Le dernier des Trencavels, Tome 3/Livre dix-huitième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 3p. 21-39).


LIVRE DIX-HUITIÈME.

Le Combat.


Le comte de Foix avait disposé son attaque sur plusieurs points. Il avait fait passer la Garonne à un corps de son armée, sous la conduite d’Olivier de Termes, afin de tenir occupés les assiégeans de la rive gauche.

Arrivé sur les hauteurs qui bordent la rive droite, le comte vit que l’armée des croisés était concentrée autour de Montaudran. Il jugea aussitôt qu’Olivier de Termes, ne rencontrant point d’obstacles sur la route, entrerait dans Toulouse et déterminerait les troupes de Raymond à en sortir avec lui. Il crut à propos de retarder son mouvement, pour attendre un aussi puissant concours.

Du haut des collines où l’année faisait halte, on apercevait les torrens de flammes et de fumée de l’immense bûcher qui consumait les Albigeois. Les cathares ne s’y méprirent point : « Voyez-vous ces flammes, » s’écria Cyrille Jourdain, « elles sont allumées pour brûler nos frères, pour en faire des martyrs et des saints ; et nous sommes spectateurs tranquilles de cette profanation ! Qui nous retient d’aller entraîner dans le même brasier ces juges de sang, ces persécuteurs de la foi ? Je crois entendre dans les airs les concerts, des âmes célestes qui nous appellent à la vengeance et à la victoire. »

Les cathares furieux n’attendent plus d’autres ordres. Raimbaud et Trencavel font de vains efforts pour les retenir. Ils se précipitent en désordre, franchissent les fossés et les vignes qui sont sur leur passage. Les autres volontaires suivirent leur exemple ; Raimbaud et Trencavel sont entraînés avec eux. Roger voit qu’une partie de ses troupes commence à s’ébranler ; il donne alors le signal de la marche, soit afin de soutenir l’attaque de ces imprudens, si elle réussit, soit pour les rallier et les préserver, s’ils sont repoussés.

Un grand nombre de coureurs et de pillards était encore dans la plaine, lorsqu’ils voient descendre vers eux ces bandes indisciplinées. Jugeant que leur retraite serait tardive, ils prennent le parti de se rallier. Leur troupe s’augmente rapidement par le grand nombre de ceux qui se trouvent hors des retranchemens. Ils marchent en ordre du côté de l’entrée du camp, et espèrent y arriver en même temps que les assaillans.

Cyrille dit aux siens : « Voici nos premières victimes ; voici des animaux de proie qui revenant de leur chasse, sont surpris avant d’avoir regagné leur tanière. Faites autour de moi un faisceau de vos lances ; et, quand nous aurons pénétré au milieu d’eux, frappez avec vos dagues et vos haches ces ennemis de J.-C. »

La troupe des cathares se trouve promptement formée en un triangle hérisse de fer, qui se meut rapidement sur celle des croisés. Rien ne peut arrêter leur impétuosité. Les haches des hommes d’armes brisent quelques lances, et atteignent quelques cathares, que d’autres remplacent aussitôt.

Dès que la phalange aiguë eut pénétré les premiers rangs, ces furieux se livrent au carnage ; ils plongent leur dagues dans les flancs des soldats encore chargés de butin. Ils abattent à coups de haches leurs bras et leurs têtes. La troupe se débande ; alors chaque soldat choisit sa victime ; celles qui échappent au fer des Cathares, sont taillés en pièces par les cavaliers que le comte Roger avait fait marcher après eux.

Les cathares se portent ensuite aux retranchemens ; une grêle de traits les disperse, mais ne les décourage point. Un fossé profond leur montre un obstacle insurmontable ; « Frères ! » dit Cyrille, « bénissons les fins de la Providence. Elle nous. a livré ces maraudeurs pour que, mourans ou morts, ils servent à combler le fossé qui nous sépare de leurs retranchemens.

« Que chacun de nous charge ses épaules d’un cadavre de ces damnés, et jetons-les dans la tranchée ; puis marchons sur ce sol nivelé par nos ennemis, et qu’ils nous servent de marche-pied pour atteindre leurs complices. »

Cyrille n’avait pas achevé de parler, que déjà ses compagnons arrivaient portant les cadavres, et les empilaient dans le fossé, en bravant les flèches et les traits qui pleuvaient sur eux de tous côtés.

Dès que le passage fut praticable, Cyrille forma un nouveau plan d’attaque. Les troupes du comte de Foix étaient arrivées et prêtes à le seconder.

