Chez l'auteur (p. 108-128).

UNE LAMPE S’EST ÉTEINTE


Que la maison est grande, silencieuse et triste, lorsque les enfants sont partis ! C’était la réflexion que se faisaient chaque jour ces deux vieux qui achevaient leur vie dans le petit village de Valrémy. Ils avaient été cultivateurs et avaient toujours espéré finir leur existence sur la terre qu’ils avaient travaillée pendant tant d’années. Mais le destin qui règle toutes choses en avait décidé autrement. Ils avaient trois enfants, deux garçons et une fille. Adélard, l’aîné, devait hériter du bien paternel. C’était juste, car il aimait le sol et savait le faire produire, rapporter de belles récoltes. Il était né agriculteur et faisait la joie de son père, le vieux François Boyer. Un malheur était toutefois arrivé. Alors qu’il était robuste et plein de santé, il avait été emporté en trois jours par une attaque d’appendicite aiguë qu’un médecin ignorant n’avait pas su diagnostiquer. Cette mort soudaine avait porté un rude coup au vieux fermier qui, désolé, désemparé, se trouvait absolument perdu. Il lui restait une fille et un fils, Valentine, qui venait de terminer ses études au couvent, et Hector, qui n’avait pas le goût des travaux de la terre ni les aptitudes du métier d’habitant. Lui, c’était le commerce qui le tentait. Il en parlait souvent. « Il y a moins de misères à endurer et plus d’argent à faire », déclarait-il. Alors, lorsque le vieux éploré avait demandé un soir : « Qu’est-ce que je vais faire de la terre ? », « Vendez-la », avait fermement répondu Hector. « Moi je ne veux pas me faire mourir à labourer et à ensemencer. » Devant cette catégorique déclaration du seul fils qui lui restait, le vieux s’était décidé à regret à vendre la ferme qu’il avait autrefois héritée de son père, qu’il avait fait prospérer et qui lui avait permis d’amasser un peu d’argent placé sur hypothèques. Un voisin, qui voulait établir son fils qui devait se marier prochainement, avait acheté le champ que le vieux Boyer avait cultivé toute sa vie. C’avait été un affreux crève-cœur lorsqu’il avait signé chez le notaire le contrat par lequel il cédait à un étranger cette terre qu’il avait toujours espéré donner en patrimoine à son fils aîné. Il n’avait pas dormi cette nuit-là, tout bouleversé par la peine qu’il éprouvait. Des déceptions, il en avait vu dans toutes les familles, mais il avait constamment cru que le sort ferait exception pour lui. Sa propriété vendue, le vieux avait décidé d’aller vivre au village, près de l’église. Il acheta donc une modeste maison en bois dans une petite rue transversale. Dans sa cour, il y avait place pour un jardin potager. Oui, il cultiverait là des pommes de terre, du blé d’Inde, des carottes, des navets, du tabac.

Le vieil habitant avait comme voisin le père Septime Gratton, charpentier-menuisier qui vivait là avec sa femme, son fils Omer et sa fille Flore, grande brune, maigre, sèche et plate. Entre les deux maisons il y avait un passage qui conduisait dans la cour du vieux Boyer. Une haute clôture en planches séparait les deux propriétés, mais une porte avait été pratiquée dans cette enceinte, ce qui permettait aux Gratton, qui n’avaient pas de puits, de venir chercher de l’eau chez le voisin. Cette porte était aussi un instrument de bonne entente, car la mère Boyer et la femme du charpentier Gratton, qui n’avaient que très peu de besogne à faire, étaient vite devenues amies. Et chacune sur son terrain, elles causaient dans l’encadrement de la porte et se racontaient leur histoire. La mère Boyer, des larmes dans la voix, avait narré la mort subite de son fils aîné, puis la femme du charpentier avait fait des confidences, des confidences pénibles. Son fils à elle, Omer, était un ivrogne. Lui aussi était charpentier-menuisier comme son père, et ce dernier l’employait dans les travaux qu’il entreprenait, mais ce n’était pas un ouvrier régulier, un ouvrier fiable, sur lequel on pouvait compter. Aussitôt qu’il avait reçu son salaire, il courait le boire à l’hôtel. Souvent, il rentrait en triste condition et, comme il avait l’ivresse mauvaise, il engendrait chicane à son père, l’insultait, l’injuriait, menaçait de le battre. La mère et la fille s’interposaient alors, tâchant de calmer l’ivrogne furieux, mais comme il avait dépensé tout son argent, Omer en réclamait au vieux. Il avait bu et il avait besoin de boire encore pour se remettre. Parfois, dans le passé, il y avait eu des scènes violentes, très pénibles pour la famille. La maman Gratton racontait ces choses à sa voisine en soupirant fortement, la voix entrecoupée, car elle avait le cœur gros en rappelant ces incidents disgracieux.

