Traduction par Wikisource.
George Redway (p. 97-161).

CHAPITRE VII

Le Diable et le docteur


§ 1. Le Diable au xixe siècle

Alors que le Palladium Nouveau Réformé aurait été fondé dès l’année 1870, on constate qu’à la fin de l’année 1891, très peu de choses étaient devenues publiques à son sujet. Il est difficile de concevoir qu’une institution aussi internationale soit restée si secrète, alors que les nombreux et infatigables ennemis de la fraternité se seraient emparés avec empressement du moindre indice d’une direction centrale de la franc-maçonnerie. De plus, une association qui initie des femmes serait sans doute la dernière à passer inaperçue, car si l’essentiel d’un secret est bien gardé par des femmes, il est rare qu’on les mette dans le secret. Quand le premier indice apparut en 1891, Léo Taxil ne perdit sans doute pas de temps et Mgr Meurin a dû écrire son grand traité à la vitesse de l’éclair. Le 20 novembre de la même année, un autre témoin se présenta en la personne du Dr Bataille, qui expliqua sans tarder qu’il était en mesure de tout révéler à propos de la Franc-Maçonnerie Universelle et du diabolisme qui y était associé, car contrairement à ses devanciers, il possédait une connaissance de première main. S’il n’avait pas vu Lucifer dans toute sa gloire ténébreuse, il avait au moins vu ses messagers ; il était un initié de la plupart des sociétés secrètes qui seraient liées de près ou de loin à la franc-maçonnerie ; il avait visité Charleston ; il avait examiné le véritable Baphomet et le crâne de Jacques de Molay ; il connaissait personnellement Albert Pike, Phileas Walder et Gallatin Mackey ; il était d’ailleurs un initié du Palladium. Il était évidemment le témoin manquant qui pouvait dévoiler tout le mystère et il serait difficile d’échapper à ses conclusions. Enfin, ce n’était pas une personne qui aurait fait défection de la franc-maçonnerie par une conversion suspecte et soudaine ; comme il soupçonnait qu’elle était maléfique, il y était entré avec l’intention de la dénoncer, il avait passé dix ans à faire ses recherches et maintenant il sortait de l’ombre avec ses résultats. Le rôle d’espion n’est généralement ni propre ni sain, mais il rend parfois d’utiles services, et dans certains cas, il y a des finalités qui justifient l’utilisation de moyens qui seraient contestables dans d’autres cas. Donc, jusqu’à preuve du contraire, il sera raisonnable d’accepter la déclaration solennelle de ce témoin qui affirme avoir agi avec de bonnes intentions, et admettre que ce qu’il a fait était dans l’intérêt de l’Église et du monde.

Malheureusement, le Dr Bataille a jugé bon de publier son témoignage sous la forme la plus à même de contredire ses bonnes intentions ; c’est un récit ardent et à gros tirage publié avec des illustrations absurdes et très sensationnelles ; en un mot, Le Diable au xixe siècle, qui est le titre donné par le présent témoin à ses mémoires, se rattache dans le fond et la forme à cette littérature connue sous le nom de « penny dreadful ». Il y a quelques années, les quartiers populaires de Londres et de Paris étaient inondés de fictions publiées de cette manière et qui continuaient de paraître tant qu’elles se vendaient avec profit. Dans de nombreux cas, les parutions s’arrêtaient brusquement, dans d’autres elles ont continué jusqu’à des centaines de numéros, comme dans le cas du Diable au xixe siècle ; elles possèdent des caractéristiques particulières connues des experts de la littérature périodique, et toutes ces caractéristiques se retrouvent dans le récit du Dr Bataille. Personne en Angleterre ne songerait à publier sous cette forme une œuvre sérieuse, et je ne connais pas de tel cas à l’étranger. C’est donc un choix peu recommandable et malheureux, mais on doit prendre le témoignage au sérieux étant donné qu’une partie de la presse cléricale en France a accepté de passer outre ce point et considère le Dr Bataille comme un témoin crédible. Il a également été suivi par d’autres écrivains que l’on doit prendre en compte, et dont les écrits sont solidaires des siens, nous ne devons donc pas considérer sa méthode de publication comme un motif pour refuser de l’entendre. En dehors de lui et de ses soutiens, il n’y a en effet pas d’autre témoin oculaire de la maçonnerie palladique. Le présent chapitre contiendra donc un résumé de ce que le Dr Bataille a vu et entendu au cours de ses recherches.

§ 2. Pourquoi le Signor Carbuccia fut damné.

En 1880, le docteur Hacks, qui, à mon avis, ne tente même pas de se cacher sous le pseudonyme de Dr Bataille, était médecin de marine à bord du vapeur Anadyr, de la Compagnie des Messageries Maritimes, qui revenait de Chine avec des passagers et marchandises. Un certain jour du mois de juin, il était fidèle à son poste, c’est-à-dire qu’il paressait sur une confortable chaise longue. L’« hôtel flottant » était ancré à Point-de-Galle, un port à l’extrémité sud de Ceylan, l’un de ces régions du monde qui passent pour un paradis terrestre. Tandis que le docteur, en bon catholique, agrémentait cette vision tropicale en songeant au mystère de l’Éden, des passagers prirent place à bord pour rentrer au pays, et parmi eux il y avait un Italien, Gaëtano Carbuccia, qui était à l’origine un marchand de soie, mais à cause de la concurrence japonaise, il avait été contraint de changer de métier, il était à présent marchand de curiosités. Ses nombreux voyages l’avaient amené à bien connaître le docteur, mais en cette occasion, Carbuccia avait un aspect qui alarma son ami ; le « gaillard grand et solide » avait été métamorphosé tout à coup en un vieillard émacié et faible. Il y avait un mystère quelque part, et le médecin du bord devait forcément le diagnostiquer. Après avoir joué pendant un certain temps le rôle de l’homme qui a quelque chose à dire sans avoir le courage de le révéler — un cliché courant dans les romans — l’Italien se livra finalement, donnant d’abord le spectacle d’un flot de larmes, avant de révéler son terrible secret : il était damné. Le Carbuccia que le docteur avait connu était un homme débridé, joyeux, obscène, un athée ami des plaisirs, un commerçant itinérant assez typique, avec une touche d’alsacien et de brigand des montagnes. Comment se faisait-il que ce libre-penseur, si éloigné de la religion, se dise damné ? Une idée saugrenue avait poussé le paillard Gaëtano à devenir franc-maçon. Quand un de ses bons compagnons lui avait suggéré cette voie de perdition, il avait refusé d’un air ahuri, non pas parce que c’était mal, mais parce qu’on le lui avait demandé ; mais ensuite, à peine était-il revenu à Naples qu’il se faisait initier. La cérémonie fut accomplie dans une rue de cette ville par un certain Giambattista Pessina, un Très Illustre Grand Commandeur Souverain, Ancien Grand Maître et Grand Hiérophante du rite antique et oriental de Memphis et de Misraïm, qui, pour une raison qui nous échappe, a vu en Carbuccia un homme qui méritait de connaître toute la physiologie et l’anatomie de la franc-maçonnerie. Il en coûterait 200 francs pour obtenir le 33e grade du sublime mystère. Carbuccia accepta cette offre et fut initié séance tenante comme Grand Commandeur du Temple. Il fut affilié à l’Aréopage de Naples pour 15 francs supplémentaires par an, avec la promesse de recevoir régulièrement les mots de passe.

Poussé par un enthousiasme qu’il était incapable d’expliquer lui-même, il a par la suite prêté l’oreille à tous les maçons distributeurs de grades ; les initiés de Memphis de Manchester l’ont attiré dans les rites kabbalistiques ; il est tombé parmi les francs-maçons occultes, comme le Samaritain parmi les voleurs ; il devint un Sublime Philosophe Hermétique ; submergé par les sollicitations, il fraternisa avec les frères du Palladium Nouveau Réformé et optimata avec la Société des Re-théurgistes, de qui il reçut finalement la véritable initiation de Mage. Partout des loges s’ouvraient à lui, partout des mystères se dévoilaient ; partout dans les hauts grades maçonniques, il trouvait le spiritisme, la magie et les évocations ; son athéisme n’était plus tenable, et sa conscience était troublée.

