Le débutant/4
iii
LES AMUSEMENTS DE LA MÉTROPOLE
Il y avait quatre mois que Paul Mirot habitait la ville. On était en septembre et il faisait bon, dans l’air tiède encore, de se promener vers les cinq heures, après le journal, par les rues toutes resplendissantes des feux du soleil couchant. Au Canada, septembre est un des plus beaux mois de l’année. Ce n’est plus l’été avec sa chaleur accablante, ses orages redoutables, et ce n’est pas encore l’automne au ciel gris, au feuillage jaunissant. À la campagne surtout, on éprouve une sensation indéfinissable de réconfort et de vague attendrissement à la vue des arbres chargés de fruits arrivés à maturité, des grains moissonnés dont on remplit les granges, sous le ciel serein, dans le calme de la nature que le soleil caresse de ses rayons moins ardents, comme s’il jetait avec douceur de l’or sur les choses. C’est à ce spectacle qu’il avait tant de fois contemplé, dans le rayonnement des matins et dans la splendeur des soirs, que le jeune homme songeait en descendant vers l’est de la rue Sainte-Catherine, à la fin de ce beau jour septembral, en compagnie de son fidèle compagnon et ami, Jacques Vaillant.
Au Populiste, Paul Mirot commençait à se sentir plus à l’aise. Il se familiarisait peu à peu avec le métier et s’en tirait maintenant assez bien. Il avait conquis tous ses camarades par ses manières engageantes, son obligeance et sa franchise, à l’exception de Pierre Ledoux, dit La Pucelle, dont il avait plus d’une fois offensé la pudeur par ses honnêtes et immodestes propos. Il n’avait pas encore fait de reportage, on le laissait à la traduction des dépêches ; il faisait aussi, de temps à autre, la correction des correspondances venant de la campagne, et presque tous les jours, à la dernière heure, on l’envoyait donner un coup de main aux correcteurs d’épreuves. C’est ainsi qu’il échappait, pour quelque temps, aux corvées que Jean-Baptiste Latrimouille, le city editor, imposait à ses subordonnés. Le secrétaire de la rédaction, qui était son chef direct, le traitait assez bien ; cependant, il le regardait parfois d’un mauvais œil. On lui avait conseillé d’aller, au moins deux ou trois fois la semaine, féliciter Pistache sur ses coups de plume, mais, comme il trouvait la prose de cette gloire du journalisme canadien plutôt insipide, il s’était toujours abstenu d’une démarche qu’il lui eut semblé dégradante. Ses camarades avaient beau lui répéter que ce manque de diplomatie pourrait être non seulement préjudiciable à son avancement, mais lui valoir un congé si jamais on le prenait en faute, il ne voulait rien entendre. Il se disait qu’il avancerait peut-être moins vite en s’aliénant les sympathies d’un homme extrêmement sensible aux admirations hypocrites, mais qu’il arriverait tout de même par le travail et la double protection de Marcel Lebon, qui lui témoignait une réelle sympathie, et du député Vaillant, dont le fils était son meilleur ami. Le député de Bellemarie, quand il venait au journal, lui disait en passant un mot d’encouragement. Tout allait donc assez bien et le jeune homme, l’esprit plus libre, le cœur plus léger, commençait à prendre goût aux amusements de la métropole.
Ce jour-là, cependant, il avait la nostalgie de là-bas. Il s’absorba dans une vision intime du paysage pittoresque de Mamelmont, des troupeaux de vaches laitières broutant au pied des collines du haut desquelles, étant gamin, il avait tant de fois dégringolé, du robuste et paisible cultivateur revenant du champ sur sa charrettée d’avoine, de sa compagne un bâton à la main, courant à droite et à gauche, rassemblant poules, oies et dindons à l’approche du soir. Jacques Vaillant, qui respectait son silence depuis un quart d’heure, ce qu’il jugea suffisamment respectueux, crut devoir ramener cet esprit vagabond à la réalité de l’heure présente. L’occasion, du reste, était propice : deux petites filles en robes courtes, aux jambes énormes, qui venaient en sens inverse, souriaient aux deux amis, de façon très significative. Il poussa Paul Mirot du coude :
— Regarde donc un peu ces petites effrontées qui ont mis au moins dix livres de coton dans leurs bas. Oh ! avec de pareilles jambes, elles vont matcher quelques bons types.
— Matcher ?
— Pardon ! J’oubliais que tu ne connais pas encore le langage de ces demoiselles. Matcher, ça veut dire faire une conquête de rue, qu’on termine… ailleurs. Et je parie que tu ne sais pas sous quel nom on désigne ces petites filles, de quatorze à seize ans, qui font voir de si prodigieux mollets ?
— Je l’ignore, en effet.
— Eh ! bien, je vais te l’apprendre, mon cher. Ces petites bêtes de joie… ou de proie, ça s’appelle des piano-legs, parce que leurs jambes ressemblent beaucoup aux pieds de ces meubles harmonieux que l’on tapote dans toutes les maisons qui se respectent au grand ennui, sinon au désespoir des visiteurs. Seulement, je te ferai remarquer que la comparaison ne s’applique pas au piano droit, à la mode depuis quelques années, mais au piano à queue.
