Le diabolisme en France/VI
George Redway, (p. 82-96).
CHAPITRE VI
L’ART SACERDOTAL
Quelques mois après la parution des premiers témoignages sur le Palladisme, sous la signature des témoins que nous avons déjà examinés, une nouvelle contribution a été apportée à la littérature sur le diabolisme associé à la franc-maçonnerie, par un ouvrage intitulé La Franc-maçonnerie, synagogue de Satan. La haute position ecclésiastique de l’auteur, Mgr Léon Meurin, jésuite et archevêque de Port-Louis sur l'île Maurice, a donné un nouvel élan et un aspect de plus en plus important aux accusations portées au début, comme nous l’avons vu, par des écrivains relativement obscurs ou clairement suspects. De plus, l’ouvrage était apparemment si savant, à certains égards si négligé, et pourtant si méthodique, qu’il devint par la suite une source de référence universelle de la littérature anti-maçonnique.
À ce jour, M. Huysmans en reste ébloui et, à ceux qui recherchent des informations fiables sur le sujet, il déclare : « Si vous voulez être sauvé des excès de la raison déchue, et des récits de la platitude de la Dunciade, essayez Mgr Meurin ; lisez ce que dit l’archevêque sur le palladisme ». Dans certaines limites, le conseil est bien fondé ; l’art sacerdotal dans son application à l’anti-maçonnisme peut laisser beaucoup à désirer, mais en tant que spécimen de la critique supérieure qui a cours dans les hauts cercles, il contraste fortement avec le ton et la pâte de la masse vulgaire des accusateurs. On nous donne les meilleures des garanties, nous sommes donc dans l’attente d’une contribution précieuse à nos connaissances ; mais, je peux dire immédiatement que cette espérance n’est malheureusement pas satisfaite. Avec une vive anticipation philosophique, on tourne les pages de La franc-maçonnerie, synagogue de Satan en admirant leur belle typographie, en s’attardant sur l’appendice élaboré et ses gravures allégoriques, et on éprouve brièvement un sentiment d’infériorité intellectuelle devant des sections aussi formidables, et une si imposante table des matières. Il devrait être impossible de parler de l’archevêque sans faire mentalement une génuflexion, mais il reste vrai que notre espérance n’est pas satisfaite. Ce sera à nous, en même temps, de parler aussi courtoisement que possible d’un prélat pieux et savant qui est maintenant passé là où les maçons cessent de sataniser et où les trente-trois degrés sont au repos. Mais il faut dire simplement que le contenu de son très gros volume n’a que peu de valeur pour notre enquête.
De par la nature de sa charge épiscopale, Mgr Meurin était bien placé pour déterminer comment les hommes diabolisent ; l’île Maurice a bénéficié de nombreux privilèges de l’Enfer. Là nous perdons de vue les Rose-Croix sur le chemin de l’Inde ; là, le comte de Chazal a initié le Dr Bacstrom, et tout cela est bien sûr diabolique du point de vue de l’anti-maçonnisme. De plus, il ne faut pas oublier que Mgr Meurin, dans une série de remarquables conférences, a exposé les superstitions mauriciennes et, en acceptant l’opinion de M. Huysmans, l’existence de la magie noire dans cette colonie française est pleinement prouvée par les profanations à grande échelle de l’Eucharistie, le sacrifice des chats à minuit sur les autels d’églises ouvertes par effraction, et la découverte du sang des victimes dans les calices utilisés pour les éléments eucharistiques. L’Église ne réagit pas en la matière ; elle se désole et prie, ce qui semble, à certains égards, une méthode inefficace pour protéger le latens Deitas[1]. Si l’Eucharistie est susceptible de profanation, pourquoi ne pas protéger l’Eucharistie ? Assurément, la négligence qui rend de telles profanations possibles est une opportunité offerte au déicide, et une si grande négligence vaut presque tolérance. Quoi qu’il en soit, Mgr Meurin semble être l’autorité à laquelle on se référerait naturellement pour obtenir des informations précises sur le culte du diable tel qu’il se pratique dans son propre diocèse, même en dehors de la franc-maçonnerie. Mais il est trop érudit pour se préoccuper de faits individuels et dépasse tant les limites de son diocèse qu’il en oublie complètement l’île Maurice. Un autre témoin, qui n’a peut-être jamais visité Port-Louis, affirme que le Directoire Central du Palladium pour l’Afrique est établi à cet endroit, mais le prélat de Port-Louis, dont les renseignements auraient été précieux, ne semble connaître rien de tel. L’arme du guerrier à la mitre est, en même temps, une thèse suffisamment sinistre : la franc-maçonnerie est liée au satanisme par le fait qu’elle a les juifs pour vrais auteurs et la Kabbale juive comme clé de ses mystères ; la Kabbale est magique, idolâtre et essentiellement diabolique ; la franc-maçonnerie, considérée comme une religion, est donc un culte du diable judaïsé, et considérée comme une institution politique, elle est le moyen d’obtenir la domination universelle, le rêve des Juifs depuis des siècles.