Finalement, ses affaires l’avaient conduit à revenir à Calcutta, où huit jours seulement avant de rencontrer le docteur Bataille, il avait vécu une expérience inouïe qui avait bouleversé tout son être. Il était allé à la rencontre des palladistes de cette ville, qui étaient dans un état d’excitation fébrile après avoir réussi à importer de Chine les crânes de trois missionnaires martyrs. Ces reliques étaient indispensables pour mener à bien un nouveau rite magique composé par le Pontife Suprême de la Franc-Maçonnerie Universelle et Vice-régent de Lucifer, le général Albert Pike. Une séance de spiritisme allait se tenir. Le frère George Shekleton, héros de mémoire immortelle qui avait pu obtenir les crânes, était présent avec les trophées ; et l’ancien athée pétrifié prit part au rituel, non pas parce qu’il souhaitait rester, mais parce qu’il n’osait pas fuir. Pour commencer, on posa les crânes sur les tables ; Adonaï et son Christ furent maudits avec une grande emphase, et Lucifer solennellement béni et invoqué à l’autel du Baphomet. Rien ne pouvait rencontrer plus de succès : on assista à des secousses sismiques, la salle menaçait de s’effondrer dans l’instant, on craignait d’être enseveli vivant, suivirent un formidable coup de tonnerre, une lumière brillante, un silence impressionnant de quelques secondes, et tout-à-coup on vit apparaître un être de forme humaine assis sur le fauteuil du Grand Maître. C’était l’apparition instantanée d’un corps incontestablement matériel. Chacun tomba à genoux ; chacun fut invité à se lever ; chacun se leva en conséquence ; et Carbuccia réalisa qu’il avait affaire à un personnage masculin de 38 ans tout au plus, nu comme une épée tirée, dont la peau diffusait une légère lueur d’enfer, une sorte de lumière intérieure qui illumina les ténèbres du salon — en un mot, un Apollon imberbe, grand, distingué, infiniment mélancolique, et qui affichait pourtant un sourire nerveux au coin de ses lèvres, c’était l’apparition du diable de la nouvelle Aut Diabolus aut Nihil, sans son costume de soirée. Cette nudité sans voile, qu’on considéra comme la manifestation de Lucifer, parla agréablement à ses enfants, choisissant d’user d’un excellent anglais et prédisant la victoire finale sur son éternel ennemi ; il leur assura une protection constante, faisant allusion en passant aux innombrables armées qui l’entourient dans son domaine éternel, et il incitait ses auditeurs à travailler sans relâche pour libérer l’humanité de la superstition.

Le discours terminé, il quitta l’estrade, s’approcha du grand-maître et le fixa les yeux dans les yeux dans un silence profond. Après une pause, il passa sans se consacrer à aucune observation précise ; pourtant il semble qu’il y avait un sens dans ses agissements, car il fit de même avec tous les dignitaires rassemblés à l’Orient, et finalement avec les membres ordinaires de l’assemblée. Quand ce fut le tour de Carbuccia, il aurait donné dix ans de sa vie pour être aux galères plutôt qu’à Calcutta, mais il parvint à s’en sortir sans toutefois donner une impression favorable car adversarius noster diabolus passa devant lui avec un air contracté, quand finit sa déconcertante inspection fut finie, Lucifer retourna au centre du cercle, jeta un dernier regard autour de lui, s’approcha de Shekleton et lui proposa courtoisement une poignée de mains. L’importateur de crânes de missionnaires obéit, il poussa un horrible cri, puis il y eut un choc électrique, l’obscurité tomba soudainement, puis un « coup de théâtre » général. Lorsqu’on eut rallumé les torches, l’apparition avait disparu, on découvrit que Shekleton était mort, et les initiés s’assemblèrent autour de lui en chantant : « Gloire immortelle à notre frère Shekleton ! C’est lui que notre Dieu tout-puissant a choisi ! » C’en était trop pour le marchand, qui s’évanouit.

Voilà, c’est pour cela que le signor Carbuccia a conclu qu’il était damné, ce qui semble une conclusion hâtive. Par les bons offices de son confesseur laïc, il parvint à se concilier la hiérarchie d’Adonaï, en tous cas celle de la confession catholique ; il a changé de nom, a adopté une troisième profession et il est si bien caché dans son actuelle retraite, que ses amis ont aussi peu de chances de le retrouver que les ennemis qui veulent sa peau.

Le docteur Bataille, fidèle à son rôle de bon catholique, s’aperçut immédiatement que le récit du marchand des nouvelles Mille et une nuits était absolument sincère, qu’il n’avait pas de mauvais mobiles et que son histoire n’était pas celle d’un fou. On ne trompe pas un médecin, ajouta-t-il sentencieusement. Il décida alors qu’il devait lui-même descendre dans l’abîme, en gardant la réserve sur ce qu’il ferait et dirait. L’Église et l’humanité l’exigeaient. Le voici alors à présent à Naples, faisant la connaissance du Signor Pessina, et il surpasse Carbuccia en dépensant 500 francs pour le 90e grade de Misraïm, devenant par là même Souverain Grand Maître ad vitam ! « Je serai l’explorateur, et non le complice du satanisme moderne », déclara le pieux docteur Bataille.

§ 3. Une prêtresse de Lucifer.

Le docteur Bataille était bien équipé après l’achat de sa souveraineté de Memphis et l’obtention des divers signes et mots de passe communiqués par Carbuccia, et qui, par intervention de la Providence, ne devaient pas avoir changé dans l’intervalle. Il se lança dans sa mission aventureuse, avec beaucoup de larmes, et sanctifié par les nombreuses bénédictions d’un vieux conseiller spirituel, qui, il va sans dire, était d’abord hostile à l’entreprise, et fut ensuite inévitablement désarmé par l’éloquence et l’enthousiasme de son ouaille. Considérant que la franc-maçonnerie et le diabolisme abondent partout, selon cette hypothèse, peu importait la direction dans laquelle il poursuivrait son enquête ; tous les chemins mènent à Rome, et ce dicton doit être également vrai de la Rome de la franc-maçonnerie et du Vatican de Lucifer. En fait, il commença là où Carbuccia s’était arrêté, à Point-de-Galle, dans le sud de Ceylan. Là, il décida de se familiariser avec le kabbalisme cingalais, un domaine de la philosophie transcendantale à peu près aussi susceptible de se trouver dans cette région paradisiaque, qu’un culte des mers du sud au fond de Notting Hill. Le Signor Pessina, cependant, lui avait fourni l’adresse d’une société qui pratiquait quelque chose que le docteur nomme kabbale, selon son habitude de mal nommer la plupart des sujets. Mais il ne devait pas kabbaliser.

Se rendant au principal hôtel, il fut témoin, dans un de ces incidents fortuits qui sont parfois le masque du destin, d’un spectacle ordinaire de jongleurs indigènes, dont le chef était extrêmement maigre, et si sale qu’on devinait qu’il était bien loin de la sainteté. Au cours de la représentation, ce personnage fixait le docteur d’un regard lourd de sens avec son œil étincelant, et lorsque tout fut fini, ce dernier avait un secret dont Sata désirait lui parler. L’esprit naïf du médecin considérait ce nom comme significatif pour sa mission ; Sata était assurément un sataniste. Il consentit sans hésiter et le jongleur le salua avec des signes mystérieux prouvant qu’il était un luciférien de la secte de Carbuccia. Mais par quel moyen diabolique il avait deviné l’affiliation du docteur, c’était le diable et non le docteur qui pouvait l’expliquer.

La langue parlée par les jongleurs cingalais est le tamoul, mais ils baragouinaient un peu de français, ce qui est non moins pratique que nécessaire dans la présente affaire. Leurs brèves explications indiquaient clairement qu’on avait besoin des services du docteur Bataille au chevet d’une mourante nommée Mahmah ; Sata et le docteur avaient alors pris place dans un transport de location, tandis que le reste des jongleurs suivait au trot dans la nuit. De cette manière, ils traversèrent un effrayant désert, plongèrent dans une forêt de broussailles, finirent par traverser un ruisseau et, après deux heures, arrivèrent dans une clairière. au milieu de laquelle se trouvait une hutte. Un singe se tenait sur le seuil, une chauve-souris vampire était suspendue sur une poutre, un cobra était enroulé juste en dessous, et un chat noir les accueillit en courbant le dos. Le singe parla en tamoul puis s’éloigna ; réfléchissant à ce qu’il voyait, le médecin pensa que c’était la chose la plus étrange au monde.

La hutte couvrait en fait une sorte de puits où on persuada notre aventurier de suivre ses guides, même s’il craignait pour sa propre sécurité ; enfin ils atteignirent, au bout d’un long escalier, une immense chambre mortuaire. Là, sur un lit en fibres de cacao, il trouva sa patiente, dont l’apparence momifiée et hideuse prouvait qu’elle était entièrement vouée à Satan et que son âme était depuis longtemps perdue. Il était humainement impossible de la sauver, aussi bien spirituellement que physiquement ; en effet, elle semblait déjà morte, et il donna son avis médical à cet effet. L’opinion d’un médecin était apparemment ce que les indigènes attendaient pour la suite des événements, et il est difficile de comprendre pourquoi des fakirs en rapport avec Satan — car on nous dit qu’ils l’étaient — qui possédaient sans aucun doute des méthodes de diagnostic aussi bien autochtones qu’occultes, n’auraient pas pu s’en rendre compte par eux-mêmes, d’autant plus que la femme, qui semblait avoir été une pythonisse de profession, travaillant avec un esprit familier, avait déjà atteint l’âge vénérable de 152 ans.

