 le numéro) indique qu’il était loin de s’adresser à la masse. Le papier et l’impression sont de grand luxe et l’on y trouve de fort jolies gravures.

Il comptait parmi ses collaboratrices presque toutes les femmes de lettres de cette époque, depuis George Sand, Mme de Girardin et Mme Desbordes-Valmore, jusqu’aux plus obscurs bas-bleus, en passant par les illustrations féminines de second ordre : Mme Allart, Anaïs Ségalas, Mme Tastu, Mme d’Hautpoul, Mme d’Abrantès. On y trouve même un article de Mme Victor Hugo. On peut également y relever quelques noms d’hommes : Blanqui, Paul de Musset, Quicherat.

Comme on le voit, les collaboratrices sont de beaucoup les plus nombreuses. À partir du mois de février 1834, la rédaction devient presque exclusivement féminine, et cela jusqu’en 1835, moment où, avec la seconde série du Journal des Femmes, un mouvement tout contraire se produit. Les hommes tiennent désormais dans la rédaction la première place, ils éliminent peu à peu l’élément féminin. Puis le Journal des Femmes dégénère en journal de modes et cesse de paraître le 25 janvier 1837. La seconde série, beaucoup moins intéressante que la première n’avait duré qu’un an.

Entre tempsT, s’étaient fondés de nombreux journaux, organes de ce même parti Le 1er septembre 1833, Madeleine Sirey nièce de Mirabeau, fonda la Mère de Famille, « journal moral, religieux, littéraire, d’économie et d’hygiène domestiques, destiné à l’instruction et à l’amélioration des femmes ».

On trouve dans ce journal, qui parut sous forme de revue bimensuelle[20], à côté d’articles sur l’hygiène des nouveau-nés et sur les déviations de la taille, le développement de certains points de droit concernant les femmes ; car il faut que ces dernières deviennent des mères de famille conscientes de leurs devoirs et aussi de leurs droits. Notons enfin que la Mère de Famille est d’esprit très chrétien, comme le montre bien le nom du seul collaborateur masculin marquant (presque tous les articles sont écrits par des femmes), le comte Horace de Viel-Castel, l’historien royaliste de la Restauration.

Le Conseiller des Femmes, fondé à Lyon, en novembre 1833, par Eugénie Niboyet, se proposait, à peu de chose près, le même but : faire des femmes des épouses chrétiennes et des mères capables de donner à leurs enfants une bonne éducation première. Il devait contenir un compte rendu de tous les modes d’enseignement… « des divers moyens qui peuvent être indiqués pour l’allaitement des enfants, le sevrage, la première éducation[21] ». Enfin des notices biographiques sur certaines femmes célèbres. L’intention religieuse, l’inspiration chrétienne se montrent plus nettement encore dans la Mère de Famille. « La loi du Christ, dit Eugénie Niboyet[22], est notre loi, nous ne reconnaissons point de morale au-dessus de sa morale, point de livre au-dessus de son livre. »

Quant aux collaboratrices, ce sont, Eugénie Niboyet mise à part, les mêmes que celles de la Mère de Famille et du Journal des Femmes, Mme Ulliac-Dudrezene, Mme Tremadeure, Mme Laure Bernard, Mme Desbordes-Valmore, Mme Anaïs Ségalas, Mme Waldor. Parmi les rares collaborateurs masculins, on peut relever le nom d’Eugène Süe.

Le Conseiller des Femmes, suivi de la Mosaïque Lyonnaise, dura, sous forme de revue hebdomadaire (1 an, 10 francs), jusqu’en janvier 1835.

On peut rattacher à ce groupe féministe : 1o les romans de George Sand, Consuelo et Isidora, Lettres à Marcié ; 2o l’ouvrage d’Aimé Martin sur l’Éducation maternelle ; 3o les Enfants de Dieu, par James de Laurance, féministe chrétien ; 4o les ouvrages de Cl. Brunne (Ange de Spla, roman).

V

Les adeptes du féminisme et ses directeurs sont pour la plupart inconnus ou mériteraient de l’être. Presque tous sont des sincères, — j’allais dire des naïfs, — des âmes tendres préoccupées d’assurer aux femmes et aux hommes le bonheur parfait ; ils savent lutter et souffrir pour une idée. Mais leur intelligence n’est pas toujours à la hauteur de leur caractère. Les saint-simoniens, Eugénie Niboyet, Olinde Rodrigues sont des mystiques qui planent dans un monde irréel. Le sens pratique leur fait totalement défaut. Au total, des gens assez médiocres. Mais, dans cette foule obscure, certaines personnalités se détachent avec vigueur sur la tonalité grise de l’ensemble et méritent à des titres très divers d’attirer notre attention.

C’est d’abord Enfantin, qui fut, pendant la première partie de sa vie, le champion le plus convaincu, l’apôtre le plus ardent de l’émancipation. Il n’a pour ainsi dire pas écrit un article, pas prononcé un discours, pendant cette période, où il ne fasse allusion à la nécessité qui s’impose d’affranchir les femmes. Sa sympathie pour les femmes fut d’ailleurs parfois intéressée et point assez platonique, ce qui lui valut de nombreux démêlés avec ses frères en Saint-Simon, en particulier avec Bazard. En tout cas, il eut le mérite de vouloir réaliser ses idées sur le mariage dans sa retraite de Ménilmontant (1832). Le bonheur qu’il trouva dans ce paradis terrestre qu’il s’était forgé ne fut pas de longue durée : le 12 août de la même année il dut comparaître devant la cour d’assises sous l’inculpation d’outrages aux bonnes mœurs. Pendant son procès il déclare qu’il est l’avocat des femmes et demande deux femmes pour défenseurs. Condamné à un an de prison, il se considéra et fut considéré désormais comme un martyr de la cause féministe. Mais à partir de 1834 son activité se tourna d’un tout autre côté et son histoire ne nous intéresse plus.

Claire Démar, elle, fut poussée au féminisme par les malheurs de sa vie. Mariée à un homme qu’elle n’aime pas, elle passe, dit-elle, plusieurs années de souffrances indicibles, puis finit par quitter son tyran pour aller vivre avec un homme qu’elle aime, Perret Desessarts[23]. Mais, repoussée de partout et sans ressources, elle se suicide avec son amant (10 août 1833), en laissant deux ouvrages : Appel au peuple sur l’affranchissement de la Femme et Ma Loi d’avenir (ouvrage posthume), où elle émet des idées neuves et parfois singulièrement hardies.

Ce furent des causes analogues qui firent de George Sand un éloquent avocat de la femme. Sans entreprendre de raconter sa vie entière, remarquons seulement que, douée d’une nature fine et délicate, possédant une culture intellectuelle supérieure, elle fut loin de trouver le bonheur dans la société de M. Dudevant, vieux grognard de l’Empire, lourd, épais et grossier, Chrysale moderne qui (par la bouche du procureur général) reprocha à sa femme, lors de son procès en séparation, d’être « peu propre au ménage », de ne savoir point « coudre, ni faire la cuisine[24] ».

Aussi, après sa séparation (1832), la vie entière de George Sand sera-t-elle l’illustration de ses théories sur l’émancipation morale des femmes. En même temps que, dans sa vie sentimentale, elle réalise à plusieurs reprises (et non sans déboires) sa conception de l’amour libre, elle n’écrit pas un roman où, si peu que le sujet le comporte, elle ne glisse quelques revendications. Mais, chose curieuse, son féminisme est tout littéraire ; jamais elle ne le porte sur le terrain politique.

Pas plus sous Louis-Philippe qu’en 1848, nous ne la verrons écrire un article dans les journaux féministes politiques, et lorsqu’elle-même fonde, avec Pierre Leroux et Louis Viardot, la Revue indépendante (1843), elle n’en profite jamais pour développer sous une autre forme que celle de romans (Consuelo, Isidora) ses théories féministes.

Parmi tous les apôtres du féminisme, une figure originale et attirante entre toutes est celle de Flora Tristan. Née au Pérou de parents français, toute sa vie, elle conserva de son origine exotique, avec le charme fascinant des beautés créoles, une imagination ardente, une âme généreuse et exaltée. Mariée à seize ans, elle est, comme George Sand et Claire Démar, très malheureuse. Au bout de trois ans « elle brise sa chaîne[25] » et, après avoir fait un voyage au Pérou, où, dit-elle[26], sa condition de femme séparée la fait repousser de partout, elle rentre à Paris. Là, elle manque d’être tuée par son mari (1838) et, aussitôt rétablie, se consacre tout entière à la cause des femmes et des ouvriers. Après avoir déposé à la Chambre une pétition pour le rétablissement du divorce et publié un roman : Méphis, elle part en Angleterre pour se documenter sur la misère des classes pauvres. Elle en revient avec son livre l’Union ouvrière (1843), qu’elle fait non sans peine[27] imprimer à l’aide d’une souscription où s’inscrivent la plupart des personnages marquants de l’époque. Elle part alors pour développer aux ouvriers, dans une série de conférences, les principaux points de son ouvrage. Mais après avoir passé par Lyon, où le préfet manque de la faire arrêter comme tenant aux ouvriers des propos séditieux, et par Marseille où elle fut mieux accueillie, elle mourut à Bordeaux le 17 novembre 1844. La Démocratie pacifique organisa une souscription pour lui élever une tombe, et jusqu’en 1848 elle passa pour une sainte et une martyre du féminisme.

Par sa beauté attirante et sombre, par son esprit élevé et chimérique, par ses malheurs, Flora Tristan réalise le type de la femme fatale chère aux romanciers de son époque et semble incarner la Lélia de George Sand[28].

Mieux que toute autre, elle symbolise le féminisme de cette époque avec ses aspirations si hautes que l’époque moderne ne les a encore qu’en partie réalisées, avec ses illusions, ses chimères et ses malheurs.

Et la vie de ces héros ou de ces héroïnes nous montre bien à quel point les idées sont modifiées par les circonstances extérieures, combien étroitement elles dépendent du caractère et des sentiments. Supposons une George Sand et une Flora Tristan heureuses en ménage, un Enfantin de mœurs austères ; le féminisme ne sera alors qu’un mouvement de bien faible importance.

CHAPITRE II

LES RAPPORTS DES SEXES


I. Le mariage sous Louis-Philippe d’après les féministes. II. La réforme du mariage. — III. Le divorce. — IV. rôle de la mère dans la famille. — V. La question de prostitution. — VI. Les théories de l’union libre.
I

Avant de songera réclamer, pour la femme les mêmes droits politiques et civils que pour l’homme, il fallait trois réformes préalables : assurer son indépendance morale, sa vie matérielle, réformer son éducation.

C’est sur la première de ces trois questions : réglementer d’une façon définitive et pour le plus grand bonheur de tous les rapports de l’homme et de la femme, que s’est porté pendant toute cette période le principal effort des féministes de tous les partis ; ils ont émis sur cette question des théories innombrables très différentes selon les partis féministes et même parfois selon les hommes.

Un point sur lequel sont d’accord les féministes de tous les partis est celui-ci : la forme de mariage qui existe à leur époque doit disparaître à brève échéance, car la femme y est dans un état d’infériorité flagrante.

Le mariage, disent-ils tous, est un simple contrat de vente où, après une sorte de mise aux enchères, l’on adjuge la jeune fille au plus offrant ; de consulter ses goûts, ses aspirations sentimentales, il n’en est aucunement question. Aussi le mariage, « affaire de bourse qu’on traite par courtage…, alliage monstrueux de la beauté et de l’amabilité avec la décrépitude et le radotage[29] », ne diffère-t-il pas de la prostitution, « La société entière, dit Flora Tristan avec l’exagération qui la caractérise, n’est qu’une immense maison de prostitution… où les pères vendent leurs filles… avec infamie ou avec honneur, à un seul misérable ou à plusieurs[30]. » Flora Tristan est, nous l’avons dit, une exaltée ; mais la même idée est venue à tous les autres féministes et, tous, ils ont employé, pour la rendre, la même expression. Les rédactrices de la Femme libre la répètent à satiété ; George Sand appelle le mariage « une prostitution jurée[31] », et il n’y a pas jusqu’à Balzac, pourtant peu féministe, qui ne reprenne la même comparaison dans la Femme de trente ans.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant, il est même naturel, que l’homme, ayant acheté sa femme par un contrat en bonne et due forme, la « regarde… comme sa propriété, sa chose[32] », qu’après le viol légal qui suit le mariage[33], il fasse de son amour « un droit », de celui de sa femme " un devoir[34] ». La femme mariée, dans de telles conditions, ne peut aimer son mari, devenu bientôt son tyran[35], et se réfugie dans l’adultère, sinon dans la prostitution[36].

Deux romans de George Sand : Indiana et Valentine, illustrent cette thèse de façon saisissante. Le premier nous montre une femme, de corps frêle et d’esprit délicat, mariée à un vieux soldat grossier, lourd et brutal, qui pourrait bien être le portrait du baron Dudevant. Après avoir souffert en silence (et souffert physiquement autant que moralement), elle se décide à braver en face son tyran et à se réfugier dans un amour adultère, où elle est d’ailleurs tout aussi malheureuse.

Quant au roman de Valentine, il nous présente une jeune fille sacrifiée par ses parents à des convenances mondaines, forcée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, qui la rend malheureuse et la ruine, alors qu’elle en aime un autre à qui elle ne pourra jamais appartenir, et ne trouvant de refuge que dans la mort.

II

Cette soumission absolue de la femme à son mari pouvait encore, disent les féministes, se comprendre quand le christianisme régnait dans le monde et que ses principes avaient pénétré profondément les âmes. Les femmes malheureuses sur la terre pouvaient, comme tous les humbles et tous les déshérités de ce monde, aspirer à une revanche dans la vie future ; mais, une fois éteintes les lumières du ciel, « il est absurde et inique, dit la Revue indépendante[37], de conserver dans vos codes le serment d’obéissance de la femme, quand vous ne pouvez plus lui montrer le prix de l’obéissance ».

Une réforme radicale s’impose donc, et d’abord il faut faire du mariage d’amour, exception trop rare, la règle générale. Ce but (c’est l’avis d’un certain nombre de féministes) ne sera atteint que par la suppression de la dot.

C’est de la dot, dit la Gazette des Femmes[38], que vient tout le mal, et Cabet émet la même idée dans sa brochure sur la Femme et dans son Voyage en Icarie ; aussi les dots sont inconnues en cet heureux pays et ne s’y produit-il que des mariages d’inclination. Mais, même chez des couples unis par amour, il se produit parfois des tiraillements, des froissements, des heurts de toute sorte venant d’une opposition des caractères. Aussi « les jeunes Icariens, considérant le mariage comme le paradis ou l’enfer de cette vie, n’acceptent-ils leur épouse que quand ils se connaissent parfaitement et, pour bien se connaître, ils se fréquentent pendant six mois au moins[39] ». Les jeunes filles icariennes possèdent d’ailleurs une « entière liberté de converser ou de se promener avec les jeunes gens de leur âge ». C’est le système qui est appliqué communément de nos jours dans les pays anglo-saxons.

Une fois unis, « l’époux et l’épouse sont égaux dans le mariage[40] ». La femme doit jouir des mêmes droits que son mari, « disposer de ses biens et embrasser la profession qu’elle voudra sans l’autorisation de son mari[41]». Avant tout, il faut rayer de la loi la disposition qui oblige la femme à prêter à son mari serment d’obéissance. C’est « une bassesse[42]» qui consacre toutes les inégalités. En conséquence, le 1er août 1837, Mme de Mauchamp, directrice de la Gazette des Femmes, présenta à la Chambre une pétition pour obtenir la suppression complète de l’article 213 du Code civil, livre I, chapitre vi, ainsi conçu : « La femme doit obéissance à son mari. » Cette disposition, dit Mme de Mauchamp, est contraire aux principes posés par la Charte de 1830. Celle-ci ayant consacré l’égalité de tous les Français (par conséquent, dit Mme de Mauchamp, de toutes les Françaises), il est illégal qu’une moitié de la nation soit subordonnée à l’autre. De plus, l’article 212 du Code, lequel déclare que « les époux se doivent mutuellement secours, fidélité et assistance », met la femme sur le même pied que l’homme et est « antipathique » à l’article 213. L’on objecte que, le mariage étant une association, il est nécessaire qu’une volonté supérieure puisse s’imposer de temps à autre, sinon l’association où deux volontés également fortes tireront dans des sens opposés risquera fort de péricliter : « Eh ! bien, répond Mme de Mauchamp, justement parce que le mariage est une association, il faut que, comme partout ailleurs, les coassociés jouissent des mêmes droits. Tout travail étant fait pour le bénéfice de la communauté, si les volontés sont divergentes, chacune étant égale, le travail ne sera pas exécuté ; il en résultera une perte de bénéfice pour la communauté, et les associés comprendront qu’il est de leur intérêt d’harmoniser leurs volontés[43] »

Une autre disposition à rayer des codes, et pour les mêmes raisons que la précédente, c’est celle qui porte (art. 214) que : « La femme est obligée d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il lui plaira de résider. »

Cette loi, dit Mme Mauchamp dans une autre pétition présentée à la Chambre[44], est en opposition flagrante avec l’article 1er de la Charte qui a établi l’égalité ; en outre, elle n’est même pas logique avec elle-même puisque le mari peut bien, « après une procédure longue et coûteuse[45] », faire ramener par les gendarmes son épouse au domicile conjugal, mais non pas « sous peine de séquestration… la retenir, la renfermer pendant une seule minute[46] ». Et cette cohabitation forcée, qu’il n’est même pas possible d’imposer matériellement, peut être nuisible aux deux époux si leurs intérêts les appellent en des lieux différents.

D’ailleurs, et cette raison dispense de toutes les autres, ces deux lois sont nulles de plein droit puisque les femmes n’ont pris aucune part à leur rédaction[47].

Si le serment d’obéissance est une bassesse, le serment de fidélité est, dit George Sand, une absurdité[48]. Personne, en effet, « nulle créature humaine ne peut commander à l’amour[49] ». Aussi doit-on sinon rayer ce serment de la loi, du moins en supprimer les sanctions pénales, « que le sacrement ne soit jamais une obligation, une loi, un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaines en cas d’infraction » dit Georges Sand dans La Comtesse de Rudolstadt[50], et Mme de Mauchamp reprend et développe la même idée dans une pétition présentée à la Chambre le 1er octobre 1836. L’adultère, dit-elle, n’est pas un crime puisqu’il n’est pas passible de la cour d’assises, ni un délit car les magistrats qui ont la juridiction des délits ne peuvent le punir de leur propre autorité, ni même une contravention puisqu’il ne trouble pas l’ordre public.

Enfin il y a une monstrueuse iniquité à ce que la sanction pénale du serment de fidélité s’applique aux femmes seules ; à ce que le mari trompé puisse faire emprisonner sa femme pendant deux ans, bien mieux, ait le droit de la tuer tandis que la femme n’a aucun recours contre l’époux infidèle et peut tout au plus, s’il entretient une maîtresse au domicile conjugal, lui faire infliger une amende de deux mille francs prise sur les biens de la communauté[51].

Tous les féministes ne sont pas d’ailleurs d’avis, comme George Sand et la Gazette des Femmes, que l’adultère est une chose de peu d’importance et qui ne mérite pas de sanction pénale. Cabet émet l’idée juste contraire. En Icarie, dit-il, l’adultère serait regardé comme un crime abominable et « le séducteur poursuivi de l’exécration publique, traité d’assassin par toutes les femmes, de voleur par tous les maris, et d’ennemi par toutes les familles[52] ». Cette contradiction apparente se résout fort bien si l’on considère que George Sand et Mme de Mauchamp se placent au point de vue de la société telle qu’elle existe et Cabet au point de vue d’une société idéale.

III

Mais toutes les réformes proposées précédemment ne pourront être efficaces ; les époux, surtout la femme, ne pourront goûter par elles le bonheur que si on les complète par une autre plus radicale : celle qui consiste a briser l’indissolubilité du mariage chrétien par le rétablissement du divorce.

La question du divorce a été très agitée sous la monarchie de Juillet, et il n’y a pour ainsi dire pas une année où elle n’ait été remise sur le tapis.

En 1831, c’est la brochure d’une anonyme et celles d’Olinde Rodrigues[53] ; en 1832, un ouvrage du comte de Sacy[54], la Femme libre (1832-34), et la Gazette des Femmes (1836-38) contiennent de nombreuses protestations en faveur du divorce. Il en est de même dans le roman de Mme Dupin : Marguerite (1834) et dans l’ouvrage de Mme Allart : la Femme dans la démocratie (1836). En 1838, c’est Flora Tristan qui dépose à la Chambre une pétition pour le rétablissement du divorce[55] ; enfin, la question est reprise dans les ouvrages de Cabet (la Femme, 1845), Voyage en Icarie, 1840), dans certains articles de la Démocratie pacifique (1843-48) et effleurée dans l’Humanité, de Pierre Leroux[56] (1848). Il convient d’ailleurs d’ajouter que beaucoup ne font que poser la question et que (du moins parmi les ouvrages dont j’ai pu prendre connaissance, et il m’en manque deux sans doute assez importants) seules la brochure anonyme de 1838 et surtout la pétition présentée à la Chambre le 1er septembre 1836 par Mme de Mauchamp, la traitent d’une manière précise et approfondie. Nous allons voir quels sont leurs arguments en faveur du divorce.

D’abord, dit Mme de Mauchamp, le mariage « comme toute association doit contenir une clause résolutoire[57] ». Pas plus que dans une autre association les coassociés ne doivent engager définitivement leur liberté. « De nombreux désordres et de touchantes douleurs[58]… » montrent d’ailleurs combien il est inique de vouloir enchainer pour la vie deux êtres qui ne s’aiment plus. Enfin, dans un mauvais ménage, c’est toujours la femme qui est la plus malheureuse[59]. Mais, diront les adversaires du divorce, les époux ne sont jamais liés éternellement puisqu’ils peuvent faire appel à la loi de séparation. Sous le régime de la loi de séparation, les époux continueront d’être malheureux, car le lien conjugal, relâché seulement et non rompu, ne leur permet pas de contracter une nouvelle union ; et ne pouvant, dit Mme de Mauchamp chercher un compagnon selon leur cœur, les époux séparés se préparent une vieillesse triste et solitaire. La femme surtout marchant « seule dans la vie »[60], sans protecteur, sans répondant, sera toujours malheureuse, sa faiblesse sera exploitée de toutes manières[61].

Encore les hommes peuvent-ils chercher des consolations passagères. L’homme, dit Mme de Mauchamp, peut avoir une maîtresse, la femme n’a légalement pas le droit d’avoir un amant et peut être condamnée de ce fait à deux ans de prison pour adultère. Si malgré tout elle se décide à vivre en union libre avec un homme et qu’elle en ait des enfants, ils n’appartiennent pas légalement au véritable père, mais bien à l’époux séparé, qui ne peut les désavouer et a le droit de les réclamer.

De toutes manières, la femme est donc en état d’infériorité sous le régime de la séparation. En conséquence, la loi du divorce existant déjà dans certains pays étrangers et ayant déjà été pratiquée en France, Mme de Mauchamp propose à la Chambre la loi suivante :

Dans tout contrat (art. 1er) il y aura une clause constatant la possibilité du divorce et stipulant les conditions financières qui peuvent en dériver pour les enfants. Aussi le lien conjugal pourra-t-il se relâcher très facilement. Sur simple déclaration devant un notaire ou devant un maire (art. 2 et 3), la femme devra être autorisée à quitter le domicile conjugal.

À partir du moment où les époux ont déclaré vouloir divorcer, ils auront, par devant le maire et les notaires, quatre entrevues à trois mois d’intervalle où on essayera de les réconcilier (art. 4 et 5). Si ces tentatives échouent, le maire prononce (art. 6) la rupture du mariage. Au bout de neuf mois, les époux pourront se remarier. Quant aux enfants, si les deux époux les réclament, ils seront mis en pension jusqu’à leur majorité ; au cas où les parents seraient indigents, l’État ferait les frais de cette pension.

Enfin si, au moment du divorce, la femme est enceinte et déclare que l’enfant qu’elle porte n’est pas de son mari, l’enfant considéré comme un enfant naturel appartiendra en propre à la femme et le mari n’aura sur lui aucun droit.

On voit que cette loi, qui établissait le divorce par consentement mutuel et sans procédures longues, coûteuses et compliquées, brisait presque automatiquement le lien conjugal, était de beaucoup en avance non seulement sur les idées du temps mais même sur la loi Naquet.

Il s’en faut d’ailleurs que tous les féministes envisagent comme un bien une si grande facilité de divorce.

Même parmi les saint-simoniens, chez qui nous allons trouver la plupart des partisans de l’union libre, beaucoup considèrent, avec Pierre Leroux, le divorce comme « une règle exceptionnelle et temporaire… contraire à l’idéal[62]. Le divorce est très rare en Icarie, et Olinde Rodrigues déclare que « nul ne serait en état normal pour être marié, qui désirerait ou accepterait le mariage en voyant devant lui le divorce[63] ». Pourtant il l’admet comme une exception, car avec le divorce, dit-il, l’adultère et la séduction disparaissent. Il est permis de penser qu’Olinde Rodrigues se faisait des illusions.

IV

Pour que la femme soit véritablement l’égale de son mari, il reste une dernière réforme à opérer : relever sa condition en tant que mère ; lui donner sur ses enfants la même autorité que son mari. D’abord la femme doit être véritablement la mère de ses enfants ; pour cela, dit la Mère de Famille, il ne suffit pas qu’elle leur ait donné la vie ; il faut, et cela tous les journaux du groupe féministe chrétien le répètent à satiété, que la mère nourrisse elle-même son enfant, au lieu de « le livrer à des soins mercenaires[64] ». Il y aura à cela tout avantage et pour la mère et pour l’enfant. Mais, pour qu’elle puisse remplir dignement son rôle de mère, elle doit savoir en quoi il consiste. Le Conseiller des Femmes, la Mère de Famille, la Mosaïque lyonnaise multiplient les articles sur l’allaitement maternel, sur les maladies des enfants, l’hygiène des nouveau-nés. En Icarie on fait des « cours de maternité », que les femmes en état de grossesse sont obligées de suivre. Dans ces cours, faits par des mères de famille, « se discutent les mille questions relatives non seulement à l’allaitement de l’enfant, mais au sevrage, à sa dentition, à sa nourriture[65] ». Comme la femme doit être l’éducatrice de la première enfance, on met la mère au courant « de toutes les questions d’éducation intellectuelle et morale[66] », et « la République Icarienne fait imprimer un journal des mères[67] » où sont recueillies toutes les observations sur ces divers sujets.

Jouant désormais un rôle de première importance vis-à-vis de ses enfants, la mère pourra revendiquer sur ses enfants comme une autorité légitime. Elle aura le droit au même titre que son mari de donner ou refuser son consentement au mariage de ses enfants, qui ne pourront pas plus se passer de ce consentement que de celui de leur père ; il en sera de même pour les mineurs qui désireront embrasser une profession quelconque[68]. Certains féministes (très peu nombreux d’ailleurs) vont plus loin dans cette voie. L’égalité de la femme et de l’homme dans le mariage ne leur suffit pas ; Flora Tristan, James de Laurance, Mme E. A. C. veulent, eux, la prééminence de la mère sur le père. En effet, disent-ils, dans la conception de l’enfant, c’est « la mère qui a joué le plus grand rôle[69] ». C’est elle qui a eu toutes les fatigues, qui a subi toutes les souffrances ; elle a été à la peine, il est juste qu’elle soit à l’honneur.

De plus, « la paternité n’étant qu’une croyance, tandis que la maternité seule est une certitude[70] », Mme E. A. C. demande que l’enfant prenne le nom de la mère et James de Laurance que l’héritage se transmette par les femmes ; ces idées sont loin d’ailleurs d’être aussi originales qu’elles le paraissent, puisqu’elles ne feraient que nous ramener au matriarcat, tel qu’il a existé dans la plupart des sociétés primitives[71].

V

Toute forme de mariage qui n’est point l’union libre « suppose, selon l’expression de M. Naquet[72], la prostitution ouverte comme soupape de sûreté ». Aussi, la question de la prostitution a-t-elle fortement préoccupé les féministes partisans du mariage. Beaucoup se sont apitoyés sur la condition misérable, sur la détresse physique et morale des prostituées[73]. D’autres[74], précurseurs d’Alexandre Dumas fils, font entendre des paroles d’espoir et prédisent la réhabilitation par l’amour. Mais bien peu ont essayé de donner une solution générale et vraiment pratique. Nous devons seulement relever l’idée originale de Mme E. A. C. dans la brochure que nous avons déjà citée : la Femme, c’est la famille. Les filles publiques, dit celle-ci, étant reconnues nécessaires, on devrait les honorer, non les mépriser. Mais, pour qu’il en puisse être ainsi, il faut les dégager de tous les soins domestiques, leur donner une éducation qui « forme leur jugement et orne leur esprit », le tout aux frais de l’État. Leur mission sera alors « vraiment sainte », car elles seront " le refuge des affligés ». Si bizarre que cette conception paraisse, elle a été bien souvent réalisée, depuis les courtisanes sacrées de Babylone et les bayadères de l’Inde jusqu’aux mousmés des Yoshivaras japonais, instruites dans la littérature et excellant dans tous les arts, jusqu’à ces courtisanes grecques, les seules femmes, au dire de Démosthène, avec qui un homme cultivé pût avoir un commerce intellectuel.

VI

Certains féministes, considérant que le lien conjugal, si relâché soit-il, est pour la femme une entrave et que d’ailleurs, comme nous l’avons dit, le mariage suppose la prostitution, n’ont pas voulu s’en tenir à une réforme du mariage. Ce qu’il leur faut, c’est la suppression radicale et l’union libre ; on ne peut pas dire d’ailleurs qu’ils aient eu une théorie de l’union libre ; ils ont eu des théories très nombreuses et que l’on peut ramener à cinq : la théorie de la Femme libre, la théorie d’Enfantin, la théorie de Claire Démar, la théorie de Fourier, la théorie de George Sand.

Pour la première, l’union libre sera seulement le droit à l’amour, la possibilité pour la femme, convaincue, contrairement aux principes de l’Évangile, de la légitimité « des besoins et des jouissances de la chair[75] », de se livrer à ses passions sans contrainte. « J’appelle à moi, dit Joséphine Félicité, les femmes qui aiment… les plaisirs des fêtes…, trouvent le courage de braver l’opinion et n’ont pas eu la force de résister à qui leur a parlé d’amour[76]. » Une telle conception de l’union libre, de telles proclamations quelque peu exagérées, ont donné lieu à la légende de la femme libre saint-simonienne, impudique et dévergondée ; les adversaires du saint-simonisme en ont fait à tort le prototype des saint-simoniennes, alors qu’elle n’en représente qu’une infime minorité et que certaines femmes, comme Mme Allart, pourtant bien loin du saint-simonisme, partagent les mêmes idées.

L’union libre, suivant Enfantin, ne convient pas à tous les hommes, mais seulement à certaines catégories de caractères.

Les hommes en effet se divisent, suivant Enfantin, en trois « natures » : les « constants », les « mobiles », les « calmes ». Les premiers contracteront un mariage unique et en principe indissoluble : pourtant ils pourront divorcer, lorsque leurs deux personnalités, s’étant développées d’une façon différente, entreront en conflit, détruisant le bonheur conjugal. Aux mobiles conviennent les mariages successifs, sans aucune règle, sans aucune limite. Enfin les calmes, qui réunissent la nature du « constant et celle du mobile », joindront « à un mariage permanent une série d’unions passagères[77] ». Ces deux dernières catégories d’individus pratiqueront donc l’union libre, mais, on le voit, une union libre très différente de celle que nous concevons aujourd’hui, puisque d’une part elle serait restreinte à certaines catégories d’individus et que, d’autre part, ces unions sont envisagées comme étant essentiellement très courtes. Il s’en faut même de peu qu’elles ne conduisent à la communauté des femmes, tant reprochée à Enfantin par des saint-simoniens même[78] et dont il s’est toujours véhémentement défendu[79]. Enfantin déclare en effet qu’il appartiendra seulement à la femme de savoir si l’enfant doit connaître son père[80]. De plus, nous voyons qu’un homme peut appartenir à la fois à deux ou plusieurs femmes.

C’est encore en partant d’un tout autre principe que Claire Démar arrive à l’union libre. Pour elle, en effet, le mariage, quoique non consacré par la société, qui, dit-elle, donne une publicité odieuse à l’acte d’amour, doit être, en principe, indissoluble. Mais, dit-elle, il est dans le mariage un principe matériel dont on ne tient pas suffisamment compte : « Alors même qu’on reconnaîtrait l’existence de rapports intimes… de deux âmes, alors même qu’on aurait conscience d’une parfaite unité de sentiments, de pensées et de vouloirs, tout cela pourra bien encore se briser contre une dernière épreuve décisive, mais nécessaire, indispensable… l’épreuve de la matière par la matière, l’essai de la chair par la chair[81]. » En d’autres termes il peut arriver que des fiancés qui s’adorent fassent des époux malheureux, et c’est la thèse développée, mais sans qu’il prétende généraliser, par Balzac dans la Femme de trente ans. Aussi Claire Démar demande-t-elle qu’avant de contracter une union, les futurs époux aient fait « un essai tout physique de la chair par la chair[82] ». Nous sommes donc ramenés dans la pratique à l’union libre mais une union libre considérée comme le prélude plus ou moins long et plus ou moins répété d’un mariage définitif.

Si maintenant nous examinons la société phalanstérienne de Fourier, nous y verrons fonctionner une nouvelle forme d’union libre. Arrivés à l’âge de seize ans, les jeunes gens, suivant leur nature, peuvent entrer dans le « vestalat » ou dans le » damoisellat[83] ». Les premiers ne devront pratiquer l’amour libre qu’à partir de vingt ou vingt et un ans ; les autres immédiatement, c’est-à-dire dès seize ans. Damoiseaux et vestels devront d’ailleurs être fidèles à la compagne qu’ils auront choisie, pendant tout le temps que durera leur union ; ils n’auront pas le droit, et c’est là la profonde différence avec la conception d’Enfantin, de contracter plusieurs unions à la fois. La fidélité réciproque des contractants est même, chose curieuse dans un régime d’union libre, garantie par l’État ; tout damoisel ou vestel surpris en flagrant délit d’infidélité, sera chassé ignominieusement de sa corporation.

Parmi tous les féministes, une seule, George Sand, a émis la théorie véritablement moderne de l’union libre : Deux êtres jeunes et libres s’unissent pour fonder une famille, se marient ensemble « à la face de Dieu… sans autre prêtre que leur amour[84] ». Leur union ne sera pas, comme le conçoivent les saint-simoniens, passagère et fragile ; la seule force de leur amour rendra le lien aussi solide et aussi durable que s’il avait été consacré par la société. Mais ils seront en droit, quand l’harmonie cessera de régner entre eux, de revendiquer hautement leur liberté et de se séparer sans aucune formalité.

