Le dernier des Trencavels, Tome 3/Livre dix-neuvième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 3p. 40-52).


LIVRE DIX-NEUVIÈME.

L’Agonie.


L’Armée s’achemina ensuite vers Toulouse ; la joie des habitans était extrême ; ils venaient au-devant de leurs libérateurs portant des branches verdoyantes et des couronnes de feuillage. Ils avaient mis en mouvement toutes leurs cloches et entraînaient avec eux le peu de chapelains qui étaient restés dans la ville.

L’abbé de St.-Sernin marchait à leur tête, et plusieurs templiers s’étaient joints à ce cortège ; contens et satisfaits de la délivrance de leur prince, ils laissaient apercevoir sur leur visage l’empreinte des regrets que leur causait une victoire remportée sur l’Église. Ils exprimèrent au comte de Foix toute la peine qu’ils éprouvaient de se trouver soumis aux rigueurs de l’interdit, et de ne pouvoir accueillir l’armée victorieuse en leur qualité de ministres du Dieu tout-puissant, mais seulement comme fidèles sujets de leur prince.

Le comte de Foix loua leurs scrupules et chercha à les rassurer sur l’avenir. « Notre cause, dit-il, « est déjà gagnée au ciel, et nous ne pouvons tarder à la gagner à Rome. Vous nous aiderez en cela, car nul ne peut mieux que vous témoigner hautement les intentions pures et l’innocence du comte de Toulouse, votre seigneur légitime. »

Les chapelains rentrés dans la ville se consumaient en voyant les immenses progrès que faisait faire à l’hérésie l’éclat de la nouvelle victoire, et l’impuissance où les tenait la loi de l’interdit de combattre les efforts des novateurs.

Humiliés par la jactance des vainqueurs, et paralysés par les ordonnances du St.-Siège, ils demeuraient témoins obligés et muets de la profanation de leurs chaires, et de l’enthousiasme qu’excitaient les prédications des bons hommes.

« Y a-t-il rien de plus mal imaginé, » disait Flotard, l’un des chanoines de St.-Sernin, « que cette mesure de police ecclésiastique, qui laissant sans gardiens le troupeau du Seigneur le livre désarmé à la malice de ses ennemis(1) ?

« On n’effraie un moment les princes que pour les mieux endurcir, et en déconcertant d’abord les peuples, on les accoutume ensuite à se passer de nous. » Puis se rappelant les chants joyeux et malins des trouveurs, « Comment Dieu a-t-il voulu, » disait-il, « accorder le bon sens à ces têtes folles, et laisser le délire pénétrer dans les conseils de nos oracles romains ? »

La joie des compagnons du gai savoir était à son comble, et chaque jour de nouveaux chants venaient stimuler l’alégresse publique, qui se manifestait par les danses joyeuses, les fêtes bruyantes et les repas pris en commun.

Quelques-uns des prédicateurs cathares, hommes graves et austères, blâmèrent l’excès des démonstrations joyeuses, et représentèrent aux magistrats que l’explosion de ces joies profanes était plus propre à rallumer la colère divine, qu’à faire descendre sur la ville les bienfaits de sa miséricorde.

« Hommes de bien, » leur répondit David de Roaix, « faut-il que je vous rappelle l’exemple de mon saint patron qui dansait devant l’arche du Seigneur en faisant raisonner sa harpe prophétique ?

« Laissez au peuple ses ébats et ses jubilations, il n’en sera que plus fervent quand l’heure de la prière sera venue. Tous les chemins qui mènent au ciel ne sont pas semés de ronces et d’épines. Dieu permet aussi qu’on y arrive en marchant sur les fleurs. »

On fit de grands préparatifs pour la prochaine tenue d’une cour d’amour. Mais la fête en fut ajournée jusqu’à l’arrivée de la comtesse Éléonore, qui avait déjà quitté l’Aragon pour rejoindre son mari et ses sujets victorieux. Éléonore, qui venait d’achever son septième lustre, avait conservé tous ses charmes, et plus d’un trouveur, en lui dédiant ses chants, avait soupiré pour elle et perdu le repos. Tel était Miraval, chevalier du Carcasses, dont la verve ne s’était point éteinte, à la suite des mécomptes douloureux de ses premières ardeurs ; et qui avait voué à Éléonore un ardent amour dont le respect comprimait les élans(2).

La chanson qu’il fit pour célébrer son retour fut répétée par tous les amis du gai savoir.

« Toulouse, » y disait-il, « est enfin délivrée, mais elle est encore veuve. Elle attend sa reine. »

« Assez long-temps notre ville s’est trouvée le camp des guerriers ; elle va enfin redevenir le palais des amours.

« Nous chanterons à la fois la gloire de nos armes et les victoires de la beauté.

« Aimer et combattre, voilà notre destinée. Aimons maintenant après avoir combattu.