Pour abréger une histoire longue et particulièrement pénible, le docteur stupéfait vit finalement la mourante ressusciter soudainement, et ramper jusqu’au fond de la salle où se trouvait un autel élaboré surmonté d’une statue du Baphomet ; les fakirs s’assemblèrent autour d’elle ; le singe, la chauve-souris, le serpent et le chat entrèrent tous en scène ; onze lampes suspendues au plafond produisirent une illumination brillante ; la femme se redressa ; les fakirs montèrent un bûcher de branches résineuses autour d’elle ; au milieu des invocations, des chants mystérieux et des hurlements, elle se laissa dévorer par les flammes, son corps se noircissant lentement, son visage devenant écarlate dans les flammes, ses yeux se détachèrent de sa tête, et elle tomba en cendres.

Pourquoi le docteur eut-il le privilège d’assister à ces événements ? C’est parce qu’un homme au service des fakirs avait auparavant fouillé sa valise à l’hôtel et avait découvert son insigne de Memphis, qui lui fut rendu dans la chambre mortuaire. Quant au Baphomet, il est très bien décrit et identifié à des images similaires de loges maçonniques d’Amérique, d’Inde, de Paris, de Rome, de Shanghai et de Montevideo. Le docteur dit que c’est le dieu des occultistes. Le vénérable Sata cita le latin aussi brillamment que le singe parlait tamoul ; il accabla son bienfaiteur de remerciements et, en guise de paiement, il lui donna un lingam ailé grâce auquel il serait reçu parmi tous les adorateurs de Lucifer en Inde, en Chine — en fait, comme le disait Sata, « partout, partout ».

C’est ainsi que le Dr Bataille vécut sa première expérience occulte, et ces choses étant faites, il retourna à son hôtel et regagna son lit avec bonheur.

§ 4. La maison de la pourriture.

Qui posséderait un lingam donnant le sésame au royaume du diable sans en faire usage ? En faisait échange avec le médecin d’un autre navire, l’adversaire de Lucifer se retrouva à Pondichéry, avec trois mois de liberté relative pour explorer les mystères de la péninsule orientale. Dois-je dire qu’il venait à peine de débarquer dans la ville côtière française qu’il fit sans tarder la connaissance de la personne précise, qui parmi toute la foule, allait faire avancer son enquête ? C’était Ramassamiponnotamly-palé-dobachi — un nom assez court, nous assure-t-il, pour les indigènes de la région. Lucifer et les lingams se trouvaient à peu près partout à Pondichéry, mais le docteur soupçonna aussitôt que ce Ramassam à moitié nu était plus que les autres engagé sur le chemin de la perdition ; il ne se trompa pas non plus, car ce dernier lui demanda sans tarder : « Quel âge avez-vous ? », « Onze ans », dit le médecin. « D’où venez-vous ? », « De la flamme éternelle. » « Où allez-vous ? » « Vers la flamme éternelle. » Et à leur satisfaction mutuelle, ils prononcèrent ensemble le nom sacré de Baal-Zéboub, le docteur montra son lingam ailé, l’autre tomba à ses pieds — en pleine rue — et l’adora. Il inspira encore davantage de respect en montrant sa patente de Souverain Grand Maître ad vitam du rite de Memphis ; c’était apparemment le genre de documents que Ramassam connaissait depuis longtemps ; et il commença à deviser à propos du tuilage maçonnique. Comme dans les Mystères d’Udolphe, l’explication était bien sûr très simple : M. John Campbell, un Américain, avait institué une loge du rite d’York à Pondichéry, qui naturellement acceptait comme visiteurs les fakirs lucifériens, les fakirs lucifériens admettaient les membres du rite d’York à leurs réunions, et ils s’ensorcelaient les uns les autres.

Il serait inutile de supposer que le F∴ Campbell n’était pas à Pondichéry pour affaire quand le docteur arriva par hasard. L’après-midi même, il fut emmené par Ramassam dans une maison apparemment ordinaire où un autre Indien les accueillit, bien sûr, celui-ci aussi parlait bien français. Après avoir traversé la verdure un jardin, la pénombre du puits et l’enchevêtrement des escaliers, ils entrèrent dans un grand temple démantelé consacré au service de Brahma, dieu désigné sous le diminutif anodin de Lucif. Ce sanctuaire infernal avait une statue du Baphomet, identique à celle de Ceylan, et la salle mal aérée dégageait une horrible odeur de pourriture. La pestilence était principalement due à la présence de divers fakirs qui, bien que toujours vivants, étaient à un stade avancé de putréfaction. On dit que la voie du diable est facile et plaisante pour la plupart des gens, mais ceux-ci ont choisi de la suivre par un ascétisme de charnier et une auto-torture des plus élaborées. Certains étaient suspendus au plafond par une corde attachée à leurs bras, certains encastrés dans du plâtre, d’autres raidis dans un cercle, d’autres tordus de façon permanente en forme de S ; certains étaient tête en bas, d’autres pliés en forme de croix. C’était vraiment monstrueux aux dires du docteur, mais un grand maître autochtone expliqua qu’ils se tenaient dans ces postures depuis des années, même depuis un quart de siècle pour l’un entre eux.

Le F∴ John Campbell harangua l’assemblée en ordou-zaban, étrangement le docteur comprenait tout, et il rend compte de la teneur du discours, de nature violemment anticatholique, et qui visait particulièrement les missionnaires. Ceci terminé, ils procédèrent à l’invocation de Baal-Zéboub, d’abord par la Conjuration des Quatre, mais aucun démon n’apparut. L’opération fut répétée sans succès une seconde fois, et John Campbell décida d’entreprendre le Grand Rite, qui implique que chaque personne tourne sur elle-même avant de faire une procession de cette manière dans le temple. Chaque fois qu’ils passaient devant un fakir incarcéré, ils obtenaient une incantation de ses lèvres, mais Baal-Zéboub ne venait toujours pas. Sur quoi le Grand Maître autochtone suggéra que l’invocation devait être effectuée par le plus saint des fakirs, qu’on sortit d’une armoire plus fétide que le temple lui-même, et qui était dans l’état suivant : (a) la visage dévoré par les rats ; (b) un œil saignant pendant près de sa bouche ; (c) les jambes couvertes de gangrène, d’ulcères et de pourriture ; (d) une expression paisible et heureuse.

On le pria d’appeler Baal-Zéboub, mais chaque fois qu’il ouvrait la bouche, son œil y tombait ; cependant, il continua l’invocation, mais aucun Baal-Zéboub ne se manifesta. On apporta ensuite un trépied avec des charbons ardents et une femme, convoquée à cet effet, plongea son bras dans les flammes, respirant avec ravissement l’odeur de sa chair rôtie. Nul résultat. Puis une chèvre blanche fut exhibée, placée sur l’autel du Baphomet, brûlée, affreusement torturée, son ventre ouvert et ses entrailles déchirées par le Grand Maître indigène, qui les étendit sur les marches en proférant d’abominables blasphèmes contre Adonaï. Cela ayant également échoué, on souleva les grandes dalles de la salle, une puanteur sans nom monta, et à sa suite un grand nombre de fakirs vivants, dévorés jusqu’à la moelle par des vers et tombant en morceaux dans tous les sens, on les traîna du milieu d’un certain nombre de squelettes, tandis que des serpents, araignées géantes et autres crapauds grouillaient de toutes parts. Le Grand Maître s’empara d’un des fakirs, il lui coupa la gorge sur l’autel en psalmodiant la liturgie satanique au milieu des imprécations, des malédictions, d’un chaos de voix et des derniers râles d’agonie de la chèvre. Le sang écloaboussa les assistants, et le Grand Maître en aspergea le Baphomet. Un dernier hurlement d’invocation aboutit à un échec complet, à la suite de quoi on conclut que Baal-Zéboub était occupé ailleurs. Le docteur quitta la cérémonie en fraternisant avec Campbell, puis il alla se coucher, pour garder le lit pendant quarante-huit heures.

§ 5. Les sept temples et un Sabbat au Shéol.