Mes lecteurs seront enclins à considérer qu’une telle hypothèse, bien qu’elle corresponde au satanisme d’Adriano Lemmi, qui, comme nous le verrons, est accusé d’avoir été circoncis, ne peut que difficilement se concilier avec la maçonnerie universelle d’Albert Pike, ce dernier n’était ni juif ni judaïsant. Mais la haine de l’Église catholique pour ces deux parties, est, selon Mgr Meurin, un lien suffisant pour associer leurs intérêts. Commençons donc avec la propre hypothèse de l’archevêque, qu’il résume en une seule phrase : « Ceindre le front du juif avec le diadème royal et mettre sous ses pieds le royaume du monde, voilà le vrai but de la franc-maçonnerie. » Et encore : « La Kabbale juive est la base philosophique et la clé de la franc-maçonnerie. » Une fois de plus : « Le but de la franc-maçonnerie est la domination universelle, et la franc-maçonnerie est une institution juive. »
En acceptant ces déclarations comme des points qui méritent d’être débattus de manière logique, formulons ensuite deux propositions indiscutables car elles sont évidentes en elles-mêmes : 1° Lorsque la signification des symboles est incertaine, il est facile de mal les interpréter ; 2° lorsqu’un sujet est obscur et difficile, aucune personne n’est qualifiée pour en parler réellement si ses connaissances sont indirectes. Or, avons-nous de bonnes raisons de supposer que Mgr Meurin possède une connaissance de première main et qu’il est par conséquent en mesure d’interpréter véritablement le difficile sujet qu’il a abordé, à savoir les doctrines ésotériques de la Kabbale ? Si ce n’est pas le cas, nous avons le droit de l’ignorer sans autre examen. En fait, sur ce sujet préliminaire et essentiel, l’archevêque ne passe pas l’épreuve. L’ancienneté de la Kabbale est une hypothèse nécessaire de son travail, et il la tient pour vraie comme si il n’avait pas conscience qu’elle a été mise en cause. Il y a peut-être beaucoup à dire sur cette question très controversée, mais il n’y a rien à dire pour un écrivain qui semble ignorer l’existence du débat. Et par conséquent, mes lecteurs ne seront nullement étonnés d’apprendre que ses informations sont obtenues de seconde main, ou que sa référence est Adolphe Franck. Ce fait est la clé de tout son travail, et le seul mérite qui lui revient, c’est l’habile apparence d’érudition qu’il a donnée à un travail superficiel et son élégance naturelle qui l’a empêché d’être tapageur et violent.