« Reine de nos cœurs, viens nous donner le signal des joutes de la paix. Viens enflammer nos cœurs, ô la plus belle des reines.

« Nos rues sont maintenant jonchées de fleurs, et les taches du sang sont effacées de nos édifices.

« Les ennemis de notre prince sont dissipés. Les ravisseurs sont en fuite ; les bûchers des inquisiteurs sont éteints.

« Dieu a confondu l’orgueil des clercs ; il a arraché les dents de ces loups déguisés en pasteurs.

« Les soldats sauvages du nord ont regagné leurs tanières ; nos palais se relèvent ; nos champs reverdissent.

« L’Occitanie demande et attend sa reine, dont la présence jetera un voile sur nos malheurs passés. Tout ce qui s’est fait en son absence ne nous paraîtra plus qu’un songe.

« Qu’elle nous ramène les amours ; nous avons cessé de combattre, nous n’avons plus qu’à chanter. »

Mais ni le retour prochain de la belle Éléonore, ni l’alégresse des Toulousains ne pouvaient distraire Raymond du chagrin qui le consumait ; une langueur accablante tenait ses organes engourdis et flétrissait toutes ses pensées. Il supportait la vie comme un fardeau que la crainte de l’avenir rendait plus pesant ; la déroute des croisés lui avait fait éprouver de la surprise plutôt que de la joie, et bientôt il en parut effrayé comme d’une nouvelle offense commise envers Rome. Il appelait sans cesse auprès de lui les templiers qui lui étaient demeurés fidèles, et ne s’entretenait avec eux que des moyens de se faire absoudre de l’excommunication.

« Que m’importe, » disait-il, « de mourir dans le palais de mes pères, si un peu de terre sainte est refusée à ma sépulture, et à quoi bon demeurer comte de Toulouse, si cette haute condition doit me faire damner ? J’ai sacrifié le repos de ma vie à cette idole des grandeurs humaines ; faut-il aussi que je me dévoue pour cette chimère aux feux éternels ?

« Oh ! s’il me reste un ami parmi vous, qu’il se rende à Rome en toute hâte ; qu’il porte au St.-Père mes dernières paroles, et qu’il en obtienne mon pardon en échange de mon repentir et des sacrifices qu’on voudra exiger de moi.

« J’abandonne tous mes droits. Que mon fils les défende, si tel est son plaisir. Moi, je ne demande qu’un pardon, et, puisque mes forces ne me permettent plus d’entreprendre le pèlerinage des lieux saints, je suis prêt à me rendre dans le cloître, et la cellule qu’il plaira au St.-Père de m’indiquer. »

L’arrivée du comte de Foix et de Trencavel arracha un moment ce malheureux prince à la mélancolie qui le dévorait. La jeunesse de son petit neveu, la beauté de ses traits et sa ressemblance avec son père, la simplicité et la noble énergie de ses discours, causèrent au vieillard un profond attendrissement et réveillèrent en lui avec les affections domestiques le sentiment de sa dignité.

Il dit à Roger : « Vous voyez que je suis au bord du tombeau ; c’est vous qui serez le soutien de mon fils et de mon neveu. » — Il comblait Trencavel de caresses, et éprouvait auprès du comte de Foix un serrement de cœur qu’il cherchait en vain à dissimuler.

On le vit un matin plus agité et le visage plus soucieux que de coutume ; il fit appeler auprès de lui l’abbé de St.-Sernin, ses fidèles templiers, et en même temps Roger et Trencavel.

« J’ai eu, » leur dit-il, « cette nuit une vision, dont je dois vous faire part. Dieu n’a pas abandonné le pécheur, puisqu’il prend soin de lui révéler ses jugemens mystérieux.

« Le pape Innocent m’est apparu. Il était environné de flammes. Ses yeux abattus ne montraient plus cette fierté mêlée d’une fausse douceur, que j’avais observée à Rome. Je n’osais lui adresser la parole. — « Je viens, » m’a-t-il dit d’une voix souffrante, « m’acquitter auprès de toi d’une partie de la pénitence qui m’est imposée. Trois causes m’ont fait tomber dans les flammes du purgatoire ; elles m’auraient fait même condamner au feu éternel, si je ne m’étais repenti à l’extrémité de ma vie, et sans l’intercession de la mère de Dieu, au nom de laquelle j’ai fondé un monastère ; mais je serai cruellement tourmenté jusqu’au jour du jugement(3). L’une des trois causes de ma condamnation est de t’avoir dépouillé de l’héritage de tes pères, et d’avoir eu dans cette affaire plutôt égard aux intérêts de l’ambition qu’à ceux de la justice. Je viens te demander le pardon de cette offense, et le service de les prières, en échange de mon repentir. »