C’est au mois d’octobre 1880 que, dans le cadre de son entreprise, le docteur Bataille atteignit Calcutta. La franc-maçonnerie, nous dit-il, va toujours de pair avec l’horreur, alors qu’il dépeint Calcutta avec les teintes sombres de la mort vivante et de la putréfaction universelle, il s’ensuit naturellement que la ville indienne est l’un des quatre grands centres directeurs de la Franc-Maçonnerie Universelle. Partout le pieux docteur découvrit la main de Lucifer ; partout il constata les conséquences de la superstition et du satanisme ; les cataclysmes, les inondations, les tornades, les typhons, les pestes, le choléra, font partie des conditions de vie habituelle, et sont les conséquences naturelles de l’universelle affiliation au démon. Selon son témoignage, on croise un cadavre à chaque pas, la fumée des veuves immolées monte au ciel et la plaine de Dappah, à proximité immédiate de la ville, est un vaste charnier où des multitudes de cadavres sont jetés nus aux vautours. Le maçon anglais reconnaîtra immédiatement qu’entre toutes les villes du monde, Calcutta est la mieux à même d’être La Mecque de la fraternité et la capitale de l’Inde anglaise. Le Kadosch du rite écossais, le Sublime Maître Choisi de Royale-Arche, le Commandeur de l’Aigle Blanc et Noir du rite d’Hérodom, le Grand Inspecteur parfaitement initié du rite philosophique écossais, le Frère Élu du rite johannite de Zinnendorf et le Frère de la Croix Rouge de Swedenborg, mille autres dignitaires de mille illuminations se rassemblent au grand temple maçonnique, et, comme le dit gravement le docteur, s’emploient à maudire le catholicisme. Par un alignement particulier des planètes, le docteur, en arrivant au quartier général, apprit immédiatement que le grand Phileas Walder était lui-même récemment arrivé en mission secrète de Charleston. Là aussi, il fit la connaissance d’une autre grande lumière du luciférisme, un certain Hobbs, qui avait présidé l’importe cérémonie où Carbuccia fut damné. Le frère Hobbs, fort de son expérience en Lucifer, donna de nombreuses assurances concernant les nombreuses apparitions que le Maître du Mal accordait à ceux qui en sont dignes. Le docteur, en vertu de sa patente de Misraïm, était autant un sacrificateur pour toujours à l’ordre du Melchisédech de la franc-maçonnerie que s’il était né sans père ni mère. Mais à cet instant, il n’avait pas encore reçu la parfaite initiation du Palladium ; techniquement, il n’avait donc pas le droit de participer aux Suprêmes Mystères. Cependant, il est inutile de préciser qu’il était arrivé à point nommé pour assister à une cérémonie qui n’a lieu qu’une fois tous les dix ans, à condition qu’on soit disposé à subir une légère épreuve préliminaire.

Le même soir, un groupe d’initiés triés sur le volet s’engagea dans des calèches de location à travers la morne plaine de Dappah, conduit par cochers initiés, pour accomplir une grande solennité satanique. À proximité de la ville se trouve le Shéol des Indiens, et à cet endroit se dresse une colline de 500 pieds de hauteur et 2000 de long, au sommet de laquelle se dressent sept temples, reliés entre eux par des passages souterrains dans le rocher. L’absence totale de pagodes montre clairement que ces temples sont consacrés au culte de Satan ; ils forment un gigantesque triangle superposé au vaste plateau. Le groupe descendit des calèches à la base de cette éminence, et ils furent accueillis par un autochtone parlant heureusement français. Après avoir échangé le signe de Lucifer, il les conduisit dans un trou dans le rocher, qui donnait sur un passage étroit gardé par une rangée de Sikhs munis d’épées nues, prêts à massacrer quiconque. Leur guide les conduisit au vestibule du premier temple, qui était déjà rempli d’une foule bigarrée d’adeptes, des officiers aux marchands de thé, jusqu’aux tanneurs et aux dentistes. Le premier temple était pourvu de l’inévitable statue du Baphomet, mais qui était nu et mal éclairé, le docteur devait passer l’épreuve promise, pour laquelle on le mit à nu, on le plaça au centre de l’assemblée, et à un signal donné, un millier d’étranges cobras venimeux surgirent des trous dans le mur, enhardis à le faire disparaître sous leur étreinte, seule une musique jouée à la flûte par des fakirs intervint pour lui sauver la vie in extremis. Il traversa cette rencontre éprouvante avec un courage qu’il ne soupçonnait pas lui-même, il persista même à prolonger la cérémonie, et montra ainsi qu’il était un homme d’une étoffe si extraordinaire qu’il méritait le respect de tous ; il reçut les éloges les plus flatteurs des assistants, y compris Phileas Walder. Comme pour prouver que les serpents étaient venimeux, un des indigènes présents, livré à leur fureur, tomba couvert de morsures apparemment mortelles, mais il fut ensuite soigné par des remèdes indigènes, puis porté devant l’autel du Baphomet pour être guéri par l’intervention spéciale du Dieu-Bon Lucifer. Cette nouvelle cérémonie fut accomplie par l’intervention d’un charmante vestale indienne, par les prières du Grand Maître, un marchand de soie de profession, et par le simulacre de baptême d’un serpent, après quoi le malade se leva et le venin gênant jaillit de lui-même de ses blessures. Partant du Sanctuaire des Serpents, le groupe se rendit ensuite, avec un recueillement bienséant, au deuxième temple, dit Sanctuaire du Phénix.

Le deuxième temple était brillamment éclairé et orné de millions de pierres précieuses arrachées par les méchants Anglais aux innombrables rajahs vaincus ; il y avait des guirlandes de diamants, des festons de rubis, de grandes statues d’argent massif et un gigantesque phénix en or rouge plus solide que l’argent. Il y avait un autel sous le phénix, un singe et une guenon furent placés sur les marches de l’autel, tandis que le Grand Maître célébrait une messe noire, qui fut suivie par l’étonnant mariage des deux animaux, et par le sacrifice d’un agneau amené vivant dans le temple, bêlant pitoyablement avec des clous enfoncés dans les pieds. Cette mise en scène symbolisait la réprobation du célibat et l’éloge du mariage, ou de ses succédanés moins coûteux.

Le troisième temple était consacré à la Mère des femmes déchues qui, en souvenir de l’épisode du fruit défendu, a une place dans le calendrier de Lucifer ; la cérémonie consistait en un dialogue entre le Grand Maître et la vestale, que la pudeur croissante du docteur l’empêche de rapporter, même en latin.

Le quatrième temple était un sanctuaire rosicrucien, avec un sépulcre ouvert d’où émanaient continuellement des flammes bleues ; au milieu du temple, plusieurs vestales indiennes se tenaient sur une plateforme, on se proposait qu’une d’entre elles s’évaporerait, après quoi un fakir serait transformé en momie vivante devant toute l’assistance, avant d’être enterré pour une période de trois ans. Tels étaient quelques événements de cette soirée, qui ont été accomplis avec un grand succès, sans trop perturber l’équilibre mental du médecin, bien qu’il ait avoué être assez impressionné lorsque le fakir commença sa performance en lévitant.

Le cinquième temple était conscré au Pélican et un officier anglais y prononça un bref discours sur la charité maçonnique, que le docteur considérait comme moralement discutable et révélatrice de mœurs légères.

Le sixième temple était celui de l’Avenir et était consacré à la divination, les oracles étant donnés par une vestale sous hypnose, assise sur un brasier ardent. Le docteur eut droit à une réponse, mais un autre curieux qui avait la témérité de chercher à savoir ce qui se passait au Vatican fut sévèrement rabroué ; en vain l’esprit de la voyante s’efforçait de pénétrer dans le palais « venteux et malsain » du pontife romain, et Phileas Walder, mortifié et furieux, se mit à proférer des imprécations et jurer comme le premier pape. L’expérience déçut l’assemblée, qui se rendit pensivement au septième temple, dédié au feu, qui était équipé d’une vaste fournaise centrale surmontée d’une cheminée contenant une gigantesque figure du Baphomet ; malgré la chaleur intolérable qui régnait dans tout le sanctuaire, cette idole était parfaitement conservée et brillait sans se désagréger. Une cérémonie impressionnante eut lieu dans cette salle ; un chat sauvage se faufila par une fenêtre ouverte, et on le considéra comme l’incarnation d’une âme en transmigration et, malgré ses protestations pitoyables, on le passa par le feu en sacrifice à Baal.

Et maintenant le bouquet final, le Magnum Opus du mystère, devait avoir lieu dans le Shéol de Dappah ; une longue procession partait des temples de la colline au charnier de la plaine ; la nuit était sombre, la lune avait disparu consternée, des nuages noirs filaient à travers le ciel, une pluie fébrile tombait lentement et par intermittence, et le sol était faiblement éclairé par la phosphorescence de la putréfaction générale. Les adeptes allaient, trébuchant sur les cadavres, dérangeant les rats et les vautours, et formèrent la chaîne magique composée de francs-maçons de haut grade, coiffés de chapeaux de soie, assis dans un vaste cercle, chaque adepte étreignant son propre cadavre. La cérémonie comprenait la récitation de certains passages empruntés à des grimoires populaires, l’objectif étant la libération totale des esprits errant au voisinage immédiat de leurs corps. Ainsi finit la cérémonie et le docteur admet que les folies de cette soirée lui valurent un sommeil perturbé ponctué de cauchemars.

§ 6. Une initiation palladique.