N’ayant plus aucune occupation, le père Boyer fumait la pipe, l’hiver dans sa cuisine, l’été, sa chaise adossée à sa maison dans la cour. Comme perspective, il y avait, à côté de la clôture, une cabane en planches brutes où l’on satisfaisait aux besoins de la nature et, douze pieds plus loin, le puits d’où l’on tirait de l’eau au moyen d’un crochet et d’un seau.

Quant à Hector, peu après la vente de la terre, il avait dit à son père : « Donnez-moi deux mille piastres pour partir mon commerce et je vous badrerai pas ensuite. »

— Quel commerce ? avait demandé le père.

— Le commerce du foin et des patates. Ça c’est des choses que je connais. Je me mets en rapport avec de gros marchands de la ville ou avec des Américains. Je m’assure de vendre ma marchandise, puis je l’achète livrable dans un wagon de chemin de fer à la gare. Comme ça, je n’ai pas besoin d’entrepôt. Avant d’acheter, mes effets sont vendus. Je ne cours aucun risque. Je réalise un profit clair, sans frais.

Alors, le vieux Boyer avait donné les deux mille piastres. Hector continuait de demeurer avec ses parents et faisait de fréquents voyages à la ville et dans les campagnes, pour ses affaires.

Tout d’abord, les vieux commerçants de l’endroit, Gédéon Pioche et Narcisse Péladeau avaient vu d’un très mauvais œil l’entrée en scène de ce jeune homme actif et débrouillard qui ferait, craignaient-ils, baisser le chiffre de leurs affaires et de leurs profits. Ces deux personnages s’étaient toujours entendus pour ne pas se faire de tort, payant l’un et l’autre le même prix et s’arrangeant pour réaliser de beaux gains. Celui-là, ils le comprenaient, n’entrerait pas dans leurs combinaisons. Alors, pour le décourager, ils offrirent aux fermiers qu’ils avaient exploités des prix beaucoup plus élevés qu’ils avaient coutume de faire. Mais Hector, qui n’avait aucune dépense, manœuvra si bien qu’il força ses concurrents à payer plus cher qu’ils n’auraient dû. L’un d’eux, Gédéon Pioche, qui s’était trop aventuré, vendit ensuite à perte et fit faillite, faisant perdre de fortes sommes à nombre de fermiers. Cela servit admirablement Hector qui, par la suite, eut pratiquement le champ libre.

Pendant que Hector se livrait à son commerce de foin et de pommes de terre, que le vieux Boyer fumait sa pipe dans sa cour ou dans sa cuisine, que sa femme jasait avec la maman Gratton, Valentine, qui avait toujours été bien sage, menait une vie retirée, effacée, très tranquille. Jamais elle ne sortait, ne cherchait à rencontrer des jeunes gens.

— Tu devrais essayer de faire des connaissances, lui disait parfois sa mère. Tu vas à l’église, mais les garçons n’iront pas te chercher là. Fais-toi des amies et elles te présenteront leurs frères, leurs cousins.

— Maman, je ne crois pas que je suis faite pour rester dans le monde, répondait Valentine.

— Tu ne me dis pas que tu voudrais te faire sœur ? demandait sa mère.

— Je crois bien que c’est ma vocation, déclarait la fille.

Et le temps passait.

Valentine fit une retraite, consulta son confesseur, et annonça un soir qu’elle avait décidé de se faire religieuse.

— Je veux être certaine de mon salut, dit-elle.

— Tu ne regrettes pas ce que la vie dans le monde pourrait te donner ? interrogea la mère.

— Non, aucunement. Vous, vous avez eu une existence passable, mais regardez les autres. Voyez notre voisine avec son fils ivrogne. Ne croyez-vous pas qu’elle est infiniment malheureuse ? Puis, vous savez, je veux être sûre de gagner le ciel et je crois que c’est en étant religieuse que j’ai le plus de chances de le mériter.

— Si tu es appelée à être religieuse, ma fille, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai. Ça me fera de la peine de te voir partir, mais je saurai que tu es heureuse et cela me consolera.

Quinze jours plus tard, Valentine allait demander son admission dans le cloître et, une semaine plus tard, elle y entrait comme novice.

On la nommait maintenant sœur Sainte-Perpétue.

Elle laissait comme souvenir une épaisse pile de gros volumes à couvertures rouges et à tranches dorées sur une petite table dans le salon de la modeste maison de ses parents, les livres qu’elle avait obtenus comme prix lors de ses années de couvent.

— Ben, j’sus contente pour vous, mame Boyer, déclara la voisine lorsqu’elle eut appris que Valentine prenait le voile. Vous savez, il y a tant de femmes malheureuses. Elle, elle traversera la vie sans grandes peines, et, plus tard, elle recevra la récompense de ses sacrifices.

— Ah ! vous avez raison, mais c’est dur tout de même de voir partir la seule fille que vous avez, répondait la mère Boyer en s’épongeant les yeux avec son tablier.

Pendant ce temps, Hector continuait son commerce de foin et de pommes de terre. Ses profits étaient très satisfaisants.