— L’épithète est vraiment originale, et assez juste… Et, d’où viennent-elles, ces petites filles ?
— D’un peu partout, mais un grand nombre d’entre elles descendent de la tribu des Pieds-Noirs.
— Il y a donc des Pieds-Noirs à Montréal ?
— S’il y en a ? On aurait qu’à déchausser tous les gens qui passent pour en découvrir une quantité innombrable. Les pieds blancs, de même que les gens qui pourraient montrer patte blanche, sont beaucoup plus rares.
— Sans plaisanterie, sont-ce des sauvages que ces Pieds-Noirs ?
— À peu près. Ils vivent dans les faubourgs, mais, contrairement aux autres sauvages qui vendent les petits enfants aux familles honorables et bien pensantes, et battent les femmes pour leur faire garder le lit, ceux-là obtiennent de leurs femmes petits garçons et petites filles à la douzaine sans être obligés de les acheter. Ils sont ignorants, exploités, et vivent misérablement. Ils n’ont pas les moyens de faire instruire toute cette marmaille, et il arrive ce qui doit fatalement arriver à des enfants élevés dans la rue : les garçons font des rustres, comme leurs pères, ou des mauvais sujets, les filles, de pauvres ouvrières que les patrons sans âme exploitent ou… des piano-legs.
La nuit tombait. La rue s’éclairait peu à peu de pâles reflets électriques, et aux devantures des magasins les vitrines brillaient de mille feux donnant un attrait fascinateur aux objets étalés pour exciter la convoitise des passants. D’une ruelle sombre un homme à moitié ivre, ayant une femme à chaque bras, apparut en pleine lumière, en face des deux amis. Le trio les croisa et Paul Mirot crut reconnaître l’une des femmes, une grande brune déhanchée. C’était, assurément, la même qu’il avait rencontrée rue Saint-Laurent, le jour de son arrivée. Jacques Vaillant, remarqua la persistance avec laquelle il suivait cette femme du regard, et lui demanda :
— Est-ce que, par hasard, tu connaîtrais cette seineuse ?
— Cette seineuse ?
— Les seineuses sont les concurrentes des piano-legs. On les nomme seineuses parce que, si elles n’ont pas l’avantage des mollets découverts et l’attrait qu’inspire aux esprits dérèglés le mystère des petites filles, elles sont, en revanche, plus expertes en l’art de tendre leur croupe et de jeter leurs filets pour attraper le poisson. Cette grande brune est, si je ne me trompe pas, la bonne amie de Solyme Lafarce, qui, en plus de son métier de reporter, exerce celui de pourvoyeur de clients dans la maison où cette drôlesse exploite ses jolis talents. Mais, tu n’as pas encore répondu à ma question, connais-tu cette femme ?
— Oui et non. C’est-à-dire qu’il me semble que c’est la voix, la démarche et le sourire provocant de celle que je rencontrai un jour et qui me dit : Come, dear, I love you, Mais, ne lui ayant pas même répondu, j’ignore son nom et le reste ; donc, je ne la connais pas, tout en croyant la reconnaître.
— Tu raisonnes comme notre professeur de philosophie au collège de Saint-Innocent, c’est admirable à ton âge. Mais trêve de plaisanteries, écoute bien ce que je vais te dire. Tu es d’un tempérament passionné, par conséquent capable de tous les emballements, il faut que je te mette en garde contre ton inexpérience. Ces femmes, qu’elles portent robe courte ou robe longue, qu’elles affichent un vice précoce ou des charmes plus mûrs, appartiennent à la basse prostitution, elles constituent un danger public. Et on ne fait rien pour protéger la jeunesse contre ce danger, sous prétexte qu’il ne faut pas donner de sanction au vice. Parler de réglementation à nos hypocrites, autant vaudrait s’adresser à des eunuques. Tant pis pour les naïfs qui s’y laissent prendre. Quant à toi, tu es averti : ni piano-legs, ni seineuses.
— Oh ! sois tranquille, j’ai une plus haute conception de l’amour. Du reste, ce n’est pas pour moi le temps d’aimer. J’ai autre chose à faire, pour le moment.
— Ce temps-là viendra peut-être plus tôt que tu ne crois.
À propos de ce dont nous parlions, il me semble que l’autorité civile ne devrait pas hésiter à adopter, une loi pour assurer, autant que possible, la sécurité au citoyen que ces femmes peuvent entraîner.