C’est cette théorie que George Sand développe dans Lélia et surtout dans Jacques. L’héroïne du premier de ces deux romans, Lélia, se considère après une union libre comme « veuve devant Dieu[85] » et se refuse toujours à contracter une nouvelle union.

Quant à Jacques, il nous montre tout un groupe de personnes pour qui l’union libre est la loi naturelle[86] et la règle générale, sur elle s’établissent des rapports sociaux et mondains. Cela est si vrai que Jacques, quoique marié suivant les formes consacrées, se considère toujours comme vivant en état d’union libre ; il ne se reconnaît pas même le droit de s’irriter contre sa femme lorsqu’elle cesse de l’aimer et pousse l’abnégation jusqu’à s’effacer devant son rival. Dénouement invraisemblable, certes, mais où se montre l’une des plus hautes aspirations de George Sand : les droits imprescriptibles de tout être humain au bonheur et à la liberté ; le devoir pour tout autre homme de ne pas être une entrave à cette liberté, mais de l’aider de tout son pouvoir dans la recherche de ce bonheur.

Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que George Sand considère l’union libre comme devant assurer à la femme la félicité parfaite. Tous les essais d’union libre tentés par ses héroïnes, Lélia, Indiana, Louise (dans Valentine), Sylvia (Jacques), sont malheureux. Dans l’union libre, moins encore que dans le mariage, la femme peut être l’égale de l’homme[87], et la conclusion singulièrement décourageante de tous les romans de George Sand est celle-ci : il n’y a pas pour la femme de bonheur sur cette terre.

CHAPITRE III

LES OUVRIÈRES


I. Faiblesse du salaire des ouvrières sous la monarchie de Juillet. — II. Conséquence physique : appauvrissement de la race. — III. Conséquence morale : la séduction. — IV. Projets de réforme.
I

La principale cause et sans doute la seule véritable cause de l’assujettissement de la femme dans les sociétés modernes, est l’impossibilité où elle se trouve le plus souvent de gagner sa vie par son travail. Elle est obligée, pour augmenter ses ressources, de faire appel d’une façon quelconque (mariage, union libre, ou prostitution) à l’aide de l’homme ; dépendant de l’homme pour sa vie matérielle, il s’ensuit, par une conséquence logique, qu’elle en dépend aussi pour sa vie politique et sociale. Cette vérité n’a pas échappé aux féministes de la monarchie de Juillet, et certains — peu nombreux d’ailleurs[88] — ont fait porter le principal effort sur l’amélioration du sort des ouvriers.

Celles-ci en avaient d’ailleurs grand besoin car, si la misère des ouvrières est encore à notre époque une des plaies sociales les plus profondes, il en était de même et plus encore sous la monarchie de Juillet. Que gagnait, en effet, une ouvrière au temps de Louis-Philippe ?

À cette époque, comme aujourd’hui, on pouvait distinguer deux sortes d’ouvrières : celles qui travaillaient chez elles et celles qui travaillaient dans des ateliers.

Dans l’une et l’autre de ces deux conditions, la misère des ouvrières est atroce. « Le sort des travailleurs, dit Boyer[89], est sans doute bien à plaindre ; cependant il n’est rien comparé à celui des ouvrières. Ici, les misères sont si grandes, les maux si déplorables que la plume se refuse à les reproduire. » Boyer, pourtant ouvrier lui-même et en état de faire des observations précises, ne détermine pas d’une façon exacte le salaire des ouvrières. Comme, d’autre part, il n’a pas été fait sous la monarchie de Juillet comme de nos jours de grande enquête sur la situation des ouvrières, il est difficile de connaître le salaire moyen d’une ouvrière de cette époque. Pourtant des exemples particuliers nous permettront de nous en rendre compte d’une façon approximative.

Dans un article de la Démocratie pacifique[90], D. Laverdan étudie la condition des ouvrières qui travaillent chez elles et prend pour exemple celles qui s’adonnent à la fabrication du linge de corps pour hommes. « Une ouvrière habile et très habile, en se levant de bonne heure et en se couchant tard, ne peut, dit-il, faire plus de deux chemises d’homme, plus de quatre douzaines de torchons dans sa journée. » La chemise étant payée six sous, la douzaine de torchons quatre sous, la femme gagnera au plus, conclut-il, quinze à dix-huit sous dans sa journée.

Celles qui travaillent dans les ateliers ne sont pas plus favorisées. Une rédactrice du Conseiller des Femmes nous montre les ouvrières qui travaillent à Lyon, dans la fabrication des étoffes unies, s’épuisant « pendant quinze à dix-huit heures par jour, souvent les dimanches et fêtes, pour gagner un salaire qui suffit à peu près à la moitié de leurs besoins les plus urgents ». La plupart des journaux féministes évaluent ce salaire à quinze sous (salaire moyen de l’ouvrière en atelier). D’après Flora Tristan, bien renseignée sans doute puisqu’elle a observé de près les ouvrières dans la plus grande partie de la France, le salaire de la femme est inférieur de moitié à celui de l’homme[91], lequel était à cette époque de deux à trois francs. De ces diverses estimations on peut conclure que la journée de travail d’une femme lui était payée en moyenne environ un franc, somme inférieure, même relativement, aux trois francs que gagne aujourd’hui l’ouvrière. Quant au nombre d’heures de cette journée, il était bien supérieur à ce qu’il est aujourd’hui, en général quatorze à quinze heures, souvent dix-huit au lieu de neuf à dix heures. Aussi peut-on dire, au sens strict du mot, qu’elles travaillaient jour et nuit, et la preuve nous en est encore fournie par la loi de 1847 qui, assimilant les femmes aux mineurs, leur interdit comme à ceux-ci le travail de nuit.

Les mauvaises conditions de travail où se trouvaient les ouvrières ne viennent pas, s’il faut en croire les féministes, de l’infériorité des moyens physiques de la femme qui se traduit par une plus faible quantité de travail produite dans le même laps de temps, mais bien d’un parti pris systématique de la part des patrons. « Dès qu’on voit, dit la Femme nouvelle[92], qu’une industrie peut être faite par nous, on s’empresse d’en baisser les prix. » Pourtant, dit Flora Tristan, dans tous les métiers d’adresse, dans les filatures, la typographie, la femme est supérieure à l’homme et fait presque deux fois plus d’ouvrage que lui. D’après Flora Tristan, c’est donc (chose qui semble au premier abord paradoxale) la trop grande habileté des femmes qui fait leur malheur. « Un imprimeur, ajoute-t-elle pour confirmer sa thèse, me disait un jour avec une naïveté caractéristique : « On les paye moitié moins ; c’est très juste, puisqu’elles vont plus vite que les hommes ; elles gagneraient trop si on les payait le même prix[93]. » Pas plus d’ailleurs que chez les patrons, les ouvrières ne trouvaient de sympathie chez les ouvriers. Ceux-ci se plaignaient de la concurrence que leur faisaient les femmes et, en 1847, l’Association des ouvriers typographes décida qu’on empêcherait par tous les moyens les femmes d’être admises dans les ateliers de composition[94]. Des faits de ce genre, et dont l’époque contemporaine offrirait plus d’un exemple, montrent bien la justesse de l’idée émise par Flora Tristan.

II

La pauvreté des ouvrières a pour elles des conséquences physiques et morales aussi funestes les unes que les autres. D’abord l’ouvrière est placée toute sa vie dans de très mauvaises conditions physiologiques, et cela dès sa première enfance. « Prenant au sein de leur mère un lait vicié par la souffrance, c’est à peine si elles peuvent vivre et grandir[95]. » « Dès leurs premières années, dit Gabet[96], on les accable de travaux excessifs… qui détruisent leur santé. » Aussi arrive-t-il souvent que de malheureuses petites filles, « attelées » depuis l’âge de six ans « à une roue de mécanique pendant dix-huit heures par jour[97] », ou qui ont « courageusement porté dans leurs bras leur petit frère pendant que leur mère travaillait[98] », restent difformes pour toujours.

La vie que l’ouvrière mène ensuite, jeune fille ou femme, n’est pas faite pour lui rendre les forces et la santé. Arrivée à douze ou quinze ans, elle doit en apprentissage « être la servante des maîtres chez qui elle est placée[99] », et qui lui infligent souvent de mauvais traitements. Plus tard, « elles sont accablées par un travail excessif, répugnant et malsain[100] » ; leur vie s’écoule dans des ateliers « hideux de malpropreté » ou, pour celles qui travaillent chez elles, « dans des greniers malsains d’où elles ne sortent jamais et où elles manquent souvent des choses les plus nécessaires à la vie[101] ». Elles sont, dit Parent-Duchatelet, dans de plus mauvaises conditions physiologiques que les prostituées elles-mêmes[102]. Aussi beaucoup d’ouvrières meurent jeunes encore. Les individus ne sont pas seuls atteints ; la nation entière subit les conséquences de cette misère. Les mauvaises conditions dans lesquelles les enfants sont conçus, portés et élevés, entraînent une très grande mortalité des enfants en bas âge. Beaucoup de ceux qui peuvent vivre restent malingres et souffreteux toute leur vie. Ce sont des faibles ou des infirmes, qui ne peuvent être que peu utiles à la société.

III

Les conséquences morales ne sont pas moins douloureuses. D’abord, comme le dit Cabet[103], « point d’éducation pour les filles pauvres mais l’ignorance et l’abrutissement ». La loi Guizot, en effet, même étendue aux femmes comme elle le fut en 1836, n’avait pas établi la gratuité absolue de l’enseignement primaire. En eut-il été ainsi que, cette même loi n’obligeant pas les parents de faire fréquenter l’école à leurs enfants, ces derniers auraient toujours été, comme ils le furent en effet, surtout les filles, enfermés depuis l’âge de six ans dans des usines pour augmenter de quelques sous les ressources de la famille. Il en résultait donc que la plupart des ouvrières, n’ayant ni le temps ni les moyens de fréquenter l’école, étaient illettrées[104]. Placées dans de telles conditions matérielles et intellectuelles, il n’est pas étonnant que l’état de leurs mœurs fût en général déplorable. Beaucoup d’ouvrières restaient d’ailleurs honnêtes, mais il leur fallait pour cela un véritable héroïsme, car tout concourait à les pousser à la débauche. D’abord beaucoup d’ouvrières travaillant à des industries de luxe et passant une partie de leur vie au milieu des fleurs, des soies, des dentelles, arrivent par une pente toute naturelle à désirer jouir elles-mêmes de ce luxe qu’elles produisent[105] ; et lorsque le jeune homme de l’aristocratie, occupé sans cesse « à séduire la femme ou la fille du prolétaire[106] », lui offre ce luxe, elle cède sans grande résistance. Puis, lorsque son séducteur l’a abandonnée, elle a perdu l’habitude du travail, « elle se prostitue au coin d’une rue[107] », pendant que « son séducteur… déclame contre la corruption[108] ».

D’ailleurs ce n’est pas toujours la recherche du superflu, c’est bien souvent celle du nécessaire qui amène les ouvrières à la débauche. « Les choses en sont au point que beaucoup de femmes se prostituent par vertu[109], dans l’unique dessein de ne pas laisser mourir de faim une famille nombreuse…, lorsqu’elles ne peuvent trouver dans le travail de quoi nourrir leurs parents vieux ou infirmes[110]. »

D’ailleurs ce travail même, si mal rétribué soit-il, il est bien difficile à l’ouvrière honnête et décidée à rester honnête de se le procurer. « Pour obtenir du travail de la fabrique, dit le Conseiller des Femmes, la bonne exécution du travail et la probité ne suffisent pas ; il faudra, à quelque titre que ce soit, être recommandée au commis qui tient la balance[111]. » « Les fils de fabricants, ajoute Boyer, les sous-chefs et même les commis se servent de leur autorité pour séduire nos filles et corrompre nos femmes. » Sans affirmer que l’état des choses constaté par le Conseiller des Femmes à Lyon et par Boyer à Paris était le même dans toute la France (nous n’avons pas ici de témoignages positifs), sans prétendre avec un spirituel conférencier que les patrons, nouveaux seigneurs féodaux, avaient rétabli à leur profit le droit de cuissage sur leurs ouvrières, nouvelles serves, on peut cependant conclure de ces divers témoignages que trop souvent, sous Louis-Philippe, les ouvrières étaient, comme aujourd’hui encore, les victimes de la brutalité et des vices de leurs patrons.

IV

Quels moyens employer pour remédier à une telle situation ? D’abord, dit Boyer, il faudrait pour les ouvrières, comme pour les ouvriers, une facilité plus grande de trouver du travail, et pour ce il propose de créer dans chaque ville une sorte de bureau de placement central pour les ouvriers et ouvrières de tous les métiers ; ce bureau servirait d’intermédiaire entre les ouvrières et les patrons. Ainsi seraient évitées à l’ouvrière bien des démarches longues et pénibles. Il demande également la création de ce qu’on appelle aujourd’hui des inspecteurs du travail, qui présideraient les conseils de prud’hommes, auraient le droit « de visiter tous les ateliers, de s’y faire rendre compte de ce qui s’y passe sous le rapport des mœurs comme sous celui du travail » et protégeraient spécialement les femmes. Ainsi on ne pourrait plus imposer à ces dernières un nombre d’heures de travail excessif, ni ces « honteuses stipulations » dont il a été parlé plus haut.

Pour parer à la misère des ouvrières vieillies, malades ou infirmes, la Démocratie pacifique[112] préconise une caisse de retraite alimentée par les ouvriers, mais placée sous la garantie de l’État. C’est l’idée des retraites ouvrières. Flora Tristan, elle, exhorte les sept millions d’ouvriers et d’ouvrières françaises à se réunir, pour, au moyen d’une cotisation annuelle de deux francs, élever des « palais de l’Union ouvrière », où l’on recueillerait les infirmes, les blessés, les vieillards. C’est, sous une forme quelque peu phalanstérienne, l’idée toute moderne de la mutualité.

Nous avons vu que la séduction existait à l’état permanent parmi les ouvrières et qu’il devait leur être difficile de ne pas y succomber. Pour leur donner la force de résister, il faut, dit le Conseiller des Femmes[113], les munir de solides principes religieux et pour cela donner dans l’enseignement une plus large part à l’instruction religieuse.

La Femme nouvelle[114] propose un moyen plus pratique ; le grand danger pour la jeune fille pauvre, c’est, dit-elle, d’être seule et sans appui à Paris ou dans une autre grande ville. Réunies, elles souffriraient moins de la misère et seraient une proie moins facile pour le séducteur. Elle propose donc la fondation d’une « Réunion saint-simonniene, artiste et industrielle », où, sous le patronage de dames plus âgées, les jeunes ouvrières se réunissant mettraient leurs salaires en commun. Outre le vivre et le couvert, les associées recevraient un peu d’instruction, car des femmes d’une condition intellectuelle plus relevée, artistes ou institutrices, feraient partie de l’association et devraient faire part à leurs sœurs « de tous les trésors d’art, de science et d’industrie, qu’elles pourraient individuellement posséder ».

Mais, pense M. de Mauchamp, il y a des chances pour qu’il y ait encore longtemps des ouvrières séduites et abandonnées avec des enfants. La société se doit donc de donner aux filles-mères toutes les facilités possibles pour élever leur enfant. Aussi propose-t-il[115] la création, à côté de l’hospice des enfants trouvés où la mère peut abandonner son enfant pour toujours, un hospice des enfants pauvres, où, après l’accouchement, la mère laissera son enfant ; ce dernier sera mis en nourrice aux frais de l’État, et, pendant tout le temps que durera son éducation, la mère pourra toujours savoir où il est et l’aller voir. D’ailleurs, si la mère veut se charger de son enfant, l’État lui accordera la rétribution qu’il aurait donnée à la nourrice. Et c’est là encore une idée toute moderne, l’idée de l’assistance maternelle.

CHAPITRE IV

L’ÉDUCATION


I. L’éducation des femmes au début du règne de Louis-Philippe. — II. Projets de réforme. — III. Le but de l’éducation des femmes d’après les féministes chrétiens.
I

Dans les toutes premières années du règne de Louis-Philippe (1830-1833) il n’y a pas, pour les hommes pas plus que pour les femmes, d’enseignement primaire organisé en France. La loi Guizot (1833), qui créa véritablement en France l’enseignement primaire, ne s’occupe que des écoles de garçons ; elle reste muette en ce qui concerne les filles, décidant seulement que « des écoles de filles pourront être formées, s’il y a lieu[116] ».

Jusqu’en 1836, époque où fut promulgué un décret qui était l’application aux filles de la loi Guizot, il n’y a donc pas pour les femmes d’enseignement primaire ; à plus forte raison n’est-il pas question pour elles d’enseignement secondaire.

Ainsi, pas d’éducation possible pour les filles pauvres et ce, même après la loi de 1836, faute d’avoir introduit dans cette loi le principe d’obligation, ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent. Mais les filles de la bourgeoisie, qui peuvent payer leur entretien dans une pension laïque ou dans un couvent, sont-elles beaucoup plus favorisées ? Certes non, disent les féministes, car l’éducation qu’elles reçoivent est fausse et incomplète. D’abord, cette éducation n’est plus au courant du mouvement des idées comme l’est celle des hommes. « L’éducation des jeunes filles est si arriérée qu’il est impossible qu’arrivées à l’âge où la raison a quelque développement, elles ne se trouvent bien au-dessous de l’intelligence de l’homme[117]. »

Ensuite, et c’est la une critique qu’on a souvent adressée de nos jours à l’éducation des jeunes filles, on vise à faire de la jeune fille une « oie blanche », pour employer l’expression de M. Marcel Prévost, c’est-à-dire un être timide aux yeux baissés, ignorant tout des réalités de la vie. Ainsi son éducation, « faussée dès l’enfance[118], » la laisse désemparée lorsqu’elle se trouve aux prises avec les difficultés de la vie[119].

Enfin, à tous les vices de cette éducation, vient s’ajouter, si la jeune fille est élevée dans un couvent, un autre défaut non moins grave. Dans les établissements d’instruction religieux, où six cent vingt mille filles étaient élevées[120], la femme, dit Micbelet, reçoit des principes et des habitudes d’esprit absolument opposées à celles qu’a reçues son mari. Il lui est impossible d’être en communion d’idées avec ce dernier, et de là résulte le désaccord dans tous les ménages[121].

II

Une réforme est donc nécessaire, il faut donner à la femme une culture égale à celle de l’homme. Mais une question préalable se pose : la femme est-elle capable de recevoir cette culture ; dispose-t-elle pour cela de moyens intellectuels suffisants ? Naturellement, les féministes ont répondu par l’affirmative. « Si, dit Frédéric de Mauchamp, on présente un cerveau d’homme et un cerveau de femme à l’examen rationnel d’un nombre égal de sages-femmes et de chirurgiens… ils déclarent avec franchise et bonne foi qu’il leur est impossible de trouver un signe, une indication positive qui marque distinctement la différence du cerveau de l’homme avec le cerveau de la femme[122]. » C’est là aussi l’avis de Daniel Stern, et elle l’expose dans une fort belle page[123]. « Cette rude étreinte des forces génératrices, dit-elle en parlant de la maternité, ce labeur étrange imposé à sa faiblesse, ces espérances, ces angoisses, ces efforts inouïs qui l’oppressent, l’exaltent et éclatent en un même gémissement, puis cette convulsion dernière à laquelle succède aussitôt le calme auguste de la nature rentrée dans sa paix, après avoir accompli son œuvre suprême, tout cela n’est pas, comme on dit,… le signe de l’infériorité de tout un sexe… Loin de là, une participation plus intime aux opérations de la nature, ce tressaillement de la vie dans ses entrailles sont pour la femme une initiation supérieure qui la met face à face avec la vérité divine, dont l’homme n’approche que par de longs circuits à l’aide des appareils compliqués et des disciplines arides de la science… Une femme en allaitant son fils peut rêver avec Platon et méditer avec Descartes. » La femme est donc, d’après Daniel Stern, plus que l’égale de l’homme ; elle lui est supérieure par ses facultés intuitives.

Ceci posé, quelle instruction faudra-t-il donner à la femme ? Ici deux théories sont en présence. D’après la première, il s’agit purement et simplement de donner aux femmes la même instruction qu’aux hommes. « Tous les Icariens, dit Cabet, reçoivent, sans distinction de sexes,… la même éducation générale et élémentaire qui embrasse les éléments de toutes les connaissances humaines. » Il en est de même dans le Phalanstère de Fourier, où les jeunes filles, élevées avec les garçons, doivent être exercées comme eux à la gymnastique, à la chorégraphie et à la cuisine, puis à partir de dix ans, si elle veut parvenir à une profession ouverte aux femmes, elle étudiera toujours comme les hommes, « quelquefois sans connaître un mot de la grammaire française,… le latin et les langues vivantes, et surchargera sa mémoire de connaissances techniques[124]. »

Pour la Gazette des Femmes, le principe est le même : éducation identique pour les filles et pour les garçons ; et Mme de Mauchamp[125] engage les parents à faire suivre à leurs filles les cours des différentes facultés pour qu’elles puissent conquérir tous leurs diplômes universitaires. La Charte, dit-elle, leur en donne le droit et, d’ailleurs, les femmes suivent déjà, sans que personne songe à protester, les cours du Collège de France et ceux du Jardin des Plantes.

Pour d’autres, au contraire, pour tout le groupe féministe chrétien, « l’éducation doit être graduée selon l’âge, les facultés, le sexe[126] », et l’homme et la femme doivent être élevés « suivant la différence de leur nature par des moyens particuliers ». Alors que chez l’homme les facultés intellectuelles prédominent sur les facultés affectives, c’est pour les femmes tout l’opposé. Ce qu’on doit donc développer de préférence chez elle, c’est le sentiment[127], entendez le sentiment religieux ; ce qu’il faut avant tout, c’est, chose trop négligée, donner à la jeune fille, une véritable vie morale. D’où, comme le fait entrevoir un article de la Démocratie pacifique, prédominance pour la femme de l’éducation sur l’instruction.

Pourtant, il faudra bien donner à la jeune fille quelques connaissances positives ; mais combien incomplètes ! C’est ainsi que, pour ce qui est de l’histoire, Mme Dudrezène demande que l’on compose à l’usage des jeunes filles un livre dégagé de toutes les turpitudes contenues dans les abrégés les plus abrégés[128] », et où elle pourrait voir le crime puni et la vertu récompensée. Il ne s’agirait donc de rien moins que de fausser toute l’histoire, en laissant dans l’ombre une partie de la vérité, et par là Mme Dudrezène revient à ce que son parti reprochait tant à l’éducation existante : cacher à la jeune fille les réalités de la vie.

III

Quel sera donc le but de l’éducation ainsi comprise ? Tout d’abord donner aux femmes des occupations intellectuelles d’un ordre plus relevé et plus varié, leur permettre de chercher des distractions ailleurs que dans les travaux de l’aiguille et les « harpes, les pianos, les sonates[129] », dont elles se sont contentées jusqu’alors ; qu’elles puissent goûter les beautés de la littérature française et des littératures étrangères[130] ; qu’elle puisse au besoin noter ses impressions et ses pensées sous une forme littéraire ; que même elle s’initie à la science et s’adonne par exemple à la chimie, « sujet de distractions et d’amusements très varié[131] ». En résumé, que l’instruction soit pour elle un passe-temps. Bien qu’il soit de quelque importance et qu’il le fut surtout sous Louis-Philippe de donner aux femmes une vie intellectuelle active, ce but n’est pour les féministes qu’un accessoire ou plutôt il n’est lui-même qu’un moyen de réaliser leur véritable pensée plus haute et plus noble : former des femmes accomplies, capables de remplir avec courage et intelligence leurs devoirs de filles, d’épouses et de mères[132].

Quand, dit Madeleine Sirey[133], toutes les jeunes filles auront reçu une instruction sérieuse, les mauvais ménages seront beaucoup plus rares. Car, possédant plus de discernement, les jeunes filles ne se laisseront pas abuser par les qualités extérieures de leurs soupirants et « refuseront de s’unir à des êtres brillants et frivoles » qui leur plaisent quelques instants et font le malheur de toute leur vie[134].

Mais, une fois mariée avec un homme digne d’elle, la femme sera une véritable compagne capable de s’intéresser à tous ses travaux, de partager toutes ses préoccupations, toutes ses pensées ; une fois mère, elle pourra remplir sa véritable mission, jouer le rôle (auquel toute sa nature la destine) d’éducatrice de l’humanité enfant » [135]. C’est ce seul but que visent la Mère de famille lorsqu’elle engage les femmes à s’instruire « des principales dispositions du droit[136] » (cela peut lui être nécessaire pour défendre les intérêts de sa famille et les siens propres) et le Journal des Femmes lorsque, par la voix de Blanqui, il leur recommande d’étudier la médecine (elle peut en avoir besoin pour soigner ses enfants).

Ainsi, pour les féministes chrétiens, la femme ne doit pas sortir du « cercle étroit » de la famille où, disent-ils, « sa nature la renferme[137] ».

Mais tous les membres du groupe féministe ne partagent pas ces idées, et nous allons voir Fourier, Cabet, la Gazette des Femmes, tous ceux qui ont demandé la même éducation pour les femmes que pour les hommes, réclamer aussi pour elles l’accès aux mêmes professions, l’exercice des mêmes droits civils et politiques.

CHAPITRE V

LES PROFESSIONS


I. Deux théories sur les professions accessibles aux femmes. — II. Professions manuelles et commerciales. — III. Professions libérales : avocates et doctoresses. — IV. Le sacerdoce. — V. L’enseignement. — VI. Les arts.
I

Parmi ceux qui reconnaissent aux femmes le droit d’exercer les mêmes professions que les hommes, on peut distinguer deux groupes qui, pour justifier les mêmes idées, se placent à des points de vue tout différents. Le premier, de beaucoup le moins nombreux, se compose seulement des premiers saint-simoniens, Saint-Simon lui-même, Enfantin, Olinde Rodrigues, Razard, Transon, et presque toutes les collaboratrices de la Femme libre. Le second comprend tous les propagateurs du second mouvement saint-simonien : Fourier, Cabet, Considérant, et la Gazette des Femmes. D’après Saint-Simon et ses disciples immédiats, l’homme et la femme sont, pour me servir d’expressions géométriques qui rendront bien leur pensée, non pas égaux, non pas identiques, mais complémentaires. L’homme n’est rien, la femme n’est rien ; seul le couple, formé d’un homme et d’une femme qui se complètent par leurs qualités opposées (l’homme représentant l’esprit et la femme la chair)[138], est une unité sociale indivisible, « une monade humaine[139] », pour employer l’expression de M. Dessignolle.

Dans ces conditions, aucune fonction sociale ne sera bien remplie par un seul individu, pas plus par une femme seule que par un homme seul. Il est nécessaire que, dans l’état de société parfait où « tout serait une fonction sociale[140] », toute fonction sociale » soit exercée par un couple[141] ».

La conception du deuxième groupe est toute différente. Il demande bien, comme le précédent, que la femme puisse exercer toutes les professions sans exception, mais non pas comme doublure de l’homme. Les deux sexes exerceront toutes les professions, mais chacun pour l’utilité sociale de son sexe. Les hommes enseigneront, soigneront, jugeront les hommes, et les femmes rendront aux femmes les mêmes services. Les membres de ce groupe reconnaissent d’ailleurs, ce qui rapproche leur conception des idées modernes, qu’il y a tout de même certaines fonctions auxquelles la nature des femmes les prédispose plus particulièrement et qu’elles rempliront, non pas seulement pour les femmes, mais dans l’intérêt de l’humanité.

II

Quelles sont, maintenant, les professions que les femmes ont surtout voulu exercer sous Louis-Philippe ? Aujourd’hui, le féminisme met tout son ardeur à poursuivre la conquête des professions libérales ; il n’en était pas de même alors et, tout en réclamant pour elles-mêmes le droit d’être avocates ou doctoresses, les bourgeoises qui dirigeaient le mouvement ont revendiqué également certaines professions plus humbles mais d’accès plus facile, n’exigeant pas d’études longues et coûteuses, et qui auraient offert aux filles pauvres des débouchés assurés.

C’est qu’en effet beaucoup de métiers manuels que les femmes exercent aujourd’hui, et ceux-mêmes qui étaient consacrés à la toilette et à la parure des femmes, leur étaient interdits sous Louis-Philippe. C’est ainsi que, dans les magasins, des hommes étaient employés « à auner la toile, le taffetas et les rubans, à la fabrication d’épingles et de boutons, ouvrages qui ne demandent ni force musculaire ni travail d’esprit[142] ». « Ne faut-il pas, dit ironiquement la Gazette des Femmes[143], beaucoup de force et d’énergie pour verser du chocolat dans un café, pour auner des étoffes, vendre des bas, coiffer des dames ? » Tous les métiers qui ne demandent pas de grande force physique, tous les métiers surtout qui intéressent les femmes, doivent donc être remplis par des femmes.

C’est ce qui se passe dans la république icarienne, et Cabet nous fait un tableau idyllique de ces ateliers nationaux où deux mille cinq cents jeunes filles, presque toutes charmantes, travaillent la soie et le velours dans des flots d’harmonie et de parfums.

De même les femmes pourraient remplir « avec beaucoup plus de zèle et d’exactitude qu’elles ne le sont actuellement[144] » certaines fonctions bureaucratiques. Il ne serait pas plus extraordinaire, dit la Gazette des Femmes, de les voir expéditionnaires dans un bureau, qu’employées au timbre et à la loterie comme elles le sont actuellement.

Enfin, puisque les femmes sont en fait commerçantes comme les hommes sont commerçants, on doit leur donner, pour exercer le commerce, les mêmes facilités qu’aux hommes.

Aussi Mme de Mauchamp demande-t-elle, dans une pétition datée du 1er mai 1837, que « les filles et femmes majeures et mineures soient commerçantes comme et aux mêmes conditions que les hommes majeurs et mineurs et jouissent des mêmes droits, privilèges et avantages[145] », et que tous les articles du Code de commerce qui consacrent une inégalité quelconque entre l’homme et la femme soient modifiés ou annulés. D’abord (réforme qui paraît peu importante mais qui, dans la pensée de Mme de Mauchamp, doit consacrer l’introduction des femmes dans la loi), l’article 1er du Code de commerce : « Sont commerçants ceux qui exercent des actes de commerce » doit être ainsi libellé : « Sont commerçants et commerçantes… »

Puis, les femmes qui font du commerce ayant comme les hommes l’obligation de payer patente, courant comme eux le risque de la banqueroute et de la prison pour dettes, doivent en bonne justice jouir des mêmes avantages ; comme eux elles doivent pouvoir être « courtier, agent de change, agent d’assurance[146] » ; comme eux surtout, elles doivent avoir (ce qui sous Louis-Philippe comme aujourd’hui[147] leur était interdit) le droit d’entrer librement dans l’intérieur de la Bourse ou plutôt des Bourses (Bourse proprement dite et Bourse de commerce). Ce droit est, pour toute commerçante comme pour tout commerçant, de première importance, puisque c’est à la Bourse de commerce que « s’opèrent les transitions et les négociations qui déterminent les cours et prix des marchandises[148] ». D’ailleurs les femmes ayant comme les hommes payé un impôt pour la construction de la Bourse, et continuant d’en payer un pour son entretien, l’édifice leur appartient comme aux hommes, et elles ont légalement le droit d’y entrer.

III

Parmi les professions dites libérales, celle que la femme a, sous Louis-Philippe, particulièrement réclamé le droit d’exercer, est la profession de médecin. Il y a à cela deux raisons. D’abord, la femme exerce en fait, et sans que l’on y voie rien d’extraordinaire, une profession médicale, celle de sage-femme. « Il est donc absurde, disent les féministes, que des femmes qui ont entrepris des études médicales ne puissent, si elles en éprouvent le désir, les achever pour devenir tout au moins doctoresses accoucheuses. » En second lieu, la profession médicale est une de celles auxquelles la femme est destinée par nature, car « le dévouement, la charité sont les vertus de la femme et du médecin[149] ».

Aussi, le 1er janvier 1838, Mme de Mauchamp dépose-t-elle à la Chambre une pétition demandant que, « en vertu des articles 2 (contribution égale de tous aux charges de l’État) et 3 (libre admissibilité de tous aux emplois) de la Charte, les femmes soient admises dans les cours publics et, après examen, soient reçues « docteures » en médecine[150] ». La principale raison qu’elle donne pour formuler cette demande est celle-ci : « Il serait, au point de vue moral, bien plus convenable qu’une femme fût soignée ou opérée par une autre femme que par un homme, et cela surtout lorsqu’il s’agit de certaines maladies qu’il serait très embarrassant pour une femme de révéler à un homme[151]. »

Mme de Mauchamp ajoute plaisamment que, puisqu’on a coutume de louer le talent des femmes pour la cuisine, il n’est que juste que les femmes aient le droit d’être pharmaciennes ; celles-ci ne seraient, en effet, dit-elle, que « des cuisinières médicales ».

Ce que la Gazette des Femmes demandait, Cabet nous le montre réalisé en Icarie. « Une femme, dit-il, peut avoir autant d’intelligence qu’un homme ; elle doit être généralement plus patiente, plus douce, elle doit inspirer plus de confiance en effrayant moins la pudeur et… elle peut même mieux connaître les maladies particulières à son sexe[152]. » En outre il y aurait, ajoute-t-il, « de graves inconvénients de tous genres à n’avoir que des hommes pour visiter, accoucher et traiter les femmes ». Il ne s’explique pas plus longuement sur la nature de ces inconvénients ; mais, comme le dit M. Prudhommeaux[153], il est évident que Cabet a surtout souci de la décence, et son point de vue est ainsi le même que celui de Mme Mauchamp.

De même que les femmes seront plus aptes que les hommes à soigner les maladies des femmes, de même sont-elles toutes désignées pour défendre leurs intérêts et plaider pour elles. Dans certains crimes, en effet, l’infanticide par exemple, et en général dans tous les crimes particuliers aux femmes, il y a bien des circonstances atténuantes, qu’un avocat, faute d’avoir ressenti de sentiments analogues à ceux de sa cliente, oubliera de mentionner[154]. Il y aura donc, dans ces cas-là, tout désavantage pour la femme à être défendue par un homme. La femme est le défenseur naturel de la femme, et cette théorie, comme la précédente, Cabet nous la montre, sans d’ailleurs insister beaucoup, appliquée en Icarie[155].

IV

S’il est une profession que les femmes ne demandent guère aujourd’hui de pouvoir exercer, c’est bien la profession sacerdotale ; il n’en était pas de même sous Louis-Philippe et l’influence des théories d’Enfantin amena quelques femmes (peu nombreuses, d’ailleurs) à réclamer pour elles l’exercice du sacerdoce. « Toute fonction, avait dit Enfantin, doit être remplie par un couple. » Mais, en fait, il avait peu insisté sur les autres professions et s’était surtout intéressé au « couple prêtre ». « Le prêtre, dit-il, c’est l’homme et la femme[156]. » Réunissant en lui les deux sexes, il pourra avoir sur les deux sexes une autorité légitime et sera dès lors chargé « de lier et de délier l’homme et la femme[157] ». « Spirituel et temporel, beau autant que sage et bon », formant ainsi un être humain complet et parfait, il aura le droit de diriger la chair et l’esprit de l’homme.