Le père Boyer, lui, fumait toujours la pipe, sa chaise adossée au mur de la maison ou dans sa cuisine. Il tirait des bouffées en pensant à son fils Adélard qui, s’il avait vécu, aurait hérité de la terre paternelle, une terre qui, pendant soixante-dix ans, avait appartenu à deux générations de Boyer : Anthime Boyer, son père, et lui-même. Et il se disait que si son fils n’avait pas été emporté si jeune, le champ aurait probablement été plus de cent ans dans la même famille. Ça c’est beau, une terre qui passe de père en fils, une terre que l’on a cultivée avec amour et que l’on transmet avec toutes sortes de souhaits et d’espoirs au garçon que l’on a élevé, formé, et qui a, lui aussi, le culte du sol.

Silencieusement, en fumant sa pipe, le vieux songeait à cette terre qu’il avait vendue, à son fils, qui reposait au cimetière à côté de son grand-père. Lui aussi irait les rejoindre un jour. Ça, ce sont les pensées que roule dans sa tête un vieil habitant qui est venu finir ses jours au village.

Ils étaient bien affligés, les deux vieux, l’un en pensant à son fils mort et l’autre à sa fille partie pour se faire religieuse. En deux mois elle vieillit de dix ans, la mère Boyer. Elle avait l’air bien triste, bien caduque maintenant. Sœur Sainte-Perpétue écrivait une fois par mois. Dire qu’elle donnait des nouvelles, ce serait mentir. Simplement, elle parlait de la joie qu’elle éprouvait d’avoir trouvé sa voie, d’être entrée dans le chemin qui la conduirait au ciel.

— C’est de bien belles lettres, disait en soupirant la vieille mère, qui ignorait tout de la vie de sa fille.

Comme ni elle-même ni son mari ne savaient écrire, elle demandait à Flore, la fille de la voisine, de répondre pour elle à la jeune novice. Puis, un jour, une lettre arriva, annonçant que sœur Sainte-Perpétue était partie pour une lointaine destination. Sa supérieure l’envoyait en Louisiane où elle prendrait soin des malades dans un hôpital de la Nouvelle-Orléans. En lisant cette nouvelle, la vieille mère eut la sensation qu’on lui arrachait son enfant. À ce moment, elle eut l’intuition qu’elle ne la reverrait plus.

Hector, lui, pensait à son commerce. Il faisait des plans. Il n’attendait pas que le foin fût récolté et engrangé pour négocier avec les fermiers. Dès les premiers jours de juin, il rendait visite aux cultivateurs et s’entendait d’avance avec eux pour acheter leur récolte. Il ne voulait pas les exploiter, simplement faire un honnête profit. « Je veux que chacun vive », disait-il. « Non, pas tout pour moi et rien pour les autres. À chacun sa part. » Ceux qui s’étaient fait jouer par les vieux commerçants l’assuraient de leur bon vouloir et lui promettaient leur coopération.

Hector était satisfait et entrevoyait de belles affaires. Mais ce fut la guerre…

Le jeune homme fut appelé sous les armes. Il fut enrôlé dans l’infanterie. Après quatre mois d’entraînement au pays, on l’envoya outre-mer.

Maintenant les deux vieux étaient seuls dans leur maison.

Avoir élevé une famille et, en peu de temps, voir partir ces enfants qui étaient la joie et la consolation des vieux jours, c’est une chose cruelle, amère, infiniment pitoyable.

Désormais, la demeure semblait vide. Elle était sombre, silencieuse et triste.

À l’heure des repas, les deux vieux se mettaient à table, mais ils mangeaient sans faim. Sans rien dire, ils regardaient les places de ceux qui étaient partis.

Ils avaient perdu toute ambition, tout espoir, tout courage. Rien ne les intéressait plus. La vieille maison semblait morte comme une lampe dont l’huile est épuisée et qui s’éteint lentement, qui meurt… La seule vie qui entrait maintenant dans la demeure des deux vieux c’était les lettres du fils soldat et de la fille religieuse. Chacune de ces lettres était, aurait-on dit, comme un peu d’huile que l’on aurait versée dans une lampe qui aurait été l’âme de cette maison, un peu d’huile qui aurait ravivé pour une heure la flamme presque éteinte. Et la lampe aurait alors dissipé l’ombre qui enveloppait cette demeure, aurait produit un rayonnement et procuré quelques minutes de contentement à ses habitants.

Les lettres, ils les lisaient tour à tour, ils les reprenaient, les relisaient pour en saisir tout le sens, toute la signification, comme le mendiant affamé qui hume avec joie le fumet du bol de soupe qu’on lui a servi et qui goûte, savoure et retourne dans sa bouche chaque cuillerée qu’il prend. Après les avoir lues, ils y pensaient longuement, ils pensaient aux mots écrits, cherchaient à deviner des choses. Ils y pensaient en mangeant, assis, silencieux, sur leurs chaises. Ils y pensaient encore le soir en se couchant. On aurait dit qu’ils ramassaient toutes les miettes de ce festin d’affection qui leur avait été servi. C’était de la vie qui entrait en eux, des choses qui se logeaient dans leurs vieilles têtes grises.