Avant de quitter Calcutta, notre aventurier acheta à Phileas Walder, pour la somme de deux cents francs, le titre très utile de Hiérarque Palladique, « grâce auquel il serait capable de pénétrer partout ». Comme tout l’empire britannique est particulièrement productif pour le miroir aux alouettes du diabolisme, Singapour fut le nouveau cadre de ses curieuses recherches. Les Anglais en tant que nation sont criminels, mais Singapour est la cuve de brassage de la méchanceté britannique, où le vice fermente continuellement ; là, l’homme maçonnise naturellement et la plupart des francs-maçons palladisent. Le docteur déclare clairement qu’une seule chose lui a épargné le sort de Sodome et Gomorre, à savoir la présence de certains bons chrétiens, c’est à dire des catholiques, dans ce qu’il appelle une ville maudite. Il lui tardait d’assister à l’initiation d'une Maîtresse-Templière du rite palladique, qui eut lieu dans une chapelle presbytérienne, la confession presbytérienne, comme il nous le dit, est l’un des chemins spacieux menant au satanisme déclaré. Le mot de passe était logiquement le nom du premier meurtrier, et le docteur fut accueilli avec étonnement par une vieille connaissance, un pasteur anglais, qu’il avait souvent croisé sur son magnifique bateau à vapeur, qui de plus portait le surnom de Révérend Alcool, étant, comme la plupart des Anglais, presque toujours ivre. La cérémonie d’initiation, qui est décrite en détail dans le récit, est une variation de celle de Léo Taxil ; le docteur, par égard pour ses lecteurs, supprime une partie de la performance. De manière générale, nous avons vu précédemment qu’il s’agissait d’une version antichrétienne de l’évangile avec quelques outrages banals contre les éléments de l’Eucharistie, au cours desquels notre témoin transpirait. Ainsi, comme il nous le dit, un nouveau protestant passa au culte de Lucifer.

Après le rituel vint une « solennité divine », c’est-à-dire d’une séance de spiritisme ordinaire, qui serait organisée dans une maison de fous. Je dois seulement dire que lorsque les lumières ont été allumées à la fin, on découvrit que tous les meubles, y compris un grand orgue, étaient suspendus au plafond. Enfin, le Maître des Cérémonies détacha son ombre de son corps, la projeta contre le mur, et elle prit la forme d’un démon qui répondait à diverses questions par des signes. Il y eut un tonnerre d’applaudissements, la cérémonie s’acheva et le temple maçonnique redevint une chapelle presbytérienne.

§7. Les San-Ho-Hei

Le docteur nous informe que la Chine est la porte de l’enfer et que tous ses habitants sont damnés dès la naissance ; d’apparence enfantine et douce, le Chinois est invariablement sataniste de nature et a des goûts tout à fait diaboliques. Quant à la religion de Bouddha, il s’agit simplement de satanisme « à outrance ». L’occultisme chinois est centralisé dans le San-Ho-Hei, une association « parallèle à la maçonnerie des hauts grades », ayant son siège à Pékin, et accueillant tous les francs-maçons affiliés au Palladium. Cependant, il n’admet pas les femmes et n’a qu’un seul degré. Sa principale occupation est d’assassiner les missionnaires catholiques. Lorsqu’un maçon palladiste demande à être admis pour la première fois dans l’une de ses assemblées, il se rend à la fumerie d’opium la plus proche avec les documents prouvant son initiation. Il pose son parapluie à l’envers sur la gauche et s’abêtit avec la drogue divine. Il est alors tout à fait sûr qu’il sera transporté dans un état comateux à la réunion occulte. Lorsque le docteur arriva à Shanghai, il hésita avant de tenter une aventure aussi hasardeuse. Il se souvint cependant qu’il possédait une médaille miraculeuse de saint Benoît, qu’il considérait comme son atout, une espèce de passeport ou de billet retour, disponible à toute date et sur toutes les ligne, pour repartir du royaume du diable. Il résolut de se saouler en conséquence ; mais alors même qu’il était entré dans la franc-maçonnerie avec une réserve de conscience, il entra dans la fumerie avec une réserve quant à son degré d’ivresse, cependant il s’endormit profondément et se réveilla à la réunion des Vengeurs Secrets, l’un d’eux, heureusement, avait une bonne connaissance de l’anglais et connaissait parfaitement tous les mots de passe de Charleston. Le Baphomet présidait, bien sûr, mais il semble que les Chinois ont certains scrupules au sujet des caprins, une tête de dragon remplaçait donc l’ordinaire tête de bouc. Le docteur n’était pas le seul Européen présent aux travaux de l’assemblée céleste ; mais, alors qu’il était le seul représentant de sa propre nation, il va sans dire qu’il y avait un bon contingent d’abominables Britanniques.

Les initiés de Chine et de Charleston sont si bien unis que l’essentiel des travaux se déroule en anglais ; sans cette disposition de la Providence, le médecin aurait été sérieusement désavantagé. Le premier objectif de la réunion était préparer la destruction des missionnaires. À cette fin, un cercueil contenant le squelette d’un frère décédé, qui avait tant dérogé à ses devoirs qu’il avait pris le parti des jésuites, et avait même osé espionner les augustes travaux de la Sublime Société des Vengeurs. Le premier acte semble quelque peu bizarre ; il consistait à invoquer un esprit maléfique pour animer le squelette et répondre à certaines questions. Cela fut accompli avec un succès absolu. Les ossements du frère décédé avaient cependant été si bien marqués par ses tendances jésuites, que même animés par un démon, ils montraient une extrême réticence à révéler le nombre et la qualité de certains fanatiques franciscains qui venaient de quitter Paris pour convertir l’Empire. En fin de compte, cependant, on reconnait qu’ils se trouvaient alors en haute mer, quand cette information fut donné, l’oracle osseux ne pouvait plus contenir sa rage, il poursuivit alors un maçon anglais du 33e degré d’un bout à l’autre de la salle, et réussit à lui infliger des morsures et des coups furieux. Pour commencer le deuxième acte, on dévoila une sorte de fonts baptismaux exagérés, remplis à ras bord d’eau et représentant le grand océan sur lequel voyageaient les missionnaires. L’assemblée se massa autour d’eux et réussit, à l’aide de baguettes magiques et d’autres outils, à faire apparaître la silhouette d’un bâteau à vapeur emportant les aventuriers. Leur magie souleva également une tempête dans l’appartement fermé, mais rien ne pouvait perturber le moins du monde la surface immobile de l’eau. En fait, la cérémonie dut être abandonnée, avec un constat d’échec. L’esprit Yesu protégeait trop bien ses missionnaires. L’assemblée se retira alors dans un deuxième appartement. Là, les dignitaires officiants se grimèrent en prêtres catholiques. Ils exhibèrent une statue de cire, qui figurait un missionnaire, ils lui firent un simulacre de procès, lui infligèrent des tortures imaginaires et rangèrent le mannequin dans une armoire, après quoi ils procédèrent à la crucifixion d’un cochon vivant. Le troisième acte fut une expérience angoissante pour le docteur, ce n’était rien moins que le sacrifice d’un des frères tiré au sort. Le docteur échappa au risque d’être la victime, grâce à sa qualité de visiteur, mais il faillit être le bourreau. Un des adeptes chinois ayant été choisi, à sa grande satisfaction, ce que le Baphomet à tête de dragon approuva par des mouvements mécaniques, il se laissa arracher les membres, puis demanda instamment l’aide du « frère de Charleston » pour trancher lui la tête. C’était un honneur invariablement accordé au visiteur du plus haut grade. Le docteur, qui redoutait d’accomplir ce devoir, fut sauvé au dernier moment par l’apparition miraculeuse de Phileas Walder venu de très loin en lévitant, ce personnage occulte avait appris par ses dons surnaturels ce qui se tramait en Chine, et souhaitait interroger la tête coupée sur la possible guérison de sa fille, alors gravement malade. En vertu de sa position supérieure, il demanda le privilège de l’exécution, que le docteur lui céda avec modestie.

Telles furent les aventures de notre témoin dans l’assemblée des Saints Vengeurs. Il énumère longuement des arguments pour nous convaincre qu’il n’était pas halluciné par l’excès d’opium, mais je suggère aux lecteurs sagaces qu’il y a des critiques plus évidentes.

§ 8. La grande ville de Lucifer.