— L’autorité civile, elle s’incline toujours sous les menaces des faux défenseurs de notre vertu nationale, cette vertu qui change souvent de nom quand on ose porter la main sur elle pour lui arracher son masque. Il y a en ce pays, comme ailleurs, des femmes trompant leurs maris. Chez nos jeunes filles, la candeur n’est pas toujours réelle, et il y en a beaucoup qui sont parfaitement renseignées, et pour cause, sur l’admirable symbolisme de l’histoire de la pomme au Paradis Terrestre, pomme qui joua un si grand rôle dans le monde depuis l’aventure d’Adam et Ève. Et combien d’hommes affectant des mœurs austères, ne sont que des trousseurs de cotillons ? D’autres, chez lesquels la passion de l’argent domine, deviennent de véritables brigands en affaires, n’ont ni parole, ni scrupules quand il s’agit de s’accaparer le bien d’autrui. Et cela n’empêche qu’on les salue chapeau bas s’ils patronnent hypocritement des œuvres de bienfaisance, s’ils vont à la messe tous les dimanches et se laissent élire marguilliers. Nous avons eu le spectacle d’hommes politiques posant à toutes les vertus quand ils avaient tous les vices, invoquant le ciel à tout propos quand ils n’y croyaient plus, léchant les crosses épiscopales qui menaçaient de leur casser les reins, par opportunisme et lâcheté, abandonnant ceux qui les avaient aidés à arriver aux honneurs pour favoriser ensuite, leurs pires ennemis. Nous en sommes rendus à ce degré d’abrutissement et de fanatisme qu’un honnête homme exprimant franchement son opinion, si cette opinion n’est pas conforme aux enseignements reçus et acceptés, risque de compromettre gravement son avenir, heureux encore si on ne lui enlève pas le pain de sa famille, si on ne l’accuse pas des pires infamies. Tu te rappelles qu’au collège de Saint-Innocent on nous représentait les Anglais et les Yankees comme des espèces de barbares s’enrichissant par le vol, n’ayant ni conscience ni moralité. Eh ! bien, on nous trompait comme on trompe ce bon peuple depuis si longtemps pour le mieux exploiter. Nos compatriotes anglais, et particulièrement nos voisins des États-Unis, doivent leur richesse à leur esprit d’entreprise : ils sont plus avancés que nous parce qu’ils reçoivent une éducation progressiste, parce qu’ils ne repoussent et n’ignorent aucun progrès, parce qu’ils ne dédaignent aucun moyen d’améliorer leur état social. Mon père est dans ces idées-là, il aime le progrès, tôt ou tard ça lui jouera quelque mauvais tour.
Jacques Vaillant fit une pause et s’apercevant que son ami ne l’écoutait plus, croyant peut-être, dans sa hantise de là-bas, entendre le chant de quelque rustique amoureux revenant à la maison, la journée faite, et les chiens aboyer dans la campagne, reprit, avec sa verve blagueuse :
— Bah ! nous aurons bien le temps de nous occuper de réformes sociales un autre jour. Nous sommes jeunes, libres ce soir, profitons de l’heure qui passe. J’ai de l’argent plein mes poches, ça me gêne beaucoup, faute d’habitude. Il me faut dépenser au moins cinquante sous tout de suite. Je t’offre à dîner au restaurant. Après, nous irons passer la soirée à l’Extravaganza, un théâtre où l’on voit des choses fort intéressantes.
— Est-ce un théâtre de genre ?
— De jambes…
— Alors, on ne s’y embête pas trop ?
— C’est du burlesque américain. Il y a des numéros que tu n’apprécieras guère, ou plutôt, que tu apprécieras trop à leur juste valeur. Mais les expositions de beautés plastiques t’en dédommageront. Et précisément, ce soir, on nous annonce un numéro spécial épatant, une danseuse, une vraie Trouhanoya, exécutant une de ces danses voluptueuses égyptiennes qui ranimaient les sens blasés des Pharaons. Ça nous fera faire, à peu de frais, un petit voyage des plus agréables en Orient.
Les deux amis dînèrent, au Restaurant Ravide, rue Sainte-Catherine, où, pour la modique somme de vingt-cinq sous, l’on mangeait des tripes à la mode de Caen, des saucisses aux choux et d’excellent pain français dont la maison avait la spécialité. Jacques Vaillant fit des largesses, il se fendit d’un dollar en commandant en plus du repas de table d’hôte, une bouteille de vin.
À huit heures et quart, joyeux et dispos, Vaillant et Mirot s’installèrent à l’orchestre de l’Extravaganza, qui commençait à se remplir. En attendant la représentation, Paul Mirot examina curieusement la salle. Autour d’eux, il n’y avait que des hommes, jeunes pour la plupart et, par-ci par-là, quelques têtes blanches et des crânes chauves. Dans la première galerie dominait l’élément féminin : Femmes entretenues, pour la plupart, lui expliqua son compagnon. Tout en haut, dans le poulailler, qu’on nomme le pit, quand on veut faire son petit Shakespeare, le menu fretin s’entassait pêle-mêle. Les loges plus discrètes, ne laissaient entrevoir que des gestes vagues de formes humaines imprécises. Dans l’une d’elles, cependant, une femme montra sa petite main gantée en tirant le rideau, de façon à mieux voir la scène.
La salle était maintenant bondée de monde. La
montre que tira nerveusement de sa poche le citadin
tout neuf, qu’était Paul Mirot, impatient de jouir du
spectacle attendu, marquait huit heures et demie.
L’orchestre attaqua le morceau d’ouverture et le rideau
se leva sur un décor représentant un Roof Garden
de New-York, première partie d’une comédie musicale
intitulée American Beauties. Des femmes
en maillot, chantaient en levant la jambe, cambrant le
torse, avançant, la poitrine ou faisant saillir les rondeurs
opposées, selon qu’elles jouaient à pile ou face.