Puis, comme la substance de la lettre était épuisée pour ainsi dire, comme l’huile dans la lampe, il arrivait une autre lettre qu’ils ruminaient longuement comme la précédente. Certes, leur fille et leur fils étaient bien loin, peut-être ne les reverraient-ils jamais, mais tout de même ils recevaient de leurs nouvelles. Leurs enfants les associaient à leur vie.

Sœur Sainte-Perpétue, dans son hôpital, parlait souvent de ses malades. Celui-là, qui était revenu à la santé après avoir vu la mort de près, ce n’était pas les soins du médecin, du chirurgien, des infirmières qui l’avaient sauvé, c’était le bon Dieu. C’était Lui qui l’avait guéri, bien qu’il fût un pécheur, mais c’était pour lui donner la chance de revenir à Lui. Celle-là, qui était morte en dépit de tous les efforts faits pour la conserver aux siens et qui avait fait une fin si édifiante, c’était que le bon Dieu voulait l’avoir avec Lui ; ce jeune enfant, la joie de ses parents, ravi à leur affection, c’était que le bon Dieu voulait avoir un ange de plus au ciel. Un jour, elle parlait d’une mère de famille, la mère de neuf enfants, qu’une maladie soudaine avait envoyée au cimetière alors que tous les siens avaient tant besoin d’elle, c’est que le bon Dieu avait cru préférable de la rappeler à Lui. Il sait ce qu’il fait et ce n’est pas à nous, misérables aveugles, de dire qu’il aurait dû agir autrement. Ah ! c’était un cœur simple, docile, tout pénétré de l’amour divin que sœur Sainte-Perpétue. Jamais il n’y avait eu en elle de révolte contre la volonté divine. D’un cœur doux, humble et reconnaissant, elle acceptait tout ce que la Providence lui envoyait. Les vieux avaient grande joie à lire ses lettres et ils les trouvaient bien belles. Même, ils les estimaient plus intéressantes et plus édifiantes que le sermon du curé le dimanche.

C’est une bien grande consolation à la fin de la vie que d’avoir une fille qui écrit de si pieuses choses à ses parents. Une enfant qui ne leur donne jamais le moindre sujet d’inquiétude. Ah ! si toutes les mères avaient des filles comme celle-là, ce serait le paradis sur la terre. D’autres jours, elle exprimait ses aspirations célestes et son amour pour ses parents.

« Dites-vous que, même si nous sommes séparés, je suis heureuse de mon sort et ne le voudrais pas échanger pour rien au monde. Je prie pour vous, mes chers parents, et chaque mois, je reçois la sainte communion à votre intention. Sur la terre, je suis bien loin de vous, mais j’espère que nous serons réunis un jour au ciel. »

Hector, lui, n’était pas porté à la dévotion. En phrases courtes et décousues, il racontait les incidents de sa vie quotidienne. On l’avait envoyé là-bas pour faire la guerre et il faisait la guerre. Avec lui, pas de grandiloquence, pas de récits dramatiques, héroïques. Des faits, des notes. Il parlait de la guerre, comme il aurait parlé du labour, de la récolte, du commerce du foin. Seulement, il avait hâte que cette « chicane » finisse pour retourner au pays. Depuis longtemps il pensait au retour et il se disait que s’il ne lui arrivait pas malheur il reprendrait le temps perdu. Avec l’expérience de la vie qu’il avait acquise, il formait des plans. Lui, il ne rêvait pas. Il vivait dans la vie présente. Il exposait ses projets, ses ambitions. Il avait vu du pays et il avait appris des choses. Ce qu’il voulait, lui, c’était de faire de l’argent, beaucoup d’argent, et il en ferait. Il savait ce qu’il fallait faire pour cela. Il savait ce que les gens veulent. Alors, il aurait un bel hôtel-restaurant avec une salle de danse, des musiciens et des danseuses. Son établissement serait sur la principale rue du village. D’avance, il avait choisi l’emplacement. Justement l’endroit où était ce vieil entrepôt des anciens marchands Frigon et Bérard. Il le raserait et ferait construire là un hôtel moderne. Le soir, toutes les fenêtres seraient éclairées, l’édifice serait illuminé du haut en bas et l’on entendrait les accords de la musique et des chants. L’on viendrait de vingt paroisses à la ronde pour passer la soirée à son établissement. L’on s’amuserait ferme. Et l’argent entrerait à la pelle. Et il deviendrait riche, riche…

De temps à autre, en venant chercher une chaudière d’eau chez le voisin, la mère Gratton faisait entendre ses doléances à la vieille Boyer. Ah ! la vie n’était pas gaie chez elle. Omer continuait de s’enivrer, de menacer son père. Impossible de lui faire entendre raison. Il était l’esclave du whiskey. Qu’allait-il devenir ? Puis, il y avait Flore, qui parlait de se marier. Depuis quelque temps, elle était fréquentée par un veuf pauvre et chargé d’enfants. « J’aurais voulu qu’elle lui dise de rester chez lui, mais elle est prête à l’accepter du moment qu’il fera la demande. Elle ferait cent fois mieux de rester chez ses parents où elle a toujours été bien traitée, où elle ne manque de rien, que de se mettre en ménage avec un homme qui ne pourra peut-être pas la faire vivre. »

— Marier un veuf avec des enfants, c’est pas avantageux pour une fille qui a son père et sa mère, déclarait la vieille Boyer.