C’est en mars 1881 que le docteur Bataille se rendit pour la première fois à Charleston, pour rendre visite au siège de la Maçonnerie Universelle de Lucifer et faire connaissance avec son pontife Albert Pike. Charleston est la Venise de l’Amérique, la Rome de Satan et la grande ville de Lucifer. Toujours très prolixe, et adorant les détails qui gonflent les piètres intrigues des feuilletons à bon marché, notre témoin décrit longuement la ville et son temple maçonnique, ainsi que le temple qui est lui-même dans le temple, et qui est consacré au Dieu-Bon. Mon deuxième chapitre a déjà fourni au lecteur suffisamment de détails sur les personnes qui seraient impliquées dans la fondation de la Franc-Maçonnerie Universelle et l’élaboration de son culte. Je n’ai pas non plus besoin de m’attarder longuement sur les conversations entre le docteur Bataille, Albert Pike, Gallatin Mackey, Sophia Walder, Chambers, Webber et le reste des grandes lumières de Charleston. Mlle Walder lui expliqua la grande espérance de l’ordre concernant l’avènement prochain de l’Antichrist, l’abolition de la papauté et la destruction du christianisme. Elle narra également nombre de ses expériences personnelles avec la monarchie infernale, connaissant le nombre exact de démons de toute la hiérarchie, y compris leurs classes et légions. Elle espérait avec confiance devenir l’arrière-grand-mère de l’Antichrist, et pour l’heure elle possédait le don surnaturel de se fluidifier à volonté. M. Gallatin Mackey exhiba son Arcula Mystica, l’un des sept instruments similaires existant à Charleston, Rome, Berlin, Washington, Montevideo, Naples et Calcutta. Cela ressemblait apparemment à un stand de liqueurs, mais c’était en fait un téléphone diabolique qui fonctionnait comme l’Ourimm et le Thoummimm, et qui permettait à ceux qui le possédaient de communiquer les uns avec les autres, quelle que soit la distance qui les séparait. Le docteur, en sa qualité d’initié, put faire le tour des lieux ; il examina le crâne du maître templier Jacques de Molay, discernant d’après ses connaissances anthropologiques que la relique n’était pas authentique, car ce crâne n’était pas celui d’un Européen. Quant au Baphomet hérité des Templiers, situé dans le Sanctum Regnum, devant lequel Lucifer est censé apparaître, il suffit de dire que le docteur Bataille, qui marche invariablement avec précaution lorsqu’il est facile de le suivre, n’a aucun témoignage personnel à fournir au sujet de l’apparition, et les dépositions des autres témoins ne nous concernent pas pour le moment.

§ 9. La toxicologie surnaturelle.

Les souvenirs de Charleston ne rendent pas justice à la vraie force de notre témoin ; il était nécessaire de faire profil bas[1] en Amérique, mais le docteur laisse libre cours à sa colère à Gibraltar ; il est de nouveau sur le sol britannique. L’Anglais, consciemment ou non, ne maudit-il pas tout ce qu’il touche ? Le docteur Bataille l’affirme ; en effet, ce don de malédiction a été spécialement accordé à cette nation d’hérétiques par Dieu lui-même. Depuis que le britannique vantard a fortifié Gibraltar, après l’avoir usurpé à l’Espagne catholique, un vent de désolation souffle sur tout le pays. Une Providence aux voies impénétrables, dont notre témoin est le porte-parole, a mis ce rocher à part pour que le diable et les Anglais, qui, dit-il, travaillent main dans la main, continuent de protestantiser et de diffuser le mal dans le monde. Pour résumer, le Britannique est un usurpateur odieux « qui garde toujours un œil ouvert ». Sachant que des millions d’hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation se livrent au culte du diable et à la franc-maçonnerie, et qu’il y a donc une demande énorme de Baphomets et autres idoles, d’accessoires de magie noire et de poisons pour exterminer les ennemis, il est évidemment nécessaire qu’il existe un service central secret pour le travail du bois et des métaux et pour la toxicologie surnaturelle. À Charleston le directoire dogmatique, à Gibraltar l’usine universelle. Mais une production aussi colossale concentrée au même endroit pourrait difficilement rester inconnue du gouvernement à cet endroit, et toute nation, à l’exception de l’Angleterre, pourrait s’opposer à ce genre de commerce. Comme la cause de la franc-maçonnerie et du diable est si chère au cœur anglais, si l’on soutenait que cette industrie passe tout à fait inaperçue à Gibraltar, un anglophobe doté d’un reste de raison pourrait s’en satisfaire. Ce n’est pas le cas de notre médecin français, qui affirme que les exportations en question n’échappent pas simplement à l’attention des autorités, mais sont en fait une industrie d’État.

“Bluish ’mid the burning water, full in face Trafalgar lay;
In the dimmest north-east distance dawned Gibraltar, grand and gray—
Here and here did England help me, how can I help England, say?”
[2]

Ce sont les mots de Robert Browning, et son question a reçu une réponse avec la création des ateliers et du laboratoire secrets ; comme dans la plupart des autres cas, l’Angleterre s’est rendu service à elle-même, à moins, bien entendu, que le docteur révèle que le poète était un sataniste — tout comme Pike, autre poète — et avait un lui aussi un rôle dans cette affaire.

Or, le grand rocher historique est traversé d’innombrables cavernes qui, selon les témoins, n’ont jamais été explorées par les touristes, et dans les sections les plus impraticables du grand labyrinthe souterrain, les plus aventureux découvriront par eux-mêmes l’existence de la branche industrielle du diabolisme, mais il ne faut pas espérer en revenir vivant, sauf si l’on est un Souverain Grand Maître ad vitam et initié de Lucifer. Le docteur a exploré ces cavernes, a vu l’usine en parfait état de fonctionnement, a expliqué comment y parvenir, il est revenu de l’abîme comme Dante et il a exposé le mystère sur la place publique. Possédant la clé du labyrinthe, le voyageur ne s’y perdra pas et Thomas Cook pourra y organiser des excursions pour les plus téméraires de ses touristes. Les ateliers sont pourvus en ouvriers par un moyen très simple : des malfaiteurs anglais parmi les plus irrécupérables, condamnés aux travaux forcés à perpétuité, sont relégués dans cette région. Une sorte d’humour noir caractérise la sélection, on choisit donc les condamnés les plus hideux, et ceux qui correspondent le mieux par leur apparence aux démons préférés de la hiérarchie, dont ils adoptent les noms dans les ateliers, où ils communiquent couramment en volapük. La raison invoquée est que cette langue a été adoptée par le rite spœléïque. J’admets n’avoir jamais entendu parler de ce rite, mais j’ose penser que le docteur a caché la vraie raison, à savoir qu’on a choisi le volapük parce que c’est est une invention diabolique ; une langue universelle dominait avant la confusion de Babel, et cette nouvelle langue est une tentative irréligieuse de produire ordo ab chao en revenant à l’unité linguistique.

La Direction de la Toxicologie est composée de criminels d’extraction supérieure, comme par exemple des administrateurs en fuite, qui y sont confortablement installés, bénéficiant de nombreuses commodités modernes. Ils produisent des poisons qui entraînent généralement la mort par hémorragie cérébrale, mais chaque poison a son propre antidote, grâce auquel l’empoisonneur initié peut manger et boire avec sa victime ; à ce sujet, le docteur ne nous informera pas plus. Mais tel est, en résumé, le mystère profond de Gibraltar, tel est le service toxicologique de la franc-maçonnerie universelle.

§ 10. Le docteur et Diana.

Il serait impossible de suivre le docteur tout au long de ses mémoires, non pas qu’elles soient entièrement biographiques, exclusivement consacrées au diabolisme moderne ou au grand complot des francs-maçons contre Dieu, l’humanité et l’univers ; un de ses objectifs secondaires et pourtant les plus importants est de faire du volume, ce en quoi il a presque éclipsé les grands classiques du penny dreadful en Angleterre. Je dois faire une simple remarque sur ses expériences en matière de spiritisme ; il est inutile de dire que dans cette branche des recherches surnaturelles, il a été témoin plus surprenants que ce qu’on voit communément, même chez les investigateurs les plus expérimentés. Partout, sa bonne étoile l’a emporté et le monde invisible a déployé ses forces les plus puissantes. À Montevideo, par exemple, tombant dans un cercle de spirites, il était assis devant une fenêtre ouverte la nuit, entouré d’une famille de diabolistes amateurs et inconscients ; de l’autre côté de la large embouchure de la rivière, un grand rayon de lumière jaillissait du phare, au-dessus de l’eau, et lorsque la lumière balaya leurs visages, il discerna, flottant dans le faisceau lui-même, la figure d’un homme. Ce n’était pas la première fois que l’apparition, dans des circonstances similaires, apparaissait au reste de la maisonnée, mais pour lui, elle recelait un mystère plus profond que pour ces spirites non initiés ; bien que l’esprit portait des vêtements d’homme, le docteur, de son œil observateur, reconnaissait le visage de l’esprit : horrible et évocatrice vérité, c’était le celui de la vestale, qui, à Calcutta, s’était fluidifiée dans le troisième temple ; alors il poussa un grand cri ! Il détermina que la vestale n’était pas vierge du tout, et il supposa qu’elle était en réalité un démon, et non un être de cette terre. En même temps, mes lecteurs doivent bien comprendre que le docteur, lorsqu’il se mêle de spiritisme, fait montre d’un vif esprit critique qui frise le scepticisme ; il prend plaisir à montrer des exemples où on peut deviner le tour du magicien ; nul mieux que lui ne fait la différence entre esprits et illusions, et il prend plaisir à attirer l’attention du lecteur sur son extraordinaire jugement et à son bon sens dans tous ces domaines. Par conséquent, personne ne sera surpris d’apprendre que chez une dame de Londres, une table ordinaire, après une expérience de tables tournantes, se transforma soudainement en un crocodile adulte qui joua du piano d’une manière touchante, après quoi il reprit sa forme de table, mais le gin, le whisky, la bière blonde et les autres boissons alcoolisées indispensables aux séances de spiritisme en Angleterre avaient toutes été bues par le reptile surnaturel, pour se donner du courage pour le chemin du retour, vers les rives boueuses du Nil. Les apparitions spontanées ne manquaient pas non plus pour compléter les expériences du Dr Bataille. Il était assis dans sa cabine à minuit et réfléchissait aux théories d’histoire naturelle formulées par Cuvier et Darwin, qui ont diabolisé la création toute entière, lorsqu’on lui toucha légèrement l’épaule, et il découvrit se tenant au-dessus de lui, dans son pittoresque costume oriental, comme un autre Mohini, l’Arabe empoisonneur en chef de la Direction de la toxicologie de Gibraltar, qui, après lui avoir assuré que la Bible était fausse, partit par magie comme il était arrivé. Ce personnage s’est par la suite révélé être le démon Hermès. Même quand il se contentait de maçonniser, le médecin faisait des expériences inédites en matière de magie. Par exemple, à Golden Square, un quartier du centre-ouest de cette ville maléfique, dans un lieu dont nous avons déjà entendu parler, à la fin d’une réunion de loge ordinaire, on invoqua le démon Zaren, qui apparut sous la forme d’un monstrueux dragon à trois têtes, dans une armure complète d’acier, et, cherchant à dévorer son invocateur, il fut retenu par le pentagramme magique, et disparut finalement en laissant l’odeur caractéristique de l’Enfer.