Les idées d’Enfantin sur les rapports du couple prêtre avec les fidèles et des membres du couple entre eux ont d’ailleurs évolué ; au début, dit M. Weill[158], la conception d’Enfantin est presque chrétienne ; le prêtre et la prêtresse, « séparés par un nuage d’encens », ne doivent avoir entre eux, à plus forte raison avec leurs disciples, que des rapports intellectuels. Plus tard, au moment de son procès, sa théorie a changé. Poussant jusqu’au bout la logique de sa doctrine, il admet entre le prêtre et la prêtresse des rapports sexuels et autorise ces mêmes rapports entre le prêtre et ses fidèles. « Le supérieur, pense Enfantin, est un personnage tout-puissant qui doit agir sur l’inférieur par tous les moyens ; la chair étant sainte comme l’esprit, les supérieurs peuvent avoir des relations sexuelles avec les inférieurs pour mieux les diriger[159] ». La prêtresse en particulier, à qui est dévolu le rôle de consolatrice des affligés, pourra user, pour réconforter ses fidèles, de tous les moyens qui sont au pouvoir d’une femme[160].

Les disciples d’Enfantin ne sont d’ailleurs pas absolument les seuls à avoir voulu la femme prêtresse. Mme Allart, pourtant bien loin d’être saint-simonienne, émet dans la Femme dans La démocratie de nos temps une idée analogue à celle d’Enfantin. Pourquoi, dit-elle, les prêtres ne se marieraient-ils pas, et « pourquoi la femme du prêtre ne serait-elle pas prêtre aussi avec la charge de confesser les filles » ?

Le sacerdoce, ajoute la Gazette des Femmes, convient particulièrement aux femmes, car « la vraie religion n’est autre chose que le commentaire clair et simple des vérités de conscience… et quel est le prêtre qui sait aimer et croire comme la femme ? »

V

Quelques femmes seulement ont voulu être avocats ou doctoresses ; quelques-unes seulement, moins nombreuses encore, ont désiré exercer le sacerdoce. Mais tous les partis féministes se sont trouvés d’accord pour revendiquer hautement le droit d’enseigner. Les raisons qu’ils donnent à leurs prétentions sont nombreuses. D’abord, disent-ils, il y a une moitié de l’enseignement public ou privé qui est à réorganiser, sinon à organiser complètement : l’enseignement des femmes. Il est tout naturel que les femmes prennent dans l’œuvre de réorganisation une place importante[161]. La femme est, par nature, l’éducatrice de la première enfance, car ici l’éducation se compose surtout de principes moraux, et la femme est meilleure moraliste, dit la Gazette, que les plus profonds philosophes[162]. Plus que l’homme, d’ailleurs, elle a de douceur et de patience ; la femme a donc (idée qu’on a partout réalisée aujourd’hui) sa place marquée dans les classes enfantines, de filles ou de garçons.

Mais pour les filles, en particulier, ce n’est pas seulement la première éducation, c’est l’éducation intégrale qui doit leur être donnée par des femmes.

En effet, dit le Conseiller des Femmes, l’éducation d’une femme par un homme peut être funeste à celle-ci. Il arrive parfois que, pour un homme, le savoir rend douteuses les lois universelles de la morale[163] » ; en montrant son scepticisme à une jeune âme, il pourra même, sans le vouloir, même sans s’en rendre compte, la lancer dans une mauvaise direction, la faire tomber « dans ces erreurs morales que l’on pardonne moins à une femme qu’à un homme[164] ». « L’institutrice, au contraire, sait deviner le point où ses leçons doivent s’arrêter ; femme, elle ménage cette pudeur délicate de l’âme, cette timidité de pensée ; elle sait glisser sur ce qu’il serait dangereux de faire remarquer[165]. » Il faut donc que l’État organise l’instruction des femmes par les femmes, et tout d’abord qu’il s’occupe d’assurer le recrutement et la formation pédagogique du personnel enseignant. « Une école normale est nécessaire, dit le Génie des Femmes[166], si l’on veut avoir de véritables institutrices dans toute l’acception du mot. Il faut que le gouvernement ait, à ses frais, une maison dans chaque ville académique, où les aspirantes aux brevets de l’enseignement secondaire soient éprouvées pendant trois ans, en professant sous les yeux et sous la direction de femmes capables et dévouées… Là elles acquerront le grand art d’enseigner, science mille fois plus difficile à acquérir que le savoir lui-même. »

Le même désir avait été exprimé, mais sous une forme moins précise, par Mlle Sophie Mazure dans une pétition qu’elle adressa à la Chambre en août 1835[167].

VI

Enfin puisqu’il est reconnu que les femmes ont autant d’intelligence et plus de sentiment que les hommes, puisqu’en fait elles ont montré qu’elles pouvaient, tout comme les hommes, rendre leurs impressions, exprimer leurs pensées sous des formes artistiques, elles doivent avoir, lorsqu’elles se lancent dans les carrières de l’art, les mêmes chances de succès que les hommes. Il faut donc que, pour acquérir l’instruction technique qui viendra en aide à leur génie, elles puissent suivre pour les arts plastiques les cours de l’École des Beaux-Arts[168] et pour la musique les cours d’harmonie de composition du Conservatoire. Il faut qu’elles aient le droit de concourir pour les prix de Rome de peinture et de musique et pour les médailles des expositions artistiques[169], comme elles ont le droit de le faire pour les prix de vertu, de sciences, de lettres.

Il faut enfin[170] qu’elles soient, quand leurs travaux leur auront acquis la célébrité, membres des cinq classes de l’Institut[171]. Si maintenant nous cherchons quel est le trait caractéristique des revendications qui se sont élevées pendant cette période au sujet des professions, nous verrons que, si ces revendications étaient les mêmes qu’aujourd’hui, l’état d’esprit de celles qui les élevaient était profondément différent. Quand les féministes contemporains demandent pour la femme l’accès aux carrières libérales, ils y voient surtout un moyen pour elle d’acquérir l’indépendance en gagnant sa vie dans d’aussi bonnes conditions que l’homme. Ce point de vue, le féminisme de la monarchie de Juillet s’y est peu arrêté ; ce qu’il envisage, ce n’est pas l’intérêt particulier des quelques femmes qui exerceront telle ou telle profession, mais l’intérêt du sexe féminin tout entier, c’est le côté universel et en même temps le côté moral de la question. S’il désire voir des femmes exercer la médecine ou le sacerdoce, parler dans les chaires et les tribunaux, c’est bien pour permettre à une partie des femmes de se suffire, mais c’est surtout parce qu’il sera plus moral que les femmes soient confessées et soignées par des femmes, parce que le sexe féminin tout entier trouvera son avantage à ce que des femmes l’instruisent et plaident pour lui.

CHAPITRE VI

LES DROITS CIVILS ET POLITIQUES


I. Droits civils. — II. Droits politiques : théories sur le suffrage des femmes. — III. Rôle social de la femme.
I

Pour être véritablement les égales de l’homme, les femmes doivent enfin jouir comme eux de droits civils et politiques ; ces derniers n’ont été réclamés que par une faible minorité ; mais presque tous les féministes s’accordent à revendiquer les premiers, qui, disent-ils, ne sont bien souvent que l’extension de certains droits que la femme possède déjà ou l’application aux femmes des principes de la Charte. Eugénie Niboyet demande[172] que les femmes puissent témoigner civilement aussi bien qu’elles peuvent témoigner devant les tribunaux. Leur accorder l’un des droits et leur refuser l’autre constitue, dit Mme Niboyet, une véritable contradiction. Cette contradiction n’était d’ailleurs qu’apparente, puisqu’en 1830, comme aujourd’hui, la loi permettait aux mineurs de témoigner en justice sans leur donner le droit d’être témoins pour un mariage ou un décès. La femme était donc purement et simplement assimilée au mineur. L’anomalie signalée par Mme de Mauchamp est plus réelle. Le Code, dit-elle, refuse aux femmes le droit d’être témoins lorsqu’il s’agit de dresser un acte d’état civil, il le leur permet lorsqu’il s’agit d’un acte de notoriété qui est l’équivalent exact de l’acte d’état civil et peut en tenir lieu. Ces contradictions, réelles ou apparentes, doivent disparaître du Code, et la femme doit pouvoir, comme l’homme, être témoin si elle le désire.

De même qu’il y aurait avantage pour les femmes à être défendues par des avocates, de même devraient-elles, en exécution de l’article 53 de la Charte : « Tout Français ne sera jugé que par ses juges naturels », comparaître, lorsqu’elles sont accusées, devant des tribunaux de femmes. Il ne s’agira pas pour cela de faire des femmes des magistrats de profession (aucun féministe, chose curieuse, n’a songé à le demander), mais seulement de munir les femmes d’un des droits civils que possèdent les hommes : celui d’être jurée[173]. Voilà un droit, dit Mme de Mauchamp, que l’on serait mal fondé à refuser aux femmes sous prétexte de leur ignorance, car « vous le savez, messieurs, dit-elle, en s’adressant aux députés[174], l’ignorance la plus complète, le manque d’intelligence poussé jusqu’aux frontières de l’idiotie… ne sont pas pour les hommes un motif d’exclusion ». En conséquence, Mme de Mauchamp demande que le jury soit composé de douze hommes et de douze femmes, qui siégeront ensemble aux assises. La même réforme, demande-t-elle plus tard, doit être étendue aux tribunaux de commerce ; les femmes doivent comme aux assises y siéger à côté des hommes, car « les juges naturels des commerçantes sont des commerçantes[175] ». Sous une forme moins précise, Gabet émet les mêmes vœux dans le Voyage en Icarie. « Tous les Icariens, dit un des personnages du roman, sont jugés par leurs pairs, les fautes féminines commises dans les ateliers sont jugées par les compagnes de l’atelier ; pour les autres fautes les femmes seraient jugées par leurs amies ou dans leur famille[176]. » D’ailleurs, ajoute le galant Icarien, ces tribunaux ont bien rarement occasion de se constituer, car dans la bienheureuse Icarie les femmes sont des anges doués de toutes vertus.

Une revendication toute particulière à l’époque qui nous occupe est présentée par Mme de Mauchamp, dans une pétition adressée à la Chambre des députés, en date du 1er juillet 1836 : il s’agit du droit pour les femmes d’être gérantes responsables d’un journal. Les femmes pouvaient bien, en effet, comme en fait cela arriva souvent, être propriétaires d’un journal ; mais la loi leur interdisait d’en être en même temps gérantes responsables : elle exigeait, en effet, que les gérants responsables remplissent les qualités exigées des témoins par l’article 980 du Code civil ; or, l’une de ces qualités consistait en ceci : appartenir au sexe fort. C’est contre cette disposition que Mme de Maucbamp s’élève et elle en demande l’abrogation[177].

Enfin, et c’est là une revendication que les femmes n’ont plus à faire aujourd’hui, pour compléter l’égalité civile de l’homme et de la femme, la femme devra, lorsqu’elle se sera distinguée d’une manière quelconque, avoir droit à la même récompense que l’homme : la Légion d’honneur[178].

II

Quant aux droits politiques, ils n’ont été demandés, comme nous l’avons dit, que par quelques féministes, à savoir quelques disciples immédiats d’Enfantin, Mme Allart et la Gazette des Femmes : chacun d’eux a émis une théorie différente.

D’après certains articles du Globe, « toute loi doit être faite par l’homme et la femme[179] », c’est-à-dire par des groupes composés d’un homme et d’une femme dont la réunion constitue l’individu social.

Il y aura le couple-député comme le couple-prêtre, et la femme siégera aux côtés de son mari[180].

C’est sans doute une idée analogue que veut exprimer Pauline Roland, lorsque, parlant de l’émancipation politique des femmes, elle dit ne pas demander la place de l’homme, « mais bien celle qui est libre à côté de lui ».

La Gazette des Femmes examine la question d’une manière plus complète et plus approfondie. Avant tout, dit-elle, les femmes doivent être citoyennes françaises, comme les hommes sont citoyens français.

En conséquence, elle adresse (mars 1837) une pétition à Louis-Philippe pour que ce dernier reconnaisse « qu’il est roi des Françaises comme il est roi des Français[181] ». Il s’agit ici de toutes les femmes, comme il s’agissait de tous les hommes dans l’article de la Charte à modifier.

Mais, lorsqu’il s’agit de l’électorat et de l’éligibilité, elle ne les demande plus que pour un nombre restreint de femmes, la Charte ne l’accordant qu’à un nombre restreint d’hommes.

Avant de voir quelles étaient au juste ses prétentions et d’examiner les pétitions de Mme de Mauchamp, il faut nous rendre compte de la situation faite aux femmes par la loi électorale du 19 avril 1831, qui sera sans cesse prise pour base.

« Pour former la masse des contributions nécessaires à la qualité d’électeur, on comptera au mari… les contributions de sa femme, même non commune en bien, pourvu qu’il n’y ait pas séparation de corps[182] ». Cette disposition n’était d’ailleurs pas nouvelle, la loi électorale du 29 juin 1820 stipulant que le mari profite des contributions des propriétés dont sa femme a l’usufruit[183] ».

Les contributions directes, disait l’article 8 de la même loi, payées par une veuve ou par une femme séparée de corps ou divorcée seront comptées à celui de ses fils, petits-fils, gendres ou petits-gendres qu’elle désignera. »

Cette loi, comme le fait remarquer Duvergier, constituait au point de vue de la condition légale des femmes un très grand progrès sur la loi de 1820, laquelle ne permettait à la femme veuve de déléguer que ses contributions foncières à l’exclusion de toutes ses autres contributions directes, et lui imposant l’ordre dans lequel elle devait choisir ses délégués, stipulait que ses contributions foncières seraient portées à celui de ses fils, ou, à défaut de fils, de ses petits-fils, puis de ses gendres qu’elle désignera.

Pourtant cette loi est loin de satisfaire la Gazette des Femmes. Le 1er novembre 1836, Mme de Mauchamp dépose à la Chambre une pétition « pour qu’en conformité des articles 1er, 2 et 3 de la Charte, les filles de vingt-cinq ans qui payent deux cents francs d’impôt, ainsi que les femmes séparées de corps ou de bien avec leur mari,… soient électrices et puissent voter directement dans les élections des collèges électoraux ou au moins par un fondé de procuration spéciale[184] ». Quelles sont les raisons qu’elle donne pour justifier sa proposition ?

L’article 1er de la Charte établit, dit-elle, l’égalité de tous les Français. Cette égalité doit s’étendre aux lois électorales comme aux autres lois. Par conséquent, si tout Français âgé de vingt et un an, payant deux cents francs de contributions, a le droit d’être électeur, il doit en être de même de toute Française remplissant ces conditions.

Si, continue-t-elle, les jeunes filles de vingt et un ans qui payent deux cents francs d’impôts voulaient déposer leur bulletin dans l’urne et qu’on les en empêchât, elles seraient en droit de refuser le payement de l’impôt. « Car qui contribue aux charges, doit être admissible aux emplois[185]. » Nous voyons ici, exprimée pour la première fois, la théorie que certains féministes de France et d’Angleterre ont essayé, d’ailleurs sans succès, d’appliquer de nos jours.

Nous avons vu que jusqu’à présent il ne s’est agi que des jeunes filles. Dans une seconde partie de sa pétition, Mme de Mauchamp passe aux femmes. Elle les divise en deux catégories : celles qui ne peuvent disposer de leur fortune et celles qui en peuvent disposer. Pour les premières, c’est-à-dire pour toutes les femmes mariées sous le régime de la communauté, Mme de Mauchamp ne demande aucune espèce de droits. Le régime de la communauté est, dit-elle, pour la femme, un régime de servitude ; mais puisque le mari dispose seul de la fortune de sa femme, il est logique que seul il dispose des droits que cette fortune confère[186]. Les femmes, telle est sans doute l’arrière-pensée de Mme de Mauchamp, les femmes qui ont été assez sottes pour accepter leur esclavage, n’auront pas à se plaindre d’en subir les conséquences.

Il n’en va pas de même pour la seconde catégorie, qui comprend les femmes mariées sous le régime dotal, les femmes séparées et les veuves.

Les premières, dit Mme de Mauchamp, administrent personnellement leurs biens, meubles et immeubles. Elles ont la jouissance de leurs revenus, mais ces biens elles ne peuvent les représenter ; celui qui les représentera, ce sera le mari ; le mari à qui la loi ne donne pas le droit de les administrer et qui ne peut, sans l’autorisation de sa femme, disposer de leurs revenus. Il y a là une choquante anomalie, et la même contradiction se retrouve dans la condition des femmes séparées et des veuves, qui, ayant toute latitude de disposer de leurs biens, ne possèdent qu’une liberté très restreinte dans le choix du représentant de ces biens. Mme de Mauchamp est bien loin, comme le feront les féministes de 1848, de demander le suffrage universel des femmes. Prenant pour base la Charte de 1830, comme son parti prendra pour base, en 1848, la loi du 1er mars 1848, elle demande le droit de vote pour le pays légal des femmes. Encore dans ce pays légal même ne s’intéresse-t-elle qu’à une partie des femmes. Même pour celles-ci, elle n’exige pas absolument le vote direct. Il lui suffit que la femme ait le droit « de nommer un fondé de pouvoir spécial pour la représenter, tant dans les collèges électoraux que dans les conseils de la commune, du département et de l’arrondissement, pour y défendre ses droits et ses intérêts, comme elle pourrait le faire elle-même[187] ». Bien mieux, elle se contentera d’une simple reconnaissance théorique des droits de la femme. Que Louis-Philippe réponde ainsi à ses pétitions : « La Charte vous a reconnu des droits politiques ; mais il vous manque la capacité d’en faire usage… ; le temps n’est pas encore venu d’accorder aux femmes et aux prolétaires l’exercice de leurs droits. Que les uns et les autres attendent, s’instruisent, travaillent, se fassent une position sociale et financière… bientôt les Chambres vous feront jouir de vos droits… de citoyennes françaises[188] », il n’en faudra pas plus à Mme de Mauchamp pour se montrer satisfaite.

Ce n’est également que pour un nombre très restreint de femmes que Mme Allart réclame le droit de diriger les affaires publiques. L’égalité, dit-elle, n’est pas dans la nature ; elle n’a jamais existé et n’existera jamais ; l’histoire nous montre que les pays les plus florissants de l’antiquité reposaient sur un système politique qui était la consécration de l’inégalité.

La société future devra donc, prenant pour base cette inégalité, se composer d’une plèbe vouée aux professions matérielles et d’une élite qui la dirigera. « Dans l’aristocratie nouvelle, privilégiée par la société comme par la nature. Dieu réunit l’homme et la femme, car, s’ils diffèrent par leurs destinées ordinaires, quand ils atteignent la pensée ou les arts, ils abordent les mêmes régions ; les femmes en masse sont mères et nourrices, comme les hommes en masse sont laboureurs ou artisans… La question ainsi se simplifie pour les femmes… Si toutes sont libres et bien traitées, quelques-unes seulement parviendront avec les hommes à des postes et à des honneurs mérités. » Ce que Mme Allart demande, c’est donc bien toujours l’égalité de l’homme et de la femme, mais dans une oligarchie intellectuelle comme Mme de Mauchamp la réclamait dans un régime ploutocratique.

Quant aux autres féministes, ils sont plus réservés encore sur la question du suffrage des femmes. On peut supposer, sans avoir là-dessus de certitude, que Cabet admet, dans sa république icarienne, les femmes à l’assemblée générale du peuple ; laquelle, dit-il sans plus préciser, comprend la nation tout entière[189]. En tout cas il n’existe pas en Icarie de députées, et la cérémonie de la naissance civique n’a lieu que pour les hommes[190].

Les autres groupes féministes repoussent absolument les droits politiques.

III

Quel sera le rôle de la femme dans la société future ; comment, lorsqu’elle sera de tous points l’égale de l’homme, emploiera-t-elle l’influence nouvelle qu’elle aura acquise ? D’abord la femme, bien loin de se désexuer comme le prétendent les adversaires du féminisme, n’en restera pas moins, pour avoir reçu la même formation intellectuelle que l’homme et pour jouir des mêmes droits civils et politiques, l’être de grâce et de beauté éternellement chanté par les poètes. Elle conservera son rôle antique d’inspiratrice de l’homme[191] et pourra d’autant mieux le remplir que son intelligence sera plus éclairée. « La mission de la femme, dit Flora Tristan, est d’inspirer l’homme, d’élever son âme au-dessus des vaines opinions du monde, de l’obliger à se rendre capable de grandes choses[192]. » La femme, en effet, « réfléchit la lumière divine[193] ». Qu’elle se départe de son rôle, et il n’y a plus d’œuvres d’art possibles pour une moitié de l’humanité, « l’homme ne pouvant aborder la poésie, la tragédie, l’éloquence que par les femmes[194] ».

De même la femme restera, comme par le passé, celle qui apaise la souffrance, la consolatrice des affligés. George Sand nous montre une de ses héroïnes, Consuelo, remplissant auprès des siens une mission consolatrice, exerçant par son charme, sa douceur et sa bonté une influence bienfaisante sur tous ceux qu’elle rencontre : Consuelo (consolation), tel devrait être sans doute, d’après George Sand, le nom symbolique de toute femme digne de ce nom.

Enfin mission que, tout aussi bien que les deux autres, elle a jusqu’à présent remplie, la femme donnera par sa coquetterie et son goût de la parure une impulsion active à l’industrie et au commerce. « Ivre de fêtes et de plaisirs, aimant le luxe et l’éclat, elle excite l’industrie à découvrir de nouvelles parures[195]. » Cette remarque est faite par un journal saint-simonien, le Globe, et l’on sait combien l’industrie avait d’importance dans le système saint-simonien.

Jusqu’ici le rôle de la femme ne diffère en rien de celui qu’elle jouait dans les sociétés antiques. Mais ses nouveaux droits vont lui conférer de nouveaux devoirs, qui peuvent tous se résumer en ceci : faire disparaître de la société les dernières traces de la sauvagerie primitive, conduire l’humanité à une ère de paix et de bonheur.

« Si, dit Mme Herbinot[196], les femmes étaient jurées comme la charte leur en donne le droit, la hache meurtrière se rouillerait dans la main de l’exécuteur… elles feraient tout au monde pour adoucir les lois meurtrières. » La même idée est exprimée dans un article du Journal des Femmes[197]. Ce serait donc à bref délai la suppression de la peine de mort. De même les femmes seraient les adversaires résolus du duel. La Gazette des Femmes, à l’occasion du malheureux duel Émile de Girardin-Armand Carrel, prononce un réquisitoire véhément contre cette coutume barbare[198].

La guerre enfin disparaîtrait complètement de la surface du globe, « les femmes employant leur influence à calmer l’ardeur belliqueuse des jeunes hommes[199] ». Pourtant, dans l’état de société imparfait qui existe actuellement, des guerres sont encore légitimes et nécessaires : celles qui ont pour but de défendre les opprimés. Alors, que les femmes prennent hardiment fait et cause pour eux ! Loin de retenir les hommes, qu’elles les excitent au contraire à prendre les armes en leur rappelant « la voie de l’honneur[200] » !

Mais avant tout, quand la femme sera quelque chose dans l’État, elle devra spécialement se consacrer à la régénération matérielle et morale de la masse du peuple[201]. C’est à elle qu’il appartiendra de secourir la misère des classes pauvres, mais d’une façon plus efficace qu’elle ne le fait avec des fêtes de charité[202], par une réorganisation complète du travail. « À la femme d’enseigner au monde la fraternité religieuse, à elle qui est mère d’enseigner au monde l’œuvre de dévouement et d’amour[203]. »

Bien mieux que l’homme, elle saura tenir un rôle, car seule « elle sait pleurer avec ceux qui pleurent et deviner la douleur qui se tient cachée[204] » ; seule « elle sait se rendre compte des moindres détails[205] ». La femme enfin, « qui sait rétablir l’harmonie partout où elle est troublée[206] », jouera dans les assemblées futures un rôle conciliateur[207]. La femme, « qui sait fléchir le règlement social dont l’homme veut maintenir l’exacte austérité », sera chargée d’appliquer les lois et d’adapter les théories aux nécessités pratiques.

Somme toute, la place importante prise par la femme dans la société future aura pour conséquences : d’abord d’immenses progrès intellectuels, car l’humanité aura deux fois plus de forces utilisables[208] et la concurrence des deux sexes sera très avantageuse pour l’un et pour l’autre[209] ; en second lieu une influence incontestable sur la douceur et la délicatesse des mœurs[210]. Les féministes pouvaient dire avec Fourier : « Les progrès sociaux s’opèrent en raison directe du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison de la décroissance de la liberté des femmes. En résumé, l’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous les progrès sociaux[211]. »

Mais une question se posait ; toutes ces fonctions si nombreuses et de nature si diverse que la femme doit remplir dans la société future lui permettront-elles, lui laisseront-elles le temps de jouer son rôle primordial, celui de mère ? Pour la plupart des féministes la réponse est affirmative : La femme nouvelle ne sera pas plus occupée que ne le sont dans la société actuelle la femme du peuple par son travail, la femme du monde par ses visites et ses toilettes. Mais certains autres ont répondu hardiment : non. « Si, dit la Mère de famille[212], la femme est, comme elle le peut intellectuellement, ministre, professeur, médecin, elle ne peut être en même temps nourrice et institutrice et gouvernante dans son ménage. » Dès lors, pour gouverner son ménage, la femme devra s’en remettre à la société : « les femmes organisées en association délégueront pour les soins du ménage une partie des femmes, celles que leur goût y portera[213] ». Il en sera de même lorsqu’il s’agira d’élever les enfants. Le nouveau-né sera porté, « du sein de la mère du sang, aux bras de la mère sociale, de la nourrice fonctionnaire[214] ». La charge imposée à la femme par la maternité sera ainsi réduite au minimum.

En somme, la question n’était pas résolue et, de fait, c’est seulement par la pratique qu’elle le pouvait être.


DEUXIÈME PARTIE
FÉMINISME PRATIQUE. — ESSAIS DE RÉALISATION. — LE RÔLE DES FEMMES SOUS LOUIS-PHILIPPE. — LES RÉSULTATS

CHAPITRE PREMIER

ESSAIS DE RÉALISATION


I. Instruction des femmes. — II. Accès aux diverses professions. — III. La recherche de la femme-messie. — IV. Les associations. — V. Autres moyens.
I

Certains féministes, bien rares d’ailleurs, ne se sont pas contentés d’exposer des théories sur l’affranchissement des femmes ; ils ont essayé, bien plus timidement qu’ils ne le feront en 1848 (ce qui s’explique par la moins grande liberté dont on jouissait alors), de les faire passer dans la pratique. C’est seulement certaines de leurs théories qui ont reçu des commencements de réalisation, et, laissant complètement de côté la question ouvrière et les droits politiques, ils ne se sont guère occupés de l’enseignement des femmes et de l’accès pour elles aux diverses professions.

En 1832, la directrice d’un pensionnat de Castelnaudary, « considérant que l’éducation des femmes ne doit pas consister uniquement à manier l’aiguille et le fuseau, mais encore à acquérir des notions relatives au degré de civilisation où l’on est parvenu[215] », ouvrit pour ses élèves des cours de sciences naturelles et de cosmographie. À une époque où l’éducation reçue par les garçons eux-mêmes dans les lycées était presque exclusivement littéraire, c’était là assurément une très grande nouveauté.

Au commencement de 1834, Eugénie Niboyet, « considérant la nécessité de la concentration littéraire, considérant que, dans un siècle de progrès, les femmes doivent travailler d’une manière active au développement de leurs facultés morales et intellectuelles[216] », fonde avec quelques associées l’Athénée des femmes, sorte d’association libre d’enseignement supérieur et en même temps de cercle féminin. Chaque membre en effet (exclusivement féminin) verse une certaine cotisation (vingt francs par an), moyennant laquelle il peut assister à tous les cours et disposer de la bibliothèque. L’administration était entièrement composée de femmes, et il en était de même du personnel enseignant : les cours devraient porter : « 1o sur un examen de la science sociale, 2o sur l’économie politique, l’éducation, la science, la littérature et la morale[217] ». En outre, des cours d’art d’agrément, qui devaient consister en grammaire, lecture à haute voix et exercices de vocalisation. C’était là un enseignement très complet.

Combien de temps dura l’Athénée des femmes ? Probablement autant que les journaux d’Eugénie Niboyet, Le Conseiller des Femmes et la Mosaïque lyonnaise, c’est-à-dire jusqu’au commencement de 1835, car il y est toujours fait allusion dans ces feuilles. On peut supposer, sans en être certain, qu’il partagea la fortune des journaux d’Eugénie Niboyet et disparut avec eux.

II

Les féministes qui essayèrent de faire passer dans la pratique leurs revendications concernant les professions, n’obtinrent aucun succès, car ici tout dépendait non de l’initiative privée, mais de l’État ou de puissants corps constitués.

Plusieurs commerçantes munies de leur patente s’étant présentées à la Bourse, on leur fit défense d’entrer[218] », le président du tribunal de commerce trouvant, à la grande indignation de la Gazette des Femmes, qu’il serait « indécent » de voir « les commerçantes se mêler aux commerçants pour agioter sur les fonds publics[219] ». En 1836, une sage-femme se présenta pour prendre ses inscriptions à la Faculté de médecine de Paris ; on le lui refusa ; il en fut de même à Montpellier, où elle s’était ensuite transportée. Elle en référa alors au ministre ; mais quoique, comme le disait la Gazette des Hôpitaux, les règlements universitaires ne continssent rien de contraire à cette demande, il est très probable qu’il n’y fut pas donné suite, car les journaux féministes n’auraient pas manqué d’en parler alors.

Enfin, en 1833, lors de son procès. Enfantin déclara que, sa cause étant celle des femmes, c’était par des femmes et non par des hommes qu’il entendait être défendu. En conséquence, il demandait comme défenseurs deux saint-simoniennes, Cécile Fournel et Aglaé Saint-Hilaire, que, naturellement, la cour s’empresse de lui refuser.

La même tentative fut faite en 1837 pendant les débats d’un célèbre procès criminel qui fit à l’époque beaucoup de bruit[220]. Il s’agissait d’une femme accusée d’avoir tué son mari, qu’elle avait pris en flagrant délit d’adultère avec sa propre servante. Lorsqu’elle comparut devant le tribunal, à la question sacramentelle du président : « Vous êtes accusée, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » elle répondit : « Avant toute chose, je demande à être assistée dans ma défense par mon amie Louise-Caroline de Villeneuve, ici présente[221]. Et, reprenant les arguments invoqués par tous ceux qui avaient demandé la femme avocate : « Aucun homme, dit-elle, ne peut avoir ma confiance entière, ni révéler en termes convenables les faits affreux, mais indispensables à faire connaître, pour prouver que je suis innocente. » Naturellement, le tribunal ne fit pas droit à sa demande ; mais l’avocat d’office qu’il lui imposa céda tout de suite la parole à sa cliente qui se défendit elle-même et réclama le droit d’être jugée par des femmes, « qui, dit-elle, sont les seuls juges naturels des femmes », ce que naturellement on ne lui accorda pas davantage.

En somme, presque tout ce qu’avaient tenté certaines femmes pour faire aboutir des revendications particulières avait échoué. D’ailleurs, la plupart des femmes étaient hostiles à cette méthode d’action ; elles penchaient pour l’emploi de moyens qui forçassent les hommes à faire droit, en bloc, à l’ensemble des demandes des femmes.

Quels étaient donc ces moyens ?

III

Pour les saint-simoniens, du moins pour les disciples immédiats d’Enfantin, la seule manière possible de faire triompher les revendications féminines était la suivante : découvrir la Femme-Messie, qui révélerait aux femmes leur véritable mission et, réunie à l’apôtre suprême, Enfantin, imposerait sa loi au monde. Malheureusement, une telle femme était bien difficile à découvrir. Enfantin la chercha sans succès pendant toute l’année 1831, l’attendit en gémissant en 1832, sans que, malgré ses supplications, elle daignât se révéler à lui. Son procès vint interrompre les recherches ; mais ses disciples reprirent son idée, et « 1833, l’Année de la Mère » [222], vit partir pour différents pays une foule de courageux apôtres, dont diverses brochures saint-simoniennes de l’époque, le Livre des Actes, journal fondé par Cécile Fournel, enfin les Mémoires d’une fille du peuple de Suzanne Voilquin, l’ancienne directrice de la Femme libre, nous racontent les pérégrinations. Pendant que quelques apôtres du second ordre, partis de Lyon, parcouraient les diverses villes du Midi, où, sauf à Mende, ils furent bien accueillis[223], des membres plus élevés de la hiérarchie saint-simonienne partaient pour l’Orient, car, selon toutes probabilités, la Mère devait être orientale, juive suivant les uns et de la race de celui qui avait été le premier Messie[224], musulmane selon les autres, et, dans ce cas, il fallait, pour la découvrir, briser les portes des sérails.

De l’orient, fondez la liberté !
Un cri de femme, ô jour de délivrance !
Va, du sérail par l’écho répété,
De l’Occident rompre l’affreux silence[225].

Le 16 avril 1833, Barrault parvint donc à Constantinople, où, dit Cécile Fournel[226], son arrivée provoqua une grande fermentation. Aussi les autorités turques s’emparèrent-elles des apôtres pour les transporter à Smyrne. Au bout de quelque temps, Barrault passa en Égypte rejoindre un premier groupe d’apôtres que Cayol y avait déjà amenés. Il fit à Alexandrie des cours de littérature, qui eurent un très grand succès. « Jamais, dit le Moniteur Égyptien, Alexandrie n’avait entendu depuis les plus beaux jours de sa gloire une voix si éloquente, une musique de langage si harmonieuse » [227]. Mais Barrault ne découvrit pas la Mère. Cécile Fournel et Enfantin, qui vinrent le rejoindre, ne réussirent pas mieux, et, en 1834, les apôtres durent reprendre le chemin de l’Europe. Le seul résultat de la « mission de la Mère » fut une symphonie : c’est en effet de ce voyage en Égypte que Félicien David, l’un des compagnons de la Femme, rapporta le Désert.

IV

Mais, même parmi les saint-simoniens, certains féministes pensaient qu’il existait un moyen plus pratique d’atteindre au but de leurs désirs. Ce moyen, c’était l’association. « Il faut, dit la Femme nouvelle dans son numéro 15, nous créer par l’association une puissance morale et politique ; c’est seulement alors que nous pourrons faire reconnaître notre égalité avec les hommes. » La Femme nouvelle ne tenta pas de réaliser pour son compte cette association ; mais, en 1833 et en 1834, furent formées deux associations, ou, tout au moins, deux projets d’association.