— Ah ! vous êtes chanceuse, vous. Votre fille ne vous cause pas d’inquiétudes. Elle a choisi ce qu’il y avait de mieux à faire. Puis, elle prie pour vous.

Mais un mois plus tard, le mariage se faisait. Flore épousait son veuf. Elle était casée.

Dans la maison des époux Boyer, c’était toujours la petite vie monotone.

De temps à autre, le samedi ou le dimanche, ils entendaient des éclats de voix, des disputes, venant d’à côté. C’était l’ivrogne qui, après avoir bu son salaire, réclamait encore de l’argent à son père pour s’acheter du whiskey.

Puis, certains jours, la maman Gratton, lorsqu’elle venait chercher de l’eau au puits, s’attardait quelques minutes pour faire entendre ses plaintes à sa voisine. Ah ! oui, sa fille Flore avait été bien mal inspirée en épousant son veuf avec cinq enfants. Dans sa maison, elle était moins qu’une servante, car une servante reçoit un salaire pour sa peine. Flore, elle, travaillait et n’obtenait jamais un sou. Elle portait le linge qu’elle avait avant de se marier. Même elle avait l’humiliation d’acheter à crédit les aliments dont elle avait besoin pour sa maisonnée. Son mari était le plus mesquin, le plus sans-cœur qu’on pouvait imaginer. « Elle est bien malheureuse », déclarait la vieille mère, « mais c’est par sa faute, car j’ai tout fait pour l’empêcher de marier ce vieux veuf malcommode. Ah ! on en a des afflictions dans la vie ». Et elle s’en allait chez elle avec sa chaudière d’eau. Deux mois plus tard, elle annonçait que sa fille avait donné naissance à un garçon. Cela faisait six enfants dans la maison. Pauvre Flore ! Et quelle serait sa destinée à ce petit ?

Assis sur sa chaise dans sa cuisine, le vieil habitant songeait souvent à sa terre qu’il avait vendue. Se départir d’une terre sur laquelle on a été élevé, qu’on a cultivée pendant trente-cinq ans, ça c’est un vrai deuil. C’est plus pénible que de perdre son père ou sa mère, car les parents, lorsqu’ils meurent âgés, on sait que leur temps est fini, que c’est là la loi inévitable, qu’il n’y a rien à faire, rien qu’à se soumettre et à se résigner. Puis, on sait qu’ils ont accompli leur travail, rempli leurs fonctions. Pour sûr qu’ils ne sont pas éternels. Alors, lorsque la nature fait son œuvre et leur accorde le repos qu’ils ont mérité, les fils ne s’affligent pas outre mesure. C’est le sort commun, personne ne peut l’éviter, se soustraire. Les hommes vieillissent et meurent, mais la terre reste toujours jeune, belle, saine, généreuse, et récompense le bon travail. À celui qui la cultive avec amour, elle accorde d’abondantes récoltes. On a vécu de ses fruits, on aimerait la garder toujours, mais la cruelle nécessité force un jour le laboureur à s’en séparer, à l’abandonner, à la céder à un étranger. Il la quitte mais il ne peut l’oublier, il la regrette et il y pense souvent. Ainsi faisait le vieux Boyer lorsque, assis sur sa chaise dans sa cuisine ou appuyé au mur de sa maison, l’été, il fumait dans sa cour. Et à cette pensée de sa terre, se mêlait le souvenir de son fils Adélard, parti si brusquement, alors qu’il était si solide, si robuste, si vaillant au travail, si plein de santé. Cette mort subite, ç’avait été la grande tragédie de sa vie. Perdre le garçon qui aurait gardé la terre dans la famille Boyer et qui, à son tour, l’aurait transmise à ses enfants. Quel affreux malheur ! Quand on est vieux et qu’on a élevé une famille, on a souvent plus de sujets d’affliction que de contentement.

Dans les premiers temps de leur arrivée au village, les époux Boyer avaient reçu la visite du ménage Masson.