« L’image du pape a ensuite disparu. Un instant après j’ai vu surgir au même endroit celle de Simon de Montfort, que j’ai eu peine à reconnaître. Sa tête à-demi brisée avait pour chevelure des serpens qui déchiraient ses chairs, et pénétraient jusques dans la cavité de son crâne entr’ouvert. Ses membres étaient rouges comme un charbon ardent, et sa langue semblait un brasier, d’où s’échappaient des gouttes de métal en fusion. Une voix plus aigre que les sons de la trompette m’a fait entendre ces paroles : « Dieu a voulu ajouter à mon supplice celui de t’apprendre où je suis. Mes crimes sont punis, mais souviens-toi de la mort de ton frère. »

En achevant ce récit, Raymond fondit en larmes. « Vous voyez, » dit-il, « combien la justice divine est terrible et inexorable. Faut-il que je meure dans les liens de l’anathème, et l’ardeur de mon repentir ne peut-elle me faire absoudre de l’offense que j’ai pu commettre en faisant mourir Baudouin ? »

« Qu’elle offense ? » dit le comte de Foix. « Votre frère avait trahi vous et l’état, vous étiez son juge et vous deviez le punir. C’eût été vous rendre criminel que de l’absoudre. En condamnant votre sang, vous avez obéi à Dieu et aux lois. C’est moi qui l’ai attaché au gibet et je ne m’en repens point. Aux combats comme aux tribunaux, je serai toujours prêt à venger sur des traîtres la cause des princes et des peuples. »

L’abbé de St.-Sernin dit à Raymond : « Vous avez appris de la bouche du pape Innocent que la miséricorde de Dieu était plus infinie encore que sa justice. Le repentir que vous éprouvez n’est pas sans doute moindre que vos fautes, et, si vous êtes condamné par les hommes, n’oubliez jamais que Dieu peut vous absoudre. »

Il n’avait pas achevé ces paroles, que le vieux Raymond perdit connaissance et chancela sur son siège. On le porta sur son lit, on approcha de ses narines des odeurs fortes, on appliqua des caustiques sur ses pieds, il revint enfin à lui-même, et recouvra peu à peu la parole et le mouvement. Le malheureux prince traîna encore pendant quelques jours un reste de vie qui fut entièrement consacré aux exercices de la pénitence. Il voulut, comme l’empereur Othon, mort quelques années auparavant, que ses garçons de cuisine lui missent(4) les pieds sur le cou ; il se faisait donner la discipline par les chapelains de St.-Sernin. Enfin, une nouvelle angoisse étant survenue, on l’entendit plusieurs fois s’écrier d’une voix interrompue : « Caïn, qu’as lu fait de ton frère ? » L’abbé de St.-Sernin et les templiers accoururent et le trouvèrent privé de la parole. Il tenait les mains jointes en fixant l’abbé de ses yeux à-demi éteints. L’un des templiers étendit sur lui son manteau(5). Raymond se saisit aussitôt de la croix blanche qui y était cousue, et, la pressant de ses mains tremblantes contre ses lèvres livides, rendit le dernier soupir.


NOTES
DU LIVRE DIX-NEUVIÈME.
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(1) L’évêque de Tournay, Étienne, qui mourut en 1203, se plaint amèrement, dans une lettre adressée à l’archevêque de Reims, de toutes les conséquences fâcheuses qu’entraîne à sa suite la mesure de l’interdit.

Voy. Fleury, Hist. ecclés., l. 75, §. 55.

(2) Raymond de Miraval avait épousé une femme poète comme lui, appelée dona Caudairenca, dont il se sépara sous le prétexte qu’il ne devait pas y avoir plus d’un trouveur dans la maison. Cette femme feignit la douleur, puis se hâta d’épouser Guillaume Brémont, son amant secret.

Miraval s’était flatté de devenir l’époux d’Ermengarde de Castres dite la belle Albigeoise ; mais Olivier de Saissac lui fut préféré. Dans son dépit il brisa sa lyre, mais la reprit bientôt pour célébrer la comtesse de Toulouse Éléonore.

(3) Ceci se trouve presque textuellement dans le récit de la vision de Ste.-Lutgarde, religieuse de l’ordre de Citeaux en Brabant. Thomas de Cantimpré, qui a rapporté ce fait, ajoute qu’il avait appris de Ste.-Lutgarde les trois causes des souffrances du pape Innocent ; que, par respect pour lui, il ne voulait point les redire.

Fleury, Hist. eccl., l. 77, §. 52.

(4) Othon mourut en 1218 ; pendant sa maladie qui fut longue, il voulut que les garçons de cuisine lui missent les pieds sur le cou, et se faisait donner tous les jours la discipline par des prêtres. Il reçut l’absolution de l’évêque d’Hildesheim Sifrid, et le pape Honorius le confirma.

Fleury, Hist. ecclés., l. 78, §. 11.

(5) Catel, Hist. des comtes de Toulouse, p. 317.


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