Il composa les premiers rangs de sa colonne, d’hommes couverts de claies, de selles des chevaux tués, et d’armures à-demi brisées. Ceux-ci se portèrent contre le mur du retranchement, s’y appuyèrent sous l’abri de leurs boucliers, et, se tenant courbés et pressés les uns sur les autres, formèrent comme un plan incliné, qui servit de chemin aux assaillans.

Cyrille s’élança le premier sur cette chaussée mobile et vivante, et les cathares l’y suivirent. Raimbaud, Trencavel, et les troupes les plus avancées du comte de Foix, pénétrèrent après eux dans le camp des croisés. La bannière de Trencavel y fut la première arborée, Amalric avait jugé, dès le commencement de l’action, que le camp serait forcé, et il avait fait toutes ses dispositions pour la retraite. Il dit à son oncle Guy de Monfort : « Les soldats de ces évêques ne sont guère propres qu’au pillage, ou à se montrer dans un jour de parade. Je, mets sous votre commandement les troupes de nos barons et de nos chevaliers. Soutenez pendant quelque temps l’effort de l’ennemi, et retirez-vous pied à pied. Je vais faire prendre aux prélats la roule d’Alby et y diriger leurs bandes avec eux, afin qu’elles ne mettent pas le désordre dans nos rangs. »

Guy de Montfort s’était porté avec l’élite des croisés vers le premier retranchement. Dès qu’il le vit occupé par l’ennemi, il se retira en bon ordre jusqu’à la seconde ligne, protégeant et recueillant dans ses rangs les soldats qui avaient mal défendu la première.

Le succès de l’attaque avait changé les projets du comte de Foix ; il renonça à attendre Olivier et les Toulousains, pour mettre à profit les premiers exploits et l’ardeur de son armée. Il réunit toutes ses forces sur le point où les cathares avaient pénétré, et se trouva lui-même en présence de Guy de Montfort.

Celui-ci ne chercha qu’à gagner du temps pour disposer et dissimuler sa retraite.

Les fatigues du combat et l’arrivée du comte de Foix avaient modéré l’ardeur des cathares. Ils attendaient maintenant les ordres du général. Les évêques étaient déjà loin du camp ; ceux qui n’avaient pu trouver des chevaux allaient à pied. Les moines et les chapelains fuyaient avec eux. Les plus craintifs avaient changé leurs habillemens ; et l’on vit des frères prêcheurs, travestis en soldats, couvrir d’un casque empanaché leur tête à-demi rasée. Les vassaux du clergé mal armés et en désordre protégeaient cette fuite hâtive. Les uns priaient pour leurs maîtres, d’autres les tournaient en dérision, d’autres les maudissaient.

Le comte de Foix avait choisi le point d’attaque qu’il jugeait le plus faible ; il y dirigea ses meilleurs bataillons. Quelle fut sa surprise lorsqu’arrivé au haut des retranchemens il ne vit plus que quelques fuyards, et un corps d’armée qui se retirait en bon ordre, après avoir évacué le village ! Il n’eut pas besoin de donner le signal de la poursuite. Tous s’empressèrent d’abréger par la course l’espace qui les séparait de l’ennemi.

Ils arrivent au village au moment où les tisons du bûcher achevaient de se consumer. Les habitans, hommes, femmes, enfans, tendaient les bras, et suppliaient à mains jointes de ne pas ajouter de nouvelles dévastations à leurs malheurs passés.

L’aspect du bûcher rallume la fureur dans l’âme des cathares, et leurs compagnons d’armes l’éprouvent avec eux, Cyrille entre dans le bûcher ; marchant parmi les cendres brûlantes, et enveloppant sa main d’un linge, il se saisit d’un ossement à-demi consumé :

« Voilà, « dit-il aux siens, « ce qui nous reste de nos frères. Que cette relique nous serve d’enseigne jusqu’à ce que les bourreaux soient exterminés ! Ne leur laissons plus de relâche ; et faisons-leur connaître que la vengeance court plus vite que la peur. »

Les cathares se mettent de nouveau à la poursuite des croisés et entraînent avec eux une partie de l’armée.

Le comte Roger avait réuni l’élite de ses guerriers sur le haut de la colline qui sépare le vallon du Lers de la plaine.

Bientôt il voit sortir des murs de Toulouse des troupes marchant en ordre ; il reconnaît ses enseignes réunies à celles des Toulousains.