L’homme était un ancien voiturier retiré des affaires qui vivait de petites rentes amassées au cours de sa vie laborieuse, sobre et honnête. Jadis, il avait vendu un boghei et une carriole au fermier Boyer. Maintenant, il s’ennuyait au cours de ses journées vides, sans occupations, et il avait pensé à aller voir le vieil habitant en compagnie de sa femme. Après avoir causé, l’on avait joué aux cartes, ce qui avait été une heureuse distraction pour les deux couples. Depuis, les Masson venaient deux fois par année rendre visite aux Boyer et ceux-ci leur rendaient la politesse à leur tour. À chaque occasion, les vieux parlaient de leurs enfants. Le fils Masson avait succédé à son père dans la boutique de voiturier, mais il ne prospérait guère, avait déclaré le père, avec regret. Le vieux s’était créé de petites rentes, mais le garçon faisait des dettes. C’est comme ça dans la vie…

Les Boyer avaient aussi reçu une autre visite. Laurence Mongeau, fille de l’huissier de l’endroit, qui demeurait tout en face, de l’autre côté de la rue, s’était amenée un jour. Gentiment, elle avait demandé à la mère Boyer de lui garder les fioles vides qu’elle aurait et dont elle n’avait pas besoin. Elle expliqua qu’elle les amassait pour les donner plus tard au Dr  Lantier, un fils de la place qui, après avoir été reçu médecin, était parti en France pour se perfectionner. Dans son idée à elle, il s’établirait au village à son retour et, alors, il aurait besoin de fioles pour sa pharmacie. Au cours de ses dernières vacances à Valrémy, avant de s’en aller là-bas, le Dr  Lantier l’avait un jour invitée à faire une promenade en canot et, depuis ce temps, elle s’imaginait candidement qu’il avait des vues sur elle et, alors, elle recueillait toutes les fioles qu’elle pouvait trouver, ne doutant pas qu’elles lui seraient utiles lorsqu’il reviendrait. Laurence, une petite châtaine aux yeux gris, au nez retroussé, avait maintenant vingt-cinq ans. Simplement parce que le jeune médecin lui avait fait faire un après-midi qu’il s’ennuyait un tour de canot, elle s’était mis dans l’imagination qu’il l’épouserait à son retour au pays. Patiemment, elle l’attendait en collectionnant des fioles. Et depuis le mariage de Flore c’était elle qui écrivait les lettres des deux vieux à leur fils et à leur fille.

Les lettres de sœur Sainte-Perpétue arrivaient à la cadence d’une par mois. Ce n’est pas souvent pour des vieux parents qui pensent constamment à leur fille partie si loin. Il y avait près de quatre ans qu’elle était à la Nouvelle-Orléans, qu’elle se dévouait aux malades qui affluaient à son hôpital. Avec une bonté et une patience sans bornes, avec une charité inlassable, elle leur prodiguait ses soins pour les ramener à la santé ou à les aider à mourir. Mais ce labeur incessant, les longues veillées, le climat insalubre, minèrent vite sa frêle constitution. Elle était épuisée, allait s’affaiblissant davantage chaque semaine, chaque heure pour ainsi dire. Un jour vint où elle fut forcée de prendre le lit. Même, elle n’eut plus la force d’écrire. Alors les vieux parents qui achevaient tristement leur vie dans leur petit village furent informés que leur fille était malade. On espérait que ce n’était que passager, mais c’était là un leurre. Sœur Sainte-Perpétue dont le seul souci en cette vie avait été de s’assurer son salut et de gagner le bonheur éternel s’éteignit après quatre ans et deux mois de vie religieuse. Ce fut un samedi, le dernier samedi de septembre, que les deux vieux reçurent de la Mère Supérieure de l’hôpital une lettre leur annonçant le décès édifiant de leur fille. Elle les assurait de sa profonde sympathie et ajoutait qu’elle et ses sœurs penseraient à eux dans leurs prières.

— Elle est morte ! fit la vieille d’une voix étouffée après avoir lu la première phrase de la lettre. Et elle se tut pendant que les larmes, de lourdes larmes de mère éplorée, coulaient de ses yeux et roulaient sur sa vieille figure toute ridée. Accablée, l’image de la douleur, elle était là, tenant entre ses doigts déformés la feuille contenant la triste nouvelle et, sans parler, elle regardait son mari debout devant elle.

Ce fut une journée bien triste. Le souper en silence fut lugubre. Étendus dans leur lit dans la chambre enténébrée, les deux vieux ne pouvaient dormir, n’osaient parler de crainte de se faire trop de peine l’un à l’autre et, écrasés par ce malheur qui venait de les frapper. Puis, soudain, le vieux entendit des sanglots dans la nuit noire, sur l’oreiller voisin. La vieille mère pleurait la mort de sa fille décédée à la Louisiane, bien loin, là-bas…

Il ne leur restait plus qu’un enfant aux deux vieux, le soldat qui combattait de l’autre côté de la mer.

Puis, comme l’on avait annoncé un jour le commencement de la guerre, l’on annonça un jour qu’elle était finie, que la grande tuerie était terminée. Maintenant, les militaires allaient rentrer au pays. Les vieux furent alors dans l’attente. Quelques mois plus tard, ils reçurent du ministère de la Guerre un avis leur annonçant que le soldat Hector Boyer arriverait à Halifax le 10 janvier, sur le transport de troupes « America ». Le seul enfant qui leur restait allait revenir. Il serait avec eux dans une semaine. Alors, ils secouèrent le fardeau de tristesse qui leur courbait les épaules et perdirent momentanément leurs figures chagrines.

