Chez l'auteur (p. 97-107).

PREMIÈRE MESSE


Pendant un séjour de repos de deux semaines dans un petit village de la province, on m’a raconté les détails d’une effroyable catastrophe qui s’est produite à cet endroit, il y a près de soixante-quinze ans, lors de la première messe d’un jeune prêtre, enfant de la paroisse. C’est cette tragique histoire que je veux raconter ici.

Jean Lebau était l’aîné d’une famille de quatre enfants, deux garçons et deux filles. Le père était cultivateur et exploitait une maigre terre qui, malgré un travail ardu, subvenait à peine aux besoins des six personnes qui comptaient sur elle pour la nourriture et le vêtement. L’on menait une petite vie comme tant d’autres et l’avenir s’annonçait précaire.

Jean était un enfant sérieux, intelligent, qui, le soir, demandait toujours à son père de lui raconter une histoire. Celui-ci aurait souvent préféré voir son fils aller dormir car il était à court dans son répertoire et il aurait mieux aimé fumer sa pipe en silence. Comme il affectionnait fort son aîné, il s’exécutait cependant, mais répétait souvent le même récit.

Alors que le petit marchait au catéchisme pour faire sa première communion, le curé qui interrogeait les enfants au hasard fut frappé par la perfection des réponses du jeune garçon. En effet, Jean n’hésitait pas, ne parlait pas d’une voix basse ou inintelligible comme tant d’autres, mais s’exprimait clairement, nettement, donnant le texte fidèle du petit livre qu’il avait appris à l’école. Le curé avait retenu son nom et, l’hiver, au cours de sa visite paroissiale, lorsqu’il entrait dans la modeste maison des Lebau, il causait un moment avec le jeune garçon. En outre, à l’examen de fin d’année et à la distribution des prix à l’école de rang où il fréquentait, le curé qui présidait d’ordinaire à cette petite cérémonie scolaire, remarqua non sans satisfaction le succès qu’obtenait cet élève. Il le sentait doué d’un talent qui promettait et il constatait son application au travail et son goût pour l’étude. Jean avait alors treize ans et le curé en cette circonstance lui avait posé plusieurs questions auxquelles il avait parfaitement répondu. Et comme le prêtre paraissait enchanté, l’institutrice avait déclaré : « C’est mon meilleur élève. »

Le dimanche suivant, le curé fit demander au père d’aller le voir à son bureau au presbytère.

— Vous avez un garçon intelligent, un garçon de talent, qui possède de belles qualités, déclara le prêtre. Je crois que ce serait une bonne chose que de le faire instruire. Il deviendrait un homme qui vous ferait honneur ainsi qu’à toute la paroisse.

Tout fier, tout heureux de ce compliment, le père regardait le curé, attendant la suite.

— Ne pourriez-vous payer ses cours au collège ? interrogea le curé.

Les yeux baissés, comme considérant le plancher, le fermier hésitait à répondre.

— La pension, les cours, les livres et l’habillement seraient une dépense de cent cinquante piastres.

La figure de l’homme prit une expression découragée.

— Je ne pourrais pas payer cet argent et faire vivre la famille, répondit-il du ton dont il admettait une faute à confesse.

— Dans ce cas-là, si la chose vous convient, je me chargerai moi-même de payer pour l’instruction de ce garçon. Je crois que ce serait de l’argent bien placé.

— Vous êtes bien bon et je vous remercie, dit l’homme, ému.

Ainsi, à l’automne de cette année-là, Jean Lebau entra au collège pour faire un cours classique.

Comme s’y attendait le curé, le jeune garçon ne tarda pas à se mettre en évidence parmi tous ses condisciples. Non seulement il avait le talent, mais c’était un travailleur, un studieux, et sa conduite était non seulement irréprochable, mais exemplaire. À la fin de l’année scolaire, il obtenait le prix d’excellence dans sa classe. Ses succès se répétèrent par la suite. Et pendant toutes ces années, sa piété était un sujet d’édification pour tous les autres élèves de l’institution. Il va sans dire que le brave curé était non seulement enchanté, mais enthousiasmé par le beau travail de son protégé.

Au bout de quatre ans, lorsqu’il retourna chez lui pour ses vacances, Jean Lebau annonça à son protecteur et à ses parents qu’il avait décidé de se faire prêtre. Cette nouvelle ne surprit personne. Le charitable curé qui, depuis longtemps, s’attendait à cette déclaration, s’en montra très heureux. C’était dans ce but qu’il l’avait envoyé au collège.