Au chapitre des faits merveilleux, le docteur a beaucoup à nous dire concernant deux sœurs en Lucifer qui sont à couteaux tirés depuis longtemps, et compte tenu de leurs pouvoirs surnaturels, il est largement incompréhensible qu’elles ne se soient pas encore entretuées comme le magicien et la princesse d’un conte plus crédible tiré des Mille et une nuits. Diana Vaughan, qu’on a beaucoup entendue et peu vue, est devenue célèbre depuis lors par sa conversion au catholicisme. Ayant l’honneur de la connaître depuis longtemps, le docteur témoigne invariablement le plus grand respect pour cette palladiste haut-placée, belle et riche, si longtemps protégée par un démon de haut rang, et qui bénéficiait de ce qu’il appelle obscurément une tutelle obsessionnelle. Le 28 février 1884, lors d’une séance théurgique des Maîtresses Templières et Mages Élus de Louisville, le plafond du temple se déchira subitement, et Asmodée, génie du feu, descendit au son d’une musique douce, tenant une épée dans une main, et dans l’autre la longue queue d’un lion. Il informa l’assistance que les commandants de Lucifer et ceux d’Adonaï venaient de s’affronter dans une grand bataille, et qu’il avait pu, à sa grande joie, couper la queue du lion de saint Marc ; il demanda aux membres du Triangle Les Onze-Sept de conserver ce trophée avec soin, et, pour que ce ne soit pas une relique inerte, il y avait placé un de ses démons mineurs jusqu’à ce qu’il intervienne lui-même pour marquer sa faveur omnipotente envers une certaine vierge prédestinée. La vestale en question était la Diana des Charlestoniens, sœur élue en Asmodée, qui à cette époque n’était pas affiliée au Palladisme. Lorsque le docteur essaya ensuite de la mener à parler de cette histoire, elle répondit, à la manière du morse de Lewis Carroll : « Admirez-vous la vue ?  » Le bon docteur n’aime pas cette histoire, non pas parce qu’elle fait violence à la vraisemblance, mais parce qu’elle fait violence à saint Marc ; il y a évidemment un certain déshonneur à être un évangéliste privé de sa queue. Quant à la queue elle-même, il ne doutait pas qu’elle avait appartenu à un lion ordinaire, avant d’être possédée par un démon.

Au risque d’offenser Mlle Vaughan, le médecin s’exprime sur son cas, démontrant savamment que sa possession est si constante qu’elle est devenue une seconde nature, et appartient au 5e degré ; quoi qu’il en soit, il développe longuement un point important en sa faveur, qui a poussé tous les catholiques français à désirer ardemment sa conversion. J’ai déjà dit que les profanations de l’Eucharistie faisaient partie de l’initiation de Maîtresse Templière. Par exemple, la candidate à cette initiation doit, à l’aide un poignard, transpercer une hostie consacrée avec une expression de fureur. Quand Mlle Vaughan a visité Paris en 1885, où Mlle Walder s’était déjà établie, elle fut invitée à s’initier à ce grade et accepta l’offre. Une séance d’initiation fut organisée en conséquence, mais Mlle Vaughan refusa toute profanation et ne voulut pas faire insulte à son intelligence éclairée en poignardant une hostie de froment. Elle ne croyait pas en la présence réelle et elle ne voulait pas être puérile. Cela fit scandale dans l’assistance ; on reporta son initiation ; on fit appel à Charleston ; et la formalité fut supprimée dans son cas par l’intervention, à ce qu’on supposait, d’Albert Pike, tout comme son père lui avait auparavant épargné une autre épreuve qu’on ne peut vivre dignement. Cet épisode mit dans le sein de Sophia Walder une forme extrême de haine palladique à l’endroit de la Diana de Philalethes. Or, Sophia était en grande faveur auprès de tous les damnés, mais ses relations pleines de rancune avec sa sœur adepte ne diminuèrent pas l’estime que portait le chef de la hiérarchie infernale à Diana. Au Kentucky, dans la caverne nommée Mammoth Cave, les Mages palladistes et les Maîtresses Templières décidèrent un jour de mener une petite expérience avec les Ondins, ils se saisirent donc de leurs instruments magiques ; mais les élémentaires empressés, habitant les abysses obscurs, n’attendirent pas l’invocation ; l’eau bouillonnait dans le lac, le plafond était constellé d’étoiles, et quel autre qu’Asmodée devait apparaître, sur la rive opposée, dans toute sa gloire infernale ! Les bras ouverts, il appela bruyamment Diana, et cette dame soudainement transfigurée marcha calmement au-dessus de l’eau et embrassa les pieds de son démon qui disparut immédiatement. Gêné de ne pas avoir été là, le docteur rapporte que la visite à Mammoth Cave finit sans autre incident. Il n’était pas témoin oculaire de cet évènement, mais il l’a recueilli de la bouche de Diana, et la bouche de Diana, de l’avis de tous les hommes honorables, vaut bien les yeux du médecin.

Mais le docteur a pu donner un témoignage de première main à une autre occasion ; on sait que Mlle Vaughan a commencé à devenir célèbre par son opposition au Grand Maître italien Adriano Lemmi. Quand le siège du Souverain Pontificat quitta Charleston, la grande ville de Lucifer, comme l’attestent les témoins, pour s’installer dans la ville éternelle, et que de nombreux adeptes démissionnèrent, les rebelles doutaient que Lucifer continue de les protéger. Si le diable était passé à Lemmi, ils étaient bel et bien perdus. Mlle Vaughan, cependant, resta calme et optimiste : « Je suis certaine de la protection céleste des Génies de Lumière », déclara Diana, et, montrant son talisman, elle plia son genou droit au sol, fit un saut périlleux sans tomber, jeta son tambourin en l’air, lequel descendit doucement et resta suspendu à environ un mètre du sol alors qu’elle-même, passant dans un état d’extase, s’élevait également dans les airs en position allongée. Elle resta dans cet état pendant quinze minutes, le silence n’étant troublé que par le grondement lointain du tonnerre. Beaucoup de spectateurs n’en croyaient pas leurs yeux. Enfin, très doucement, son corps se mit à la verticale, la tête en bas, mais eu égard à la décence, les lois de la gravité étaient suspendues, tout comme elle-même, car ses jupes ne se retournèrent pas en conséquence. La dame en extase continua à circuler lentement, l’assemblée se tenait immobile « comme la lune de Josué sur la vallée d’Ajalon », et Diana prit finalement la position verticale d’un nageur, enfin le phénomène s’acheva par son retour à la terre ferme. Ce miracle était accompli par le pouvoir magique d’une rose diabolique que la dame portait dans son corsage.

À une autre occasion encore, le médecin fut témoin du don de bilocation de Diana par le biais d’un processus magique simple, alors qu’il était certain qu’elle se trouvait à des centaines de lieues ; mais les litanies du docteur Bataille ont rendu la bilocation terriblement banale, et une simple référence suffira.