Le premier de ces projets exposé dans une brochure de Mme Voinier, femme Lefèvre[228], comprend les dispositions suivantes : les femmes doivent fonder une association « pour répandre les idées d’égalité » et améliorer leur position maternelle ; la femme doit revendiquer l’éducation des enfants ; l’association forme un comité, et les séances seront consacrées à des lectures morales.

Le projet d’Adèle Saint-Amand, sur la nécessité de fonder une « Société des droits de la femme[229], est plus précis. Des femmes de tous les partis devront se réunir pour fonder une Société des droits de la femme. « Cette Société sera par-dessus tout une association mutuelle de secours pour toutes les femmes qui souffrent physiquement, intellectuellement et moralement[230]. » Dès que la Société se sera constituée, elle présentera une adresse « aux rois, aux gouvernants de la terre, par laquelle elle réclamera pour les femmes l’exercice de leurs droits civils et politiques. Elle fera sentir aux pouvoirs mâles que toute représentation nationale est incomplète tant qu’elle n’est que mâle… que… les hommes… sont totalement impuissants à représenter les droits et les vœux des citoyennes[231]. » La Société « réclamera le droit de voter pour son sexe dans des collèges électoraux, comme les femmes des États-Unis », le droit de fonder des collèges, des écoles de droit et de médecine pour les femmes, des gymnases pour la culture physique. La Société aura un journal et réclamera justice pour toute femme ayant à se plaindre d’un homme. Enfin, cette association a un caractère international ; elle se renseignera sur la condition des femmes dans tous les pays, poursuivra partout la séduction, réclamera partout le divorce. Pour réaliser tout cela, il fallait évidemment beaucoup d’argent. Aussi la fondatrice fait-elle un éloquent appel aux femmes riches ; mais les femmes riches restèrent sourdes à son appel, et la Société des droits de la femme « mourut dans l’œuf[232] ».

D’après la Gazette des Femmes, le sexe faible doit, pour faire triompher ses revendications, se servir des moyens légaux que la Charte met à sa disposition, c’est-à-dire la pétition et le journal. « Tout autre moyen… est illégal et abusif[233]. » Nous avons vu en effet la Gazette des Femmes multiplier les pétitions. Mais celles-ci restent vaines, et, sous couleur de commenter la Charte au point de vue de la place qu’y tiennent les femmes, la Gazette n’hésite pas à leur donner ce conseil : « Si les lois ne concernent pas les femmes, la femme ne doit pas obéissance aux lois[234]. » Elle a donc le droit de refuser de payer l’impôt personnel et les patentes. Aucune femme ne paraît avoir été tentée de recourir à ce moyen extrême.

V

D’ailleurs, s’il est impossible aux femmes de modifier d’elles-mêmes les lois qui les concernent, elles peuvent agir sur ces lois indirectement, c’est-à-dire en agissant sur les législateurs. Elles n’ont pour cela qu’à employer l’arme que, pour compenser leur faiblesse, la nature généreuse a mise à leur disposition, « leur puissance attractive[235] ». « Quant à vous, femmes, dit la Gazette, puisque la force brutale vous prive du droit que vous avez de voter dans les collèges électoraux, efforcez-vous, dans vos familles, de faire donner les suffrages aux députés qui s’engageront à vous faire rendre les droits qui vous sont dus ; servez-vous de votre influence sur vos amis, vos fils, vos maris, vos pères, pour qu’ils choisissent un véritable représentant de la nation entière composée d’hommes et de femmes. Que ce député soit républicain, carliste, ami du roi actuel ou de tout autre, peu importe ; pourvu qu’il veuille l’égalité de tous et de toutes, cela suffit : obtenez de lui le plus de voix que vous pourrez… ; employez tous vos moyens de séduction[236]. »

Si, malgré tout, les hommes se montrent réfractaires, les femmes tiennent en réserve, pour les faire capituler, une série de moyens renouvelés de Lysistrata. D’abord, la grève des jeunes filles à marier : « Refusons pour époux, dit la Femme libre, tout homme qui n’est pas assez généreux pour consentir à partager son pouvoir[237]. » Si les femmes repoussent le mariage, ce ne sera d’ailleurs nullement pour se jeter dans l’union libre. « Le seul moyen de travailler à notre délivrance, c’est, dit George Sand[238], de refuser le cantique d’amour aux oppresseurs… Nous renoncerons aux saintes joies de la famille ainsi qu’aux enivrements de la volupté, et nous forcerons les hommes, bientôt las de leurs abjects plaisirs, à nous faire une place à leur côté. » Cette idée, si extraordinaire qu’elle paraisse, a été reprise plusieurs fois de nos jours[239].

Mais, même les femmes en puissance de mari pourront, sinon briser, du moins relâcher leurs chaînes et échapper un peu à la brutalité de leurs tyrans, en refusant, lorsqu’elles sont maltraitées, « tout concours à la prospérité de l’association conjugale[240] ». Je ne cite que pour mémoire d’autres moyens évidemment peu faits pour acquérir au féminisme les sympathies du sexe fort, tels que celui qui consistait à briser une pendule ou une glace « quand le mari lève la main sur sa femme, » à couper ou brûler tout le linge s’il porte un cadeau à une danseuse de l’Opéra ou à une actrice des Boulevards[241] », ou encore la démonstration expérimentale du vers de Tartuffe

Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

Tous ces moyens, comme nous venons de le voir, rentrent plus ou moins dans le domaine de la fantaisie. Le seul moyen véritablement sérieux, véritablement pratique, dont la femme disposât alors pour acquérir sa future indépendance, était, comme certaines femmes[242] l’ont bien aperçu, le suivant : se rendre intellectuellement l’égale de l’homme ; montrer que, comme lui, elle pouvait jouer un rôle important dans la civilisation de son époque, supposer en un mot le problème résolu et, autant qu’il serait en son pouvoir, agir comme l’homme. C’est là le moyen qu’elles ont en fait employé, et, comme nous allons le voir, les femmes tiennent une certaine place dans l’histoire politique, littéraire et artistique de leur époque.

CHAPITRE II

RÔLE POLITIQUE ET SOCIAL DES FEMMES


I. Les femmes dans la politique active. — II. Femmes journalistes. — III. Brochures politiques de femmes. — IV. Leur rôle social.
I

Les questions de pure politique, même celles qui ne les touchaient en rien, ne laissaient pas sous Louis-Philippe toutes les femmes indifférentes. Beaucoup se rattachaient comme les hommes à un parti, et nous allons en trouver un certain nombre qui, comme eux, ont exprimé leurs opinions par des écrits ou même par des actes. La part des femmes dans la politique active devait être forcément très limitée et importante surtout dans les époques de troubles ; c’est en effet ce qui arriva. Pendant les journées de juillet 1830, beaucoup de femmes excitèrent les hommes à aller se battre pour défendre la Charte ; beaucoup même, payant de leur personne, firent le coup de feu sur les barricades ; aussi se trouvait-il certaines femmes qui, comme la saint-simonienne Julie Fanfernot, pouvaient s’intituler fièrement « décorée de juillet ». Le 19 novembre 1832, lors de l’attentat de Benoit, ce fut une jeune fille, Adèle Boury, qui, placée près de l’assassin, arrêta son bras et fit dévier le coup de pistolet. Adèle Boury fut un moment célèbre, et un anonyme consacra des stances à la nouvelle Jeanne d’Arc[243].

La même année 1832, avait lieu l’entreprise de la duchesse de Berry. Les aventures de cette princesse sont trop connues pour que j’aie à les raconter ici. Je me bornerai à remarquer que l’entreprise de Marie-Caroline, qui n’avait en réalité rien de plus féministe que les intrigues de Mme de Chevreuse ou les prouesses guerrières de Mlle de Montpensier, passa pour telle aux yeux de certains contemporains. Une si grande hardiesse à braver les préjugés de son sexe et de son rang ne pouvait apparaître que chez une femme bien convaincue de son égalité avec l’homme ; et la réactionnaire duchesse de Berry, cœur tendre et tête sans cervelle, héroïne de la fronde égarée sous le règne du roi bourgeois, devint, surtout lorsque l’on connut ses amours clandestines, le type de la femme émancipée. C’est là le sens de plusieurs brochures saint-simoniennes[244]. L’une d’elles, Une parole pour la duchesse du Berry[245], exhorte toutes les femmes à élever la voix pour défendre une femme qui représente si noblement leur cause. Elle la justifie du reproche d’immoralité : « ce que les hommes nomment glorieux pour eux ne peut être une honte pour la femme ». « S’informe-t-on des mœurs des héros ? » ajoute Mme Allart, elle aussi admiratrice passionnée de la duchesse[246].

En 1836, une femme, Éléonore Brault, se trouva impliquée dans le complot de Strasbourg. La Gazette des Femmes demanda vivement pour elle des juges féminins. Éléonore Brault fut d’ailleurs acquittée avec ses coaccusés au commencement de 1837.

Enfin, en 1838, une femme, Laure Grouvelle, fut l’âme d’une conspiration républicaine. Fille du conventionnel Grouvelle, elle s’était signalée dès sa jeunesse par son zèle pour les bonnes œuvres. Liée avec les républicains, elle fut plus ou moins associée aux diverses tentatives insurrectionnelles du commencement du règne de Louis-Philippe, et, de 1830 à 1835, elle alla sans cesse « de la Force à Sainte-Pélagie, de Sainte-Pélagie à la Conciergerie, consolant les uns, rassurant les autres, apportant à tous un soulagement ou une espérance, et suppléant à la force physique qui lui manquait par l’excès de son zèle et l’énergie de sa volonté[247] ».

Liée avec Morey, l’un des conjurés de 1835, elle forma en 1838, avec Huber et Steuble, un complot qui avait pour but de faire disparaître le roi et de changer ensuite la forme du gouvernement. Le complot échoua. Laure Grouvelle, arrêtée et « accusée d’avoir inspiré Huber et Steuble, et groupé autour d’elle des hommes d’action tout prêts à servir la violence de ses passions politiques[248], fut, malgré les très nombreuses dépositions favorables de ses témoins à décharge, condamnée à cinq ans de prison : elle mourut en 1842.

II

Les femmes n’écrivirent pas seulement dans les journaux féministes ou purement littéraires. Il y eut sous la monarchie de Juillet un certain nombre de femmes qui collaborèrent à des journaux politiques importants ou même en fondèrent. Ici encore tous les partis se trouvent représentés, sauf peut-être le parti gouvernemental.

Ainsi, l’opinion légitimiste est représentée par l’Écho de la Légitimité, journal publié sous la protection de la duchesse de Berry. Cette feuille, qui devait être mensuelle, se borna en réalité a un seul numéro contenant une proclamation royaliste (septembre 1835).

L’opposition bourgeoise est représentée par Mme de Girardin, la plus célèbre des femmes journalistes de son époque. Dans les articles qu’elle publie dans la Presse sous le pseudonyme de « vicomte de Launay », elle critique d’une plume alerte et incisive les actes du gouvernement (l’article sur le projet des fortifications de Paris est un de ses plus intéressants) et s’attaque parfois aux personnes (par exemple dans son spirituel portrait de Thiers).

La Revue indépendante, fondée en 1841 par George Sand avec Pierre Leroux et Louis Viardot, est de nuance radicale. C’est une revue purement littéraire en principe, et d’ailleurs à ce point de vue fort intéressante et très bien renseignée ; mais chaque numéro (bi-mensuel) contient une chronique politique à tendances nettement radicales. Plusieurs de ces chroniques, très hostiles aux conservateurs-bornes, demandent la réforme électorale et l’amélioration matérielle et intellectuelle du sort des classes ouvrières. Elles ne sont pas signées ; mais il est possible qu’elles soient de George Sand, car elles représentent très nettement l’état de ses idées politiques à cette époque. On trouve d’ailleurs des articles politiques de George Sand dans certains journaux de province, par exemple dans l’Éclaireur de La Châtre[249].

Les articles de femmes de la Phalange, où, dit avec quelque exagération la Gazette des Femmes, « les femmes comptent autant que les hommes », et ceux de la Démocratie pacifique représentent, eux, le socialisme. Les plus importants sont ceux que Clarisse Vigoureux, belle-mère de Considérant, fit paraître dans ces deux journaux. Clarisse Vigoureux prend généralement parti contre le gouvernement dans les plus importantes questions agitées de son temps. Citons, en particulier, un chaleureux appel aux Français pour les engager à défendre la Pologne opprimée (1846)[250].

Une saint-simonienne, Julie Fanfernot, dont nous avons déjà parlé, avait essayé, mais sans succès, de fonder un journal socialiste l’Étincelle[251]. L’argent ne vint pas ; le prospectus seul vit le jour.

Il n’est pas jusqu’au pacifisme naissant alors qui n’ait eu ses feuilles féminines. Ce furent la Paix des deux Mondes (15 février-24 octobre 1844) et l’Avenir (24 octobre 1844-17 avril 1845). Ces journaux, fondés par Eugénie Niboyet, l’ancienne directrice du Conseiller des Femmes, avaient pour but de faire connaître « les moyens capables d’assurer à l’humanité une paix universelle et permanente[252] ». Ils étaient en correspondance avec toutes les sociétés de la paix. Relevons, parmi les collaborateurs, outre Eugénie Niboyet et Élisabeth Celnart, une des rédactrices du Génie des Femmes, le nom d’Émile Souvestre.

III

Il était en somme assez difficile à une femme soit de fonder elle-même un journal (ce qui exigeait des ressources considérables), soit même, étant donné l’état d’esprit du temps, de pouvoir écrire dans un journal. Quand une femme voulait exprimer ses opinions, le plus simple pour elle était de publier une brochure. Aussi, sur la plupart des grandes questions politiques du règne, allons-nous trouver des brochures signées de noms de femme.

Aussitôt après les journées de juillet, c’est la joie du triomphe qui est exprimée par Mlle Thiébault. Sa Lettre dune Parisienne à toutes les Françaises, éloge enthousiaste des vainqueurs des trois glorieuses journées, est pleine de foi dans l’avenir. Mais, quand on s’aperçoit, vers 1831, que Louis-Philippe est plutôt partisan de la politique de résistance que de celle du mouvement, quand on se rend compte que la révolution faite par le peuple a été confisquée par les bourgeois, alors partent, à l’adresse de Louis-Philippe, des cris de colère poussés par des femmes autant que par des hommes. Ce sont les deux brochures de la célèbre cartomancienne, Mlle Le Normant, l’Ombre de Henri IV au Palais d Orléans et le Petit homme rouge aux Tuileries (1831), où, sous une forme fantaisiste, à peu près dans le style de la Clé des Songes, la sibylle prodigue à Louis-Philippe les avertissements les plus sérieux : qu’il respecte les principes de la Révolution, qu’il n’écoute pas les « conseils liberticides » que pourront lui donner ses ministres, qu’il se souvienne surtout « que la gloire chez les Français tient la place de plusieurs vertus[253] », s’il ne veut que « la foudre qui a pulvérisé le trône » de son prédécesseur ne finisse par ébranler le sien ; et que la France retrouve « un Henri (évidemment Henri V) son guide naturel[254] ». À peu près à la même époque, Mme de F. (Appel aux esprits généreux de toutes les opinions) se plaint que la révolution n’ait été qu’une duperie et appelle de tous ses vœux la République, seule capable de faire le bonheur de la France. Mme Millet (Réflexions d’une républicaine) exprime à peu près les mêmes idées ; mais, en outre, nous voyons se manifester dans sa brochure les sentiments guerriers de la France de 1830, l’espoir d’effacer la honte de Waterloo et de déchirer les traités de 1815, « imposés à la France par des hordes étrangères

Lors de la chute du ministère Laffitte (1831) les femmes comme les hommes ne manquent pas de dire leur mot sur cet événement important. L’une d’elles, Marie-Louise M. (Passé, avenir d’un ministre financier), affirme, bien à tort d’ailleurs, comme on le sait, que Laffitte est tombé parce qu’il refusait, contrairement aux désirs du roi, de secourir la Pologne.

En 1840, les femmes contribuèrent, comme les hommes, à propager la légende napoléonienne. Lors du retour des cendres, on trouve une série de poésies de circonstance signées de noms féminins. Citons : Emily Branton, la nymphe de Saint-Hélène, par Mlle Louise D. M., gracieuse élégie écrite en assez jolis vers ; Une fleur aux Cendres de Napoléon, par Sophie Nirvani, qui rappelle par le fond et la forme les poésies napoléoniennes de Victor Hugo ; Arrivée à Paris des cendres de Napoléon, par Mme de Grandchamp, éloge enthousiaste de l’Empereur ; enfin, La liberté, la paix, Napoléon, où Marie Du Mesnil, « membre de plusieurs académies », soutient que Napoléon voulait avant tout la paix :

C’est pour la conquérir qu’il a pris son essor[255].

En 1841, l’ouvrage de Lamennais, le Pays et le Gouvernement, soulève des polémiques. Mme Bonnefoy-Pérignon (Quelques mots sur M. de Lamennais), se faisant l’interprète des sentiments de la bourgeoisie, s’indigne que Lamennais apprenne aux ouvriers « que leur salaire est trop faible, alors que le commerce va mal et que les patrons se ruinent par les faillites ». Elle lui reproche d’être de mauvaise foi, de chercher à égarer le peuple, de n’être en somme qu’un dangereux pamphlétaire » qui a « trempé sa plume dans le fiel ».

La mort du duc d’Orléans (1842) fut le sujet de nombreuses poésies, tant masculines que féminines, ces dernières d’ailleurs assez médiocres[256]. La question de la régence, qui passionna ensuite l’opinion, parut laisser les femmes assez indifférentes. Une seule, Mme d’Eldir, publia une brochure sur ce sujet (Sentiments d’une femme d’origine mongole sur la régence) et, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’une femme, se montra l’adversaire de la régence de la princesse Hélène.

Le régime de juillet comptait parmi les femmes, comme parmi les hommes, de zélés partisans. Beaucoup de femmes, par des pièces adressées soit à Louis-Philippe lui-même, soit aux membres de la famille royale, exprimèrent en vers ou en prose ces sentiments de loyalisme. Plusieurs firent des poésies en l’honneur du comte de Paris ; d’autres pour le mariage du prince de Joinville ; d’autres enfin célébrèrent la grandeur du roi Louis-Philippe et de son règne[257]. Une des plus curieuses de ces pièces est le Bouquet royal, par Mme Dumont. Chacun des membres de la famille royale est comparé à une fleur ; la violette (la reine), le bouton d’or (le comte de Paris), la rose (la princesse Louise) et jusqu’à l’algue marine (prince de Joinville) composent une gerbe bigarrée. Le roi, pour son compte, est métamorphosé en un superbe palmier.

IV

Beaucoup de féministes avaient, nous l’avons vu, assigné à la femme la mission de régénérer les classes ouvrières et celle d’instruire la première enfance. Un certain nombre de femmes, féministes ou non, s’appliquèrent avec zèle à cette tâche. Flora Tristan passa sa vie à s’occuper du sort des classes ouvrières, qu’elle voulait améliorer au même titre que celui de la femme. Elle parcourut une partie de la France pour exposer aux ouvriers ses projets d’union[258] et faillit parfois être victime de ses sentiments généreux. La Démocratie pacifique l’encouragea dans sa mission, et quelques députés, même de la droite, s’y montrèrent sympathiques. Elle mourut, d’ailleurs, avant d’avoir pu la mener à bien. Pendant ce temps, d’autres femmes organisaient des écoles maternelles et les crèches ; ces établissements, comme le constate un article de la Démocratie pacifique (10 janvier 1847), sont dus en effet aux femmes et aux femmes seules. Ce fut la marquise de Pastoret qui en prit l’initiative. Elle fut aidée par Mme Millet, qui alla en Angleterre étudier le fonctionnement des salles d’asile, qui existaient déjà en ce pays. À son retour, les premières crèches et salles d’asile furent ouvertes en France. Comme il était juste, des femmes furent placées à la tête de ces écoles maternelles. Ce furent même des femmes qui eurent mission de faire passer en Sorbonne les examens des candidates aux places d’institutrice dans les écoles maternelles.

Enfin, et c’est la première ébauche d’une conception toute moderne, une femme mentionnée par le Citateur féminin de 1835 fonda une association « pour accueillir les étrangères d’une façon honnête et honorable ». Nous ne savons comment cette association fonctionna, ni combien de temps elle dura ; en tout cas, l’idée était bien celle qu’ont reprise et mise en pratique de nos jours un grand nombre de femmes et d’associations de femmes.

CHAPITRE III

LA LITTÉRATURE FÉMININE


I. La Poésie. — II. Le Roman. — III. Le Théâtre. — IV. Histoire. — V. Philosophie.
I

Il n’est peut-être pas une époque, même la nôtre, qui, pour la fécondité de la littérature féminine, puisse se comparer au règne de Louis-Philippe. Un nombre infini de femmes se sont alors senties prises du besoin d’écrire ; toutes les classes de la société ont participé à ce mouvement, depuis les grandes dames, la duchesse d’Abrantès et la princesse de Salm, jusqu’aux ouvrières, comme Antoinette Quarré, femmes de lettres par occasion.

Le genre de littérature que les femmes cultivèrent peut-être alors le plus et avec le plus de succès fut la poésie. On compterait bien des poétesses par dizaines. Laissons de côté les Hermance Sandrin, les Clémence Robert, les Adèle Daminois, les Victoire Babois, les Eugénie Niboyet, les innombrables femmes qui collaborèrent à divers journaux de littérature féminine[259], et qui d’ailleurs ont été parfois capables de produire de jolies pièces de vers[260], et arrêtons-nous seulement à quelques poétesses dont notre époque a, il est vrai, oublié les noms, mais qui jouirent de leur temps d’une grande célébrité et furent appréciées par leurs contemporains jusqu’à l’égal de leurs confrères masculins.

Louise Colet, née à Aix en 1810, envoya dès sa première adolescence des poésies à des journaux de Marseille. Mariée au compositeur Hippolyte Colet, elle vint à Paris et commença à se faire connaître par un Hymne à la Vierge, poésie de forme régulière et de pensée touchante, qui parut dans le Citateur féminin (1835). Son recueil de poésies intitulé Fleurs du Midi (1836) acheva de la mettre en lumière. Les journaux du temps en firent un compte rendu assez élogieux, lui reprochant seulement de la froideur, critique qui, d’après ce que j’ai lu de Louise Colet, me paraît assez justifiée. En tout cas, ses vers sont d’une forme parfaite. Ce fut sans doute ce mérite que voulut récompenser l’Académie française lorsque, par deux fois (1839 et 1843), elle donna à Louise Colet le prix de poésie. Entre temps, la jeune poétesse avait fréquenté le salon de Mme Récamier et s’était liée avec Cousin, Villemain et Musset. Son livre Lui, où elle raconte l’histoire de ses liaisons avec Musset et Flaubert, est le pendant exact d’Elle et Lui de George Sand.

Anaïs Ségalas fut de son temps plus célèbre encore. Née en 1814, elle publia dès l’âge de dix-sept ans (un trait commun à toutes les poétesses de cette époque, c’est leur extraordinaire précocité) son premier recueil de vers, les Algériennes (1831), et, cinq ans après, les Oiseaux de passage, autre recueil de poésies qui lui donna du coup la célébrité. Les Oiseaux de passage, où se trouvent de très jolies poésies, mais qui paraissent souvent imiter (consciemment où non) les procédés de style de Victor Hugo[261], furent jugés dignes « par leurs mélodieux accords d’une poésie suave et parfumée »[262] d’être mis à côté des chefs-d’œuvre poétiques les plus hauts. Le bibliophile Jacob (Paul Lacroix) plaçait A. Ségalas au rang de nos plus grands poètes, et la Phalange, citant, le 1er février 1837, une pièce de vers des Oiseaux de passage, ne trouve « rien à mettre au-dessus, rien peut-être à mettre à côté chez nos premiers poètes[263] ». Anaïs Ségalas porta sa renommée au comble par son poème de la Femme, ouvrage qui d’ailleurs n’était pas féministe, comme son titre le pourrait faire supposer. Bien au contraire, A. Ségalas, qui devint en 1848 féministe militante, se défend de faire œuvre de « rebelle », d’avoir produit « le moindre hémistiche saint-simonien » et « d’entonner la Marseillaise[264] ». Elle veut seulement nous montrer que les femmes de toutes les conditions, paysannes, femmes du monde, grisettes ou femmes de lettres peuvent exercer une influence heureuse sur l’humanité, « combattre les fléaux sans autres armes que l’amour et les affections[264] ». Elle développe cette idée dans une série de poésies joliment tournées et d’un rythme varié, fraies et pimpantes lorsqu’il s’agit de la grisette « l’alouette de Paris », nobles et sévères quand elle nous montre la religieuse priant dans son cloître pour le salut de l’humanité, ou Moïse brisant le veau d’or :

Moïse, l’aigle saint, du feu dans la prunelle,
Quittait le Sinaï, piédestal du Seigneur,
Quand il vit un veau d’or radieux de splendeur,
Couleur de la lumière et reluisant comme elle.

L’admiration enthousiaste qu’inspira A. Ségalas était évidemment excessive ; ses pièces les plus belles ne soutiennent pas la comparaison avec Moïse ou la Tristesse d’Olympio. Mais elles peuvent être placées à côté de certaines pièces de Hugo ou de Lamartine, et c’est suffisant pour que l’oubli où elles sont tombées aujourd’hui soit tenu pour injustifié.

Amable Tastu fut célèbre surtout avant l’époque qui nous occupe. Une poésie pour le sacre de Charles X lui avait acquis vers 1825 la célébrité et une pension de la Couronne ; sa gloire déclina ensuite. Pourtant, elle publia encore en 1835 un recueil de poésies, « nées du cœur » selon l’expression de Sainte-Beuve et dont le critique appréciait la « grâce modeste ». La renommée d’Amable Tastu obtint une consécration officielle : le prix d’éloquence que lui donna l’Académie pour son éloge de Mme de Sévigné.

L’œuvre purement poétique de Gabrielle Soumet est moins importante que celle des précédentes. Fille d’Alexandre Soumet, l’auteur de la Divine Épopée et de nombreuses pièces de théâtre, elle publia, en 1836, les Filiales et plus tard le poème de Berthe et Bertha. Elle aussi fut très appréciée de ses contemporains. E. Deschamps[265] constate qu’elle jouit d’une grande vogue ; les poésies de Gabrielle Soumet sont, dit-il, d’une originalité frappante sans être jamais bizarres ; il loue « la sévère pureté du style et de la composition ».

Enfin, ce qui caractérise bien la poésie féminine de cette époque, c’est, comme le dit Mme Tastu[266], « l’apparition d’un essaim chantant de jeunes filles sorties des rangs du peuple ». Trois d’entre elles furent assez célèbres : Élisa Mercœur, Louise Crombach et Antoinette Quarré.

La première, simple institutrice de Nantes, obtint une grande vogue vers 1830 ; elle fut encouragée dans sa vocation poétique et protégée par Chateaubriand. Ses poésies donnent l’impression d’une âme délicate et tendre, douée d’un sens artistique véritable ; son style est élégant et pur ; en un mot, elle me parait avoir été douée d’un talent poétique bien supérieur à tous ceux dont je viens de parler : elle surpasse surtout ses contemporains (qui s’enflamment souvent un peu à froid) par la profondeur et la sincérité du sentiment, mais n’eut pas le temps d’achever son œuvre ; cette rêveuse jeune fille disparut à vingt-six ans (1835), minée par la phtisie.

Son âme avait brisé son corps.

Louise Cromhach et Antoinette Quarré sont loin d’avoir la même valeur. La première, auteur de deux élégies, la Jeune Libérée et Hélène et Laurence, obtint avec l’une d’elles le prix Montyon. Mais, gardienne à Saint-Lazare, elle fut accusée d’avoir fait évader une détenue, condamnée pour ce fait, et elle disparut de la scène poétique[267].

Antoinette Quarré, « la muse de Dijon », simple ouvrière lingère, ne me semble pas mériter tous les éloges que lui adressa la Phalange, lors de la publication de son recueil, et la lettre enthousiaste que lui adressa Lamartine. Ses poésies sont, il est vrai, très correctes, mais, autant que j’ai pu en juger, froides et dépourvues d’originalité. La reine des poétesses du temps fut Mme Desbordes-Valmore. Son nom est encore trop connu aujourd’hui pour que j’aie à insister. Je me contenterai de mentionner, à propos d’elle, sa fille Ondine Desbordes-Valmore, exemple bien remarquable de précocité poétique. Dès l’âge de dix ans en effet, la jeune Ondine publia dans le Conseiller des Femmes, 24 mai 1834, un sonnet, d’ailleurs de facture trop parfaite pour que je ne soupçonne pas sa mère d’y avoir mis la main[268].

II

Les romancières sont moins nombreuses que les poétesses. La production d’un roman exigeait plus de travail et de temps que celle de quelques poésies. Pourtant il s’en faut de beaucoup que George Sand ait été la seule romancière de son temps ; des femmes se sont essayées dans presque tous les genres de roman.

Le roman philosophique, le roman à thèse, comme nous dirions aujourd’hui, fut surtout l’œuvre de George Sand, dans sa première période littéraire, à l’époque d’Indiana, Jacques, Lélia, Valentine.

Ces romans sont des romans féministes. Il en est à peu près de même des romans que Mme Marbouty publia sous le nom de Claire Brunne. George Sand s’occupait surtout de la condition des femmes dans le mariage : Claire Brunne, dans trois nouvelles « écrites avec facilité, souvent même avec élégance, s’occupe surtout de leur éducation, dont elle demande la réforme[269] ». Le Pair de France, où Mme de Carlovitz réclamait le divorce, et l’Athée de Mme Sophie Panier sont aussi des romans à thèse. Mme de Girardin, fit, elle, du roman psychologique sous une forme fantaisiste dans le Lorgnon. Peu de femmes s’y essayèrent après elle. Mais on peut rattacher à ce genre d’études psychologiques le Journal où Eugénie de Guérin, note ses impressions.

Dans la période qui nous occupe, le roman historique était fort à la mode. Sous l’influence de Hugo et d’Alexandre Dumas, beaucoup de femmes cultivèrent ce genre. Citons les célèbres romans de la comtesse Dash, La Jeunesse de Mirabeau, de Louise Colet, et Catherine II et ses filles d’honneur, d’Eugénie Niboyet, dont la Démocratie pacifique, dans son numéro du 24 juin 1847, fit un compte rendu élogieux. La duchesse d’Abrantès et Eugénie Foa firent du roman de mœurs, la première dans ses Scènes de la vie espagnole, la seconde dans différents romans et nouvelles où elle décrivait la société juive du temps de la Régence. Citons encore, parmi les romancières, Mme Allart de Méritens, Henriette Reybaud, la belle-sœur de Louis Raybaud, collaboratrice assidue du Constitutionnel et de la Revue des Deux Mondes, Mme Desbordes-Valmore elle-même, qui fît paraître un feuilleton, Domenica, dans la Démocratie pacifique, et Daniel Stern, qui publia plusieurs nouvelles et romans dans la Revue des Deux Mondes.

III

La plupart des femmes dont nous avons parlé, poétesses ou romancières, abordèrent avec succès le théâtre. Ainsi Mme de Girardin obtint un réel succès avec ses tragédies de Judith et de Cléopâtre, Louise Colet, qui fit jouer à la Renaissance la Jeunesse de Gœthe, Anaïs Ségalas, avec la Loge de l’Opéra, représentée à l’Odéon. Gabrielle Soumet collabora avec son père pour deux tragédies représentées aux Français, le Gladiateur et Jane Grey. La seconde de ces pièces obtint un grand succès. « Elle renferme, dit le Génie des Femmes de 1844, des beautés hors ligne, et le caractère des personnages est traité de main de maître. Le rôle de Jane peut être placé au rang des plus beaux de la scène française. »

La plus célèbre des auteurs dramatiques féminins de cette époque fut Mme Ancelot, de son temps véritable auteur à succès. Femme d’Ancelot, romancier et auteur dramatique médiocre, quoique académicien, elle fit d’abord de la peinture, puis se consacra entièrement au théâtre. La Comédie-Française, le Gymnase, le Vaudeville, les Variétés jouèrent un grand nombre de ses pièces, où les contemporains prisaient la peinture exacte des caractères et la légèreté de la touche. Son plus grand succès fut Marie, pièce représentée aux Français en 1836 et « l’un des meilleurs rôles de Mlle Mars[270] ». Mme Ancelot montrait, dans cette œuvre dramatique, dont le sous-titre était les Trois époques, « la femme sacrifiée comme fille, épouse et mère ; mais, loin de l’exciter à la révolte, elle voulait lui enseigner la résignation, la louer, la consoler dans les sacrifices de tous les jours, et aussi la réhabiliter et la défendre contre les accusations et les calomnies[271] ».

IV

Beaucoup moins nombreuses furent les femmes qui s’adonnèrent à l’histoire. La plus célèbre d’entre elles est Mme Allart, qui écrivit l’Histoire d’Athènes et l’Histoire de Florence, ouvrages assez appréciés de leur temps, le second surtout, qui se répandit jusqu’en Italie et qui valut à son auteur le titre de membre d’une des académies de Florence. Plaçons à côté d’elle : Mme de Torcy, parente de Charles Nodier, auteur des Chroniques franc-comtoises, scènes de l’histoire du moyen âge ; Mme Augustin Thierry, Scènes de mœurs et de caractère aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ; la duchesse d’Abrantès, pour son Histoire des Salons de Paris sous Louis XVI et sous le Directoire ; enfin, Élisa Guizot, la seconde femme de l’homme d’État, qui publia divers articles historiques dans la Revue française. L’histoire de la littérature est représentée par Mme d’Hautpoul, romancière célèbre avant 1830, qui, en 1834, fit paraître un Manuel de littérature française. Quant aux mémoires, on peut citer ceux de la duchesse d’Abrantès (Mémoires (1831-1834) ; Mémoires sur les premières années du règne de Louis-Philippe (1836) ; les Souvenirs de la princesse de Salm et les Mémoires de Mlle Ancillon, femme de chambre de l’impératrice Joséphine[272]. On peut encore citer, parmi les auteurs de mémoires, Ida, dite la Contemporaine, qui a laissé des souvenirs sur le règne de Louis-Philippe.