Quelques-unes de ces belles avaient des noms qui faisaient
venir l’eau à la bouche : Miss Tutti Frutti, Miss Pussy Cafe, Miss Bennie Dictine, Miss Creme Dementhe. Sur une dernière mesure exécutée par l’orchestre,
toutes ces beautés blondes et brunes, disparurent
dans la coulisse pour faire place à l’inévitable
Pat, le bouillant irlandais, jouant des tours pendables
au juif Cohen, déguisé en turc, sous le regard flegmatique
du Yankee, toujours prêt à tirer parti de la
situation. Paul Mirot ne prêtait qu’une attention
distraite à cette farce internationale et ne s’intéressait
véritablement au spectacle que
lorsque les femmes, après chaque
changement de costumes, revenaient sur la scène. L’une surtout,
svelte et gracieuse, imitant une fillette précoce,
jouant avec son Teddy Bear, l’amusa beaucoup. Il
l’applaudit de tout cœur lorsque, pirouettant une
dernière fois, elle lança des baisers à l’auditoire avant
de disparaître dans la coulisse.
Jacques Vaillant lui demanda, sur le ton de la plaisanterie :
— Est-ce que, par hasard, tu aurais la passion sénile du vieux Troussebelle, pour les mineures ?
— Troussebelle ?
— Le ministre, que je crois avoir reconnu dans la personne de l’occupant de la loge voisine de celle de la dame mystérieuse dont nous n’avons vu que la main… gantée. Tantôt, il s’est penché en avant, dévorant des yeux les jambes rondes de la petite et le retroussé de la jupe sur le mystérieux fouillis de dentelles. Si ses électeurs de la division Saint-Jean Baptiste pouvaient l’apercevoir en ce moment, ils en seraient fort édifiés.
— C’est peut-être quelqu’un qui lui ressemble.
— Je ne me trompe pas, c’est bien lui. À l’entendre pontifier on ne le croirait pas capable de la plus petite polissonnerie. Mais, dans l’intimité, c’est, paraît-il, un vieux terrible. Autant l’homme public est vertueux, autant Troussebelle dépouillé de son caractère officiel est corrompu.
Un dernier tourbillon de bacchantes demi-nues passa sur la scène et ce fut l’intermède durant lequel on épuisa la série des numéros extra, à l’intention de ceux qui préféraient rester dans la salle plutôt que d’aller fumer une cigarette ou absorber une consommation à la buvette du coin.
Ces numéros comprenaient des chansons illustrées, The greatest success of the season, des bouffonneries nègres, des exercices sur bicyclette, et enfin, un couple d’équilibristes, homme et femme, beaux comme des dieux païens, d’une habilité extraordinaire sur le trapèze volant.
Jacques applaudit bruyamment ces deux types de beauté, de force et d’adresse ; puis, éprouvant le besoin d’expliquer à son ami ce brusque élan d’enthousiasme, il lui en détailla les raisons :
— Voilà des gens qui font plaisir à voir. Ce sont de magnifiques spécimens de l’espèce humaine. On dirait qu’ils ont été bâtis par les Romains, avec ce ciment dont on a perdu la formule, ce ciment avec lequel on construisait les monuments antiques qui ont résisté à l’épreuve du temps.
Paul Mirot lui fit observer amicalement :
— Mon cher, tu divagues : ce n’est pas avec du ciment qu’on fait les hommes.
— Oh ! je parle au figuré. Les anciens apportaient les mêmes soins à élever de beaux enfants qu’à construire ces temples destinés à perpétuer, dans les siècles futurs, la gloire de leurs grands hommes et la splendeur de leur génie. Je ne parle pas de la décadence des empires s’effondrant dans le crime, pour faire place à l’ère chrétienne relevant les faibles et les opprimés, selon les admirables enseignements du Christ. Mais, hélas ! ces promesses de paix, de miséricorde et de justice, faites par les premiers apôtres, furent vite oubliées. D’autres tyrans remplacèrent ceux qu’on avait détrônés, et, l’ombre de la croix dominant le Golgotha, fustigèrent et asservirent le pauvre, le faible régénéré dans l’eau du baptême. Alors, les peuples traversèrent des temps aussi durs, souffrirent des maux aussi cruels, et n’eurent plus le spectacle de la beauté triomphante pour consoler leur infortune. Car, on leur enseigna que l’amour humain était un crime, la splendeur de la forme charnelle, une chose honteuse. On insulta le Créateur, tout en osant prétendre travailler à sa gloire, en inspirant aux ignorants le mépris de la plus parfaite de ses œuvres. Après des siècles de ténèbres, remplis de tristesse et d’épouvante, nous revenons au culte de la Beauté, grâce aux progrès de la science qui infiltre peu à peu dans les cerveaux obscurcis, sa lumière bienfaisante. Et ce culte, il me semble, en considérant ce couple harmonieux et beau, assister à sa victoire définitive sur celui de la Laideur.
Paul Mirot hasarda :
— Tu as, évidemment, l’âme athénienne, une âme semblable à celle de ces juges devant lesquels Phryné trouva grâce en leur révélant la splendeur de son corps dévoilé.
— Cela vaut mieux que de ressembler à La Pucelle, qui ne va plus à la campagne de crainte d’apercevoir des bêtes ne se gênant pas pour lui. Si jamais il se marie, il prendra une femme plate, anémique, par esprit de pénitence.