Notre enquête sur le culte moderne du diable ne justifie pas que nous discutions de l’opinion d’écrivains qui choisissent de supposer que la Kabbale, le gnosticisme et d’autres systèmes sont a priori diaboliques, car de telles hypothèses sont déraisonnables. En ce moment, il y a des écrivains en France qui soutiennent que le mot anglais God est l’équivalent de Lucifer, mais on n’entre pas en débat avec eux. Pour la satisfaction de mes lecteurs, il serait peut-être aussi utile de dire que le volumineux traité de Mgr Meurin est né parce qu’il a découvert, on pourrait dire par hasard, que le nombre 33, qui est celui des degrés de franc-maçonnerie française, est le nombre des divinités dans les Védas, cela menant à soupçonner que les mystères de la franc-maçonnerie sont liés à ceux de l’antiquité. Bien sûr, ils se rattachent à l’antiquité, pour la simple raison qu’il existe une certaine unité entre tous les symbolismes et, en outre, il est parfaitement clair que la franc-maçonnerie a hérité d’une tradition perpétuée de longue date, ou bien y a fait des emprunts. Mgr Meurin avait donc aussi peu de raisons de s’étonner de la justesse de son hypothèse au moment où il l’établissait, qu’il n’en avait de se réjouir de la déduction qui domine tout au long de son enquête, à savoir : les mystères de l’antiquité païenne étaient des illusions du diable, et les mystères modernes qui leur sont liés sont aussi des illusions diaboliques. En fait, il fait si souvent des découvertes qui semblent inédites à ses propres yeux, mais pas pour les gens qui connaissent le sujet, qu’on serait agréablement diverti par sa simplicité s’il ne montrait pas tant la mauvaise foi dans ses suppositions. Par exemple, quiconque connaît la littérature goëtique sait que les rituels de la magie noire incorporent des éléments hétérogènes de sources kabbalistiques, mais pour Mgr Meurin ce fait parait surprenant.
Son érudition maçonnique est à peu près aussi grande et aussi petite que sa maîtrise de la Kabbale ; il cite Carlyle comme « une autorité », applique le terme orthodoxe à la franc-maçonnerie française exclusivement, alors que les développements de la fraternité en France ont toujours eu un caractère hétérodoxe, tandis que sa classification tripartite des 33 degrés de ce rite et du rite écossais ancien et accepté est tordue arbitrairement pour s’adapter à une théorie préconçue, et efface entièrement l’importance inhérente aux trois premiers degrés, qui sont eux-mêmes la somme de la franc-maçonnerie. De plus, la classification en question est présentée comme une instruction très secrète répandue avec une certaine constance dans toute la franc-maçonnerie, en dehors celle qui suit les 33 degrés, mais aucune référence n’est donnée.
Telles sont les qualifications et les méthodes de l’archevêque, je ne propose pas de l’accompagner dans le long cours de ses interprétations, mais je fournirai à la place, pour faire gagner du temps à ceux qui voudront peut-être suivre ses traces, un ébauche de méthode qui leur permettra de prouver savamment tout ce qui leur plaît sur la franc-maçonnerie.
Il est bien connu que la fraternité utilise des nombres mystiques et d’autres symboles. Prenez donc tout nombre mystique, ou toute combinaison de nombres, par exemple 3 × 3 = 9. Vous ne connaitrez probablement pas le sens qui s’attache au nombre du produit, mais il vous semblera que le 9 de pique est considéré en cartomancie comme un signe de déception. Commencez donc par anticiper avec confiance quelque chose de mauvais. Réfléchissez au fait que les cartes ont parfois été dénommées les « livres du diable ». Concluez que la franc-maçonnerie est l’institution du diable. Ne soyez pas induit en erreur par l’objection selon laquelle il n’y a aucun lien tangible entre les cartes et la franc-maçonnerie ; anticipez une connexion occulte ou une secrète liaison. Le terme de liaison vous a probablement été inspiré par la volonté de Dieu ; n’oubliez pas qu’il désigne des relations sexuelles douteuses. Soyez donc sûr que la franc-maçonnerie est le paravent de la pire espèce de licence. Vous avez maintenant franchi une étape importante pour ce qui est de démasquer la franc-maçonnerie, et vous pouvez la résumer comme suit : la franc-maçonnerie est le culte du Phallus. Si vous connaissez quelque chose au latin ecclésiastique, les mots noctium phantasmata pourraient peut-être vous venir à l’esprit, et tout le champ de la démonologie en rapport avec la fraternité s’ouvrira devant vous. Mais si vous vous limitez au domaine de la lubricité, rappelez-vous que nos premiers parents étaient nus jusqu’à ce que le serpent les tente, puis ils portèrent des tabliers. Ainsi, le tablier, qui est un emblème maçonnique, a depuis des temps immémoriaux été la couverture de la honte. S’il vous venait à l’esprit que c’est Dieu qui avait fait ces tabliers, écartez l’idée comme une tentation du diable, qui fait son possible pour vous empêcher de le démasquer. À ce stade, il sera bon de revenir au chiffre 9 ; votre raisonnement a établi qu’il avait une signification horrible. Maintenant, prenez ce nombre et suivez ses traces à travers l’histoire des religions à l’aide d’un guide pratique de théologie, tels que le dictionnaire bon marché de Migne. Vous serez sûr de trouver quelque chose qui vous convient, c’est-à-dire quelque chose d’assez grave. Placez cette signification en face de l’utilisation de ce nombre dans la franc-maçonnerie. Répétez ce processus en récupérant tout ce qui peut servir, et continuez ainsi jusqu’à ce que votre volume atteigne les dimensions requises. Vous ne manquerez jamais de matériaux, et c’est ainsi que l’on dévoile la franc-maçonnerie.