V

Les questions philosophiques qui intéressèrent le plus les femmes furent celles qui se rattachent à la pédagogie. Les plus célèbres des ouvrages d’éducation écrits par des femmes étaient ceux d’Élisabeth Celnart, l’une des collaboratrices du Journal des Femmes (son Manuel des nourrices fut adopté par le conseil général des hospices de Paris), ceux de Mme Tastu et surtout l’Éducation progressive, œuvre de Mme Necker de de Saussure, fille du célèbre botaniste et cousine de Mme Staël ; ce remarquable ouvrage, auquel l’Académie française décerna le prix Montyon, est tout imprégné d’un profond sentiment moral et religieux ; on y trouve, à côté d’idées et de procédés de style qui viennent directement de l’Émile, des théories toutes modernes : il faut faire dans l’éducation une grande place à la culture physique ; il ne faut pas se borner à donner à l’enfant une éducation purement livresque ; on doit le mettre en contact avec la réalité des choses et lui donner quelque apprentissage des métiers manuels ; enfin on ne doit pas enfermer l’enfant dans les limites d’une règle stricte, mais lui laisser la possibilité de faire preuve d’initiative.

Les femmes apportent leur contribution à la science sociologique de l’époque avec l’Union ouvrière de Flora Tristan, ouvrage où elle étudie la condition des ouvriers et les moyens de l’améliorer, et le Paupérisme anglais (1843) de Marie Meynier, « éloquente monographie où « mieux que personne » l’auteur expose la question et discute les tentatives faites pour la résoudre[273] ».

La même Marie Meynier avait publié en 1839 des Eléments d’économie politique. Quant à la philosophie pure, elle n’est guère représentée que par l’Essai sur la liberté considérée comme principe et comme fin de l’activité humaine, de Daniel Stern, et quelques articles du même auteur, publiés dans la Revue indépendante.

CHAPITRE IV

LES FEMMES DANS LES SCIENCES
ET DANS LES BEAUX-ARTS


I. Les femmes dans la science. — II. Les femmes peintres et sculpteurs. — III. Les musiciennes.
I

Le rôle des femmes dans les sciences fut à l’époque qui nous occupe très peu important. En effet, pour qu’une femme se distinguât dans une science quelconque, pour qu’elle fit surtout quelque découverte, il fallait qu’elle eût reçu une première éducation que les femmes ne pouvaient en général acquérir. Aussi les femmes jouent-elles en général le rôle de vulgarisatrices[274].

Une exception pourtant pour la célèbre mathématicienne Mlle Germain, qui d’ailleurs n’appartient à l’époque qui nous occupe que par ses derniers moments. Morte en 1832, elle avait composé, pendant les journées mêmes de 1830, un Mémoire sur la courbure des surfaces. Mlle Germain fut, d’après les gens compétents, un des premiers mathématiciens du dix-neuvième siècle[275]. Aucune Française ne la suivit d’ailleurs dans la voie où elle s’était engagée.

Deux autres femmes firent encore des recherches originales, mais dans le domaine des sciences naturelles. Ce furent Cornélie Lamarck, la fille de l’illustre naturaliste, qui, d’après M. Rebière, collabora à l’œuvre de son père ; et l’entomologiste Louise d’Aumont, dont les observations patientes et minutieuses apportèrent, paraît-il, à la science quelques résultats nouveaux[276].

Les autres femmes qui se sont occupées de sciences ne sont que des vulgarisatrices, d’ailleurs elle-mêmes très peu nombreuses. Citons Mme Allart, qui, féministe militante, historienne, écrivain, trouva encore le temps de s’occuper d’astronomie ; Mme Ulliac Trémadeure, elle aussi féministe militante, collaboratrice du Journal des Femmes, du Conseiller des Femmes et de la Mère de famille, qui, dans divers ouvrages, popularisa les découvertes de Herschell, de Laplace et d’Arago ; Mme Aragon, qui fit paraître quelques articles de géologie dans le Journal des Femmes ; enfin Mlle Magaud de Beaufort, professeur de botanique à l’Athénée Royal, qui fit paraître en 1846 des Éléments des sciences physiques et naturelles, chaudement loués par le Génie des Femmes de 1846.

II

Le rôle des femmes dans les beaux-arts fut plus important ; ce fut surtout la peinture qui les attira et, dans ce domaine, si aucune ne s’éleva au premier rang, beaucoup furent très appréciées de leur temps ; en tout cas elles firent preuve d’une activité surprenante : cent quatre-vingt-onze femmes, d’après le Journal des Femmes, exposèrent au Salon de 1833. Nous n’avons pas pour les autres années de chiffres précis ; mais, étant donnée la place assez importante que les ouvrages des femmes tiennent dans les comptes rendus des journaux, même masculins, on peut supposer que le nombre des femmes peintres fut loin de décroître pendant les années suivantes. Nous trouvons chez les femmes de cette époque des représentants de presque tous les genres de peinture.

Pourtant, elles ne s’adonnèrent pas très volontiers à la peinture historique, le genre exigeant sans doute une vigueur toute masculine. C’est à peine si l’on pourrait citer trois ou quatre tableaux historiques. Par exemple une Anne Boleyn, de Mlle Pages, des Adieux de Louis XIV et de Marie Mancini, par Mme Déhernin, et surtout les Adieux de Charles Ier à ses enfants, de Mme Rude-Frémiet qui, dit le Journal des Femmes, fut un des plus jolis tableaux de l’Exposition de 1834.

La délicatesse et la grâce féminines s’accommodaient mieux de la peinture religieuse, aussi les ouvrages de ce genre sont-ils extrêmement nombreux. Les femmes les plus appréciées en ce genre furent Mme Blanchard, qui exposa vers 1835, Mlle Ellenrieder, dont la Sainte Cécile, exposée au Salon de 1835, eut un assez grand succès « par l’élégance dans les formes, la suavité de l’expression et de la physionomie[277] ». Plus tard (1846-1847), les tableaux estimables d’Amanda Fougère et ceux d’Henriette de Longchamp, dont la Revue indépendante apprécie le « charme doux, religieux, original ». La caractéristique de la peinture religieuse féminine de cette époque est, paraît-il, très souvent, sa grande ressemblance avec les tableaux du Perugin et des peintures de son époque. Peut-être doit-on y voir l’influence du mouvement préraphaélite anglais, naissant alors. Il n’y a guère de Salons où les femmes n’aient exposé plusieurs tableaux de genre. Les critiques constatent d’ailleurs qu’elles obtinrent dans ce genre un grand succès. Les plus connues furent Mlle Cogniet[278], dont les œuvres se distinguaient par « une touche large et ferme, un ton solide et vrai »[279] ; Mlle Rossignon, célèbre surtout par ses aquarelles ; Mlle Brunne, « au coloris harmonieux, au pinceau facile et correct[280] ».

Les paysagistes furent plus rares. Citons Mlle Brice, qui fut aussi une portraitiste ; Mme Eudalie Caillet, aux œuvres « d’une exécution large et facile[281] » (Salon de 1836) mais surtout le règne de Louis-Philippe, qui avait vu s’éteindre Mme Vigée-Lebrun, la gloire de la peinture féminine de 1780 à 1830, vit naître une très grande artiste, Rosa Bonheur, qui, toute jeune, « à l’âge où d’autres étudient encore[282] », fit ses débuts aux Salons de 1846 et 1847. Le critique d’art de la Revue indépendante reconnut dès ce moment en elle un peintre remarquable et, portant sur elle un jugement que l’époque suivante a ratifié, admira « ce sentiment si vrai de la nature qui la distingue[283] ».

Trois femmes comptent parmi les peintres de portraits les plus appréciés de l’époque. Ce furent : Mme Rude, la femme du grand sculpteur ; Mme Haudebourt Lescot, que tous les journaux féministes représentent comme une femme de génie, et dont, effectivement, les contemporains apprécièrent l’ingénieux pinceau ; Mme de Mirbel enfin, dont la renommée s’était sans doute répandue jusqu’en Égypte, puisqu’elle exposa au Salon de 1847 le portrait d’Ibrahim-pacha[284]. Citons encore, parmi les peintres de portraits (mais celle-là peintre amateur seulement), Mlle de Rambuteau, fille du préfet de la Seine, qui fit un portrait de Louis-Philippe[285].

L’une des portraitistes dont nous venons de parler, Mme de Mirbel, fut aussi, grâce à la délicatesse de teintes, de son coloris « fin et vrai[286] », très célèbre comme miniaturiste. Plusieurs femmes suivirent son exemple ; ce furent Mme Gerbaud, Mme Augustin, veuve d’un peintre assez célèbre en son temps, dont « les miniatures rappellent souvent les belles inspirations du peintre célèbre dont elle porte le nom[287] », Mme Herbelin enfin, que la Revue indépendante (mai 1847) place au premier rang des miniaturistes par le « relief puissant et la richesse de son coloris ». Des femmes se consacrèrent à la peinture des fleurs et y réussirent : Mlle Agathe Pilon exposa au Salon de 1836 des fleurs et aussi des natures mortes, vivement louées par la Revue indépendante. D’autres enfin se consacrèrent à l’aquarelle, par exemple Mme Thérésia Duguet, élève d’Isabey, dont elle avait le crayon léger, et Mlle Rossignon, que nous avons déjà mentionnée.

La caractéristique de la peinture féminine de cette époque est, s’il faut en croire un critique, « à côté d’inspirations très heureuses, le manque des premiers principes de leur art », faute desquels elles ne pouvaient s’élever au tout premier rang. Mais, comme le remarquait justement le même critique, la faute en était, non aux femmes, mais aux institutions qui leur interdisaient l’entrée de l’École des Beaux-Arts, seul endroit où elles pouvaient se munir de ces indispensables premiers principes.

Quant à la sculpture féminine, elle n’existe pour ainsi dire pas. J’ai seulement, dans toute cette période, relevé le nom de deux « sculpteuses » : Mme Dubuffe, qui exposa au Salon de 1845 un enfant « gracieux et bien modelé[288] », et la princesse Marie d’Orléans, fille de Louis-Philippe, qui fit la statue de Jeanne d’Arc pour le Musée des gloires nationales, ouvert à Versailles par son père en 1836. « La beauté de cette statue, dit Mme Bonnefoy-Pérignon[289], se distingue merveilleusement au milieu des chefs d’œuvre qui l’entourent. »

III

Un certain nombre de femmes enfin s’adonnèrent à la musique. D’abord il y eut, sous Louis Philippe comme aujourd’hui, un grand nombre de femmes, à Paris et même en province, célèbres par leurs concerts ; mais d’autres furent « compositeures » ; la plupart d’entre elles firent des romances. Ce furent : Mme Brice, connue aussi comme peintre ; Hortense Wild, dont les œuvres étaient « pleines de grâce et de bon goût, d’une harmonie pure et correcte[290] » ; Sophie Gay, mère de Mme Girardin, qui publia plusieurs romances, paroles et musique ; Mme Duchambge, qui avait fait aussi des romans et mit en musique plusieurs poésies de Mme Desbordes-Valmore. La reine incontestée dans ce domaine fut Loïsa Puget. Ses romances, unanimement appréciées de ses contemporains, sont encore connues de nos jours. « Toujours où est son nom, constate le Journal des Femmes, il y a foule. » Elle passa même pour un véritable génie, ce qui est sans doute peu exagéré. Encouragée par le succès, Loïsa Puget voulut faire une œuvre plus importante. En 1836 elle composa, sur les paroles de Scribe, le Mauvais Œil. Cette pièce, jouée à l’Opéra-Comique, eut un certain succès ; « mais, déclare Félis[291], à part un joli air, le Mauvais Œil est un opéra-comique plutôt faible.

Le grand opéra ne fut abordé que par Mlle Bertin, la fille de Bertin aîné, nature éclectique qui s’était tout d’abord adonnée à la peinture et à la poésie et ne put être en toutes choses qu’un amateur. Elle fit avant 1830 un opéra de salon : Gui Manning, et le Loup Garou (paroles de Scribe), « joué plusieurs fois de suite à Paris et dans les départements[292] ». En 1831, elle composa pour le Théâtre-Italien un Faust (Fausto), « qui renferme des choses bien senties et exprimées d’une manière originale ». Enfin, en 1836, elle fit, sur les paroles de Victor Hugo et d’après Notre-Dame de Paris, la Esmeralda. La première représentation fut, d’après la Gazette des Femmes de décembre 1836, « un triomphe complet ». Un professeur au Conservatoire déclara qu’il aurait voulu avoir fait la Esmeralda, et Louis Viardot, qui s’était montré très sévère pour les premiers essais de Mlle Bertin, trouva la Esmeralda conçue suivant « un système sage et raisonnable, et digne d’une complète approbation[293] ». « La musique en est, dit-il, originale sans être bizarre et baroque. » Pourtant cet opéra ne fut joué qu’un petit nombre de fois. Il avait de très graves défauts ; mais les critiques qu’on lui adressa sont contradictoires. Alors que les contemporains voient en la Esmeralda des dispositions musicales naturelles, mais un manque de métier, Fétis trouve la musique bien faite[294], c’est-à-dire selon les règles, mais dépourvue d’imagination. Laquelle des deux critiques est juste ? Faute d’avoir eu entre les mains la Esmeralda, il m’a été impossible de résoudre cette grave question. En tout cas, cet échec découragea Mlle Bertin, qui ne fit dès lors que des ballades et des symphonies.

CHAPITRE V

LES THÉORIES FÉMINISTES JUGÉES
PAR LES CONTEMPORAINS


I. Le féminisme devant les femmes. — II. Les hommes féministes. — III. Les adversaires du féminisme.
I

Quelle impression firent les théories féministes sur les contemporains, et d’abord qu’en pensaient les femmes, évidemment les principales intéressées ? Il est certain que bien peu avaient connaissance des théories féministes et que la masse des femmes, comme il en est sans doute aujourd’hui, les ignorait. Quant à celles qui pouvaient suivre le mouvement féministe, et cela se réduisait en somme aux femmes de la bourgeoisie parisienne, l’impression qu’elles en ressentaient était en général très mauvaise. Les théories féministes, qu’elles ne comprenaient pas, qu’elles ne pouvaient comprendre faute d’éducation, les étonnaient, quand elles ne les révoltaient pas. Les femmes habituées à leur antique esclavage et « se croyant au rang que la nature leur a assigné[295] » déclaraient pour la plupart que « tout était pour le mieux dans les codes de l’Empire et dans les nouvelles lois où leur part a été faite sans leur consentement[296] » ; elles ajoutaient qu’il ne leur appartenait en aucune façon de faire œuvre d’êtres indépendants ni même de manifester une opinion quelconque, « si ce n’est sur les rubans et les confitures » ; pour tout dire, elles se prosternaient, à la grande indignation de la Gazette des Femmes[297], « devant la toute-puissance de la barbe ». Aussi l’action des théories féministes, « très lente sur les hommes, » est « presque nulle sur les femmes[298] ». Ce qui venait retarder encore leur progrès, c’est qu’on les croyait inséparables du saint-simonisme. « Le saint-simonisme, écrivait une rédactrice de la Femme nouvelle, est venu proclamer l’affranchissement des femmes au milieu d’idées immorales et absurdes », et toute femme honnête doit, pour pouvoir se dire féministe, déclarer hautement qu’elle les repousse[299]. Chose curieuse, ces sentiments trouvaient surtout leur expression dans la partie la plus éclairée du monde féminin, chez les femmes de lettres. Sous Louis-Philippe comme aujourd’hui, il était en effet bien porté pour une « autoresse », ou plutôt pour une « auteure » (c’était l’expression du temps), même si elle avait soutenu dans ses ouvrages des théories féministes, de faire profession d’antiféminisme. C’est ainsi que George Sand, qui pourtant s’était faite bien souvent l’avocat de la cause des femmes et déclarait[300] la vouloir défendre jusqu’à sa mort, avance qu’elle n’a « pas beaucoup de goût pour la théorie de l’esclavage des femmes[301] ». En 1848, elle refusera la candidature de députée que lui offre la Voix des Femmes. L’anomalie n’est d’ailleurs pas si grande qu’elle le paraît. George Sand réclame bien pour les femmes l’égalité dans le mariage et l’égalité intellectuelle ; elle dit résolument au féminisme : tu n’iras pas plus loin, et repousse la plus grande partie de ce qui fait aujourd’hui l’objet des revendications féministes : accès aux carrières libérales, droits civils, droits politiques. Mais, c’est pour l’époque présente seulement et non d’une manière absolue que G. Sand se montre l’adversaire du féminisme intégral.

« La femme, dit-elle, n’est pas assez instruite pour prétendre participer à la création de la cité, il n’est pas encore d’autre champ ouvert à son activité que la famille. Qu’elle s’instruise et son sort pourra changer : elle n’est nullement inférieure à l’homme par la nature. Mais les conditions sociales la rendent telle actuellement. »

Toutes les femmes qui forment le troisième groupe féministe que nous avons distingué (groupe composé de presque toutes les femmes de lettres de l’époque) partagent absolument ces idées et les expriment dans leurs différents journaux.

La Mère de Famille[302] était d’avis que la femme devait avoir seulement la souveraineté sur ses enfants et ne devait pas chercher à s’occuper des affaires publiques. Les mêmes idées étaient exprimées par le Conseiller des Femmes et le Journal des Femmes et, à plusieurs reprises, par diverses collaboratrices. Les femmes, disent-elles en substance, doivent se soumettre « au rôle que la nature, bien plus que les décisions bizarres de la société, semble leur avoir assigné[303] ». Elles ne doivent pas songer à embrasser les mêmes professions que l’homme. Elles ne le pourraient, et le pourraient-elles que cela les détournerait de leur fonction primordiale, celle de mère[304]. Eugénie Niboyet, elle-même, pourtant destinée à être plus tard (en 1848) féministe sans restriction aucune, partage entièrement ces idées. « Présentement, dit-elle, la femme est dans un état d’infériorité » ; aussi « qu’elles réclament une liberté illimitée, voilà ce que nous ne saurions admettre avec elles[305] ». Comme les adversaires véritables du féminisme, elle est d’avis qu’il serait aussi ridicule pour la femme de songer à embrasser la profession de médecin ou d’avocat que celle de soldat ; elle n’a que faire « du bonnet de docteur ou du titre de conseiller[306] ».

Or, à cette époque il existait, comme nous l’avons vu, des féministes qui demandaient l’égalité absolue de l’homme et de la femme et la liberté pleine et entière pour elle. Il n’est pas étonnant que les deux groupes féministes, s’accusant réciproquement de trop d’audace et de trop de timidité, soient entrés en conflit. Le 15 septembre 1833, une rédactrice du Journal des Femmes, Laure Bernard, faisait paraître dans cette feuille un article intitulé : « Femmes, gardons notre esclavage tel qu’il est ». Les idées qu’elle y exprimait étaient à peu près celles de tout son parti, celles d’Eugénie Niboyet par exemple, sur l’inutilité et l’impossibilité pour la femme d’être l’égale de l’homme. Mais elle ajoutait, sans doute avec quelque raison, que les femmes n’étaient pas dans le mariage aussi malheureuses que voulaient bien le dire certaines d’entre elles, et que les « tyrans » étaient en somme, à l’heure actuelle, « une race d’exception ». D’ailleurs, la femme serait-elle malheureuse, son rôle est de souffrir en silence. Elle termine par des plaisanteries sur les théories saint-simoniennes, qui conduisent directement, dit-elle, à la femme soldat, et va jusqu’à traiter de « danseuses de corde » les collaboratrices de la Femme nouvelle. Celles-ci, que le titre seul de l’article de Laure Bernard avait eu pour effet de faire bondir d’indignation, ne pouvaient laisser passer de pareilles assertions. Aussi (no 7 de la Femme nouvelle) ripostèrent-elles vertement. Elles blâment Laure Bernard de sa lâche résignation, d’ailleurs facile, puisqu’elle appartient à la classe privilégiée. Lorsqu’elle attaque les principes du saint-simonisme, elle veut juger d’une doctrine qu’elle ne connaît pas ; aussi énonce-t-elle des absurdités, quand, par exemple, elle parle de la femme soldat, alors que les saint-simoniens ne veulent plus de soldats. La Femme nouvelle termine en s’indignant qu’on ait traité ses collaboratrices de danseuses de corde, ce qui n’est pas le fait d’adversaires courtois, et en menaçant de la vengeance du peuple les égoïstes privilégiées : « le peuple vous fera sentir sa force, si vous ne faites entendre vos voix en faveur de ses femmes et de ses filles ». Après une réponse de Laure Bernard et une nouvelle riposte de la Femme libre, où sans cesse les mêmes idées étaient exprimées, la polémique prit fin.

II

En somme, les théories féministes n’avaient chez les femmes qu’un nombre restreint d’adhérentes. Quelle était à leur égard l’attitude des hommes ? Il s’en trouvait un certain nombre qui leur étaient favorables ; parmi eux, des personnages en vue dans le monde des lettres, en particulier Chateaubriand[307]. S’il faut en croire la Gazette des Femmes, l’auteur des Martyrs serait venu dire au bureau dudit journal : « Comptez-moi au nombre de vos abonnés ; vous défendez une belle et noble cause[308] », il aurait été jusqu’à se montrer favorable à la candidature d’une femme, Anaïs Ségalas, à l’Académie française. Le critique Jules Janin apporta aussi aux femmes « l’appui de sa plume élégante et facile[309]. Dans un article du Journal des Débats[310], consacré à George Sand, il réclame pour les femmes, du moins pour les femmes supérieures, les mêmes droits que pour les hommes. « George Sand, dit-il, pourrait prendre rang parmi les écrivains politiques qui gouvernent le monde… la tribune nationale ne serait pas trop élevée pour elle… elle est femme… elle a le sentiment de l’autorité autant qu’on peut l’avoir. Faites-en donc un ministre d’État… elle est femme. — Le drapeau de son choix, elle le suivrait vaillamment dans la mêlée. Faites-en donc un général… Elle est femme… dans ses moments de découragement… elle aspire à la paix chrétienne, elle… réforme l’Église. Faites-en donc un évêque… elle est femme », et par cela seul toutes les carrières lui sont fermées. Dans divers autres articles, Jules Janin se montre partisan du féminisme ; mais le ton du morceau que nous venons de citer montre bien qu’il ne faut pas trop se faire d’illusions sur lui. Sans doute le célèbre critique avait-il des sentiments féministes, mais, sans doute aussi, le fantaisiste qu’il fut toute sa vie les exagérait-il à plaisir dans la seule intention d’étonner ses contemporains.

Deux journaux politiques, de peu d’importance d’ailleurs, se montrèrent favorables au féminisme. C’étaient l’Ami du Prolétaire[311], journal socialiste qui, dans son unique numéro, revendiquait l’affranchissement des femmes comme celui des prolétaires, et la Tribune (13 août 1833) qui parla avec éloge des journaux féminins.

Mais, surtout, le féminisme était appuyé par tout un parti, et ce parti ce n’était pas, comme on pourrait s’y attendre, le parti socialiste naissant, ni d’une manière générale un parti de la gauche ou du centre, mais bien, chose qui semble paradoxale, un parti d’extrême droite, le parti légitimiste lui-même. Déjà, en 1833, la Quotidienne[312] avançait que l’influence des femmes dans la société est très grande. « Sans aller, comme les disciples de Saint-Simon, baiser la première bouche jeune qu’on rencontre dans les rues de Constantinople, on peut dire que la civilisation entre chez les peuples par les femmes. » À la même époque se formait le parti néo-chrétien qui, en face des partisans décidés de l’immutabilité des vieilles traditions, soutenait que, « Jésus n’ayant rien dit contre l’égalité de l’homme et de la femme, il n’y a pas de raison pour qu’à notre époque, où l’intelligence s’est développée dans l’un comme dans l’autre sexe, cette égalité ne soit pas hautement reconnue[313]. Un ouvrage légitimiste, paru en 1836, reconnaît aux femmes le droit de porter la couronne, ce qui est sans doute un droit politique. Enfin, dit la Gazette des Femmes, les partisans de la légitimité « montrent aux femmes que la charte de 1830 ne leur octroie rien, et que sous le règne bien-aimé de Henri V, sous la Charte qu’il octroiera à son peuple, certains droits leur seront accordés ». Ces avances du parti légitimiste, la Femme nouvelle les avait repoussées avec indignation, n’y voyant qu’une tentative déloyale pour faire pénétrer les idées légitimistes dans le peuple. La Gazette des Femmes, d’abord très loyaliste, changea de ton lorsqu’elle vit ses pétitions repoussées et déclara que les femmes accepteraient la forme de gouvernement sous laquelle elles jouiraient du plus de liberté, monarchie de la branche aînée ou République.

III

Mais ces partisans du féminisme n’étaient en somme que des exceptions et, parmi les hommes qui prenaient parti (car pour un grand nombre la question féministe n’existait pas), la plupart étaient adversaires décidés des théories féministes. Parmi eux on comptait quelques-uns des hommes politiques les plus célèbres du temps, par exemple Mauguin, qui, dans une soirée chez Lafayette, avait « avec une simplicité et une bonne foi désespérantes pour son intelligence » déclaré que, par sa nature, par l’organisation de son cerveau, par son intelligence, par son sang, la femme est inférieure à l’homme[314]. Guizot, qui, parlant du suffrage universel, avait dit qu’il ne viendrait jamais d’heure pour cette absurde conception, partageait ces idées. « Naturellement, disait-il, et par une de ces lois providentielles où le droit et le fait se confondent, le droit de suffrage n’appartient pas aux femmes. La Providence a voué les femmes à l’existence domestique[315]. » Il en était de même d’Odilon Barrot, qui, lors du fameux procès Lafarge, prononça ces paroles : « La nature a assigné à chaque sexe sa vie et sa condition. La femme qui a le malheur d’en sortir est un monstre de l’ordre moral[316]. »

Nous avons trouvé parmi les journaux quelques alliés pour les féministes ; mais un bien plus grand nombre leur étaient hostiles. Ainsi la Gazette de France, qui, au grand amusement de La Femme libre, démontrait la supériorité intellectuelle de l’homme par sa supériorité physique[317].

La Revue des Deux Mondes prit directement à partie la Femme libre, dirigée par des femmes « qui se sont affranchies de la domination des hommes en leur faisant des chemises[318] ». Elle prend une à une les collaboratrices de ce journal et les raille impitoyablement, elles et leurs velléités d’affranchissement, sans d’ailleurs qu’il y ait l’ombre d’une discussion sérieuse. La Femme libre prit la chose assez calmement. Elle se contenta de répondre que la critique était peu délicate et les plaisanteries absurdes et hors de saison. « Entre les mains des savants de la Revue des Deux Mondes, la plaisanterie, dit-elle, blesse et répugne[319]. »

Juste au même moment (4 novembre 1832) le Figaro adressait les mêmes critiques, aussi peu sérieuses de fond et de forme, au « demi-quarteron de jeunes ouvrières qui se sont posées en Femmes libres et appellent les femmes à la révolte contre le joug de l’homme, infâme tyran qui travaille tout le jour et parfois aussi la nuit pour nourrir la malheureuse femme, la parer, la choyer ». La Femme libre ne s’émut pas plus de cette attaque que de la précédente, et la réponse fut à peu près analogue.

En 1841, c’est le Courrier français qui, dans son feuilleton, fait une violente sortie contre les femmes auteurs. « Marguerite, y était-il dit, passa des heures à coudre et à filer comme il sied à une honnête femme qui ne songe à faire ni des romans de mauvaises mœurs, ni rien qui ressemble à l’oisiveté vicieuse… de ces hermaphrodites de cœur et d’esprit qu’il serait juste de renvoyer au soin de leur ménage[320]. » Il n’y avait plus alors de journaux féministes pour riposter. Mais Victor Considérant insinua que le feuilletoniste avait écrit cet article par jalousie contre certaines femmes qui écrivaient des feuilletons plus lus que les siens[321].

Enfin, en 1847, ce fut l’Univers qui protesta contre l’admission des femmes à la Sorbonne, comme membres des commissions d’examen pour les institutrices des salles d’asile. La Démocratie pacifique répondait que c’étaient les femmes qui avaient organisé à elles seules les salles d’asile et les écoles maternelles, et qu’ayant été à la peine, il était bien juste qu’elles fussent à l’honneur.

Pour les littérateurs, étant donné la concurrence que leur faisaient alors les femmes, il n’est pas étonnant qu’ils fussent pour la plupart antiféministes. Tel était M. de Kératry, auteur célèbre alors, mais aujourd’hui oublié, à qui George Sand alla soumettre ses premiers projets littéraires. « Une femme, dit-il à George Sand, ne doit pas écrire ; croyez-moi, ne faites pas de livres, faites des enfants. » — « Gardez le précepte pour vous-même, » répondit spirituellement George Sand au vieillard cacochyme, son interlocuteur[322].

Charles Nodier, bien qu’il eût — peut-être parce qu’il avait — deux femmes de lettres dans sa famille, était absolument du même avis. Il développe tout au long ses idées dans un article de l’Europe littéraire de mars 1832. « L’affranchissement de la femme serait pour elle, dit-il, un désavantage ; « une femme qui voterait les lois, discuterait le budget, administrerait les deniers publics, ne pourrait être autre chose qu’un homme. » Elle perdrait toutes ses qualités féminines et n’aurait plus le temps de se consacrer exclusivement à l’amour, la seule occupation digne d’une femme. « Je ne comprendrai jamais ce qu’une âme d’homme peut avoir à faire avec une femme qui craint de manquer à la rigoureuse évocation de l’appel nominal ou de faire défaut au scrutin ; mauvaises excuses s’il en fut pour manquer un rendez-vous. » Je plaide, ajoute-t-il, « pour l’idéal des femmes, qu’on leur propose de sacrifier à une grossière réalité ». D’ailleurs, toute femme exerce plus d’influence à elle seule « qu’un pair de France ». C’est elle qui dirige en réalité le monde ; que va-t-elle parler d’esclavage ? Au milieu de toutes ces vieilles plaisanteries chères aux adversaires du féminisme, un seul argument sérieux : il est absurde de demander l’émancipation des femmes quand tous les hommes ne sont pas encore émancipés. Aussi fut-il facile à la Femme libre de réfuter, très courtoisement d’ailleurs, l’article de Charles Nodier. Plus tard, ses idées paraissent s’être légèrement modifiées. Dans la préface de la Biographie des Femmes célèbres, qu’il écrivit en 1840, il admet que les femmes puissent recevoir une véritable instruction, il accepte les femmes auteurs, mais tout en protestant qu’il ne veut pas de « la femme procureur du roi, pair de France ou ministre ».

Certains littérateurs portèrent sur la scène leurs sentiments antiféministes. Leurs noms sont d’ailleurs parfaitement inconnus aujourd’hui. Ce sont Rosier, dans le Procès criminel, où il n’était fait que quelques allusions malveillantes aux théories féministes, et surtout Théodore Maret, dont la comédie les Droits de la femme, représentée au Français[323], était, comme l’indique le titre, entièrement consacrée à l’examen du féminisme. Elle nous représente une femme qui, tout en se prétendant esclave, tyrannise son mari, gouverne despotiquement sa maison, empêche sa fille de prendre le mari de son choix, sans que le père ose même élever la voix. Jusqu’ici, la pièce a l’air d’un démarquage des Femmes savantes : le sujet, les personnages sont presque identiques à ceux de Molière. Mais la pièce finit d’une manière assez originale. Un ami du mari lui conseille de laisser pendant quelque temps la direction de toutes les affaires à sa femme. Celle-ci, d’abord triomphante, doit vite en rabattre ; il lui faut reculer devant l’exposé d’un procès que Beauvais (l’ingénieux conseiller du mari) charge à dessein des termes juridiques les plus barbares. Elle doit se déclarer impuissante à donner un ordre de Bourse (le jargon de la finance est aussi incompréhensible pour elle que celui des tribunaux), et reconnaître

Que parfois les maris sont bons à quelque chose.

L’exposé d’un projet parlementaire sur la pêche de la morue achève de la mettre en déroute. Revenue au juste sentiment de ses forces, se rendant compte que, pour les femmes, « le pire est d’être libre », elle rend à son mari le sceptre qu’elle avait tant réclamé.

Que tend à prouver cette amusante petite pièce ? Une seule chose : c’est que l’éducation que reçoit une femme la rend incapable de s’occuper d’affaires sérieuses ; mais cela, aucun féministe ne le contestait. Les Droits de la femme prouvent donc quelque chose en fait, mais rien en droit. Cette distinction, les féministes ne surent d’ailleurs pas la faire, car la pièce les indigna. La Gazette des Femmes n’eut pas assez d’épithètes injurieuses contre Maret, qui, effectivement, avait agi d’une manière peu délicate, puisqu’il s’était présenté à la Gazette des Femmes où, croyant sans doute qu’il allait faire une pièce féministe, on lui avait remis gratuitement la collection du journal. La Phalange et quelques autres journaux firent également de cette pièce des critiques acerbes, souvent injustifiées.

Comme Nodier, Louis Reybaud avait une femme de lettres (sa belle-sœur) dans sa famille ; comme lui il est antiféministe. Son Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale est rempli d’allusions malveillantes aux différentes formes de féminisme ; il commence par se moquer, comme Maret, des femmes prétendues esclaves qui tyrannisent leur mari ; il nous montre le malheureux Jérôme Paturot « traité comme un nègre » par son amie Malvina, qui se croit obligée de tirer vengeance de l’oppression que son sort subit de temps immémorial. Puis c’est la société saint-simonienne, où, remarque parfois très justifiée, « les femmes libres sont un peu trop libres et les pères veulent prendre avec elles trop de libertés ». Mais c’est surtout aux femmes de lettres qu’il en veut, il nous montre la femme-feuilletoniste puisant dans les vieux romans de modes le sujet de ses œuvres ; la femme-critique théâtral, plus sensible à la belle prestance du ténor ou du jeune premier qu’à son geste et à sa voix ; la poétesse enfin « qui plonge ses peines de cœur dans des flots d’encre ». Il déclare d’ailleurs comprendre « qu’une femme écrive si tel est son bon plaisir, mais encore mieux que le public la siffle… si elle écrit des sottises ou des inconvenances ». « En toute chose, ajoute-t-il sagement, l’antidote est près du poison. »

Parmi les littérateurs antiféministes, on peut encore ranger Balzac, qui a écrit cette formule lapidaire : « Émanciper les femmes, c’est les corrompre[324] », et le philosophe Azaïs[325].

Citons encore, parmi les adversaires du féminisme, les caricaturistes Daumier et Gavarni. Plusieurs de leurs dessins ont pour sujet les femmes libres.