— Ça fera un joli couple ; ils auront, de beaux enfants.
— Avoir de beaux enfants, c’est-à-dire des enfants robustes et sains, bien peu songent à cela. L’on voit tous les jours se faire de tristes mariages, et des couples qui font vraiment pitié dans cette bonne et pieuse province de Québec.
— À Mamelmont, je connais une famille dont tous les membres sont idiots. Les parents se sont mariés il y a vingt ans, l’homme était complètement détraqué, la femme ce que l’on nomme communément une simple d’esprit, ils eurent douze enfants dont pas un seul n’a échappé à la tare héréditaire.
— L’éducation de nos jeunes filles est surtout déplorable. Si elles étaient élevées en vue de devenir des mères robustes, en même temps que de séduisantes épouses, il y aurait plus de ménages heureux et moins de misérables à la charge de la société. On devrait faire entrer dans le programme de nos pensionnats de jeunes filles, plus d’exercices propres à renforcir les muscles et à donner au corps la souplesse et la beauté qu’il a besoin pour remplir normalement toutes ses fonctions.
Les deux amis se turent.
Le rideau se levait sur un décor oriental représentant l’intérieur d’un harem. La seconde partie de ce Burlesque Show avait pour titre The Sultan’s wives. Les American Beauties de tantôt s’étaient toutes transformées en odalisques, à l’exception d’une vieille prude et de sa jeune fille, accompagnant des touristes américains à Constantinople. Il était inutile de chercher comment ces sujets de la patrie d’Uncle Sam avaient pu s’introduire dans le palais du Sultan. Celui-ci commença par donner des ordres pour faire jeter tous ces intrus dans le Bosphore, mais en contemplant la beauté de la jeune fille américaine, il se ravisa. Pat, l’irlandais, qui était du party contribua aussi pour sa part, à intéresser le potentat, en dansant des gigues extravagantes qu’il accompagnait de réparties plutôt vertes. Bref, en l’honneur de ses hôtes d’occasion, le Sultan fit venir ses danseuses, qui se trémoussèrent avec beaucoup de bonne volonté, cependant que la vieille dame se voilait pudiquement la figure et, finalement, s’affaissait dans les bras de Pat, qui essaya de la convaincre qu’elle avait tort en lui disant : I don’t see any harm in it. Le Yankee, flegmatique, détaillait froidement les grâces de ces belles, au petit bonheur des attitudes, tandis que le juif Cohen semblait en proie à une crise de torticolis. Quant à la jeune fille américaine, elle ne semblait chercher dans ce spectacle que de nouveaux modèles de Physical Culture. La danse achevée, le Sultan fit retirer ses femmes, pour converser avec les étrangers. La jeune fille l’intéressait surtout. Pat lui affirma malicieusement, qu’il aurait beaucoup plus de chance de plaire à cette beauté occidentale dans un complet à la mode de New-York, d’une coupe parfaite comme le sien, qu’il lui offrit en échange de sa veste galonnée et de son pantalon bouffant. Le grand turc, après s’être fait quelque peu tirer l’oreille, y consentit et échangea sa défroque contre celle de l’irlandais. Et voilà Pat improvisé Sultan, donnant des ordres aux eunuques et s’apprêtant à pénétrer dans le gynécée où s’étaient retirées les femmes. Le véritable Sultan fut empoigné par ses propres serviteurs, puis reconnu et relâché, l’irlandais démasqué et condamné à avoir la tête tranchée, sur l’ordre du maître. La plus grande confusion régnait dans le palais, entre les musical numbers, donnant lieu à de successives exhibitions de femmes, sous différents costumes. Et tout se termina sans effusion de sang. Pat fut pardonné, grâce à la prière de la jeune fille américaine, qui avait fait une si profonde impression sur le Sultan de Turquie, que ce despote voulait absolument abandonner ses richesses et ses favorites pour la suivre en Amérique et se faire naturaliser sujet américain.
Il ne restait plus que le numéro sensationnel, pour terminer le spectacle.
La scène s’obscurcit soudainement, et les spectateurs attendirent, avec impatience, ce numéro. Après quelques minutes de silence l’orchestre, où dominaient maintenant les instruments à corde et les flûtes, attaqua en sourdine les premières mesures d’une musique langoureuse. En même temps, la scène s’éclaira peu à peu jusqu’au trône d’un Pharaon pensif, las de trop faciles jouissances et rêvant à des voluptés nouvelles. De chaque côté du trône ses favorites, bien séduisantes pourtant, se penchaient anxieuses vers le maître, qui semblait avoir oublié leur présence.