Ses chevaliers le félicitent sur le succès de ses armes :

« Quoi ! vous ne voyez pas, » répond-il avec humeur, « que, sans la folle impatience de nos cathares, aucun des ces chapelains ne nous aurait échappé ? »

Le comte avait envoyé ses cavaliers à la poursuite de l’ennemi ; mais les cathares avaient surpassé les chevaux en vitesse, et, sans laisser aux soldats de Guy de Montfort le temps de se reconnaître, ils s’étaient jetés dans leurs rangs ; ils y donnaient la mort et la recevaient. Trois fois Guy rallia sa troupe, et trois fois elle fut attaquée et rompue ; enfin l’arrivée des cavaliers de Foix rendit la défense inutile et la déroute générale. La poursuite dura jusqu’à la nuit. Le corps d’armée qui avait facilité la retraite des croisés fui presque entièrement détruit, ou fait prisonnier.

Raoul-Sans-Pitié y périt avec une partie de ses farouches soldats dont les déportemens sacrilèges furent ainsi expiés.

Le jeune Robert, son neveu, qui n’était pas le moins coupable, fut sauvé par l’amour. Au lieu de s’opiniâtrer à combattre, il songea à Inès, et, suivi de quelques cavaliers, précipita sa retraite vers le pays de Verfeil.

Sans descendre de cheval, il annonça comme très-prochaine l’arrivée de l’évêque de Toulouse et fit expédier aussitôt par le bayle un messager au domaine où habitait Exupère, pour l’inviter et le presser de se rendre à Verfeil où Foulques désirait conférer avec lui.

Exupère, déjà effrayé par les bruits qui se répandaient, se hâta d’aller à Verfeil, recommandant à Inès de se tenir prête à un nouveau déménagement, s’il devenait nécessaire.

Quelle fut la surprise de cette pauvre Inès, lorsque, peu de momens après le départ d’Exupère, elle vit apparaître le beau Robert, qu’elle n’avait pu oublier malgré qu’Exupère fût parvenu à lui persuader que le démon lui-même avait pris la forme de ce chevalier pour la faire tomber dans le péché ! « Quoi ! » s’écria-t-elle, « le voilà encore ce démon si séduisant ! » — « Ce démon, » lui dit Robert, « veut être votre ange gardien.

« Vous êtes sans doute informée que les hérétiques triomphent et qu’ils seront ici dans quelques heures ; l’évêque de Toulouse a fait appeler Exupère qui doit le suivre à Alby, et moi je dois vous y conduire sans nul délai. Montez sur ce palefroi qui vous est préparé, et ne perdons point un temps précieux. » Inès ne put rien objecter ; elle monta sur le palefroi et bénit la Providence de se trouver aussi puissamment protégée contre la malice des hérétiques.

Il fallut prendre des chemins détournés pour se rendre à Alby, et ce trajet dura plusieurs jours. Les trouveurs qui ont chanté les aventures d’Inès ont dit qu’elle parut d’abord inquiète de savoir cette ville aussi éloignée, et qu’elle fut ensuite péniblement surprise de la voir aussi près.

Parmi les captifs qu’avaient faits les cathares, se trouvait Guy de Montfort, dont le cheval s’était abattu sous lui. Ils le ramenèrent au camp en poussant des cris de triomphe et des hurlemens de vengeance. Quelques-uns voulaient que le bûcher fût allumé pour l’y consumer avec les ossemens de leurs frères. Trencavel survient : « Qu’aucun de vous, » dit-il à ces mains, que sa volonté soit accomplie. »

Le comte de Foix fit tous ses efforts pour empêcher ce combat ; il en craignait l’issue, alors qu’il comparait la jeunesse

et l’inexpérience de son cousin à la vigueur et à la prudence de son ennemi. Enfin, vaincu par les instances de Trencavel : « Préparez-vous, » dit-il, « à combattre au lever de l’aurore, nous entrerons ensuite à Toulouse. » Le champ clos fut disposé dans la nuit. On l’entoura de quelques pieux liés par des branches d’ormeau tressées à la hâte.

Le chapelain de Guy de Montfort avait été fait prisonnier avec lui ; il sollicita et obtint d’avoir un entretien avec le guerrier pour l’exercice de son ministère. « Seigneur, » dit-il à Guy, « je ne viens pas seulement au secours de votre âme, « je veux aussi sauver le corps. Voici un petit sachet rempli d’herbes mystérieuses, qui, placé sous voire cuirasse, vous préservera de toute atteinte. Comme la force magique de ces herbes est attribuée par quelques-uns au furieux, « n’ose porter la main sur le frère de Montfort. Sa vie m’appartient » C’est à moi de répandre le sang de ceux qui ont assassiné mon père. »