En somme, aucun écrivain n’avait pris la peine de discuter sérieusement et loyalement les théories féministes. Elles ne trouvèrent guère de critiques plus impartiaux dans le monde officiel, où elles eurent deux occasions d’être jugées : les pétitions de Mme de Mauchamp, qui les portèrent devant la Chambre, et le procès David, qui les fit comparaître devant les tribunaux. Sur les nombreuses pétitions présentées à la Chambre par Mme de Mauchamp, deux seulement firent l’objet d’un rapport : ce furent la pétition « à Louis-Philippe pour qu’il se déclare roi des Françaises », celle-ci rejetée purement et simplement, et la pétition « pour que l’on supprime l’article 213 du Code civil : la femme doit obéissance à son mari ». Cette dernière fut l’objet d’un rapport assez étendu de M. Liadères, député des Basses-Pyrénées. Il est intéressant d’en rappeler les principales idées. Il commence par se moquer agréablement de Mme de Mauchamp, « organe avoué d’une secte nouvelle » qui veut faire invasion dans le domaine des idées sérieuses de la politique[326]. Puis, passant à l’examen de la pétition de Mme de Mauchamp, il réfute tous ses arguments, déclare que le joug marital n’est en général pas bien pesant et que, dans toute association, il est nécessaire qu’il y ait une volonté prépondérante. D’ailleurs, la femme n’est pas suffisamment préparée à jouir de la liberté. Puis, passant au féminisme pris dans un sens plus général, il se livre à des plaisanteries trop faciles sur les variations perpétuelles que la femme libre et ses principes feraient subir à « l’infaillibilité de l’état civil[327] ». Il s’étonne que Mme de Mauchamp se soit contentée de demander la suppression de l’article 213, alors qu’elle désirait évidemment qu’on en intervertit les termes. Il montre les femmes montant à l’assaut de toutes les professions, « prêtes à passer la nuit dans le corps de garde pour la défense de l’ordre public et à prendre le mousquet pour voler à la défense de nos frontières ». « Votre commission, termine-t-il, se refuse sur ce point à une discussion où serait plus d’une fois compromise la gravité que lui impose votre confiance ; elle pense que la morale aurait beaucoup à souffrir de la réalisation de ces désirs. Car, malgré le courage de quelques femmes, les triomphes des amazones sont entrés dans le domaine exclusif du grand opéra. Elle est convaincue que leur présence sur ces bancs et à cette tribune, si elle ne dénaturait pas nos débats, ne contribuerait pas du moins à en abréger la durée ». Le rapport de M. Liadères « aussi piquant de forme que remarquable par la sagesse de la pensée[328] » eut un très grand succès, et si l’on en juge par les nombreux « très bien », « on rit », « mouvement d’hilarité » qui parsèment le compte rendu des Débats, il répondait tout à fait aux sentiments de la Chambre.

M. Liadères s’était contenté de plaisanter le féminisme. L’avocat général Bétar, qui parla au procès David (une femme accusée d’avoir tiré sur son mari, surpris en flagrant délit d’adultère), prit la chose au tragique. La veuve David[329] est un monstre « imbu des doctrines effroyables de l’athéisme, du saint-simonisme, du magnétisme… type de ces mœurs atroces que prêche la femme libre, création abominable des athées, des saint-simoniens, rénovation effroyable de ces tricoteuses sanglantes qui ont surgi au temps de la Terreur… expression homicide de cette société nouvelle qui demande l’égalité du crime et qui n’obtiendra que l’égalité du bourreau ». Le jury d’ailleurs ne lui donna pas raison, car la veuve David ne fut condamnée qu’à deux ans d’emprisonnement.

Ces deux appréciations du féminisme, partant l’une d’un député, l’autre d’un avocat général, sont très représentatives ; elles nous montrent bien quelle idée la bourgeoisie éclairée se faisait alors du féminisme : en général, il n’y a pas lieu d’examiner sérieusement les théories féministes ; on doit se contenter d’en rire avec les joyeux fumistes qui les ont imaginées ; mais si elles ont la prétention d’être prises au sérieux, alors on doit les voir telles qu’elles sont, ridicules toujours, profondément immorales le plus souvent, ne pouvant se réaliser que dans un bouleversement complet de la société ; enfin et surtout, ce qui était pour un bourgeois de cette époque le comble de l’horreur, intimement liées aux abominables doctrines saint-simoniennes ; le devoir de tout honnête homme est d’empêcher qu’elles se réalisent jamais.

CHAPITRE VI

LES CONSÉQUENCES DU MOUVEMENT FÉMINISTE


I. Les femmes dans la société saint-simonienne. — II. Lois ou propositions de lois favorables aux femmes. — III. Ouvrages historiques relatifs aux femmes. — IV. Le caractère général du mouvement féministe sous Louis-Philippe.
I

Les femmes avaient demandé beaucoup de choses ; qu’obtinrent-elles en fait ? À peu près rien. Il est intéressant de remarquer que les saint-simoniens eux-mêmes, instigateurs premiers du mouvement féministe, ne réalisèrent pas complètement à l’égard des femmes leurs théories. De 1825 à 1832, il y eut en effet, en France, une société saint-simonienne, dont il serait peut-être exagéré de dire qu’elle formait un État dans l’État, mais qui, à coup sûr, fut régie par des lois et des coutumes propres. Dans cette société même les femmes ne jouirent pas de la parfaite égalité avec les hommes. Jusqu’en 1831, les femmes occupent bien une certaine place dans la hiérarchie saint-simonienne ; mais on ne peut prétendre, comme Transon[330], qu’elles sont présentes à tous les degrés de cette hiérarchie. Aucune femme, en effet, ne siège au milieu des trois pères suprêmes. Enfantin, Bazard et Rodrigues. Je sais bien qu’Enfantin attendait « la Mère », mais il semble qu’il aurait pu la découvrir s’il y avait mis quelque bonne volonté, et je suis plus porté à croire que l’autoritaire Enfantin ne tenait pas beaucoup à partager son pouvoir, fût-ce avec la femme Messie.

En 1831, Enfantin fait un véritable coup d’état. Dans sa prédication du 21 novembre, il déclare tout net que « désormais il n’y a plus de femmes dans les degrés de la hiérarchie[331] ». Les raisons qu’il donne sont plutôt obscures. « L’homme aujourd’hui peut, dit-il, être classé, parce qu’il a depuis longtemps sa liberté complète à l’égard de la femme ; mais la femme ne pourra être classée que lorsqu’elle-même se sera relevée. » En d’autres termes, les femmes ont été pendant longtemps inférieures aux hommes ; c’est une raison pour qu’elles le restent longtemps encore. Aucun antiféministe n’aurait trouvé mieux que l’ « Avocat des femmes ». La mesure ne fut pas bien accueillie des féministes militantes, et Suzanne, la directrice de la Femme libre, sans pourtant se départir du respect qu’elle devait au Père, supplia humblement les chefs de la société saint-simonienne d’accorder dans leurs assemblées une place aux femmes. « Il est injuste, ajoute-t-elle, que les membres mêmes de la famille (entendez la famille saint-simonienne ) n’aient pas confiance en nous[332]. » Cette protestation n’eut aucun effet, et pendant le temps très court que dura encore la société saint-simonienne, aucune femme n’occupa une place importante dans la hiérarchie.

II

Quand on voit les saint-simoniens mettre de telle façon leurs théories en pratique, on ne peut guère s’étonner que les pouvoirs officiels, défavorables en principe au féminisme, n’aient guère fait droit à ses revendications. Pourtant, entre 1830 et 1848, on pourrait citer un certain nombre de propositions de lois qui accordèrent quelque satisfaction aux désirs exprimés par les féministes. Le 11 août 1831, c’est la proposition de M. de Schonen concernant le divorce. Son projet de loi porte (art. 1er) l’abrogation de la loi de 1816 (qui avait supprimé l’ancienne loi) et (art. 2) la remise en vigueur de l’ancienne loi[333]. La proposition fut écoutée favorablement par la Chambre ; elle nomma une commission, dont Odilon Barrot fut le rapporteur, et finalement vota le projet de loi ; mais, sur le rapport de Portalis, la Chambre des pairs le rejeta ; il en fut de même de plusieurs autres projets de loi sur le divorce présentés de 1832 à 1834 ; votés par les députés, ils furent repoussés par les pairs. Ensuite, il ne fut plus question officiellement du divorce jusqu’en 1848.

En 1836, le gouvernement se décida à s’occuper des écoles primaires de filles, dont la loi Guizot ne parlait pas. Par la loi du 23 juin, il était décidé que les filles pourraient participer aux deux degrés d’enseignement primaire : l’enseignement primaire élémentaire, où elles recevraient « l’instruction morale et religieuse, les premiers éléments de la lecture, de l’écriture et du calcul, du français, du chant, des travaux à l’aiguille et du dessin linéaire[334] », et l’enseignement primaire supérieur où elles apprendraient en outre la grammaire, l’histoire et la géographie. C’était, en somme, pour le temps un programme assez complet et, remarque M. Buisson[335], un grand progrès sur les lois précédentes (celle de 1820, par exemple, qui avait essayé d’ébaucher l’organisation de l’enseignement des filles), puisqu’elle reconnaissait aux femmes le droit de recevoir un enseignement primaire supérieur. De là à organiser pour elles un enseignement secondaire, il n’y avait qu’un pas, mais un pas que l’on mit trente ans à franchir.

Cette loi contenait, au point de vue féministe, une autre disposition très remarquable. Il y était décidé (art. 16) que les comités locaux, chargés de l’organisation et de l’entretien des écoles primaires, auraient l’autorisation de faire visiter ces établissements par des dames inspectrices. Cette disposition existait dans la loi de 1820. Mais ce qui était nouveau, c’était (art. 18) de donner à ces dames inspectrices voix délibérative dans les comités et de leur permettre de faire partie des commissions d’examen pour le brevet de capacité.

À la même époque, plusieurs femmes étaient, sans doute pour la première fois, puisque la Gazette des Femmes prend la peine de le signaler, nommées « professeures » au Conservatoire. L’une d’elles était Mlle Mars.

En 1837 (18 juillet), ce fut une loi qui, extension sans doute de la loi du 19 avril 1831, donna au mari d’une femme mariée sous le régime de la communauté le droit de la représenter aux assemblées municipales comme plus imposée.

Enfin la loi ouvrière de 1847 contient une disposition relative aux femmes, étendant à celles-ci les dispositions prises par la loi de 1841 vis-à-vis des mineurs ; elle leur interdit le travail dans les usines ou ateliers.

En somme, ce que les femmes réclamaient avec le plus d’insistance, le divorce, l’accès aux carrières libérales, les droits politiques, ne leur avait pas été accordé. Pourtant leur condition s’était un peu améliorée. Mais doit-on attribuer les différentes lois que nous venons de signaler à la seule influence des théories féministes ? Pour ma part, je ne le pense pas. Certaines dispositions de ces lois étaient déjà en germe dans des lois plus anciennes ; certaines autres résultaient du mouvement général de la civilisation.

En tout cas, si les théories féministes n’eurent pas la seule part dans l’élaboration de ces lois, on peut dire tout au moins qu’elles y eurent une part très grande.

III

Mais si l’influence du féminisme est assez restreinte dans les faits, il n’en est pas de même dans le domaine des idées : le règne de Louis-Philippe vit en effet se développer un très important mouvement d’études ayant pour objet soit la condition actuelle des femmes, soit leur histoire politique ou littéraire ; l’origine de ce mouvement est, à n’en pas douter, dans les théories féministes, qui ont, d’une part, attiré l’attention sur la femme alors négligée ; qui, d’autre part, recherchaient comme tous les partis leurs titres de noblesse dans le passé.

Il fallait d’abord que l’on sût exactement quelle était la place de la femme dans les codes du temps. En 1833, M. Guichard, avocat et, dit la Mère de famille[336], l’une des célébrités du barreau, publia le Code des Femmes, où il faisait un résumé de toutes les dispositions du Code civil « sur tous les droits des femmes, sur toutes leurs obligations d’épouses et de mères, traitait toutes les matières de donations, successions,… hypothèques, procédure, en tant qu’elles touchent à l’intérêt des femmes comme femmes[337] ».

Guichard étudiait la condition juridique des femmes dans le présent ; Laboulaye (Recherches sur la condition civile et politique des femmes depuis les Romains jusqu’à nos jours) étudie leur situation dans le passé. Son ouvrage, d’ailleurs très antiféministe, passe en revue les femmes romaines, germaines, celles de l’époque de la féodalité, et insiste surtout sur la capacité politique des femmes du moyen âge.

Plusieurs ouvrages se proposèrent d’étudier spécialement les femmes qui, dans le moyen âge ou les temps modernes, avaient eu un certain rôle politique. Tels furent l’ouvrage d’Aurore Dupin, la france illustrée par les femmes (1833), où sont retracées les biographies de Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Mme Roland et autres héroïnes moins célèbres, comme cette Mlle de la Charce, qui défendit en 1692 le Dauphiné contre le duc de Savoie ; le Livre de Beauté par Mme Tastu (1834), études sur Anne de Beaujeu, Henriette d’Angle terre, Joséphine et les différentes maîtresses royales ; Douze étoiles de l’histoire de France, par Lassalle et Pruhomme, vies de femmes célèbres à divers titres depuis sainte Geneviève jusqu’à la Camargo. Les deux plus remarquables de ces ouvrages sont : les Femmes célèbres de l’ancienne France, par Leroux de Lincy, ouvrage très complet où sont mentionnées à peu près toutes les femmes qui ont joué un certain rôle dans l’histoire de France, avec « des remarques sur la vie publique et privée des femmes françaises » depuis le ve siècle jusqu’au xviiie siècle ; et les Femmes de la Révolution de Lairtullier (1840). Cet ouvrage, fait dans un esprit très féministe, dans l’intention de rendre à la femme la place qui lui est due dans l’histoire, étudie la plupart des femmes qui ont joué un rôle dans la Révolution de 1789, non seulement Mme Roland, Mme Tallien, Charlotte Corday, Catherine Théot, mais d’autres moins connues alors, comme Olympe de Gouges, Rose Lacombe, Sophie Lapierre (conspiration de Rabeuf). Le livre de Lairtullier est surtout précieux en ce qu’il fournit de bonnes indications sur le mouvement féministe de la Révolution.

On peut rattacher à ces études d’histoire féminine la publication anonyme, Histoire des Femmes célèbres de tous les pays, qui commença de paraître en 1834, les études sur l’histoire des femmes en France insérées par Pauline Roland dans la Revue indépendante (1840), enfin la publication (1835) des lettres autographes de Mme Roland.

L’histoire littéraire des femmes n’est pas moins bien représentée. Le livre d’Aurore Dupin, que nous avons mentionné, contenait des études sur diverses « auteures » du moyen âge et des siècles classiques.

Delaporte (Quelques femmes de la société du dix-huitième siècle, 1835) étudie quelques obscures historiennes et romancières de l’époque de Louis XV. Dans la Galerie des dames françaises distinguées dans les lettres et dans les arts, ouvrage anonyme, de courtes notices accompagnant des portraits étaient consacrées aux diverses femmes écrivains de l’Empire et de la première Restauration. Enfin la Biographie des femmes auteurs contemporaines, à laquelle collaboraient la plupart des hommes et toutes les femmes de lettres de l’époque (lesquelles s’autobiographièrent souvent), est le meilleur et, je crois, à peu près le seul travail sur la littérature féminine du temps de Louis-Philippe.

Deux journaux se fondent expressément pour faire connaître la littérature féminine tant ancienne que moderne. Ces deux journaux, dirigés d’ailleurs par des hommes, sont le Citateur féminin (1835-36) et le Génie des Femmes (1844-47). Ils contiennent de fort intéressants articles sur diverses « auteures » de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes.

Enfin l’époque de Louis-Philippe vit la première édition moderne des œuvres de Louise Labé, « la belle cordière » (1844), et du théâtre de Hrosvita, qui, poétesse et nonne, florissait en Germanie sous le règne d’Otton le Grand.

IV

Nous devons maintenant nous demander quelles sont les caractéristiques du mouvement féministe de cette époque. Si nous examinons ses caractères les plus extérieurs, c’est-à-dire sa position dans le temps et dans l’espace, nous verrons que, d’une part, le féminisme a été surtout actif et florissant de 1830 à 1840 et que, d’autre part, loin d’être, comme le mouvement féministe de 1789 et de 1848, localisé à Paris, il s’est manifesté dans toute la France. Il est impossible d’attribuer ces deux traits à une autre cause qu’à la liaison intime du saint-simonisme et du féminisme, puisqu’en effet le saint-simonisme s’est répandu dans la France entière et a vu son activité décroître, ou tout au moins se fragmenter et se transformer, aux environs de 1840.

Si maintenant nous considérons les théories féministes en elles-mêmes, nous verrons que, vers 1836, le féminisme est constitué, avec à peu près tous les caractères qu’il présente aujourd’hui. Que demandent en effet les féministes en 1913 ? Dans la famille, l’égalité du mari et de la femme, de la mère et du père, et la recherche de la paternité ; dans la société civile, l’accès à toutes les professions, « à travail égal, salaire égal », l’amélioration du sort des ouvrières, l’exercice enfin de tous les droits civils et politiques[338]. Tout cela, les féministes le demandaient en 1836. Cependant, il y a entre les deux conceptions une grande différence ; les féministes d’aujourd’hui mettent sur le même plan l’égalité de la femme dans la famille, son accès aux diverses professions, l’amélioration du sort des ouvrières, l’exercice des droits politiques. Ce sont pour eux questions d’égale importance. Sous Louis-Philippe, il était bien loin d’en être de même. Ce que les femmes d’alors désirent surtout, c’est d’abord l’égalité de la femme dans le mariage, ensuite l’ouverture des carrières libérales. Quant au sort des ouvrières, quant à l’exercice des droits politiques, ce sont des questions qui, à en juger par le peu de place qu’elles tiennent dans leurs revendications, semblent les intéresser médiocrement. Et par là le mouvement féministe de l’époque de Louis-Philippe, si en avance sur son temps par cela seul qu’il est féminisme, se rattache bien à l’esprit général de cette société, qui, foncièrement bourgeoise, fit très peu pour les ouvriers et n’arriva que très tardivement à concevoir l’idée du suffrage universel.


TROISIÈME PARTIE
LE FÉMINISME
SOUS LA SECONDE RÉPUBLIQUE

CHAPITRE PREMIER

LE MOUVEMENT FÉMINISTE
EN 1848 ET 1849


I. Les Journaux. — II. Les collaborateurs. — III. Les lecteurs.


La République de 1848 est une époque de reconstruction — ou de tentative de reconstruction — politique et sociale. L’établissement d’une constitution nouvelle et la promesse de réformes sociales semblèrent aux féministes une occasion favorable pour recommencer leurs revendications. Les gouvernants paraissaient disposés à effacer de la France toute trace des servitudes anciennes. Ils ne pouvaient moins faire que de détruire la plus ancienne et la mieux enracinée, la domination de l’homme sur la femme. Telle fut la pensée des féministes, presque uniquement des saint-simoniens, qui survivaient alors. Ils firent en 1848 et 1849 une propagande plus active que jamais. La suppression des lois de septembre 1835 restrictives de la liberté de la presse, l’établissement du droit de réunion, la discussion d’une constitution nouvelle au sein de l’Assemblée favorisaient grandement cette propagande. Comme en 1789, des clubs de femmes s’ouvrirent et, pour la première fois, des journaux féministes quotidiens furent fondés.

Les clubs florissants, surtout à Paris, théâtre de discussions bruyantes, furent, comme nous le verrons, éphémères.

Les journaux durèrent bien plus longtemps. Ils représentaient alors la partie la plus intéressante du mouvement féministe. Les clubs et sociétés féministes ne sont que leur émanation. Ils comptaient parmi leurs rédacteurs les féministes les plus notoires. Les brochures et ouvrages féministes qui paraissaient à cette époque ne font guère que reprendre leurs idées.

I

Ces journaux peuvent se diviser en deux catégories : 1o un groupe de journaux qui ont à peu près la même politique, les mêmes collaborateurs, la même direction, et que cette unité d’inspiration a fait vivre (avec de nombreuses interruptions il est vrai) pendant près de deux ans, du 19 mars 1848 au 10 août 1849 ; 2o quelques feuilles généralement éphémères au sens strict du mot, manifestations isolées qui, naturellement, n’ont eu ni une politique suivie, ni un grand retentissement.

Le premier groupe, de beaucoup le plus important, débute par la Voix des Femmes. Cette feuille est le premier journal féministe de la seconde république en date comme en importance. Ainsi que nous le fait connaître le premier numéro daté du 19 mars 1848, il était dirigé par une société d’ouvriers sous la direction de Eugénie Niboyet, qui, sans doute par modestie, s’intitule « ouvrière elle-même », mais qui est une véritable féministe de profession. Depuis de longues années elle combat pour la bonne cause et, dès 1832, elle a fondé à Lyon un journal féministe, la Mosaïque des Femmes. Imprimée avec un grand soin, mise par son prix modeste de 0 fr. 10 à la portée de toutes les bourses, la Voix des Femmes connut, s’il faut en croire sa directrice, de fort brillants débuts. « Les temps étaient pour nous, s’exclame avec enthousiasme Mme Niboyet, dès le numéro 5 ; notre journal devait réussir. Les femmes ne se sont pas fait attendre. Leur participation nous est assurée. »

Sans doute Mme Niboyet se faisait-elle sur les sentiments des femmes de décevantes illusions, car le succès fut loin de répondre à ses espérances. Le premier moment de curiosité passé, le journal se vendit fort peu. Aussi, en avril 1848, la Voix des Femmes, toujours sous l’impulsion de Mme Niboyet, organisa une société et décida que chacun des membres de la société qui aurait amené dix souscripteurs, c’est-à-dire dix abonnés, recevrait le journal gratuitement.

Ce moyen n’ayant pas eu une grande efficacité, la Voix des Femmes fut mise en actions[339]. « Mais, dit le malin chroniqueur de la Physionomie de la Presse, un seul socialiste mordit à l’hameçon. » Ce socialiste était le banquier Olinde Rodrigues, disciple de Saint-Simon, qui avait consacré sa fortune et sa vie à la défense des théories de son maître. La Voix des Femmes décerna les louanges les plus flatteuses à cet homme généreux. Mais l’intervention d’Olinde Rodrigues ne la sauva pas et, loin d’augmenter, le nombre de ses lecteurs diminua sans doute encore, puisque nous voyons le journal espacer peu à peu ses numéros. Il est quotidien jusque vers le 10 avril ; mais nous voyons à partir de cette date des numéros ne paraître que tous les deux jours, et ceci (avec des intervalles où le journal redevient quotidien) jusqu’au numéro 36 du 29 avril. A ce moment, sans que nous puissions savoir exactement pourquoi, une brusque interruption d’un mois. Lorsque paraît, le 28 mai, le numéro 37 du journal, Mme Niboyet parle, dans un article, malheureusement trop vague, « de la malveillance acharnée à incriminer ses intentions, mais dont elle a heureusement triomphé ». Elle donne à entendre que la Voix des Femmes aurait été provisoirement suspendue par ordre du gouvernement. Mais à la suite de quels démêlés ; elle ne le dit pas et nous l’ignorons[340].

À partir du 28 mai, la Voix des Femmes ne vécut que d’une vie très languissante. Le numéro du 17-20 juin 1848 fut le dernier.

La Politique des Femmes lui succéda. Celle-ci, dirigée non plus par Eugénie Niboyet, mais par Jeanne Deroin, à qui passe désormais la direction du mouvement féministe, mit en vente son premier numéro le 18 juin, juste au moment où la Voix des Femmes disparaissait. Imprimée sur deux pages seulement, de format beaucoup plus petit que la Voix des Femmes, ne coûtant d’ailleurs que 0 fr. 05, elle devait paraître tous les dimanches. Interrompue par les journées de juin, son second et dernier numéro ne parut que le 5 août[341].

Pendant toute la fin de l’année 1848, éclipse totale des journaux féministes. C’est seulement le 28 janvier 1849 que l’Opinion des Femmes reparut sous forme d’une revue mensuelle (8 pages, 0 fr. 10) de même titre et de même format, toujours dirigée par Jeanne Deroin ; le premier numéro, dit cette dernière, aurait dû paraître le 29 septembre, « mais les entraves apportées à la liberté de la Presse nous ont déterminées à retarder cette publication ». L’Opinion des Femmes parut alors régulièrement tous les mois[342], et vécut jusqu’au 10 août 1849. Il est probable que, comme ses aînées, elle disparut faute d’argent[343].

À côté de ce groupe de journaux qui représentent un effort malheureux, mais sérieux se placent quelques autres feuilles qui vécurent « ce que vivent les roses » et n’apportèrent ni contribution nouvelle ni aide sérieuse aux théories féministes. Ce sont le Volcan (mars 1848), par la citoyenne Bassignac ; l’Enfer et le Paradis du Peuple (2 avril), rédactrice Mme de Beaufort ; l’Amour de la Patrie (10 avril), dirigée par Mme Legrand. Tous ces journaux sont de petit format, bien imprimés (en particulier l’Enfer et le Paradis du Peuple).

Faisons une place à la République des Femmes, « journal des cotillons ». Ce journal satirique, ou qui a la prétention de l’être, rédigé tout en vers (fort mauvais) et surmonté d’un frontispice qui veut être très artistique[344], réclame pour les femmes non pas l’égalité, mais la suprématie, et déclare une guerre implacable au « sexe barbu ».

En avant, délivrons la terre
De Tyrans trop longtemps jaloux.
À la barbe faisons la guerre,
Coupons la barbe, coupons tout.

Tel est le leitmotiv du « Chant de départ de ces dames contre les gueux de maris ».

II

Par qui sont rédigés ces journaux ? Quels en sont les collaborateurs ? La grande majorité des hommes ou des femmes qui ont collaboré à ces journaux féministes sont pour nous d’illustres inconnus, et nous ne les connaissons qu’à titre de rédacteurs des journaux féministes. De ce nombre sont Amélie Frot, Claire B., J. Bachellery, Désirée Gay et Henriette Sénéchal (directrices d’ateliers nationaux), Eugénie Niboyet elle-même, la directrice de la Voix des Femmes P, puis fondatrice du Club des Femmes, Henriette (artiste), une des collaboratrices les plus assidues, dont nous pouvons dire avec le Pamphlet : « Qu’est-ce qu’Henriette ?… artiste en quoi ? en cheveux, en fleurs, en polka, en bonnes mœurs ? nous ne savons. »

Viennent maintenant d’autres personnages plus connus, qui jouissent même d’une demi-célébrité. En tête se place Jeanne Deroin, qui collabora à presque tous les journaux féministes et en dirigea la plupart. C’est l’apôtre la plus convaincue et la plus persévérante du féminisme ; nous allons la voir tout à l’heure essayer de mettre en pratique ses théories.

Jean Macé, historien et professeur au collège Stanislas, collaborateur de la République et futur fondateur de la Ligue de l’Enseignement, ne collabora qu’à l’Opinion des Femmes. Il montre déjà toute la bonhomie et tout le sel qu’il sut mettre plus tard dans ses ouvrages ; ses articles sont à mon avis les mieux écrits qui se trouvent dans tous les journaux féministes[345]. Gabrielle Soumet, fille d’Alexandre Soumet, l’auteur de la Divine Épopée, poétesse elle-même et auteur dramatique, écrivit surtout dans la Voix des Femmes.

Deux députés, Eugène Stourm et Coquerel, écrivirent, surtout le premier, dans tous les journaux féministes ; mais le second se brouilla avec eux à la suite de la loi sur les clubs dont il avait été le rapporteur.

Enfin la Voix des Femmes pourrait citer avec orgueil un article de Victor Hugo[346]. Mais cet article, où se trouvent d’ailleurs de fort belles phrases sur la femme, « figure angélique et sacrée, belle à la fois de la beauté physique et de la beauté morale », est fort vague et ne peut guère être interprété dans un sens résolument féministe.

III

Si nous nous demandons maintenant qui lisait les journaux féministes (ce qui est d’ailleurs assez difficile à établir), nous verrons que leurs lecteurs forment pour ainsi dire une masse peu profonde, mais s’étendent sur une assez grande surface.

Les lecteurs étaient assez peu nombreux, puisque toutes les feuilles féministes périrent faute d’argent.

Mais nous voyons dans ces journaux des lettres émanant de toutes les provinces de la France, en particulier de différents clubs de femmes[347] ; ces journaux étaient donc lus par toutes les féministes de France, parce que c’étaient les seuls qui représentassent leur parti. Bien plus, ils pénétrèrent jusqu’en Angleterre. On trouve dans leurs colonnes des lettres de Jeanne Knight, quakeresse et féministe, et des proclamations de Robert Owen. En résumé, les journaux féministes étaient lus par tous les féministes dans les pays où le féminisme existait… et sans doute aussi par les antiféministes qui voulaient s’en divertir[348].

CHAPITRE II

POLITIQUE GÉNÉRALE DES JOURNAUX
FÉMINISTES


I. Leur socialisme chrétien. — II. Politique extérieure. — III. Politique intérieure. — IV. La question ouvrière. — V. Politique économique.
I

Avant d’aborder l’examen des théories féministes de ces différents journaux, il me semble nécessaire, pour les faire mieux comprendre, de jeter un coup d’œil sur leur politique générale, à laquelle, d’ailleurs, sera attachée étroitement leur politique féministe.

On ne peut, à dire vrai, parler d’une politique que pour le premier groupe de journaux (Voix des Femmes, Politique des Femmes, Opinion des Femmes), qui seuls ont duré assez longtemps (puisque, comme nous l’avons vu, ils s’étendent, malgré toutes leurs interruptions, sur l’année 1848 et sur la plus grande partie de l’année 1849) pour recevoir le contre-coup de tous les grands événements qui ont marqué les deux premières journées de la seconde République. Quelle est donc la nuance de ces journaux ? Tous sans exception sont socialistes. Mais, sous la seconde République comme sous la troisième, le parti socialiste était divisé en plusieurs fractions souvent rivales. Les plus importantes étaient : l’école de Louis Blanc, l’école de Proudhon, enfin l’école saint-simonienne représentée en 1848 par Pierre Leroux, Cabet et Victor Considérant. C’est à cette dernière fraction du parti qu’appartenaient les journaux féministes.

Leurs collaborateurs sont, il est facile de s’en rendre compte, imbus des théorie saint-simoniennes. Ils ont lu avec passion les œuvres du maître, puis celles de ses disciples Enfantin, Fourier et surtout Cabet. Les journaux féministes ont leur allié naturel dans la Démocratie pacifique (le journal de Victor Considérant), qui les défendra contre les autres groupes du parti socialiste.

Leur socialisme est donc le socialisme saint-simonien, c’est-à-dire un socialisme absolument communiste avec toutes ses conséquences : dépendance étroite de tous les citoyens envers l’État, et suppression de la propriété individuelle. D’ailleurs, pour être communistes, ces journaux ne sont pas athées, bien loin de là. Pas d’opposition pour eux entre la religion, d’une part, et de l’autre la liberté et le progrès. Au contraire, la première (le christianisme en particulier) est l’auxiliaire naturel, le fondement indispensable des deux autres. « … C’est sur la religion elle-même que nous nous appuyons, écrit un des collaborateurs de la Voix des Femmes[349], car elle est tout à la fois la colonne la plus haute et la base profonde de tout l’édifice social. »

Pour eux, le christianisme est d’accord avec les principes révolutionnaires : la déclaration des droits de l’homme (ainsi que la déclaration des droits de la femme) est fille de l’Évangile.

Ce mélange de socialisme et de christianisme, qui s’exprime par des tirades sentimentales coupées d’exclamations et d’apostrophes bibliques, replace bien ces journaux, si en avance sur leur temps par certains côtés, dans une époque où les prêtres bénissaient les arbres de la Liberté, où Lacordaire siégeait à gauche de l’assemblée en robe de dominicain, où les plus rouges des républicains invoquaient Dieu à la tribune.

En résumé, si l’on voulait poser sur ces journaux féministes une étiquette résumant leur attitude générale, on pourrait dire qu’ils sont, avec plus de vague sentimentalisme et d’exagérations, socialistes chrétiens avant la lettre.

II

Sentimentalisme, aspirations généreuses et vagues, méconnaissance profonde des réalités, tout cela se retrouve, et porté au suprême degré, dans la politique extérieure des journaux féministes.

Ce qu’ils rêvent, c’est la suppression de la guerre avec son cortège de ruines et de deuils ; c’est de voir les nations chrétiennes jeter au loin leurs armes pour se tendre fraternellement les bras. Et c’est la France, éternel instrument du progrès, la France qui, toujours, s’est chargée de répandre les idées généreuses, qui imposera au monde la paix universelle. Et, pour cela, il lui suffira de développer plus encore sa prospérité matérielle et intellectuelle. Elle parviendra ainsi à attirer chez elle les rois étrangers, à les éblouir par l’éclat dont y brilleront les sciences et les arts et à les « guider » ainsi « dans la voie du progrès ». On pourrait peut-être voir dans l’unité universelle du monde chrétien la première idée de ces États-Unis d’Europe, rêve des utopistes modernes. Mais le moyen ne paraît pas très efficace ; bien des rois sont venus en France depuis 1848 et il n’est pas encore question de paix universelle.

D’ailleurs, dans un état du monde imparfait comme il l’est en 1848, la guerre est nécessaire pour se délivrer de l’oppression. Aussi les journaux féministes n’ont-ils pas assez d’éloges pour les révolutionnaires d’Espagne et d’Italie et souhaitent-ils (souhait classique entre 1830 et 1850) l’indépendance de la Pologne. Ils font mieux, ils donnent l’hospitalité dans leur journal à un projet de constitution élaboré par quelques réfugiés polonais[350].

En 1849, la Hongrie a remplacé la Pologne, l’Italie résiste toujours, et les journaux féministes s’écrient : « Louange aux martyrs italiens et aux champions de la liberté hongroise ! »

Leur politique extérieure est donc guidée par des considérations d’ordre tout sentimental et annonce la fameuse « politique des nationalistes ».

III

Si nous passons à leur politique intérieure, c’est-à-dire à la position qu’ils prennent dans la lutte des partis, nous verrons qu’ils eurent tout d’abord une attitude très libérale. Ce qui pourra le mieux nous le montrer, ce sera d’examiner les listes des candidats que la Voix des Femmes recommande aux lecteurs dans ses numéros 23 (14 avril) et 40 (3-6 juin 1848). Nous y voyons, en effet, à côté de saint-simoniens, comme Considérant, Cabet, Pierre Leroux, Olinde Rodrigues, et de socialistes chrétiens, comme Lamennais et Lacordaire, des membres des autres groupes socialistes, Proudhon d’une part, de l’autre Louis Blanc, Flocon et Albert ; de simples radicaux ou républicains modérés, comme Ledru-Rollin, Armand Marrast, Dupont de l’Eure, Arago, Crémieux, Marie, Lamartine et Garnier-Pages.

C’étaient, il est vrai, les hommes tout désignés à ce moment. Et si, pour la plus grande part, le suffrage universel confirma les prévisions et les vœux de la Voix des Femmes ce n’est pas à l’influence de ce journal qu’on doit l’attribuer.

Cela n’empêche pas la Voix des Femmes de se féliciter vivement du résultat des élections de Paris : « Quand une nation, dit-elle, porte par d’unanimes suffrages des noms comme ceux de Lamartine, Carnot, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, il ne faut plus douter de l’avenir. » Ces hommes politiques étaient pourtant loin d’être tous favorables aux idées féministes[351]. N’importe, la Voix des Femmes est pour l’instant un journal gouvernemental, parce qu’elle espère toujours convertir le gouvernement à ses idées.