Mais voilà qu’un officier du palais s’avance, tirant par le bras une nouvelle captive destinée au plaisir royal. Il la traîne jusqu’aux pieds du souverain morose et, s’inclinant très bas, se retire. Que cette future favorite est belle, sa beauté est voilée d’une gaze si légère que l’œil caresse le satin de la peau, ne rencontrant d’obstacles qu’aux pendeloques de la ceinture, remplaçant la classique feuille de vigne. Cependant, le Pharaon blasé semble furieux de ce qu’on ait osé le distraire de sa rêverie. Il regarde à peine celle qui se prosterne à ses genoux, et fait un geste pour la congédier. Mais la belle esclave n’entend pas être dédaignée ainsi, sans au moins tenter de vaincre l’indifférence de son nouveau seigneur. À demi courbée, elle s’éloigne de quelques pas, puis se redressant, cambrant la poitrine, la tête rejetée en arrière, les bras tendus comme pour saisir et étreindre une forme absente, elle danse. D’abord, elle tourne en cercle, accélérant le pas et par ses mouvements saccadés faisant bruire ses pendeloques telles le harnachement d’une cavale fougueuse. Puis, sa course se ralentit, elle se balance lentement en se déhanchant, la croupe mouvante ; maintenant tout son être tressaille, ses jambes fléchissent, et après un dernier soubresaut son corps s’immobilise et la danseuse tombe à la renverse, évanouie, dans les bras des favorites encadrant le trône du roi d’Égypte.
L’orchestre après avoir rythmé le crescendo voluptueux de la femme amoureuse, maintenant, traduit la suprême extase dans la plainte des flûtes dominant les accords mourants des violons et des guitares, traversés de coups de tambour de plus en plus espacés, comme voilés de langueur.
Et le Pharaon, à demi conquis, se penche vers la belle inconnue.
Le numéro sensationnel annoncé, fut plus sensationnel qu’on ne l’avait, prévu.
Tout à coup la danseuse se redresse, échappe aux bras des favorites, s’élance comme pour fuir la caresse du maître, puis, revenant peu à peu vers lui, comme prise d’un invincible désir, mime la possession avec une telle ardeur que, dans la salle, les spectateurs affolés, trépignent et se hissent sur leurs fauteuils. Mais voilà que les pendeloques, trop consciencieusement secouées, entraînent la ceinture qui se détache. Ce fut une vision rapide, car, aussitôt les lumières, brusquement, s’éteignirent. Quelqu’un cria : Police ! Sauve qui peut général ; tout le monde se rua vers la sortie. Jacques et son compagnon, s’appuyant l’un sur l’autre, tentèrent de se frayer un passage, mais ils furent bousculés et repoussés vers la loge où ils avaient admiré, avant le spectacle, une main de femme, finement gantée. À ce moment, le théâtre s’éclaira de nouveau et une voix exquisement féminine, une voix tremblante d’émotion, fit retourner l’ami de Mirot :
— Oh ! Jacques, je vous en prie, ne m’abandonnez pas, venez à mon secours !
À cet appel, le jeune homme montant sur un fauteuil pour sauter dans la loge, dit à son compagnon :
— Ne m’attends pas. À demain !
Le calme était maintenant rétabli. La salle achevait de se vider. Paul Mirot sortit le dernier. Sur le trottoir, il aperçut son ami accompagnant une dame voilée, enveloppée dans un long manteau sombre. Ils se perdirent dans la foule et Paul se dirigea vers la rue Dorchester, pour regagner son domicile, se demandant qui pouvait bien être cette dame s’aventurant seule dans un endroit aussi compromettant.
Le lendemain, au journal, La Pucelle fulmina contre le scandale de la veille. Jacques Vaillant, se moqua de lui et mit le comble à la vertueuse indignation du rédacteur des nouvelles édifiantes en lui déclarant qu’il éprouvait la plus grande admiration pour ces Égyptiens élevant la volupté à la hauteur d’un culte qui en valait bien un autre. Le city editor coupa court à la discussion en déléguant Jacques à une séance de la Chambre de Commerce. Ce ne fut que le soir, chez lui, que Paul Mirot put interroger Vaillant sur son aventure avec la dame voilée. Il prit un long détour pour ne pas avoir l’air de solliciter une confidence indiscrète. Jacques, voyant où il voulait en venir, l’interrompit et lui dit avec une gravité comique :
— Noble jeune homme, au verbe incomparablement classique et dépourvu de sens commun, je crois comprendre par ce discours que tu brûles de savoir ce qui se passa entre ton humble serviteur et la mystérieuse personne qu’il accompagna, hier soir, à la sortie de l’Extravaganza ?
— Oh ! je voulais, tout simplement, te demander…
— Et moi, je me fais un plaisir de te répondre, sans remonter au déluge, qu’il ne s’est rien passé du tout. C’est une personne très respectable qui est, de plus, ma cousine du côté de ma défunte mère. Elle est veuve depuis trois ans, et parce qu’elle fut très malheureuse avec son mari, elle a le mariage en horreur. On a maintes fois, tenté de s’accaparer sa modeste fortune en même temps que sa beauté, sous le fallacieux prétexte qu’à son âge ce n’était pas convenable de vivre seule, presque en garçon. Mais, plus fine que le corbeau de la fable, elle n’a pas laissé tomber son fromage dans les pattes du renard. Oh ! si tu la voyais, mon cher, tu en deviendrais tout de suite amoureux, avec le tempérament d’artiste, de sentimental que je te connais : brune, des yeux très profonds et très doux, une bouche mignonne, prometteuse de félicités incomparables, un cou blanc, des épaules rondes, un tas de choses rondes, des petites mains, des petits pieds… et avec cela, une rare intelligence.
— Mais, elle est à croquer !
— Impossible ! elle a peur des loups.
