Le diabolisme en France/V
George Redway, (p. 74-81).
CHAPITRE V
LA DÉCOUVERTE DE M. RICOUX
En 1891 à Paris, les révélations maçonniques étaient devenues trop nombreuses pour que quelqu’un puisse plus ou moins attirer l’intérêt d’un public volatile, à moins qu’une nouvelle horreur ne vienne le capter. Mots de passe, signes et catéchismes, tous les projets et la meilleure moitié des secrets : tout le monde en dehors de la fraternité qui s’intéressait à la maçonnerie et s’occupait théoriquement de l’initiation les connaissait ou croyait les connaître. La littérature anti-maçonnique devint un produit de consommation courante, manquant de nouveauté dans les révélations. Le dernier ouvrage de Léo Taxil était une contribution visant à combler ce manque. Il était déjà en quelque sorte le découvreur de la « franc-maçonnerie féminine », c’est-à-dire qu’il était la seule personne à affirmer sérieusement que ce système discrédité était à l’œuvre dans la France moderne, et quand il ajouta le développement du Palladium comme point culminant au mystère de l’iniquité, il n’est pas étonnant que son livre ait atteint un tirage cinq mille exemplaires. Il a été assailli en tant que pamphlétaire vénal et ses réalisations passées en littérature ont été librement divulguées pour son propre bénéfice et pour l’information du public, mais il a été plus que compensé par l’approbation de Mgr Fava, évêque de Grenoble, dont nous avons déjà vu les opinions sur le satanisme en maçonnerie. L’Église avait en effet accepté de passer sous silence les anciennes énormités de Léo Taxil ; elle oublia qu’elle avait tenté de le poursuivre et de lui infliger une amende de 60 000 francs ; le souverain pontife lui pardonna l’accusation d’empoisonnement et lui transmit sa bénédiction apostolique ; il fut complimenté par le cardinal-vicaire de Rome ; et il est dans la posture fière d’un homme qui a reçu les félicitations et la haute approbation de dix-huit dignitaires ecclésiastiques, qu’ils soient cardinaux, archevêques ou évêques. Appuyant son dos contre la « tour forte », il fit face à ses accusateurs avec vigueur et leur rendit coup pour coup. Il ne manquait pas non plus de défenseurs laïcs, dont l’un devint lui-même, de façon inattendue et de la même manière que Taxil, témoin de Lucifer.
Léo Taxil donnait deux conseils avisés à ceux qui ne croient pas en l’existence de la franc-maçonnerie féminine : allez à la Bibliothèque Nationale, recherchez dans les archives de la revue maçonnique La Chaine d’Union et vous constaterez votre erreur de manière irréfutable. Allez ensuite à la Maison T…, il n’est pas nécessaire de reproduire l’adresse, mais celle-ci est donnée en entier par Léo Taxil et on vous donnera le catalogue du mobilier de loge, des insignes et d’autres accessoires, des tabliers pour les sœurs, des diplômes pour des sœurs, des jarretières pour des sœurs, des bijoux pour des sœurs. Le catalogue ne propose pas les signes d’initiation, mais au vu de la littérature, les signes ne sont plus secrets.
Tout cela est clairement en dehors du sujet du satanisme, mais il conduit néanmoins à la découverte de M. Ricoux. En ce qui concerne l’homme lui-même, aucune information n’est disponible ; il a promis un récit de ses aventures pendant quatre ans comme émigrant au Chili ainsi qu’une épopée patriotique en douze strophes, mais à ma connaissance ceux-ci restent dans les limbes. Mais il a un argument pour attirer notre attention, en ce sens qu’il a mis en pratique les conseils de Léo Taxil à l’automne 1891, et il a démontré à sa propre satisfaction que Y a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? offre de vraies divulgations, que la réponse à la question est affirmative. Il a mené une très honorable action ; il a écrit une brochure intitulée L’existence des loges de femmes : recherches à ce sujet, etc., dans laquelle il livre le résultat de son enquête, il a recueilli les éléments de la controverse dispersés à travers la presse de l’époque et a défendu Léo Taxil avec le zèle d’un alter ego. Mais il n’avait pas limité ses recherches aux directions indiquées par Taxil. Encouragé par le succès de ses premiers travaux, il fit de son côté une expérience de corruption et, de la même manière que Léo Taxil se procura le Rituel du Palladium Nouveau et Réformé, il réussit à obtenir le Recueil d’instructions secrètes des Suprêmes Conseils, des Grandes Loges et des Grands Orients, imprimé à Charleston en 1891. Ce recueil, nous dit-il, est certainement un document de premier ordre, car il émane du général Albert Pike, c’est-à-dire le « pape des francs-maçons ». Sur ce document, il fonde les affirmations suivantes : 1° La Franc-Maçonnerie Universelle possède un Directoire Suprême à la tête de son organisation internationale, qui est situé à Berlin. 2° Quatre Directoires Centraux secondaires existent à Naples, Calcutta, Washington et Montevideo. 3° En outre, un chef de l’action politique réside à Rome, chargé de surveiller le Vatican et de précipiter les événements contre la papauté. 4° Un Grand Dépositaire des traditions sacrées, sous le titre de Souverain Pontife de la Franc-Maçonnerie Universelle, est établi à Charleston, et à l’époque de la découverte, il s’agissait d’Albert Pike.