« C’est ton frère, » dit-il à Guy, « qui a ordonné le crime. Il était sans doute concerté entre vous. L’avarice et l’ambition, voilà quels sont les dieux de votre famille ; mais le fils de Trencavel n’imitera pas votre lâche conduite. Il n’aura pas employé la trahison pour te faire prisonnier ; il saura se délivrer de toi sans recourir au poison, ou à l’assassinat. Je vais demander au comte de Foix que tes armes te soient rendues, et qu’un combat à outrance soit ordonné entre nous. Dieu est juste, et mon père sera vengé par les mains de son fils. »

« Jeune homme, » dit le prisonnier, « jamais les Montfort n’ont commis une lâcheté. Ils sont tous innocens de la mort de Trencavel. Dieu a voulu qu’il mourût prisonnier de mon frère. S’il ordonne que le sang du fils soit versé par mes démon, j’ai pris soin de neutraliser cette pernicieuse influence en y joignant un petit fragment de la mâchoire de St.-Vincent que je m’avisai d’en détacher, lors que votre illustre frère me chargea de remettre cette précieuse relique au prince Louis, fils du roi des Français. Vous pouvez donc en toute sûreté de conscience vous munir de ce préservatif et défier tous les périls d’un combat singulier. »

Guy de Montfort hésita un moment d’accepter l’offre de son chapelain. Mais s’étant confessé, et ayant reçu l’absolution, il prit le sachet que le prêtre eut soin de bénir et le plaça sur sa poitrine au dessous de ses vêtemens.

Au point du jour, le comte de Foix vint s’asseoir avec ses barons sur des sièges élevés. L’armée se rangea autour du préau.

Olivier de Termes, revêtu d’une simarre noire, faisait les fonctions de maréchal. On apporta un cercueil destiné à recevoir le corps de celui des deux combattans qui devait succomber ; le cercueil fut déposé au pied du siège du maréchal.

Bientôt les hérauts annoncent l’arrivée des combattans. Guy n’avait point de parrain, personne n’avait voulu remplir cet office auprès de lui. Le maréchal crut devoir saisir ce prétexte pour annuler le combat. « Je ne veux point de parrain, » s’écria Trencavel ; « n’ayons pour parrains, Guy et moi, que l’âme de mon père et celle de Simon. Que l’une vienne m’enseigner la route du ciel, que l’autre conduise Guy à la demeure de l’enfer ! »

Les combattans étaient vêtus de leur armure. Le maréchal fit remettre à chacun l’épée et la dague. Un panache blanc flottait sur le casque de Trencavel. Celui de Guy était ombragé d’un panache noir. — Le maréchal, après avoir, reçu leurs déclarations, alla s’asseoir auprès de la bière préparée pour recevoir le vaincu. Il la fit ouvrir et donna le signal du combat.

Guy s’avança fièrement, observant les mouvemens de son jeune antagoniste, et cherchant à mettre à profit les écarts d’une valeur sans expérience ; mais il ne put prévoir l’impétuosité de son attaque. Trencavel s’était élancé avec une telle fureur, que son épée, en écartant celle de Guy, se rompit en plusieurs fragmens contre la cotte de mailles. La poignée que Trencavel serrait de ses doigts comme avec des liens de fer, vint heurter sous le menton de Montfort, et plia si rudement sa tête en arrière qu’il tomba à la renverse.

Trencavel fond sur lui comme le lion sur sa proie, et lui plonge sa dague dans le cou par la jointure qui unit le casque au corcelet. Le sang jaillit avec violence, et Guy de Montfort expira.

Trencavel se met à genoux et remercie Dieu de sa justification et de sa victoire. Le comte de Foix vient à lui et l’embrasse. Raimbaud était avec le prince ; Trencavel se jette dans ses bras : « Ô mon père !, » lui dit-il « sachez qu’après Dieu c’est Cécile qui m’a fait vainqueur. J’ai combattu pour elle ; mes forces se sont doublées. Je n’aurai désormais d’autres cris de guerre que Dieu et Cécile. »

Le cadavre de Guy de Montfort allait être placé dans la bière qui lui était réservée, lorsqu’en le désarmant on lui trouva le sachet d’herbes enchantées dont l’avait muni son chapelain. Cette découverte excita la plus vive indignation ; on y vit une violation manifeste des saintes lois de la chevalerie(1), et, au lieu d’être honorablement enseveli, le corps du chevalier félon fut abandonné dans une forêt voisine à la merci des loups et des oiseaux de proie.


NOTES
DU LIVRE DIX-HUITIÈME.
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(1) On lit dans la loi des Lombards, art. 371 de l’édit du roi Rotharit.

Ut nullus campio prœsumat, quando ad pugnam contra alium vadit, herbas quœ ad maleficia pertinent super se habere, nec alias similes res, nisi arma sua quœ conveniunt.

Muratori, Dissert. 39, del duello 1.


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