Pendant ces deux mois passés à la campagne, le prêtre entendit ses confessions et il fut ravi de sa piété et de la pureté de ses mœurs. Souvent par la suite il rendit grâce au ciel d’avoir été l’instrument qui donnerait à l’église un prêtre modèle de toutes les vertus.

Les quatre autres années d’études classiques passèrent, puis le jeune homme revêtit la soutane et se mit à étudier la théologie pour se préparer au sacerdoce.

Jean Lebau faisait la joie de ses professeurs, du curé qui l’avait fait instruire et de ses parents. Il avait vingt-quatre ans lorsque vint le jour tant désiré où il fut ordonné prêtre. La cérémonie eut lieu un samedi, veille de la Fête-Dieu, à la cathédrale de la ville, où vingt-deux autres jeunes gens reçurent des mains de l’évêque le sacrement qui les faisait oints du Seigneur. Jean Lebau vécut là des heures extatiques. Il réalisait qu’il était parvenu au sommet de son rêve.

Le vieux curé avait invité le nouveau prêtre à venir chanter sa première messe dans son église et à présider à la cérémonie qui devait suivre, la procession solennelle du Très Saint-Sacrement. Le jeune abbé arriva le soir dans la paroisse de sa famille et passa la nuit au presbytère.

La famille Lebau, heureuse de l’honneur accordé à l’un des siens, avait lancé des invitations à tous les parents pour un grand dîner qui suivrait la célébration de la première messe de l’abbé Jean. On s’attendait à avoir quarante-trois convives. Dans le nombre se trouverait un vieux chanoine, oncle maternel du jeune prêtre, qui demeurait à neuf cents milles de là et qui n’avait pas vu sa sœur, mère de Jean, depuis quarante et un ans.

Comme la maison était trop étroite pour recevoir tout ce monde, l’on avait décidé de servir le repas en plein air, à côté du petit verger et du jardin. La plupart des invités avaient envoyé des cadeaux qui étaient exposés sur une grande table, dans le salon de la maison, et qui seraient remis au jeune abbé à la fin du banquet.

Dès le samedi matin, la mère Lebau s’était mise à l’œuvre pour faire cuire les victuailles pour le festin. Elle était assistée de Louise, sa fille de vingt ans, et de sa belle-sœur Héloïse.

Rien ne serait épargné pour faire de ce dîner un événement mémorable, un repas digne de l’occasion.

Une voisine, Julie Goyette, femme du menuisier, réputée pour ses pâtisseries, s’était chargée de tout ce qui regardait les desserts : pâtés, tartes, puddings. Toute fière de pouvoir faire montre de ses talents en une circonstance aussi importante, elle avait confectionné un monumental gâteau de trois étages, dont chaque convive pourrait avoir un morceau.

La mère Lebau entendait se charger elle-même de la direction du dîner, mais sur les instances de la famille qui voulait la voir prendre place aux côtés de son fils prêtre et de son mari, elle renonça à cette idée et la belle-sœur Héloïse fut nommée ordonnatrice de la fête. Elle verrait à placer les invités et à surveiller le service des tables. Le dimanche matin, la famille Lebau partit de bonne heure pour l’église. La belle-sœur Héloïse et la voisine Julie Goyette avaient consenti de grand cœur à rester à la maison pour compléter les préparatifs de la fête.

Quatre cousines du jeune prêtre s’étaient offertes pour servir le repas et, dès huit heures, elles étaient déjà au poste pour s’entendre sur la meilleure manière de procéder le plus rapidement et le plus efficacement possible et pour placer les nappes, les serviettes et les couverts sur toutes les tables.

Avant de monter en voiture, la mère Lebau avait fait un énorme bouquet de pivoines et de syringas, qui devait orner la table d’honneur à laquelle prendraient place le jeune prêtre, le vieux curé de la paroisse, l’oncle qui était accouru de neuf cents milles pour assister à la première messe de son neveu qu’il ne connaissait pas, le père et la mère de l’abbé Lebau.

Après bien des recommandations, les parents Lebau, Louise, la fille de vingt ans, Gédéon, le fils de dix-sept ans, prirent enfin le chemin du village et de l’église. Tous avaient le cœur dans l’allégresse et ils se sentaient infiniment heureux. Pour le père et la mère, ce jour où leur fils célébrerait sa première messe serait le plus beau de leur vie. De la famille, il ne restait à la maison que la fillette Simone, âgée de douze ans, confiée à la garde de la tante Héloïse.