Demain, le fils arriverait au foyer.

Mais le lendemain, un nouveau message du ministère de la Guerre mandait que le soldat Hector Boyer manquait à l’appel. Lorsque les hommes avaient débarqué du navire, il n’était pas là. On le considérait perdu. Le dernier jour de la traversée, le paquebot avait été secoué par une terrible tempête et plusieurs hommes avaient été emportés à la mer. Apparemment le soldat Boyer était du nombre.

À certaines heures de l’après-midi, les deux vieux songeaient que le facteur était sur le point de passer dans leur rue, mais ils savaient qu’il n’arrêterait pas à leur porte comme autrefois. Il n’arrêterait pas aujourd’hui ni demain. Jamais plus. Valentine, la religieuse, était morte à la Louisiane où elle avait été inhumée, et Hector, le soldat, avait péri juste au moment de débarquer au pays et son corps était balloté dans les profondeurs de la mer. Ils avaient été séparés de leurs enfants dans la vie et ils le seraient dans la mort. Si au moins leur dépouille reposait dans le petit cimetière à côté du vieux grand-père et de la vieille grand-mère, ce serait une consolation, car ils iraient les rejoindre un jour. Mais non. C’est infiniment triste de penser que non seulement on ne les reverra plus, mais que leurs corps sont si loin, si loin… Les autres parents qui ont perdu des enfants vont à certains jours s’agenouiller sur leur tombe. Ils peuvent avoir un moment l’illusion de parler à leurs défunts, d’être entendus par eux. Pas les deux vieux.

Et la maison leur paraissait si vide, si sombre, si silencieuse, si triste. Vivre sans espoir…

Fatalement, ça devait finir comme ça chez le voisin. Après avoir passé tout le dimanche avant-midi à boire à l’hôtel au lieu d’aller à la messe, Omer Gratton était sorti de là abominablement ivre, juste à l’heure où les fidèles revenaient de l’église. Comme toujours, dans ce cas-là, il était d’humeur rageuse et, tout en zigzaguant sur le trottoir, il jurait contre cet animal d’aubergiste qui l’avait poussé dehors une fois qu’il avait dépensé tout son argent.

L’ivrogne était d’autant plus furieux qu’il avait encore soif. Alors il se rendait à la maison pour obtenir une piastre ou deux afin de pouvoir apaiser ce besoin effréné d’alcool qui était en lui. Les braves villageois rentrant chez eux après l’office divin étaient loin d’être édifiés du spectacle que leur donnait le jeune homme. Lorsque les parents l’aperçurent, la consternation fut grande. On le connaissait trop et l’on redoutait la scène qui allait se produire. De plus, l’on ressentait l’humiliation, la honte que la conduite du mauvais fils faisait rejaillir sur la famille. Tout de suite, la mère voulant prévenir un drame possible, tenta de le conduire à sa chambre pour qu’il se repose et cuve sa boisson, mais ce n’était pas cela qu’il voulait. La bouche pâteuse, il s’adressa à son père, lui demandant de l’argent comme il avait fait tant de fois. Indigné, le vieux refusait, mais consumé par une soif impérieuse, Omer devint violent, brutal : « Donnez-moi de l’argent ou je vous étouffe », fit-il d’une voix menaçante, pendant que sa figure se contractait et grimaçait de façon hideuse. « Non », refusa carrément le père. « Vas te coucher. Tu as peine à te tenir debout. Tu as scandalisé les habitants du village et tu devrais avoir honte, tu devrais te cacher ». Devant ce refus, l’ivrogne se jeta sur son père, le saisissant d’une main à la gorge et le frappant de l’autre à la figure. Terrifiée, meurtrie dans tout son être par le geste de ce fils indigne, la mère affolée se mit à pleurer, à se lamenter et à appeler au secours. Deux passants intervinrent, saisirent l’ivrogne et le poussèrent de force dans sa chambre. Puis l’un d’eux courut chercher le constable du village qui, sur la plainte du père, le conduisit dans l’unique cellule, à l’arrière du marché public. Le lendemain le magistrat le condamnait à six mois de prison.

La maman Gratton était allée chercher sa provision d’eau chez ses voisins lorsque la vieille Boyer parut sur le pas de sa porte.

— C’est ben humide, aujourd’hui, hein, mame Gratton ? fit-elle.

— Oui, c’est cru. Mon vieux me disait ce matin avant de partir pour le travail que ses rhumatismes le faisaient souffrir.

— Pis, le p’tit de Flore, fait-il des progrès ?