Mais, quand les féministes ont vu l’année 1848 ne leur apporter que des désillusions, après la fermeture des ateliers nationaux, après l’exclusion des femmes de tous les clubs, après l’élection du prince Louis-Napoléon, les mêmes hommes d’ailleurs n’étant plus au pouvoir, le ton n’est plus du tout le même, et dans l’Opinion des Femmes comme dans tous les journaux de gauche, ce sont des invectives contre les réactionnaires et des paroles amères à l’adresse du prince-président, « successeur du roi constitutionnel[352] ».

IV

Il faut dire, d’ailleurs, à la louange des journaux féministes, que rarement ils perdaient leur temps dans la lutte stérile des partis ; ils portaient plutôt leur attention vers les questions d’économie politique et sociale qui étaient à l’ordre du jour, et en premier lieu la question ouvrière.

Pour résoudre cette question qui, sous la seconde République, avait une importance tout à fait capitale, le remède proposé par les journaux féministes, bons disciples des saint-simoniens, est l’association sous toutes ses formes : « Il faut, dit une collaboratrice du journal la Voix des Femmes, organiser le travail par l’association des maîtres et des ouvriers, du capital et du talent, et encourager partout l’association partielle, pour arriver bientôt à l’universelle association. » Cette association du capital, du travail et du talent est comme le mot d’ordre des journaux féministes en 1848. Ainsi, dans le numéro 1 de l’Opinion des Femmes en particulier, Jeanne Deroin présente deux projets d’association analogues à nos coopératives :

« Si les producteurs (dit Jeanne Deroin) devenaient eux-mêmes consommateurs, la consommation augmenterait dans une immense proportion, et le grand problème de l’organisation du travail serait bien près d’être résolu. Il suffirait peut-être, pour arriver à ce résultat, de créer le crédit pour les travailleurs… Les associations achèteraient les instruments de travail et toutes les matières premières nécessaires à leur profession au moyen de billets qui auraient un cours légal comme les effets de commerce et qui seraient acquittés sur le produit de la vente des objets confectionnés. Toutes les dépenses seraient payées par des billets de l’association[353]. »

Mais, avant que l’on arrive à cet état parfait où l’association universelle régnerait sur la terre et où (ce qui demandera peut-être beaucoup de temps) il n’y aurait plus de pauvres, il est nécessaire que l’on prenne des mesures pour améliorer immédiatement le sort des ouvriers.

Ces mesures, ce seront d’abord l’augmentation des salaires ou, tout au moins, des lois pour empêcher leur diminution, et la création de jurys « pour constater et faire accorder le minimum nécessaire aux travailleurs ». Puis c’est la réduction pour les ouvriers « du prix des aliments, de l’habillement et du logement » (la Voix des Femmes, no 39, 1er au 4 juin 1848). Enfin, l’on voit déjà poindre l’idée des retraites ouvrières, car ces journaux répètent à plusieurs reprises qu’il faut assurer aux vieillards « une retraite honorable » et construire une maison exprès pour cela.

V

Mais tout cela nécessitera de grandes dépenses pour l’État et les contribuables. Pour que l’on puisse mettre ces différents projets à exécution, il est de toute nécessité que la richesse du pays augmente. Quels moyens employer pour cela ? Encourager « l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce…, répond la Voix des Femmes, puis augmenter la consommation à l’intérieur et les débouchés au dehors ».

Pour que le commerce soit florissant, il devra, avant tout, être libre, et le Club de Montmorency, qui expose ses idées par l’organe de la Voix des Femmes, demande « l’affranchissement de tous droits sur les bestiaux étrangers à partir du 1er juin prochain et une diminution de trois quarts pour les droits d’importation sur les fers étrangers ». On reconnaît ici non plus l’influence saint-simonienne, mais l’influence du mouvement libre-échangiste anglais.

CHAPITRE III

LES REVENDICATIONS FÉMININES


I. Condition des ouvrières. — II. Solutions proposées. — III. Le divorce. — IV. Protection de la jeune fille.
I

Si, comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, la situation de l’ouvrier était très pénible, la condition de l’ouvrière était, comme cela arrive toujours, plus dure encore. La question du sort des ouvrières se posait donc avec la plus grande acuité, et c’était bien le rôle des journaux féministes que d’exposer à leurs lecteurs cette situation misérable et d’en chercher le remède.

Deux choses, en 1848 comme aujourd’hui, rendaient la condition des ouvrières particulièrement misérable : la longueur des journées de travail et l’insuffisance des salaires. Alors que les ouvriers et ouvrières d’aujourd’hui sont unanimes à réclamer la journée de huit heures, l’ouvrière de 1848, bien plus modeste, borne ses désirs à l’obtention de la journée de douze heures ; car sa journée dure en général seize, quinze ou au moins quatorze heures. Cela ressort clairement d’une pétition adressée par les ouvrières blanchisseuses au gouvernement provisoire : elles y exposent que leur journée, commencée à six heures du matin, finit à huit heures du soir, et demandent, en conséquence, la suppression de deux heures de travail, c’est-à-dire la journée de douze heures.

Les ouvrières n’étaient pas plus favorisées au point de vue des salaires. Il est reconnu aujourd’hui qu’il est impossible à une ouvrière de se suffire avec trois francs par jour. Eh bien ! même en tenant compte de la différence de valeur de l’argent, la condition de l’ouvrière moderne est très enviable, comparée à ce qu’était celle de l’ouvrière en 1848 : « Combien de femmes travaillent douze heures pour moins de trente sous… Les couturières de campagne en journée gagnent soixante centimes si elles ne sont pas nourries, quarante centimes si elles sont nourries. »

La création des ateliers nationaux ne remédia guère à cette situation, car le salaire y était également très faible. « Je suis dans un atelier national, dit une ouvrière, je gagne douze sous par jour ; j’en donne quatre à la crèche pour mon enfant ; mon garni me coûte six sous ; il me reste donc deux sous pour manger. » La meilleure preuve de l’extrême misère des ouvrières sous le régime des ateliers nationaux est cette pétition adressée à Louis Blanc par les ouvrières du premier arrondissement, où elles réclament pour toutes « un franc de façon par chemise[354] ou par jour ».

Il est donc de toute nécessité d’améliorer le sort des ouvrières et ce n’est pas seulement l’humanité qui le demande, c’est la morale qui l’exige, car une ouvrière qui « après avoir travaillé toute une journée se trouve avoir gagné douze, quinze ou vingt sous au plus… est souvent réduite… à accepter le déshonneur pour cacher son intolérable misère… et… du jour où elle met le pied dans la voie du vice, elle est perdue, prostituée… Ce point de vue moral est un de ceux où se placent encore aujourd’hui tous ceux qui s’occupent du sort de l’ouvrière.

II

Comment faire pour améliorer cette malheureuse situation ?

D’abord il faudrait que toutes les ouvrières sans travail fussent sûres de trouver de l’ouvrage, « il faudrait que des listes soient ouvertes où viendraient s’inscrire les femmes sans travail ».

Ces listes une fois remplies, l’État emploierait les ouvrières qui y seraient inscrites dans les ateliers où elles travailleraient pour leur compte. Ces ateliers seraient organisés ainsi : « Il faudrait, dans chaque arrondissement, un local assez vaste pour contenir un grand nombre d’ouvrières et réunir des maîtresses de tout état qui classeraient les ouvrières selon leurs capacités. « Un autre article de la Voix des Femmes propose un seul atelier national pour tout Paris « divisé par spécialités de travail, régi intérieurement par des commissaires du gouvernement ». Dans cet atelier unique où toutes les ouvrières d’une ville travailleraient et qui serait sous l’étroite surveillance de l’État, nous reconnaissons les ateliers nationaux que Cabet nous fait visiter avec complaisance dans son Voyage en Icarie.

D’autres enfin proposent que les ouvrières s’associent pour créer un atelier où les particuliers viendraient eux-mêmes chercher les produits confectionnés. Il y aurait à ce système un très grand avantage : la mise en rapports directs des consommateurs et des producteurs. Ainsi seraient supprimés les intermédiaires, c’est-à-dire les patrons, qui prennent pour eux le plus clair des bénéfices : « Vous voulez, dit une ouvrière, faire faire à une couturière cinq robes ; vous lui donnez cinquante francs ; celle-ci, en deux jours, fait faire les cinq robes par cinq ouvrières, à qui elle donne 1 fr. 58 par jour, c’est-à-dire environ 15 francs, d’où, pour elle, 33 francs de bénéfice. »

Cette idée de la suppression des intermédiaires, qui est une idée essentiellement communiste, a été reprise et même réalisée avec succès par de nombreuses associations ouvrières dans la société contemporaine.

Pour que le sort des ouvrières fût définitivement amélioré, au relèvement des salaires produit par la création de ces différentes sortes d’atelier devrait correspondre un abaissement du prix des choses nécessaires à la vie de l’ouvrière ou de sa famille.

Les ouvrières mères devraient avoir leurs enfants reçus gratuitement dans la crèche la plus voisine de leur atelier[355]. À chaque atelier national devraient être adjoints « des restaurants nationaux ainsi que des buanderies et des lingeries nationales, où le peuple trouverait à bon marché des aliments sains et des soins d’ordre et de propreté qu’il ne peut se procurer dans l’isolement, mais que les femmes réunies en association peuvent facilement organiser ».

Voilà pour ce qui regarde le corps ; mais les journaux féministes s’occupent aussi de la nourriture intellectuelle et, à côté des restaurants, buanderies et lingeries nationales, ils demandent que l’on crée, dans le même bâtiment, « une bibliothèque et des salles de réunion, qui leur procureraient des délassements honnêtes et utiles ».

Voilà encore une idée toute moderne et qui a été réalisée de nos jours, sous forme d’hôtels ou de restaurants coopératifs, par maintes associations ouvrières, maintes œuvres de protection de la femme et de la jeune fille, enfin par l’État lui-même[356].

Enfin, puisque ce sont les intérêts des femmes qui sont en question, toutes ces réformes ne pourront être menées à bonne fin que si des femmes s’en occupent. Les ouvrières veulent donc être consultées pour l’organisation du travail de la femme et demandent « qu’il soit nommé des déléguées près de la commission du travail » et que ces déléguées y aient voix délibérative.

III

La question ouvrière n’intéressait, en somme, qu’un nombre assez restreint de femmes. Voici maintenant une question qui les intéresse toutes : c’est la question du divorce.

Le divorce établi par le Code Napoléon avait été supprimé, le 8 mai 1814, par la Chambre introuvable et, depuis lors, il n’avait pas été rétabli.

Comme c’était une question qui intéressait surtout les femmes, les journaux féministes furent les premiers, en 1848, à en demander le rétablissement. Quels sont, pour cela, leurs arguments ?

Ces arguments formeront, la Voix des Femmes le déclare, quatre groupes. Pour réclamer le divorce, les femmes « s’appuient sur la religion, sur la morale, sur la justice et sur la nature ou le cœur humain ». Ces quatre points de vue sont, d’ailleurs, ceux auxquels se placent les adversaires du divorce pour les repousser.

D’abord, au point de vue religieux, les adversaires du divorce objectent qu’il est impie et sacrilège de dénouer une union qui a été nouée par Dieu lui-même et par conséquent ne peut être détruite que par lui. — Eh bien ! répond la Voix des Femmes, « Dieu ne peut bénir et lier indissolublement des époux mal assortis ou antipathiques ». D’ailleurs, seule la religion catholique réprouve le divorce et il est injuste de fusionner tous les Français sous le régime de la foi catholique.

Plaçons-nous maintenant sur le terrain de la morale. Le divorce, disent ses adversaires, est profondément immoral parce qu’il donne aux enfants le spectacle d’une désorganisation de la famille. — Ce qui est immoral, répondent les journaux féminins, c’est le spectacle donné aux enfants des luttes continuelles de leurs parents :

« Quel spectacle pour les enfants eux-mêmes placés entre deux victimes enchaînées comme des forçats ? Les exemples qu’ils ont chaque jour sous leurs yeux ne sont-ils pas capables d’éteindre en eux les sentiments de respect et d’amour aux auteurs de leurs jours et ne vaudrait-il pas mieux qu’ils… soient confiés à celui que la loi juge le plus capable d’assurer leur bonheur, leur éducation, leur avenir… ? »

La justice est d’accord avec la morale pour réclamer le divorce. Il n’est pas juste que deux créatures humaines, qui se sont épousées parfois sans bien se connaître et que la différence de leurs caractères, de leurs goûts, de leurs idées peut amener à une haine réciproque, « soient enfermées dans un cercle de fer qui ne peut être rompu qu’au lit de mort ».

On objectera qu’il existe la séparation. Mais cette disposition rend l’injustice encore plus criante, car la séparation coûte « des sommes folles » et il n’est pas juste que les pauvres seuls soient « dans un esclavage éternel ».

Il est, en outre, injuste que, même après la séparation, la femme soit légalement en puissance de mari, puisqu’elle ne peut ni hériter, ni disposer de quoi que ce soit sans son autorisation, que tous les désavantages, en un mot, soient du côté de la femme. Enfin, beaucoup de gens, se plaçant au point de vue du cœur humain, craignent que le divorce n’offre aux époux de trop faciles prétextes de briser le lien conjugal et que l’on n’en revienne à ces temps de la république romaine où les matrones comptaient les années par leurs maris. Il n’en sera rien : « Le divorce ne désorganisera pas la famille, comme on le dit ; il ne fera que briser un lien devenu insupportable et ne troublera pas les ménages heureux. » Bien loin de le relâcher, le divorce raffermira le lien conjuguai. « La loi sur le divorce aurait pour effet de rendre les époux plus doux les uns pour les autres puisqu’ils sauraient que le lien n’est pas indissoluble. » La preuve la plus éclatante en est « la foule de ces ménages non avoués, mille fois plus heureux et plus durables que ceux reconnus par devant le maire ».

La psychologie de l’homme conseille donc, elle aussi, le divorce.

Toute cette argumentation nous montre que les féministes de 1848 donnaient, à peu de chose près, les mêmes raisons en faveur du divorce que les législateurs et les sociologues contemporains.

IV

Une question qui, presque autant que celle du divorce, a préoccupé la société contemporaine et qui, elle, n’est pas résolue, c’est la protection de la jeune fille contre la séduction, et la recherche de la paternité. Son importance n’a pas échappé aux féministes de la deuxième République et, le 10 avril 1849, paraissait, dans l’Opinion des Femmes, un article d’Henriette (artiste) (inspiré il est vrai par le Cours d’histoire morale des Femmes, de Legouvé), qui traitait le sujet et proposait une solution. Elle demandait, en effet : 1o que la recherche de la paternité fût autorisée ; 2o qu’un corps judiciaire particulier appelé tribunal d’honneur, composé en nombre égal d’hommes et de femmes, s’occupât spécialement de cette recherche et reçut toute plainte portée par des femmes ; 3o qu’un jury d’honneur composé d’hommes et de femmes eût à prononcer sur chaque cas.

Cette proposition n’eut pas d’effet ; mais le branle était donné et la question sera agitée bien souvent sous la troisième République.

CHAPITRE IV

LES THÉORIES FÉMINISTES


I. L’éducation. — II. Les professions. — III. Droits civils. — IV Droits politiques.
V. Rôle social des femmes.


Supposons que l’on ait fait droit aux revendications que nous avons exposées. Le sort de la femme sera considérablement amélioré. Mais la femme sera encore bien loin d’être en possession de tous ses droits : elle doit être en effet, d’après les journaux féministes, l’égale de l’homme, et cela à tous les points de vue.

I

D’abord il faut réformer complètement l’éducation données aux jeunes filles. À plusieurs reprises, les journaux féministes se plaignent du mauvais système d’éducation qui règne dans la plupart des institutions de jeunes filles.

Les jeunes filles sortent de ces pensions, le plus souvent complètement ignorantes de la vie, parfois perverties intellectuellement et moralement.

L’éducation devrait être « plus maternelle », en ce sens que la mère devrait s’occuper plus qu’elle ne le fait de l’éducation de sa fille, qui lui incombe spécialement. Elle doit la garder près d’elle « jusqu’à huit ans au moins » et ne pas la lancer trop tôt dans des études abstraites. » En occupant l’enfant d’études abstraites (et elles le sont toutes pour le jeune âge), on crée de la nature la mieux façonnée un automate ou un perroquet… je voudrais donc qu’on laissât l’arbrisseau entre les mains de la nature. »

Conclusion : jusque vers l’âge de huit ou dix ans, ne faire faire aucune étude à la jeune fille. On voit que ce système de première éducation est directement inspiré de l’Émile.

Cette éducation maternelle correspondant pour les jeunes filles à ce qu’est l’enseignement primaire pour les garçons, il faut maintenant organiser pour elles un enseignement secondaire, et cet enseignement doit être exactement le même que celui des garçons. « Que les classes de vos lycées, demande La Voix des Femmes, nous soient ouvertes, afin que là, à des heures différentes, jeunes filles et jeunes gens reçoivent tour à tour des mêmes professeurs les mêmes enseignements. »

D’ailleurs, ce régime, où les bâtiments et les professeurs seraient les mêmes pour les jeunes gens et les jeunes filles, ne peut être qu’un régime de transition[357].

L’état parfait serait celui où l’enseignement des femmes serait l’affaire des femmes, où des femmes professeraient dans les lycées spécialement réservés aux jeunes filles. Les femmes réclament, en effet, « l’ouverture de cours spéciaux faits par des femmes et pour des femmes ».

II

Les jeunes filles ayant reçu une bonne éducation primaire, puis un bon enseignement secondaire, seront par l’instruction égales aux hommes et pourront, par conséquent, revendiquer au même titre qu’eux toutes les fonctions qu’ils détiennent seuls actuellement. « La femme demande qu’aucune des professions pour lesquelles elle se sent de l’aptitude ne lui soit interdite. »

En fait, les professions que les femmes revendiquent surtout en 1848, ce sont celles d’avocat et de médecin. D’ailleurs, il serait plus juste de dire que les femmes demandent à pouvoir être licenciées en droit et docteurs en médecine. Car les journaux féministes n’ont guère l’idée que les femmes puissent jamais plaider ou exercer la médecine. « Quelques plaisants, dit Jeanne Marie, ne manqueront pas de dire : nous aurons la femme médecin, la femme avocat. »

Il est évident que, pour la collaboratrice elle-même de la Voix des Femmes, il serait plaisant que les femmes fussent réellement avocates ou doctoresses, comme elles le sont maintenant, à seule fin d’être indépendantes et de gagner leur vie.

Les journaux féministes se placent à un point de vue tout différent.

En effet, tout en faisant l’éloge de la première jeune fille reçue docteur en Amérique, et qui, celle-là, a bien l’intention d’exercer, tout en s’écriant : « Honneur au Nouveau-Monde qui nous offre un pareil exemple », tout en réclamant avec Cabet que les maladies spéciales aux femmes ne soient traitées que par des femmes, il est bien évident que, si les femmes réclament le droit d’être médecins et avocats, c’est surtout dans leur intérêt propre et dans l’intérêt des leurs.

« Nous avons dit, dit la Voix des Femmes, qu’il fallait que les femmes étudiassent le droit, chose qui a paru au moins bizarre, sinon extravagante… Ainsi la femme ne se laissera plus prendre aux mensonges d’un époux ambitieux, imprudent, elle n’apposera plus sa signature au bas d’un papier qu’elle ne lit pas, parce qu’elle croit n’en pas pouvoir comprendre le sens. »

La femme doit donc connaître le droit, pour se défendre elle-même d’abord, mais aussi pour protéger ses enfants, au cas où le père viendrait à leur manquer : « Il faut que la femme puisse désormais défendre et protéger elle-même la fortune et l’avenir de ses enfants. Quant à la médecine, c’est, en règle générale, dans le même but que la femme doit s’y adonner : appelées par Dieu à donner l’existence, nous devons apprendre à la conserver à ceux à qui nous l’avons donnée. »

Il semble bien, d’après ces citations, que la pensée des journaux féministes soit celle-ci : autant qu’il est possible, la médecine et le droit ne devraient pas faire pour la femme, et pour quelques femmes seulement, l’objet d’une profession. Mais toutes les femmes devraient pouvoir étudier à la fois le droit et la médecine pour être plus aptes à remplir leurs devoirs de mère et d’épouse. Naturellement cette théorie n’est applicable qu’aux femmes qui jouissent d’une certaine fortune, peuvent faire les frais nécessaires à ces longues études et, débarrassées du souci de gagner leur vie, peuvent se livrer toutes aux soins de leur ménage.

Pour les autres, ces professions leur fourniront le moyen « de se suffire à elles-mêmes, de n’avoir plus besoin de dot, d’être égales à leur mari » et, au cas où le mari manquerait à ses devoirs, « de remplacer celui qui aura cessé d’être père et de gagner la vie de ses enfants ».

D’ailleurs, d’autres carrières que la médecine ou le barreau doivent être ouvertes aux femmes, et nous avons vu plus haut qu’elles réclament l’ « ouverture de cours spéciaux faits par des femmes », c’est-à-dire le droit d’être professeurs dans l’enseignement secondaire.

Enfin, à ceux qui objecteraient à cette admission de la femme aux professions libérales que « le plus beau rôle qu’elle puisse avoir est d’élever ses enfants et que, si elle est forcée de s’éloigner de chez elle, elle ne le remplira pas », Jean Macé répond fort spirituellement que, d’abord, l’éducation des enfants incombe tout autant au père qu’à la mère, que, pour les soins matériels à donner aux enfants, peu de femmes peuvent véritablement s’en occuper, les riches en étant empêchées par leurs occupations mondaines, les pauvres par un travail absorbant, et qu’enfin « il n’y a, c’est vrai, d’autres fonctions pour la femme que la fonction de mère, mais quand il y a chez elle un enfant à élever ». « La femme, ajoute-t-il, n’est pas nourrice toute sa vie ; et celle qui ne l’est pas encore, et celle qui ne le sera jamais, et celle qui ne l’est plus, que faites-vous de toutes ces femmes-là ? »

Aujourd’hui encore mêmes objections, mêmes ripostes, entre les féministes et les antiféministes, quand la femme se lance à la conquête d’une nouvelle profession.

III

La femme étant ainsi égale à son mari, et par son instruction, et par l’argent qu’elle apportera dans le ménage, les lois qui subordonnent la femme au mari, ne lui accordant ni les mêmes droits dans la famille, ni les mêmes droits civils, n’ont plus aucune raison d’être.

Les femmes demandent donc la révision du Code civil qui dit : « La femme doit être soumise à son mari ». Elles réclament pour elle l’égalité civile et le droit de pouvoir vendre, acheter, transiger, faire une affaire quelconque aussi bien que son mari et sans l’autorisation de son mari.

Comme dans la famille, la femme doit être dans la société l’égale de son mari. Elle doit pouvoir « se présenter à la municipalité pour un baptême, un mariage, un passeport, un décès » ; en un mot, elle réclame le droit d’être témoin au même titre que l’homme. Il est, en effet, absurde, ajoutent-elles, que nous ne puissions abriter sous notre témoignage ni un baptême, ni un mariage, ni un décès, alors que nous pouvons, « par notre déposition judiciaire, faire absoudre ou condamner un innocent ».

IV

Le couronnement de ces diverses conquêtes sera, pour la femme, l’obtention de droits politiques égaux à ceux des hommes. C’est d’ailleurs peut-être ceux auxquels elles tiennent le plus, eu tout cas ceux qu’elles réclament de la façon la plus active. Elles ne se contentent pas, en effet, de faire paraître dans leurs journaux de belles tirades sur l’égalité des sexes, mais envoient adresse sur adresse au gouvernement, surtout au gouvernement provisoire, pour le presser d’inscrire les droits politiques des femmes dans la nouvelle constitution.

Les raisons qui militent en faveur de cette inscription sont, disent-elles, très nombreuses. Elles sont particulièrement bien exposées dans l’adresse du 23 mars 1848, où, sous la forme emphatique qui est celle de l’époque, se trouve une véritable discussion juridique très précise, tendant à faire sortir les droits politiques des femmes de la loi sur le suffrage universel promulguée le 3 mars 1848. C’est donc cette adresse du 23 mars 1848 que nous prendrons comme point de départ.

1o La Révolution, dit cette adresse, s’est faite pour tous, donc nous devons avoir part à ses bienfaits ;

2o Vous dites que le peuple est souverain ; or, le peuple est constitué par l’union de l’homme et de la femme ; en conséquence, à côté du peuple roi, établissez le « peuple reine », et qu’il ne soit plus permis aux hommes de dire : « l’humanité c’est nous ».

Enfin, vous dites que les peines afflictives et infamantes ou les cas de démence ôtent seuls le droit de suffrage. Or, la condition de femme ne rentre d’elle-même, que nous sachions, dans aucune de ces catégories.

Telles sont les raisons fournies par l’interprétation de la loi du 3 mars 1848. Le droit naturel et les circonstances actuelles de la société en donnent de non moins décisives.

D’abord, les femmes sont intellectuellement et moralement les égales des hommes. Elles ont bien souvent montré autant de courage qu’eux (la Voix des Femmes rappelle à ce propos Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette) ; elles se sont distinguées dans les lettres et dans les arts : « Les lettres s’honorent de la célébrité de George Sand, les arts de la célébrité de Mmes Rachel, Marie Dorval… ». Il est absolument injuste que, « quand le moins intelligent citoyen a le droit de voter, la plus intelligence citoyenne soit privée de ce droit ».

Il est également injuste que les femmes aient tous les inconvénients de la société sans en avoir les avantages, « les devoirs sans les droits ». Puisqu’elles ne sont pas dispensées « de payer les impôts ni d’obéir aux lois de l’État », il est juste qu’elles aient part à la souveraineté nationale. Ce dernier argument est un de ceux que les féministes ont repris le plus volontiers de nos jours. Elles lui ont même donné, pourrait-on dire, une forme pratique, certaines femmes ayant, on le sait, refusé de payer leurs impôts tant qu’elles n’auraient pas le droit de vote.

Voici maintenant un troisième ordre de considérations : l’intérêt même de la société exige que les femmes aient le droit de vote.

« Les motifs, dit Jeanne Deroin, qui ont porté nos pères à exclure les femmes de toute participation au gouvernement n’existent plus aujourd’hui… Lorsque tout se décidait par la guerre, il était naturel de croire que les femmes… ne pouvaient s’asseoir dans l’Assemblée des guerriers… Aujourd’hui qu’il s’agit d’organiser, les femmes doivent y prendre part comme les hommes ».

L’intervention de la femme dans les affaires publiques est non seulement une possibilité, mais une nécessité, car « le degré de liberté accordé à la femme est le thermomètre de la liberté et du bonheur de l’homme et l’état d’immobilité des PATRIARCAUX, des SAUVAGES et des BARBARES, qui soumettent le sexe à toutes les tortures du servage physique et moral, atteste l’impuissance du sexe fort à réaliser seul les progrès de la civilisation ».

Enfin, le vote des femmes ne sera pas un fait nouveau et extraordinaire, il y a des précédents, et dans l’antiquité où « les Gauloises avaient le droit de faire des lois » (?), et de nos jours, où « dans certaines contrées (elle ne dit pas lesquelles) les femmes jouissent actuellement de l’exercice de leurs droits civiques ».

La conclusion de toute cette argumentation est celle-ci : « 1o Que la femme fasse partie de la Chambre des représentants de la Nation ; 2o qu’elle y discute ses droits, les établisse et combatte les préjugés qui lui sont opposés. »

D’ailleurs, tout en réclamant en théorie le suffrage universel des femmes, les journaux féministes reconnaissent que, pratiquement et dans l’état actuel de la société, il n’est pas possible que toutes les femmes soient électeurs et éligibles, et cela faute d’habitude de la part du pays et d’éducation de la part des femmes. Aussi proposent-ils deux solutions, deux méthodes qui habitueraient peu à peu l’opinion au suffrage des femmes, et les femmes elles-mêmes à la pratique des affaires.

C’est d’abord, dans le numéro 7 de la Voix des Femmes (26 mars 1848), un projet de Jeanne Deroin, d’après lequel « quelques femmes, choisies parmi les plus dignes, les plus honorables, les plus capables, seront nommées par les hommes eux-mêmes pour venir défendre les droits de leur sexe ».

Une autre proposition plus bizarre se trouve dans l’Adresse des Femmes au gouvernement provisoire, qui parut dans la Voix des Femmes du 28 avril 1848.

Les femmes, y est-il dit, supplient le gouvernement provisoire de la République de rendre immédiatement un décret qui consacre en principe la reconnaissance absolue des droits civiques de la femme et admette les majeures veuves et non mariées à jouir de l’exercice du droit électoral, sur simple présentation d’actes authentiques constatant leur majorité ou leur émancipation légale.

Ce projet, qui exclut les femmes mariées du droit de suffrage, admet donc ce postulat, plutôt singulier, que le mari est le représentant de l’opinion de sa femme et que, par conséquent, leurs idées politiques doivent être identiques.

En tout cas, de ces deux propositions, il faut retenir ceci, que, présentement, on ne peut accorder le droit de suffrage qu’à une partie de l’élément féminin.

V

C’est seulement lorsqu’elle sera en possession de tous ses droits, droits civils et droits politiques, que la femme pourra véritablement jouer son rôle dans la société. Quel sera donc ce rôle ? D’abord d’être réellement femme. Quoiqu’elle ait les mêmes droits que l’homme, elle ne doit pas prendre les manières, les habitudes et le caractère de l’homme et venir réclamer ses droits, « la dague au poing et le bonnet phrygien sur la tête ».

C’est seulement en prenant part au mouvement social « non pas dans la rue, mais au foyer », c’est seulement en conservant et en développant ses qualités féminines, la douceur et la bonté qui en font « le cœur de l’humanité », qu’elle pourra jouer son rôle, qui est tout de paix et de fraternité.

« La mission des femmes au sein de l’Assemblée législative serait de demander sans cesse amnistie complète pour tous les délits politiques. » Car, « où les hommes ne voient que la lutte et n’éprouvent que de la haine, les femmes voient les souffrances causées par la lutte et éprouvent de la pitié ». D’ailleurs, la femme n’aura pas seulement ce beau rôle de conciliatrice des opinions et des partis en lutte. C’est à elle que reviendra tout naturellement de s’occuper « de l’enseignement, de l’organisation du travail », de la charité, toutes questions où sa sensibilité apportera une aide précieuse à l’intelligence de l’homme.

Et c’est seulement quand la femme, en possession de tous ses droits, jouera le rôle auquel elle est destinée que pourra naître « une société nouvelle, basée sur le principe de la fraternité et de la solidarité universelles ».

CHAPITRE V

ESSAIS DE RÉALISATION


I. Associations ouvrières. — II. Les clubs féminins.
III. Une candidature féminine en 1849.


Les journaux féministes ne se contentèrent pas, comme le font trop souvent les « leaders » d’un parti quelconque, d’exposer leur doctrine à grand renfort de belles phrases et de proclamations retentissantes ; ils essayèrent de l’appliquer. Leurs essais furent assez timides et en général infructueux (il faut d’ailleurs se souvenir que ces journaux ne disposaient pas de grandes ressources), mais ils ont le mérite de nous montrer comment ils ont voulu mettre leurs théories en pratique.

I

La première chose à faire, d’après ces journaux, était l’amélioration du sort des ouvrières.

Nous avons vu quel moyen il fallait employer pour arriver à ce résultat : l’association. Aussi en 1848 et pendant la première moitié de 1849, c’est-à-dire pendant le temps que vécurent les journaux féministes, voyons-nous se produire plusieurs essais d’associations ouvrières, soit patronnées directement par les journaux féministes, soit inspirées de leur esprit.

C’est d’abord, le 27 mars 1848, l’Association dite des Vésuviennes. « Une légion de jeunes filles pauvres de quinze à trente ans s’organise, dit la Voix des Femmes, en communauté pour améliorer leur sort. » Elles devaient mettre leurs salaires en commun, moyennant quoi la nourriture, le logement et tous les soins matériels leur étaient assurés.

En outre, chaque Vésuvienne recevait dix francs par mois. Les Vésuviennes, il est vrai, se ridiculisèrent bien vite par leurs exagérations antimasculines et par leurs farouches déclarations de guerre au « sexe barbu[358] ». Chansonniers et vaudevillistes raillèrent à l’envi les cortèges baroques qu’elles formèrent dans la capitale. L’association ne dura pas.

Puis c’est l’association de la Société la Voix des Femmes (société composée des collaboratrices du journal du même nom). Cette association comprend non seulement des ouvrières, mais des femmes de tous les métiers : « institutrices, maîtresses de chant, de piano, de harpe, de peinture, de dessin, d’anglais, d’allemand, accoucheuses, gardes-malades, femmes de chambre, cuisinières, bonnes, couturières, lingères, modistes, racommodeuses de dentelles, plieuses, brocheuses. » L’association garantit leur habileté et leur moralité. Nous ne savons pas, la Voix des Femmes n’en disant absolument rien, si les associées logeaient et prenaient leurs repas en commun.

Le 1er mai 1848, c’est l’Association fraternelle des Femmes à gage (sécurité-moralité). Cette association « assure aux femmes à gage sans emploi du travail et du pain. Les placements sont gratuits ».

Au mois de juin, c’est une association de couturières patronnée par la Politique des Femmes. Toujours sous la même impulsion, un effort plus sérieux est tenté au mois de juillet 1848. Plusieurs dames « réunies dans un esprit élevé de charité fraternelle » fondèrent la Société des travailleuses. Cette société, destinée à « aider les ouvrières de Paris à chercher dans le travail et dans l’association un remède aux dangers,… aux misères de toute nature qui menacent les femmes du peuple », avait ceci de particulier qu’elle comprenait des femmes de toutes les classes de la société, les femmes riches devant, en quelque sorte, commanditer l’association et se payer sur le produit du travail des ouvrières. Ainsi se trouvaient réalisées la suppression des intermédiaires et l’association du capital et du travail.

Les ouvrières étaient groupées par spécialités. Une crèche et une école maternelle étaient annexées à chaque atelier, pour permettre aux mères « de se livrer au travail sans perdre de vue leurs enfants ». (Nous avons vu, en effet, dans un chapitre précédent, que les ouvrières mères employées dans les ateliers nationaux réclamaient contre le prix de la crèche, qui leur prenait la moitié de leur salaire.) Des cours « appropriés aux besoins intellectuels et moraux » des ouvrières complétaient cette œuvre, qui, on le voit, cherchait à relever la condition de l’ouvrière, aussi bien au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue matériel.

Enfin, une association tout à fait analogue se créa au mois de janvier 1849, sous le patronage de l’Opinion des Femmes. Cette société offrait aux ouvriers « la possibilité de s’instruire gratuitement et… de trouver une aide… pour obtenir des travaux ».

Toutes ces associations, d’ailleurs, disparurent peu de temps après leur naissance.

II

Les journaux féministes essayèrent également de mettre en pratique leurs théories concernant les droits politiques des femmes.