Lorsque le jeune prêtre revêtit les ornements sacerdotaux et qu’il monta à l’autel pour célébrer pour la première fois le Saint Sacrifice de la messe, sa figure était comme ravie, transfigurée. Il touchait là au sommet du bonheur humain. La foule qui remplissait le temple était grave, recueillie. Pour tous ces gens, cette cérémonie était un événement unique. Il semblait que la ferveur du célébrant s’était communiquée à tous les fidèles. À la communion, lorsque le prêtre consacra le pain et le vin, il ressentit une émotion indicible. De songer qu’à sa voix l’Homme-Dieu, qui s’était sacrifié, qui était mort sur la croix pour racheter l’humanité, descendait sur la terre, sur l’autel, s’incarnait dans l’hostie, il était pris d’un sentiment inexprimable. Il lui semblait pénétrer l’auguste mystère de la transsubstantiation et il était plongé dans un ravissement sans nom.

Et lorsqu’il vit son père, sa mère, ses parents agenouillés à la sainte table, attendant de recevoir la communion de ses mains, il crut un moment qu’il allait défaillir de ferveur. Au moment où il déposa l’hostie dans la bouche de ces êtres chers, il vécut des minutes d’une félicité surhumaine.

À l’heure de la procession, le jeune prêtre enleva la chasuble et revêtit la large chape blanche et or et, portant l’ostensoir renfermant l’hostie, sortit lentement du temple précédé du porte-croix et des deux acolytes. Derrière ceux-ci venaient les petites filles en voile blanc, les jeunes garçons portant l’insigne de leur première communion, les enfants de Marie, les dames de sainte Anne, les ligueurs du Sacré-Cœur, les paroissiens, les chantres, les enfants de chœur avec les porte-flambeaux et le thuriféraire.

Le célébrant marchait sous le dais porté par les trois marguilliers et par son père à qui cet honneur avait été spécialement accordé pour la circonstance. Tout en arrière venait le sacristain avec l’ombrellino.

Le cortège passa dans les quatre rues du petit village où chaque maison avait été décorée d’images de piété accrochées à la façade, de bouquets de fleurs des parterres, disposés dans des vases sur des tables. L’on respirait une atmosphère d’allégresse et de piété. Et de la foule montait un concert de prières, d’actions de grâce. Lorsqu’on arriva au reposoir orné avec un soin tout particulier devant la résidence du maire, ce fut un moment solennel. Après le Cor Jesu et le Tantum ergo, lorsque le prêtre élevant l’ostensoir traça une croix dans l’air et qu’il vit toutes les têtes s’incliner devant la majesté de Dieu, il éprouva une félicité céleste.

Lentement, la procession prit le chemin du retour à l’église. Le jeune prêtre avait l’impression que le Dieu qu’il portait dans l’ostensoir répandait ses bénédictions sur cette foule d’âmes simples et profondément croyantes. Au chant grave des hymnes, l’on rentra dans le temple. Le célébrant gravit les degrés conduisant au chœur et s’avança vers le tabernacle à côté duquel il déposa l’ostensoir. Juste à ce moment, un geste maladroit de l’un des jeunes servants de messe renversa un cierge allumé sur la nappe de l’autel qui, instantanément, prit feu ainsi que les autres ornements. Le jeune prêtre saisit l’ostensoir déjà enveloppé de flammes, mais celles-ci s’attaquaient déjà à son surplis et à ses vêtements d’église et il se trouva aveuglé. En quelques secondes il flambait comme une torche. Péniblement, il fit quelques pas, mais ne sachant où se diriger, il tournoya puis s’abattit sans connaissance sur le parquet, tenant toujours l’ostensoir. À ce moment, toute l’église était déjà en feu. Avec une incroyable rapidité, l’incendie s’était communiqué à tout l’édifice. Il y avait un moment, c’était le Dieu d’amour répandant ses grâces, maintenant, c’était un Dieu colère vengeant des offenses à sa majesté ; il y a quelques instants, c’était le ciel et ses délices, c’était maintenant l’enfer avec ses flammes rouges, dévorantes. Toute l’église était devenue un brasier ardent.