— Alors, comment se fait-il qu’elle soit venue seule à ce théâtre ?
— Elle adore les escapades de ce genre. Puis, ce n’est pas une jeune fille.
— Après tout, cela ne me regarde pas.
Cependant, la conversation languit, car, sans le vouloir, Paul Mirot pensait à cette femme, et les observations de Jacques, qui avait saisi l’à-propos, sur la jeune fille moderne, sur son éducation plus ou moins négligée, sur ce qu’elle savait et sur ce qu’elle ne savait pas, ne l’intéressaient guère en ce moment.
Quelques jours plus tard, Paul Mirot se procura des billets pour le Théâtre Populaire et rendit la politesse à son ami. Ce théâtre était d’un genre tout différent de celui où les femmes honnêtes et les hommes vertueux n’allaient qu’incognito. Là, les parvenus éblouissaient de leur luxe la famille ouvrière, avide de drames sensationnels et liseuse de romans-feuilletons. Dans les pièces à grands spectacles qu’on y donnait, il y avait toujours un jeune homme pauvre adorant une jeune fille pure. Ces chers enfants juraient de s’épouser, mais ça n’allait pas tout seul. Les parents de la jeune fille voulaient la marier à un misérable qui s’était enrichi par toutes sortes de crimes, sans que personne ne s’en fût jamais douté. Pour se débarrasser de son rival, le vilain attirait l’intéressant jeune homme pauvre dans un guet-apens et l’accusait d’un meurtre que lui-même avait commis. L’innocent était arrêté, traduit devant la justice et, naturellement condamné. Mais, au moment où il allait subir sa peine, moment pathétique entre tous, par un hasard providentiel, le vrai coupable était découvert. La jeune fille pure, qui n’avait jamais douté de l’innocence de son amoureux, en était bien récompensée : elle l’épousait avant la chute du rideau, au dernier acte. La mise en scène et l’intrigue variaient chaque semaine, mais au fond, c’était toujours la même histoire.
Ce soir-là, on jouait L’Orpheline, célèbre mélodrame en cinq actes et huit tableaux, qui fit répandre des torrents de larmes aux personnes sensibles. Il s’agissait d’une jeune fille que des méchants tenaient séquestrée pour s’emparer de son héritage : mais, cette jeune fille avait un amoureux qui jura, au pied d’un Calvaire, de la délivrer de sa prison et de la venger. L’entreprise n’était pas facile, ce brave jeune homme n’ayant que son courage pour lutter contre des ennemis puissants et capables de tous les crimes. Peu importe, il comptait sur la justice divine qui, dans les bons livres et dans les pièces recommandables, punit toujours les méchants et n’oublie jamais de récompenser ceux qui furent malheureux et persécutés, malgré que dans la vie les choses s’arrangent quelquefois tout autrement. Ce brave jeune homme n’en fut pas moins assassiné deux ou trois fois, sans compter les plaies et bosses dont les geôliers vigilants de l’orpheline le gratifièrent. À la fin, il se fâcha — il était bien temps — et prit ses dispositions pour en finir, une bonne fois, avec ces misérables qui lui ravissaient son bonheur. Il serait trop long ou, plutôt impossible d’expliquer toutes les péripéties de la lutte suprême, qui fut palpitante d’intérêt. Les femmes en avaient presque des syncopes, et dans les galeries, on entendait des hommes crier : Manque le pas, le maudit !… Baptême ! qu’il est tough ! Bref, l’amoureux de la jeune fille séquestrée, à coups de poings, à coups d’épée, à coups de pistolet, en assomma, éventra, cribla de balles un si grand nombre qu’à la fin, il ne restait plus personne pour s’opposer à son entrée triomphale — quoique solitaire — dans la cave du château où sa bien-aimée gémissait, couchée sur un lit de paille humide. Enfin réunis : quelle joie ! quelle ivresse ! Et, cependant, tous les spectateurs pleuraient.
Jacques Vaillant fit mine de considérer son compagnon avec étonnement :
— Comment, tu ne pleures pas ?
— Ma foi, non, c’est trop bête !
— C’est pourtant une pièce extraordinaire, puisque les morts reviennent afin qu’on les retue.
En sortant du théâtre, les deux reporters furent arrêtés par un gros homme qui, donnant un amical coup de poing dans le ventre de Jacques, s’exclama :
— Y a un siècle que j’vous ai vu. Toujours au Populiste ?
— Toujours. Mais si j’avais votre fortune, je n’y resterais pas longtemps. Heureux homme. Tous les succès : l’argent, les honneurs de la députation, et avec cela, don Juan irrésistible.
— Vous me flattez !
— Pas le moins du monde. Je parie que mon ami Mirot, que j’ai le plaisir de vous présenter, habitant Montréal depuis quelques mois à peine, a déjà entendu parler de vos succès, mon cher monsieur Poirier.
— Oh ! c’est possible, tout le monde en parle… Enchanté, jeune homme de faire votre connaissance.
Il tendit la main à Paul qui, ne sachant trop à quel personnage il avait affaire, se contenta d’accomplir le geste banal de cordialité, en honneur chez les peuples dits civilisés.
Ce fut Jacques, qui soutint la conversation.
— Vous venez souvent au Théâtre Populaire ?