— Ah ! mame Boyer, c’est ben triste à dire et je ne le raconterais pas à tout le monde, mais le docteur a déclaré que c’est un idiot et qu’il n’y a rien à espérer. C’est dans la famille, a-t-il dit. Il a deux ans et il ne parle pas, ne dit pas un mot, n’a pas l’air de comprendre. Pauvre Flore ! J’ai ben essayé de l’empêcher de se marier avec ce veuf de malheur chargé d’enfants, mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle était majeure, vous savez, et pouvait faire ce qu’elle voulait. Vous comprenez, elle avait peur de rester vieille fille et elle a pris le premier parti qui s’est présenté. Elle est ben avancée maintenant. Voyez-vous, ça s’est fait si rapidement ce mariage-là. Il l’a fréquentée deux mois puis il lui a donné le jonc. C’t’homme-là n’est pas de la place. On ne connaissait pas sa famille, mais depuis c’temps-là on en a appris des choses. Son grand-père est mort fou, un de ses oncles est mort fou et un de ses frères est à l’asile. C’est pas étonnant après tout ça que le petit soit fou lui aussi. Hein, en avons-nous du malheur, mame Boyer ?

Et la maman Gratton, la tête courbée, restait là, immobile, devant sa chaudière d’eau, qui aurait été pleine de larmes si elle s’était abandonnée à sa douleur. Puis, redressant ses maigres épaules, elle s’en fut chez elle sans ajouter un mot.

À quelques jours de là, le père Boyer étant allé acheter des provisions au marché rencontra son ami Masson, qui lui parut bien découragé, bien abattu. Ça n’allait pas chez lui, déclara-t-il lorsque l’autre lui eut demandé de ses nouvelles. Depuis quinze jours, sa femme était paralysée, immobile dans son lit. Et son fils, le voiturier, avait fait de mauvaises affaires, était en faillite. « Ah ! j’ai bien de la malchance », se lamenta le vieux en s’éloignant.

Une semaine plus tard, Laurence, qui avait écrit les lettres des époux Boyer après le mariage de Flore, traversa la rue et vint trouver la vieille femme. Éplorée, elle avait besoin de se confier, car elle était bien désappointée. De bonne source, elle avait été informée que le Dr  Lantier était revenu d’Europe, mais au lieu de s’établir dans son village, de pratiquer là où il était connu de tout le monde, il avait décidé d’ouvrir un bureau à la ville. Là, il donnerait simplement des consultations et ferait des visites. Pas de remèdes chez lui, pas de pharmacie. Tout simplement, il remettrait une prescription au patient qui la ferait remplir quelque part. Et alors toutes les fioles qu’elle avait réunies en quatre ans — plus de mille — bien nettes, bien propres, étaient parfaitement inutiles. La pauvre Laurence paraissait bien déçue. Le jeune médecin l’avait oubliée. Il ne se souvenait plus de sa promenade en canot.

— Sûrement qu’elle va rester vieille fille, commenta la mère Boyer après son départ.

Depuis quelque temps, la vieille avait une idée en tête. Un matin, elle prit dans sa commode la correspondance de sœur Sainte-Perpétue et elle s’en fut trouver le curé. Alors elle lui expliqua qu’elle avait pensé à faire imprimer les lettres de sa fille pour en faire un livre. Franchement, elles étaient si belles, disait-elle, que ce serait malheureux qu’elles fussent perdues. Ce volume pourrait être donné en prix dans les couvents. Son but en se rendant au presbytère était de demander au prêtre ce qu’il pensait de son projet. Le curé prit les lettres, en lut une demi-douzaine. « Mais c’est admirable de foi, de sentiment, de charité et de confiance en Dieu », déclara-t-il, « et le style est parfait. Faites-les imprimer et je vous écrirai une page d’introduction expliquant ce qu’était votre fille et donnant quelques notes sur sa famille ». Encouragée par cette approbation, la vieille femme s’en fut aux bureaux de L’Avenir de Valrémy, le journal local qui possédait la seule imprimerie de l’endroit. Le patron déclara qu’il ferait le travail, trois cents exemplaires, pour cent cinquante piastres. Le chiffre découragea la vieille, qui avait cru qu’avec cent piastres elle aurait pu faire imprimer les lettres de sa fille. Un peu déçue, elle les replaça dans sa commode.

Et dans la maison en deuil, la pile de livres de prix à couvertures rouges et tranches dorées, sur la petite table dans le salon, deux photographies dans l’album de famille et les lettres sont les seuls souvenirs tangibles de sœur Sainte-Perpétue.

Dans les heures silencieuses de l’après-midi ou de la soirée, les deux vieux, assis dans leur cuisine, entendaient le monotone tic-tac de la pendule et c’était comme le glas des minutes qui s’en vont, qui les poussent vers le trépas.

Les jours succèdent aux jours. Aucun d’eux n’apporte rien aux deux vieux. Simplement, ils les rapprochent un peu plus de la mort. Leur maison est sombre, vide, silencieuse et triste. Aucune lettre n’y arrivera désormais. Aucune clarté comme celle d’une lampe qui se rallume ne l’éclairera jamais plus. Vivants, les deux vieux sont déjà comme dans la solitude et les ténèbres du tombeau.