Il se produisit alors une effroyable panique. Les assistants se précipitèrent vers la porte pour sortir, mais celle-ci, qui venait à peine d’être fermée, s’ouvrait du dehors par en dedans. Or, dans la ruée indescriptible qui s’ensuivit, la foule, comme une vague énorme, alla se heurter à la porte comme à un rocher, car elle ne pouvait s’ouvrir. Pour cela, il aurait fallu un espace libre pour permettre aux deux battants de s’écarter, mais les hommes absolument affolés, au lieu de reculer un moment, ne pouvaient que pousser. C’était là un effort inutile. Pris de démence, sentant les flammes sur eux, devant la porte qui résistait à tous leurs assauts, les gens se bousculaient, se renversaient, s’écrasaient, se piétinaient, cherchant désespérément à sortir de cette fournaise infernale. Et pendant cette scène de folie furieuse, l’on entendait les cris de désespoir, les clameurs de détresse, les supplications, les hurlements funèbres des femmes emprisonnées comme dans une cage de feu et incapables de s’échapper. Ce furent des minutes d’une horreur sans nom.

Finalement, quelques-uns des hommes qui avaient réussi à sortir en escaladant les hautes fenêtres, coururent chercher des instruments de démolition et, à coups de hache, brisèrent les pentures de la porte de l’église, de sorte que celle-ci put s’ouvrir, tombant sur le perron du temple. Des malheureux, grillés, brûlés, à moitié asphyxiés, se hissèrent péniblement sur l’amoncellement de corps entremêlés, entassés près de la porte et sortirent, mais plusieurs étaient si faibles qu’ils s’évanouirent après avoir fait quelques pas. Avec un bruit sinistre le toit flambant s’écrasa soudain dans la nef, ensevelissant les fidèles encore là dans un linceul de feu. Quelques instants plus tard, la cloche dégringola de sa tour avec un dernier tintement, vers le plancher et s’enfonçait dans le sol. Le désastre était complet.

Il avait fait cent sept morts.

Au nombre des victimes se trouvaient l’abbé Jean Lebau, qui avait célébré ce matin-là sa première messe, le curé de la paroisse, et le vieux chanoine, qui avait fait un voyage de neuf cents milles pour voir son neveu en cette occasion solennelle.

Presque toutes les familles de la paroisse avaient perdu un ou plusieurs membres. Les Lebau avaient été les plus cruellement éprouvés, car, outre le jeune prêtre, le père, la mère, un garçon et une fille avaient péri dans cette conflagration. On pouvait presque dire que la famille avait été anéantie, car il ne restait plus qu’une fillette, la jeune Simone restée à la maison.

Le cadavre du jeune prêtre ou plutôt quelques ossements calcinés furent trouvés dans les ruines, à l’endroit du chœur, près de l’ostensoir tordu et à demi fondu. Sur son cercueil, l’on plaça la gerbe de pivoines et de syringas qui devait orner la table d’honneur lors du grand dîner de famille qui devait suivre la cérémonie religieuse.

Les funérailles conjointes des malheureuses victimes eurent lieu le mardi matin à un autel de circonstance élevé en plein air dans le cimetière et c’est l’évêque lui-même qui officia à cet office funèbre. Après avoir ordonné Jean Lebau prêtre le samedi, il chantait son service trois jours plus tard.

Une imposante église à deux clochers a remplacé l’ancienne, mais le souvenir du terrible holocauste qui a plongé une paroisse entière dans le deuil, s’est perpétué dans toutes les familles. Au cimetière s’élève une haute croix de granit portant l’inscription :

À la mémoire des cent sept victimes du grand incendie de la vieille église, en 1895. Elles reposent dans la paix du Seigneur.

La jeune Simone, la seule survivante de la famille Lebau, devenue orpheline à douze ans, fut adoptée et élevée par la tante Héloïse. Elle ne devait pas échapper toutefois à la destinée tragique des siens. À l’âge de dix-neuf ans, elle épousa un brave garçon, mais elle et son mari périrent, furent brûlés vifs avec sept autres voyageurs dans un incendie qui rasa l’hôtel où ils s’étaient arrêtés pour passer leur nuit de noces.

Quant au servant de messe qui, par un geste maladroit, avait involontairement causé l’effroyable catastrophe dans laquelle cent sept personnes avaient trouvé la mort, il vit encore. Après avoir tenu pendant cinquante ans un magasin général et avoir acquis une confortable aisance, il a cédé son établissement à ses deux fils et il vit de ses rentes. On me l’a montré. Sa tête blanche coiffée d’un vieux panama, il était assis sur la véranda de sa maison et fumait paisiblement sa pipe d’écume de mer, envoyant de régulières bouffées de fumée dans l’air tiède.