Un exposé des miracles de Mlle Vaughan serait toutefois incomplet si on ne mentionnait pas ses talents de briseuse de sorts ; tout ce qui a été lié par la puissance diabolique peut être délié par Diana. Au plus fort de l’agitation occasionnée par son refus persistant de participer à une mise en scène sacrilège, un membre du Triangle de Paris manifesta une aigreur particulière en demandant l’expulsion de la délinquante qui avait osé mettre en question le rituel. En punition de sa présomption devant les adeptes assemblés, sa tête fut soudainement retournée par un pouvoir invisible et, pendant vingt jours, il fut obligé de considérer sa situation la tête à l’envers. Ce jugement sévère jeta le désarroi parmi toutes les personnes présentes ; Mlle Walder eut recours à une invocation et découvrit qu’elle avait été infligée par Asmodée, le protecteur de sa rivale, qui n’hésitait pas à châtier quiconque aurait un dessein malveillant contre une sœur aussi favorisée que Diana. Si le coupable en question voulait être libéré de sa situation grotesque, il devait humblement lui demander son aide. Mlle Vaughan était en Amérique à ce moment-là, mais elle vint généreusement à son secours par le premier bateau à vapeur, et lui permit de voir à nouveau devant lui, en lui donnant l’imposition des mains de manière enjouée. Je devrais ajouter que le jour même où cette mésaventure eut lieu à Paris, Mlle Vaughan défendait sa position en personne devant le Triangle de Louisville ; les opinions divergeaient et le dénouement semblait incertain, lorsque la queue démoniaque de Saint-Marc, évacuant le diable mineur qui l’occupait, accepta Asmodée comme locataire, la queue vola furieusement dans l’appartement pour frapper tous ceux qui avaient parlé contre la vestale du démon. Finalement, le bout de la queue prit la forme d’une tête du démon, et celui-ci promit d’être dévoué à Diana tant qu’elle resterait célibataire ; si d’aventure elle osait l’abandonner pour un époux terrestre, lui, qui commande quatorze légions de démons, étranglerait cet homme d’argile.

Je serais désobligeant envers Mlle Sophia Walder si je laissais supposer un instant que sa rivale emporte la palme du prestige. J’ai déjà noté que cette dame se fluidifie parfois pour satisfaire un public restreint, mais, comme pour les médiums pratiquant la matérialisation, c’est pour elle un performance épuisante qui ensuite la confine dans sa chambre, par conséquent, elle facture cinq mille francs pour le spectacle. Elle est première Souveraine en Bitru et le docteur affirme qu’elle est en état de possession latente, ayant une substance semi-diabolique et un don de substitution. C’est peut-être à Milan qu’il a été le témoin du plus convaincant de ses pouvoirs occultes. Elle le prit à part discrètement et lui expliqua qu’elle était en état de « pénétration » depuis environ trois heures. « Au dîner, la nourriture que j’ingère devient volatile dans ma bouche ; le vin s’évapore dès qu’il entre en contact avec mes lèvres ; je mange et bois en apparence, mais mes dents mâchent de l’air. » Cela était dû non à la voracité de Bitru, mais à l’appétit vif de Baal-Zéboub ; la dame magnétique n’expliqua pourtant pas ce point par de simples paroles ; elle fixa ses yeux ardents sur le docteur, et il vit des flammes partout ; un instant après elle commença à léviter ; elle tendit la main gauche et, sur sa paume ouverte, il vit apparaître successivement en caractères de flamme les dix lettres qui forment le redoutable nom du démon. Se sentant défaillir, il se recommanda à la Vierge Marie, le paroxysme extatique passa et ils suivirent une autre allée, car ils étaient à l’ombre d’arbres verdoyants. Bientôt un arbre plia gracieusement une partie de ses branches en forme d’éventail et s’inclina avec une profonde révérence. Encore plus fantastique, une branche paralysée produisit une main humaine vivante qui présenta un bouquet à Sophia. À cause de ces événements, le docteur devint pensif.

On entreprit ensuite une séance de spiritisme palladique. On psalmodia la litanie de Lucifer et le prodige de « substitution » se réalisa. La cérémonie se déroulait dans une grotte surmontée de stalactites ; Mlle Walder sortit d’un panier le serpent qui était le compagnon inséparable de tous ses voyages ; il fit immédiatement une génuflexion devant elle, grimpa le long du mur et se suspendit à l’une des stalactites. Ce n’était pas un reptile ordinaire, car il se mit à s’allonger à l’infini jusqu’à ce qu’il forme une cercle sur toute la surface du plafond et que sa tête rejoigne sa queue. Le docteur dit qu’alors il était prêt à toute éventualité. Le serpent émit sept horribles sifflements et, et dans une lumière faiblissante — car les torches s’éteignaient d’elles-mêmes les unes après les autres — chacun sentait le souffle brûlant d’une entité invisible sur son visage. Quand enfin il fit tout à fait noir, Sophia elle-même commença à irradier et remplit brillamment la grotte d’une intense lumière blanche ; on pouvait alors voir cinq énormes mains flotter dans l’air, toutes aussi lumineuses, mais brillant d’un éclat vert ; chacune des mains partit à la recherche de sa proie et finit par s’emparer d’un frère qu’elle entraîna irrésistiblement dans la direction de Sophia. Poussés par une influence mystérieuse, deux frères lui saisirent les bras, deux autres s’accrochèrent à ses épaules, et le dernier posa sa main sur la tête de Sophia. Le serpent fit à nouveau sept sifflements significatifs, et la Sophia en chair et en os fut remplacée par la figure fantomatique d’Alexandre le Grand. Quand celui-ci s’évanouit, Sophia reparut et disparut plusieurs fois en alternance avec plusieurs fantômes, si bien qu’elle fut tout à tour remplacée par Luther, Cléopâtre, Robespierre et d’autres, pour conclure avec le patriote italien Garibaldi, qui éclipsa tous les autres, son buste étant transformé en une urne en bronze d’où des flammes rouges jaillissaient. Les flammes prirent une forme humaine, qui mit fin au prestige et rendit Sophia à l’assemblée.

Tel est le don de substitution qui suit l’état de pénétration, et telles sont en substance les mémoires de M. Bataille, médecin de marine, qui, en 1880, entreprit de combattre la franc-maçonnerie et finit par sortir indemne du diabolisme. Il y a une maxime du psalmiste que la plupart des ésotéristes se sont appropriée par expérience, et, sans avoir les qualifications du roi David, qu’ils répètent quand on leur présente certains aspects des récits surnaturels : Omnis homo mendax ![3]. Mais pour ne pas paraître discourtois, je voudrais ajouter un bref dicton du mage Éliphas Lévi, « le sage ne peut pas mentir », car c’est la nature qui s’adapte à ses paroles. Dans la présente enquête qui se veut courtoise, on ne cherche pas à savoir si le terme mendax s’applique au docteur Bataille, ce que l’élégance littéraire nous interdit ; on se demande simplement s’il est un homme sage ou si la nature a fait l’erreur de ne pas se conformer à ses paroles.

La crédibilité, en tout ou en partie, du récit de Mr Bataille fera l’objet de critiques approfondies, et j’ai l’intention de les exposer après avoir examiné les dépositions des autres témoins. Nous serons alors en mesure de comprendre à quel point les révélations ultérieures appuient ses déclarations. Laissant de côté l’élément miraculeux, qui est assez étranger à l’objet de notre enquête, à savoir l’existence d’une franc-maçonnerie palladique pratiquant le culte de Lucifer, on peut affirmer que la partie la plus crédible des mémoires du Dr Bataille est le récit de sa visite à Charleston ; la dimension miraculeuse y est complètement absente. Il confirme par ses prétendues enquêtes personnelles l’existence du Palladium Nouveau et Réformé ; il est le premier témoin qui distingue clairement cette organisation luciférienne du Suprême Conseil du rite écossais ancien et accepté de Charleston. Cette distinction a toutefois une contrepartie : elle suppose que le Suprême Conseil a conservé le Baphomet — l’idole héritée des Templiers — ainsi que le crâne supposé de Jacques de Molay pendant près de soixante-dix ans, puis les a livrés à un autre ordre avec lequel il n’était pas officiellement en relation. Dans quelles circonstances et pourquoi l’a-t-il fait ? Le rite écossais ancien et accepté est lié par sa légende aux Templiers et, pour le Suprême Conseil de Charleston, il semble non moins improbable de se séparer de ces reliques que pour un régiment d’abandonner son drapeau.

  1. NdT : L’expression de l’auteur (lie low) peut aussi se comprendre « mentir tout bas ».
  2. En français :
    Bleuté au milieu de l’eau brûlante, Trafalgar s’étendait bien visible ;
    Au loin au nord-est apparaissait Gibraltar, grand et gris
    Ici et ici l’Angleterre m’a aidé, dis, comment puis-je aider l’Angleterre ?
  3. NdT : « Tout homme est menteur », selon le psaume 116:11.