Il n’y a pas d’exagération dans ce schéma ; Mgr Meurin est en effet bien plus bête. Le 26 mai 1876, le Suprême Conseil des Souverains Grands Inspecteurs Généraux du 33e degré du rite écossais ancien et accepté auraient publié une circulaire portant comme adresse le 33 Golden Square, à Londres. Mes lecteurs vont-ils croire leurs propres yeux et ma sincérité si je leur dis que le plus illustre exégète anti-maçonnique français, membre de la Compagnie de Jésus et archevêque de Port-Louis, nous enjoint solennellement : « Remarquez le n°33 et le carré d’or, qui signifient la place suprême dans le monde rendu à la liberté d’or » ? En commentant ainsi un numéro associé à une adresse réelle, située, comme chacun le sait, dans le quartier le plus central de Londres, Mgr Meurin estime qu’il ne passe pas de la plaisante comédie à la farce d’interprétation tordante, mais qu’en fait il agit sérieusement et correctement, il a le droit de prendre un air sage, et de croire qu’il a frappé fort !
Aucune personne connaissant la Kabbale, même sous ses aspects historiques, et encore moins le vénérable savant, M. Adolphe Franck, dont les renseignements sont issus, ne tolérera un instant la théorie selon laquelle cette littérature mystique de la nation juive se prête à une interprétation diabolique. En particulier, elle se prête au système manichéen grossier attribué à Albert Pike à peu près autant qu’au matérialisme athée. La lecture de Mgr Meurin peut se comparer à celle de Pic de la Mirandole, qui découvrit non pas le dualisme, mais le mystère chrétien de la Trinité, qui le considérait avec plus de raison comme le pont par lequel le Juif pouvait finalement passer au Christ, et qui infecta un pontife avec son enthousiasme, et on verra que l’archevêque catholique a l’air ridicule à la lumière de son érudition dérivée. Insister davantage sur ce point ne sert cependant guère notre objectif. La Kabbale ne possède pas ce lien constituant avec la franc-maçonnerie que Mgr Meurin prétend trouver, et si cela était le cas, elle n’admet pas l’interprétation qu’il lui donne, alors que sa thèse antisémite est démolie avec l’autre hypothèse. Mais ces choses sont en grande partie en dehors de la question qui nous concerne le plus directement. Au-delà de ces points, le témoin que nous examinons nous instruit-il au sujet du Palladium Nouveau et Réformé, ou bien de la Franc-Maçonnerie Universelle ? La réponse est parfaitement claire. Son unique source de renseignements est Adolphe Ricoux ; par un oubli, il n’a même pas eu l’avantage de reprendre les rituels publiés par Léo Taxil. Il peut donc être renvoyé d’emblée. Le satanisme qu’il expose dans la franc-maçonnerie est un satanisme supposé. Quant à un réel culte du diable, il reproduit comme vraie la nouvelle pleine d’esprit Aut Diabolus aut Nihil, parue à l’origine dans Blackwood’s Magazine, et qui a depuis été réimprimée par son auteur, lequel déclare qu’elle est entièrement fictive, ce que la plupart des gens savent déjà.
En quittant l’auteur de La franc-maçonnerie, synagogue de Satan, comme un témoin dont les preuves tombent à l’eau, il faut répéter qu’il a, par sa position éminente, par son élégance dans la méthode, et par l’exhibition de son érudition, été un pilier principal de l’hypothèse satanique.
- ↑ NdT : « Dieu caché », expression tirée du chant Adoro Te devote, en référence aux éléments eucharistiques où Dieu « est caché ».