On remarquera que certaines de ces affirmations appellent une rectification, à la lumière des révélations plus complètes faites par les initiés palladistes, dont j’ai principalement tiré les informations de mon deuxième chapitre, mais on verra qu’elles sont substantiellement correctes. M. Ricoux ajoute qu’« Albert Pike a réformé l’ancien rite palladique et lui a donné son caractère luciférien dans toute sa brutalité. Le palladisme, pour lui, est une sélection ; il laisse aux loges ordinaires les adeptes qui se bornent au matérialisme, ou invoquent le Grand Architecte sans oser prononcer son vrai nom. Sous le titre de Chevaliers Templiers et Maîtresse Templières, il regroupe les fanatiques qui ne craignent pas le patronage direct de Lucifer. »
L’erreur la plus grave qui ait été commise dans l’utilisation des documents est une tentative inconsciente de lire dans les « encycliques » d’Albert Pike une partie des écrits de Léo Taxil, pour lesquels les longues citations données par M. Ricoux n’offrent aucune garantie. Ce qu’il semble vraiment avoir obtenu, ce sont les instructions de Pike en tant que Suprême Commandeur Grand Maître du Suprême Conseil de la Mère-Loge du rite écossais ancien et accepté de Charleston aux vingt-trois Suprêmes Conseils confédérés du globe. Et le rite écossais est, par hypothèse, séparé du Palladium. À d’autres égards, l’information revient à peu près à la même chose. Le long document que la brochure reprend in extenso montre Albert Pike prêchant le palladisme dans ses doctrines et pratiques les plus infâmes : la « résolution du problème de la chair » par la satisfaction aveugle des passions, la multiplication des loges androgynes dans ce but, la dualité du principe divin et le culte de Lucifer en tant que Dieu-Bon. La caractéristique la plus curieuse de la performance est qu’il s’agit là encore de bout en bout d’un pastiche d’Éliphas Lévi, copiant extrait après extrait de ses écrits principaux, avec des ajouts qui leur donnent un sens diamétralement opposé à celui des écrits du grand mage. Or, il est impossible que deux personnes travaillant indépendamment à la production de faux documents, puissent puiser toutes les deux à la même source ; c’est pourquoi Léo Taxil et M. Ricoux, s’ils se sont rendus coupables d’imposture, ont certainement collaboré. Il est toutefois déraisonnable d’avancer une telle accusation sans preuves et si nous acceptons la contribution de M. Ricoux comme faite de bonne foi, nous devons reconnaître qu’elle innocente Léo Taxil de l’accusation de plagier Lévi ; et puis l’existence d’une société théurgique, fondée sur les principes manichéens, instituée par Albert Pike et possédant un rituel magique pris en partie chez Lévi, revêt un aspect plus sérieux que lorsqu’elle reposait sur les déclarations non étayées d’un seul témoin. La découverte de M. Ricoux est évidemment de première importance, et il est à regretter qu’il ne l’ait pas prouvée en déposant le Recueil d’instructions à la Bibliothèque Nationale, en supposant qu’il soit en sa possession, ou en le photographiant au lieu de le transcrire, si effectivement il avait promis de le rendre.