D’abord la Voix des Femmes, qui, nous l’avons vu, avait fondé une société ouvrière, ouvrit vers le même temps un club, où, à l’imitation des autres partis, les femmes pussent discuter librement leurs intérêts. C’est de ce « Club des Femmes » que partirent pendant les mois de mars et d’avril les plus retentissantes proclamations en faveur du divorce ou du vote des femmes. Ce club n’eut qu’un succès de curiosité. « Le Club des Femmes, dit la Voix des Femmes, c’est la nouveauté du jour. C’est à qui voudra nous voir, c’est à qui voudra nous entendre. Nous écouter, peu s’en soucient. » La plupart des gens, la plupart des hommes surtout, allaient à ce club pour se moquer des orateurs, pour les siffler, en un mot pour avoir l’occasion de faire du bruit, comme cela arrive aujourd’hui à certaines réunions électorales. Le Club des Femmes finit donc par décider qu’aucun homme ne serait admis à ses réunions. (Avril 1848.)

Le club ne dura que fort peu de temps après cette mesure, car, comme nous le fait connaître un article de La Voix des Femmes, il fut bientôt interdit par un décret du gouvernement. « De par l’autorité, dit Eugénie Niboyet, on nous a interdit hier le droit de réunion… D’ailleurs nous l’aurions fait de nous-mêmes, car il n’est pas possible de continuer au milieu des interruptions et des éclats de rire des hommes. » Elle fait, on le voit, contre fortune bon cœur.

Un article de la loi du 25 juillet 1848 étendait, sur la proposition de Coquerel (que, chose piquante, les femmes proposaient comme candidat à l’Assemblée nationale), la mesure à tous les clubs de femmes. « Les femmes, dit cette loi, ne pourront être membres d’aucun club ni y assister. »

III

Enfin certaines femmes, voyant que leurs droits n’étaient pas reconnus en théorie, essayèrent de les faire passer directement dans la pratique et d’exercer soit leur droit d’électorat, soit leur droit d’éligibilité.

C’est ainsi que, le 22 mars 1848, « Marie-Antoinette Rolland se présente pour donner son vote à Pierre Leroux ». Naturellement ce vote est refusé. Aussi déclare-t-elle qu’elle veut « qu’on enregistre le refus qu’on a fait de son vote ».

Voilà pour l’électorat. Pour l’éligibilité un effort plus sérieux sera tenté, et nous allons assister au mois d’avril 1849 à une véritable campagne électorale menée par Jeanne Deroin[359].

Elle commence par une proclamation aux électeurs du département de la Seine. Elle déclare se présenter aux suffrages des électeurs pour la consécration d’un grand principe, l’égalité civile et politique des deux sexes. Après avoir déclaré que la justice autant que l’application du dogme républicain exigeaient cette égalité, elle termine en disant qu’une Assemblée législative entièrement composée d’hommes est, pour faire des lois qui régissent une société composée d’hommes et de femmes, aussi incompétente que le serait une assemblée entièrement composée de femmes.

Puis elle adresse un appel aux membres du comité électoral démocratique socialiste pour qu’ils la soutiennent dans sa campagne. Elle leur demande « de n’être point écartée de la liste électorale au nom d’un privilège de sexe ».

Alors commence véritablement la campagne électorale. Nous la connaissons dans tous ses détails par le récit qu’en fait Jeanne Deroin elle-mème dans l’Opinion des Femmes. Le mardi 10 avril 1849, elle se présente à la réunion électorale du IVe arrondissement. Elle demande et obtient du citoyen Morel, président de la réunion, l’autorisation de demander aux candidats « s’ils acceptent et réclameront à l’Assemblée législative le droit des femmes à l’égalité politique ». Elle reçoit en outre du même citoyen Morel l’autorisation de s’inscrire pour porter le lundi suivant sa candidature à l’Assemblée législative. On le voit, l’accueil était bienveillant et, d’après ce début, la campagne s’annonçait fort bien, mieux même qu’on aurait pu l’espérer. Mais quand Jeanne Deroin revient, le lundi 16 avril, tout est changé. « Celui qui présidait déclara la demande inconstitutionnelle ». Jeanne Deroin veut alors faire appel à l’assemblée.

« Mais, dit Jeanne Deroin, dès les premiers mots par lesquels nous voulions faire appel à la justice et à la conscience des citoyens contre l’opposition du bureau, un violent tumulte éclata… le plus grand nombre s’élevant contre les voix amies qui s’élevaient pour réclamer le silence. »

Malgré cela, « fortifiée par le sentiment intime de la grandeur de sa mission », elle persista avec une belle énergie à rester à la tribune. Appuyée par le président, elle put alors reprendre la parole et prononça un discours très violent à l’adresse des socialistes qui, disait-elle, en refusant aux femmes le droit de vote étaient en désaccord avec leur programme ; après elle, un homme monta à la tribune pour la soutenir. Malgré tout, c’était une défaite.

Le vendredi 13, le samedi 14, le mercredi 18, elle se présenta à différents comités où on l’éconduisit sans même l’écouter.

Le jeudi 19, même scène que le mardi 10. Après qu’elle eut pris la parole pour poser sa candidature et qu’on l’eut écoutée avec bienveillance, on lui déclara que sa demande était inconstitutionnelle.

Enfin, après diverses autres tentatives aussi infructueuses, elle se présenta, le samedi 21, au comité démocratique socialiste. Là elle demanda et obtint son inscription sur le registre des candidats. (Elle y avait d’ailleurs été précédée par George Sand qui ne s’était pas portée, mais qu’on avait portée sur cette liste), elle obtint une quinzaine de voix.

Pour que cette campagne électorale de Jeanne Deroin ne nous semble pas une manifestation grotesque, comme elle le paraissait à la plupart des contemporains, pour que sa persévérance ne nous semble pas un ridicule entêtement, il faut bien en comprendre le sens et la portée. Il faut bien voir que Jeanne Deroin n’espérait nullement être élue et siéger au milieu des hommes à l’Assemblée législative, mais que, dans son esprit, cette campagne électorale n’était, comme elle l’a souvent répété, que « la manifestation d’un grand principe », l’application expérimentale d’une belle théorie.

CHAPITRE VI

LES POLÉMIQUES


I. Adversaires et alliés des féministes. — II. La Voix des Femmes et George Sand. — III. La Voix des Femmes et la Liberté. — IV. La Voix des Femmes et le Charivari. —
V. L’Opinion des Femmes et Proudhon.
I

Il n’est pas possible que tant de nouveautés, tant de hardiesse dans les théories et dans la pratique passassent absolument inaperçues, et si la plupart des grands journaux s’occupaient moins qu’aujourd’hui du mouvement féministe (et parce qu’il avait beaucoup moins d’étendue et parce qu’il se passait à l’intérieur et à l’extérieur des événements bien autrement graves), beaucoup de journaux de moyenne importance prirent part à la lutte et se jetèrent avec ardeur dans la mêlée pour défendre ou attaquer les droits de la femme.

Les alliés des journaux féministes, de beaucoup les moins nombreux, étaient d’abord les journaux socialistes, du moins ceux du groupe saint-simonien : la Démocratie pacifique, le journal de Cabet, de Considérant et de Pierre Leroux. C’est l’allié le plus intime et le plus solide des journaux féministes ; quoique les femmes lui reprochent quelquefois sa tiédeur, il ne perdra aucune occasion de leur venir en aide et de les défendre.

Puis ce sont : la République Française, le Conservateur de la République, le Salut public, la Commune sociale, tous, le dernier surtout, journaux socialistes, et, par intermittences, le Bulletin de la République, où, dans des articles qui leur sont favorables, les femmes croient voir Ledru-Rollin, mais où il est facile de reconnaître la plume de George Sand[360].

Quant aux ennemis des journaux féministes, ce sont d’abord les journaux radicaux, comme la Réforme et la Liberté ; les journaux satiriques, comme le Charivari et le Pamphlet, et, ce qui indigna surtout les féministes, des journaux socialistes, comme le Peuple, de Proudhon.

C’est donc le plus souvent entre tous ces journaux que nous verrons avoir lieu les polémiques dont les théories féministes seront l’occasion.

II

La première passe d’armes eut lieu entre la Voix des Femmes et George Sand. Cette dernière était regardée par toutes les femmes comme celle qui, par son génie, pouvait le mieux faire triompher leur cause. Elle avait consacré plusieurs de ses romans à défendre des théories féministes. Elle avait, dans le Bulletin de la République du 16 avril, publié un article sur le travail des femmes où ses idées étaient tout à fait en conformité avec celles des journaux féministes, et la Voix des Femmes venait (avril 1848) de porter George Sand sur la liste électorale qu’elle avait dressée. Ce fut justement l’occasion de la rupture. Comprenant le ridicule que pouvait lui attirer cette candidature, elle fit paraître, dans la Réforme, un article où elle la traitait de « ridicule plaisanterie ». « J’espère bien, ajoutait-elle, qu’aucun électeur ne voudra perdre son vote en prenant fantaisie d’inscrire mon nom sur son billet. Je n’ai pas l’honneur de connaître une seule des femmes qui forment des clubs et rédigent des journaux. Les articles qui pourraient être signés de mon nom ou de mes initiales dans ces journaux ne sont pas de moi. »

À quoi la Voix des Femmes répondit : 1o que ce n’était pas elle mais des hommes qui avaient porté la candidature de George Sand ; 2o les initiales G. S. appartiennent à Gabrielle Soumet, « dont le nom est assez beau, assez populaire pour qu’elle puisse tenir à ne pas se débaptiser ».

La Voix des Femmes ajoutait qu’elle avait compté sur l’appui de George Sand pour faire triompher la bonne cause, mais qu’au besoin elle saurait bien s’en passer, George Sand n’étant pas la seule femme qui eût du génie. Inutile de dire que, depuis ce moment, George Sand ne collabora à aucun journal féministe. Elle semble même avoir abandonné complètement la politique féministe, puisque, dans son journal, la Cause du Peuple (9-23 avril 1848), où se trouvent pourtant de magnifiques plaidoyers en faveur de l’égalité, elle ne fait aucune mention de l’égalité des sexes.

III

Peu de temps après, ce fut avec la Liberté que la Voix des Femmes eut maille à partir. La Liberté, journal très répandu à ce moment-là, était une feuille démocratique, mais non pas socialiste, et, par conséquent, adversaire de toutes les théories socialistes et du féminisme en particulier. Aussi, dans un article du 15 avril 1848, apprécie-t-elle d’une façon plutôt sévère l’œuvre d’émancipation féminine.

« Nous ne savons, dit-elle au début, si, en fait d’aberrations étranges, le siècle où nous sommes est appelé à voir se réaliser à quelque degré celle-ci : l’émancipation des femmes. Nous croyons que non[361]. »

Le créateur, continue-t-elle, a voulu, quoi qu’en dise la Voix des Femmes, que l’une des moitiés de l’espèce humaine fût inférieure à l’autre. Le rôle de la femme est d’obéir, elle est vouée à « l’amour confiant, au dévouement obscur », et c’est beaucoup plus beau que « la femme électeur, la femme garde national…, la femme incomprise et révoltée ».

La réponse de la Voix des Femmes ne se fit pas attendre. Le 16 avril, parut un premier article où, sur un mode très ironique, elle s’étonnait qu’un journal intitulé La Liberté, pût émettre de semblables théories. Le 17 avril, une réplique plus sérieuse était faite par Jeanne Deroin : « Les arguments de la Liberté, dit cette dernière, ne sont pas sérieux et seraient mieux à leur place dans un journal comme le Charivari. » La femme, continue-t-elle, n’est pas vouée à l’obéissance ; comme tous les êtres humains, elle a droit à sa liberté ; l’ « amour confiant » ne peut être non plus son partage : les hommes en ont trop abusé ; enfin elle n’est pas vouée non plus au « dévouement obscur », puisque toutes les périodes de l’histoire nous la montrent « capable du dévouement le plus héroïque ».

Ce ne fut qu’après un nouvel article de la Liberté et une nouvelle réplique de Jeanne Deroin que prit fin cette polémique. Elle reprit d’ailleurs un mois après (fin mai-juin 1848) à l’occasion d’un article de la Liberté sur les clubs de femmes. Chose singulière, cet article était de Charles Hugo, dont le père, nous l’avons vu, avait collaboré à la Voix des Femmes. « Je commence, disait-il, par dire que je ne suis point allé au Club de Femmes et que je n’y veux pas aller. » Mais, sans fréquenter un club de femmes, il s’imagine aisément ce que cela peut être : les femmes y perdront toute leur douceur, tout leur charme, toute leur grâce : leur mission ne sera plus de « consoler le genre humain », mais de « crier contre la société ». À vouloir imiter les hommes, elles perdront la beauté qui est leur apanage et gagneront « la laideur des hommes — sans leur grandeur » ; on ne pourra plus les appeler « ni des mères, ni des femmes, ni des filles, mais des tricoteuses[362] ».

À cet article, dont le sens était loin d’être courtois, la Voix des Femmes répondit avec bon sens et dignité.

« D’abord, dit-elle, en réponse à la première phrase (fort maladroite il est vrai) de son adversaire, M. Charles Hugo n’est pas de bonne foi. Comment, en effet, peut-il juger des femmes qu’il ne connaît pas ? Si M. Charles Hugo est l’adversaire de nos idées, il pourrait au moins exprimer son opinion sous une forme moins violente, car il n’est pas permis à un homme qui se respecte de ne pas respecter des femmes, des ouvrières honnêtes, qui ne font ni des émeutes, ni des conspirations parce qu’elles écoutent d’hono

  1. Par Léopold Lacour, chez Plon.
  2. L’Ève nouvelle.
  3. Le Couple futur, chez Fayard.
  4. L’Épître aux femmes (1797), par Mme Pipelet (la princesse de Salm).
  5. Enfantin, Exposé de la doctrine saint-simonienne, p. 100.
  6. Ibid., p. 100.
  7. Enfantin, Exposé de la doctrine saint-simonienne.
  8. Le concile de Mâcon ne décida qu’à quelques voix de majorité que la femme avait une âme (ive siècle).
  9. Enfantin, Exposé de la religion saint-simonienne, p. 120
  10. Ibid. (loc. cit.).
  11. D’après la Femme nouvelle, no 15.
  12. On trouve certaines revendications féministes dans sa correspondance (d’après Sainte-Beuve).
  13. La Femme nouvelle, no 4.
  14. La propre fondatrice, Jeanne-Désirée, proteste (no 7) contre la qualification de saint-simonienne.
  15. La Femme nouvelle, no 14.
  16. La Gazette des Femmes, no 1.
  17. La Gazette des Femmes, no 1.
  18. Le sixième numéro seul de toute la collection porte en effet le timbre.
  19. Le Journal des Femmes, no 1.
  20. Un an, 6 francs.
  21. Le Conseiller des Femmes, no 1, 2 novembre 1833.
  22. Le Conseiller des Femmes, no 14.
  23. Ce fut dans les journaux du temps un fait-divers à sensation.
  24. Cité par la Phalange, 10 août 1836.
  25. Éléonore Blavet, Vie de Flora Tristan.
  26. Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria.
  27. Voir Flora Tristan, l’Union ouvrière, préface.
  28. Voir Flora Tristan, Émancipation de la femme. (Note de l’éditeur, A. Constant.)
  29. Pol Justus, Liberté des Femmes, p. 10.
  30. L’Union ouvrière.
  31. Consuelo, t. II.
  32. La Femme libre, no 10.
  33. George Sand, Valentine, p. 200 ; Louis Blanc, Revue du Progrès, 1840.
  34. George Sand, Isidora, p. 20.
  35. Louis Blanc, Revue du Progrès, 1840.
  36. Claire Démar, Appel d’une femme au peuple.
  37. Article anonyme du début (no 1), septembre 1841.
  38. Avril 1837.
  39. Cabet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  40. Pierre Leroux, De l’Humanité. Aphorisme » (à la fin du volume).
  41. La Femme libre, n° 10.
  42. George Sand, Jacques, p. 30.
  43. La Gazette des Femmes, numéro du mois d’août 1836.
  44. La Gazette des Femmes, décembre 1836.
  45. Ibid., décembre 1836.
  46. Ibid.
  47. Ibid. (différents numéros). — La Femme libre, no 11.
  48. Jacques (loc. cit.).
  49. G. Sand, ibid.
  50. Tome II.
  51. La Gazette des Femmes, octobre 1836.
  52. Voyage en Icarie, chap. xiii.
  53. Sur le Divorce (Bibl. nat., C 2681).
  54. Bien qu’il figure à la Bibliothèque nationale au catalogue de l’Histoire de France, je n’ai pu en avoir communication.
  55. N’existe pas à la Bibliothèque nationale.
  56. Aphorismes (loc. cit.).
  57. La Gazette des Femmes, no 3.
  58. La Femme libre.
  59. Brochure anonyme de 1830.
  60. Brochure anonyme de 1830, p. 17.
  61. Ibid.
  62. De l’Humanité. Aphorismes.
  63. Sur le Divorce, p. 30.
  64. La Mère de famille, octobre 1834.
  65. Voyage en Icarie, chap. xiii.
  66. Ibid., chap. xiii.
  67. Ibid.
  68. Pétitions de Mme de Mauchamp dans la Gazette des Femmes, avril et mai 1837.
  69. Mme E. A. C, la Femme, c’est la famille, p. 28.
  70. James de Laurance, les Enfants de Dieu, cité par la Femme libre, no 15.
  71. Cf. Bachofen, le Matriarcat.
  72. Article sur le divorce, le Journal, 13 février 1908.
  73. Divers articles dans la Gazette des Femmes et la Femme libre.
  74. Monfroy, À la Prostituée ; George Sand, Isidora.
  75. Transon, Prédication pour l’affranchissement des femmes.
  76. La Femme libre, no 7.
  77. Coignet, le Saint-Simonisme, Nouvelle Revue, janvier 1883, p 155.
  78. Olinde Rodrigues, Aux Saints-Simoniens, p. 30.
  79. Adresse présentée à la Chambre des députés en 1830.
  80. Olinde Rodrigues, Aux Saint-Simoniens, p. 10.
  81. Cl. Démar, Ma Loi d’avenir.
  82. Cl. Démar, Ma Loi d’avenir.
  83. Fourier, les Quatre Mouvements. (D’après Dessignole.)
  84. Jacques, lettre 95.
  85. Lélia, 5e partie.
  86. Nous voyons l’un des héros inviter chez lui l’amant de sa sœur ; l’une des héroïnes déclarer tout naturellement qu’elle a eu « des amants ».
  87. Lélia, 5e partie.
  88. Boyer, Flora Tristan.
  89. De l’état des ouvriers, chap. iii.
  90. 6 février 1844.
  91. L’Union ouvrière.
  92. Numéro 18.
  93. Flora Tristan, loc. cit.
  94. La Démocratie pacifique, mai 1847.
  95. Le Conseiller des Femmes.
  96. La Femme.
  97. Le Conseiller des Femmes, 15 mars 1834.
  98. La Femme.
  99. Le Conseiller des Femmes, 18 janvier 1834.
  100. Boyer, État des ouvriers, chap. iii.
  101. Ibid.
  102. La Prostitution en France, cité par Boyer. Ibid., chap. iii.
  103. La Femme, p. 4.
  104. D’ailleurs, s’il faut en croire Flora Tristan, le résultat était le même pour celles qui fréquentaient l’école, car, dit-elle, « les instituteurs ont ordre de développer l’intelligence des garçons plus que celle des filles ». (L’Union ouvrière.)
  105. Cabet, la Femme, p. 10.
  106. Ibid.
  107. Boyer, État des ouvriers.
  108. Ibid., chap. iii.
  109. Ibid.
  110. Parent-Duchatelet, ouvrage cité.
  111. Le Conseiller des Femmes.
  112. Juin 1843.
  113. 1er mars 1834.
  114. Numéro 9.
  115. La Gazette des Femmes, décembre 1836.
  116. Elle admettait en principe l’école mixte.
  117. Le Conseiller des Femmes, 10 mai 1834.
  118. La Femme libre, no 10.
  119. Claire Brunne, préface d’Ange de Spola.
  120. D’après Michelet, la Femme, le Prêtre, la Famille. (Livre III, chap. i.)
  121. Ibid. (Chap. II, III, IV, livre IV.)
  122. La Gazette des Femmes, décembre 1836.
  123. La Revue indépendante, septembre 1847.
  124. Dessignolle, le Féminisme de Charles Fourier, p. 100.
  125. La Gazette des Femmes, juillet 1836.
  126. Le Conseiller des Femmes, 23 novembre 1833.
  127. Eugénie Niboyet, dans le Conseiller des Femmes, 2 août 1834.
  128. Le Conseiller des Femmes, 23 novembre 1833.
  129. Blanqui, dans le Journal des Femmes du 22 mai 1832.
  130. Le Journal des Femmes publie des fragments de littérature étrangère en langue étrangère (allemand, anglais, italien, espagnol).
  131. Blanqui (article cité).
  132. Article de Mme Dudrezène, dans le Conseiller des Femmes, 7 décembre 1833.
  133. La Mère de Famille, février 1835.
  134. Madeleine Sirey, dans la Mère de Famille, février 1835.
  135. Le Conseiller des Femmes, 2 août 1834.
  136. Numéro 1, septembre 1833.
  137. Le Conseiller des Femmes, numéro du 7 décembre 1833.
  138. Vidal, apôtre, en prison, brochure saint-simonienne, p. 15.
  139. Dessignolle, le Féminisme dans le système de Ch. Fourier.
  140. La Femme libre, no 7.
  141. La Femme libre, no 7.
  142. Le Journal des Femmes, 11 mai 1833.
  143. Décembre 1836.
  144. Le Journal des Femmes, 11 mai 1833.
  145. La Gazette des Femmes, 1er mai 1837.
  146. La Gazette des Femmes, 1er mai 1837.
  147. À une seule exception près.
  148. La Gazette des Femmes, 1er mai 1837.
  149. La Gazette des Femmes, février 1837.
  150. La Gazette des Femmes, janvier 1838.
  151. Voir la Gazette des Femmes, ibid.
  152. Cabet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  153. Cabet et les origines du communisme icarien.
  154. La Gazette des Femmes, janvier 1837.
  155. Voyage en Icarie, chap. xiv. C’est sans doute ce peu d’insistance de Cabet sur les professions autres que la médecine ouvertes aux Icariennes qui a amené M. Prudhommeaux à avancer que la médecine était la seule profession accessible aux Icariennes.
  156. Morale saint-simonienne. Discours d’Enfantin, p. 100.
  157. Ibid.
  158. L’École saint-simonienne.
  159. Weill, l’École saint-simonienne.
  160. Ibid.
  161. La Femme libre, no 6.
  162. La Gazette des Femmes, février 1837.
  163. Le Conseiller des Femmes, 14 décembre 1833.
  164. Le Conseiller des Femmes, 14 décembre 1833.
  165. Ibid.
  166. Année 1845.
  167. Ici encore Cabet a voulu réaliser. Dans sa république les femmes sont, dit-il, placées « au premier rang » dans l’éloquence et le professorat.
  168. Le Journal des Femmes, 11 mai 1833.
  169. La Gazette des Femmes, numéro de juillet 1836 ; numéro de janvier 1837.
  170. Ibid.
  171. Ibid. Requête adressée par Mme de Mauchamp aux membres de l’Institut ; et Mme Allart, la Femme dans la Démocratie.
  172. Le Conseiller des Femmes.
  173. La Gazette des Femmes, janvier 1837.
  174. Pétition présentée à la Chambre. Ibid.
  175. La Gazette des Femmes, numéro de mars 1837.
  176. Cadet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  177. La Gazette des Femmes, juillet 1836.
  178. Ibid. Janvier et mai 1837.
  179. Le Globe, 26 décembre 1831.
  180. Ibid., divers numéros de février, mars et avril 1832.
  181. (1)La Gazette des Femmes, mars 1837.
  182. Duvergier, Lois, t. XXXI.
  183. Note de Duvergier à l’article cité.
  184. La Gazette des Femmes.
  185. La Gazette des Femmes, novembre 1836.
  186. Ibid.
  187. La Gazette des Femmes, numéro du 1er novembre 1836.
  188. La Gazette des Femmes, mars 1837.
  189. Cabet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  190. Cabet, Voyage en Icarie, chap. xiii.
  191. Le Globe, 22 février 1832.
  192. Méphis, t. II, chap. v.
  193. Ibid.
  194. Mme Allart, la Femme dans la démocratie de nos temps.
  195. Le Globe, 22 février 1832.
  196. La Gazette des Femmes, juillet 1836.
  197. Juillet 1833.
  198. Août 1834.
  199. La Femme libre, no 1.
  200. La Démocratie pacifique, 19 mars 1846. (Article de Clarisse Vigoureux sur les événements de Pologne.)
  201. F. Tristan, Émancipation de la Femme ; la Femme nouvelle, no 12.
  202. Cl. Bayard, Aux Femmes.
  203. Eléonore Blanc, Biographie de Flora Tristan.
  204. Le Globe, 22 février 1832.
  205. Ibid.
  206. Ibid.
  207. La Femme nouvelle, divers articles.
  208. Fl. Tristan, l’Émancipation de la Femme.
  209. La Gazette des Femmes, février 1837.
  210. Démocratie pacifique, 10 octobre 1843.
  211. Cité par Fl. Tristan, l’Émancipation de la Femme.
  212. Décembre 1835.
  213. La Femme nouvelle, no 16.
  214. Cl. Démar, Ma Loi d’avenir. La même idée a été reprise par une féministe moderne, Mad. Pelletier.
  215. Discours de distribution de prix, cité par la Femme nouvelle, No 17.
  216. Le Conseiller des Femmes, 15 mars 1834.
  217. Le Conseiller des Femmes, 15 février 1834.
  218. La Gazette des Femmes, mai 1837.
  219. Ibid.
  220. Le procès Lafarge, qui a trouvé ces derniers temps un regain d’actualité.
  221. La Gazette des Femmes, février 1838.
  222. Titre d’une brochure saint-simonienne.
  223. 1833, l’Année de la Mère.
  224. A. Colin, Aux Femmes juives.
  225. Vincard, les Compagnons de la Femme.
  226. Le Livre des Actes.
  227. Le Moniteur égyptien, 26 novembre 1833, cité par le Livre des Actes.
  228. Association de femmes, Paris, 1833.
  229. Proclamation aux Femmes, Paris, 1834.
  230. Ibid.
  231. Proclamation aux femmes, Paris, 1833.
  232. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  233. La Gazette des Femmes, 1er juillet 1836.
  234. Ibid., août 1836.
  235. La Femme libre, no 1.
  236. La Gazette des Femmes, supplément.
  237. La Femme libre, no 1.
  238. Lélia, 5e partie.
  239. Madeleine Pelletier, la Femme en lutte pour ses droits ; Marcel Prévost, les Vierges fortes.
  240. La Gazette des Femmes, avril 1837.
  241. Ibid., mars 1837.
  242. Le Conseiller des Femmes, no 7 ; Daniel Stern, article de la Revue indépendante, 25 septembre 1847.
  243. Adèle Boury, Mémoires, 1833.
  244. Rousseau, Tout pour les Femmes.
  245. Par une anonyme : A. M. S.
  246. La Femme dans la démocratie.
  247. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  248. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  249. Cité par la Démocratie pacifique, 16 septembre 1844.
  250. La Démocratie pacifique, 19 mars 1846.
  251. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  252. La Paix des deux Mondes, no 1.
  253. L’Ombre de Henri IV.
  254. Le Petit homme rouge.
  255. La Liberté, etc.
  256. Regrets à Mme la duchesse d’Orléans, par Mme Hattanville ; Sur la mort de S. A. R. le duc d’Orléans, par Sophie Dubut.
  257. Mme d’Eldir, Discours ; Charlotte d’Abel ; Lowendal, Stances.
  258. Voir chapitre iii.
  259. Le Citateur féminin, le Génie des Femmes, le Journal des Femmes.
  260. Comme l’Absence, poésie d’Eugénie Goyet ; certaines poésies de Mme Waldor.
  261. Ces deux vers par exemple, dans une pièce qui exprime les aspirations voyageuses d’un jeune homme :

    Je veux poser le pied où vous n’avez jamais
    Vous tous posé que la pensée.

  262. Le Journal des Femmes, 21 décembre 1836.
  263. A. Ségalas, Préface de la Femme.
  264. a et b A. Ségalas, Préface de la Femme.
  265. Les Femmes célèbres contemporaines.
  266. La Revue indépendante, 1841, no 1.
  267. Voir Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  268. Citons encore, parmi les poétesses, Mme de Girardin, auteur d’un volume de poésies, et Mlle Bertin, que nous retrouverons plus loin.
  269. La Revue indépendante, 25 juin 1843.
  270. Maurice Tourneux, dans la Grande Encyclopédie.
  271. La Phalange, 20 octobre 1836.
  272. Ces mémoires sont soupçonnés d’être apocryphes.
  273. La Phalange, 1841.
  274. Cf. ci-dessus, p. 153-176.
  275. Rebière, les Femmes dans la science.
  276. Ibid.
  277. Le Citateur féminin, 1835.
  278. Sœur du peintre du même nom.
  279. Le Journal des Femmes, mai 1834.
  280. Le Citateur féminin, 1835.
  281. Le Journal des Femmes, mai 1836.
  282. La Revue indépendante, mai 1846.
  283. Ibid.
  284. La Revue indépendante.
  285. La Gazette des Femmes, 1836.
  286. La Revue indépendante, mai 1842.
  287. Le Citateur féminin, 1835.
  288. La Revue indépendante, mai 1845.
  289. Un Anglais à Versailles.
  290. La Revue indépendante, février 1842.
  291. Dictionnaire des Musiciens, art. Loïse Puget.
  292. Fétis, Dictionnaire des Musiciens.
  293. Cité par la Gazette des Femmes, décembre 1836.
  294. Certains, il est vrai, attribuent l’orchestration à Berlioz.
  295. La Femme nouvelle, no 17.
  296. La Gazette des Femmes, numéro de décembre 1836.
  297. Ibid., et Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria.
  298. La Femme nouvelle, no 17.
  299. La Femme nouvelle, no 17.
  300. Préface d’Indiana (1842).
  301. Histoire de ma vie, vol. IV.
  302. Septembre 1834.
  303. Le Conseiller des Femmes, 18 février 1834.
  304. Le Journal des Femmes, 1er mars 1834.
  305. Le Journal des Femmes, 1er mars 1834.
  306. Le Conseiller des Femmes, 23 août 1834.
  307. Le féminisme de Chateaubriand s’explique sans doute en partie par l’influence de Mme Allart de Méritens et de Pauline Roland, toutes deux ses amies très intimes.
  308. La Gazette des Femmes, février 1837.
  309. Ibid.
  310. Cité par la Gazette, septembre 1836.
  311. 1833.
  312. Numéro du 11 août.
  313. Cité par la Femme nouvelle, no 15.
  314. La Gazette des Femmes.
  315. Cité par la Démocratie pacifique, 10 janvier 1847.
  316. Cité par la Phalange, 25 août 1841.
  317. 1832.
  318. Revue des Deux Mondes, 14 novembre 1832.
  319. La Femme libre, no 8.
  320. Cité par la Phalange, 22 janvier 1842.
  321. Ibid.
  322. George Sand, Histoire de ma vie, t. IV.
  323. 1837.
  324. La Femme de trente ans.
  325. Des Compensations.
  326. Sans doute le saint-simonisme ; ce qui d’ailleurs est absolument faux.
  327. Journal des Débats, 21 mai 1837.
  328. Journal des Débats.
  329. Qui se réclamait de l’article du Code autorisant le mari à tuer sa femme s’il la surprenait en flagrant délit d’adultère.
  330. Le Globe, 5 septembre 1831.
  331. Morale saint-simonienne, prédication d’Enfantin, p. 31.
  332. La Femme nouvelle, no 9.
  333. Le Moniteur universel, 11 août 1831.
  334. Titre I, art. 1er
  335. Dictionnaire de Pédagogie, art. : Filles.
  336. No 1.
  337. Ibid.
  338. Programme du Congrès féministe de 1908.
  339. Je n’ai pu trouver aucune indication sur la date exacte de cette opération.
  340. Il n’y a rien aux Archives nationales sur l’histoire de la Presse pendant cette période.
  341. Elle annonce d’ailleurs que la publication du journal ne pourra être continuée, faute d’argent pour le cautionnement. Il reparut le 21 août sous le titre de l’Opinion des Femmes, dont la destinée ne fut pas plus heureuse puisqu’elle n’eut qu’un numéro.
  342. Sauf le numéro 2 qui parut le 10 mars au lieu du 28 février.
  343. Ce manque d’argent constant chez les journaux féministes tient sans doute au petit nombre des lecteurs. Mais l’extrême rareté des annonces qu’on y trouve y est certainement aussi pour beaucoup.
  344. On y voit, assis sur des nuages, une collection de chérubins laïques coiffés du bonnet phrygien, et se livrant les uns à la peinture, les autres à la musique, symbole sans doute du bonheur qui régnera sur la terre quand les femmes gouverneront.
  345. Tous les autres collaborateurs écrivent dans le style pompeux et emphatique de l’époque.
  346. Juillet 1848.
  347. En 1848, comme en 1789, le mouvement féministe, parti de Paris où il se manifeste avec la plus grande intensité, a gagné les départements. Des clubs et sociétés féministes s’y sont fondés.
  348. Ainsi que le prouvent les nombreuses polémiques que les journaux féministes eurent à soutenir.
  349. Numéro du 3-6 juin 1848.
  350. Ce projet assez libéral contenait, entre autres dispositions, la reconnaissance de droits politiques aux femmes.
  351. L’un d’eux, Garnier-Pagès, est représenté dans un article de ce même numéro du 27 avril comme un routinier, systématiquement hostile à toute idée d’émancipation féministe.
  352. 28 janvier 1849.
  353. Elle présenta avec un peu plus de développement un projet absolument identique dans le numéro 6 de l’Opinion des Femmes, août 1849, et reprit en 1856 le même projet sous la forme d’une brochure intitulée : Lettre aux travailleurs.
  354. On employait les femmes dans les ateliers nationaux à la confection des chemises militaires.
  355. On a vu plus haut (p. 265) que la garde d’un enfant prenait à une ouvrière près de la moitié de son gain.
  356. Par exemple la maison des employées des P. T. T., fondée en novembre 1906.
  357. Tel qu’il existe maintenant dans de nombreux lycées de jeunes filles.
  358. Voir la République des Femmes, « journal des cotillons ».
  359. La Voix des Femmes avait, en 1848, proposé George Sand au suffrage des électeurs.
  360. George Sand a eu, nous allons le voir, une politique féministe très hésitante.
  361. On voit que la Liberté parle à peu près comme parlaient avant 1848 les adversaires du suffrage universel.
  362. Remarquons l’abus des antithèses comme dans les plus mauvais passages de Victor Hugo.