— Tous les samedis.
— Pour y rencontrer vos électeurs, sans doute ?
— Mes électeurs, j’vas les voir qu’à la veille des élections. C’est pour mon plaisir que j’viens. C’est si beau, ces amoureux qui finissent toujours par s’marier, à force de courage. J’aime les gens courageux, moé. Y a des gaillards dans ces pièces-là qui f’raient d’bons députés. Parlez-moé pas des pièces comme on en donne au Monument National, par exemple ; pas d’assassins, pas d’coups d’pistolets, pas d’coups de poings. Moé, voyez-vous, j’aime qu’on s’casse un peu la gueule !
— Et le Théâtre Moderne qu’en pensez-vous ?
— Parlez-moé-z’en-pas. Yuinque des simagrées dans les salons ; des pincées en robes de soie qui trompent leurs maris et font des magnières ; des hommes qui font des grands discours, comme à la Chambre.
— Ainsi, on n’aura pas le plaisir de vous voir à l’ouverture de la saison de ce théâtre, lundi prochain ?
— P’tête ben !
— On annonce une nouvelle troupe française, épatante !
— Moé, vous savez, j’aime pas beaucoup les français ; y sont trop cochons et pas assez catholiques. Si j’me décide, ça s’ra pour faire plaisir à madame Laperle, qui m’a dit hier soir, chez mon ami Boissec, qu’elle y s’rait. À m’déplaît pas, la petite veuve.
Quelqu’un l’ayant interpellé au passage, le député Poirier quitta les deux reporters, sans plus de cérémonie. Quand il se fut éloigné, Paul Mirot fit cette réflexion :
— Quel drôle d’individu !
Son ami jugea opportun de le renseigner sur la beauté morale de cet homme important :
— Écoute, je vais te le présenter mieux que tout à l’heure : Prudent Poirier, député de la division de Sainte-Cunégonde à la législature provinciale, riche industriel dans les conserves alimentaires qu’il falsifie abominablement, ignorant, crétin, et populaire, courant toutes les femmes dont il peut acheter les faveurs et traitant les français de cochons ; brave homme, ne manquant jamais de faire ses Pâques et volant tout le monde, faisant travailler ses ouvriers comme des bêtes de somme et leur payant des salaires de misère.
— Alors, la pétite veuve n’a qu’à se bien tenir.
C’est une vantardise de l’honorable député. Madame Laperle n’en voudrait même pas pour délacer ses bottines, encore moins son corset.
Qu’est-ce donc que cette madame Laperle ?
— La femme voilée de l’Extravaganza, qui t’intrigua si fort et dont je t’ai dit tant de bien.
— Tant de bien que je désire la connaître.
— Si ce n’est pas dans le sens biblique, ton désir sera satisfait. Tu la connaîtras lundi soir, au Théâtre Moderne, où tu seras mon invité. Quand tu auras vu ce théâtre et madame Laperle, il ne te restera plus rien à désirer, puisque le Parc Dominion, le Parc Sohmer, que nous avons fréquenté l’été dernier, plus récemment l’Extravagansa, puis le Théâtre Populaire, d’où nous sortons, t’ont livré leurs secrets.
Les deux amis, remontant vers l’ouest de la rue Sainte-Catherine, étaient arrivés devant le café Picon, et Jacques Vaillant proposa à son compagnon d’entrer prendre un verre de bière. Ils pénétrèrent dans l’établissement, fréquenté à cette heure par les actrices des théâtres avoisinants, soupant en cabinet particulier. À l’étage au-dessus, on entendait le rire énervé des femmes. Les deux journalistes, n’ayant pas l’intention de souper, s’approchèrent du bar et se firent servir deux verres de pale ale. Pendant qu’ils absorbaient, à petites gorgées, la bière blonde, une voix enrouée d’ivrogne prononça derrière eux :
— Ça va bien, les confrères ?
Ils se retournèrent et aperçurent titubant, tout débraillé, le chapeau par terre, Solyme Lafarce. Il leur raconta une histoire lamentable : un enfant était tombé sous un tramway qui l’avait mis en hachis. C’était horrible à voir ! Et pour se remettre de l’impression pénible éprouvée à la vue de ces chairs sanguinolentes, il avait dû épuiser sa bourse à se payer un nombre considérable de petits verres de whisky-citron. Un de plus ne lui ferait pas de tort.
Vaillant lui fit servir un whisky-citron. Puis, il dit à Mirot :
— Maintenant, filons. Mais Solyme Lafarce, au moment où le jeune homme allait suivre son compagnon, s’accrocha à lui et le tirant à l’écart :
— Vous n’auriez pas dix sous à me prêter ? J’ai une faim de canayen et un plat de pork and beans ferait bien mon affaire.
— Les voici.
— Vous êtes blood, et je vais vous montrer que je sais reconnaître les amis.
En même temps, il sortait de sa poche une photographie qu’il lui mit sous les yeux :
— C’est le portrait de May, ma bonne amie. Elle demeure rue Lagauchetière. Vous n’aurez qu’à dire que c’est moi qui vous envoie et vous serez reçu à bras ouverts.
Sur la photographie, May s’exhibait dans un costume et dans une attitude qui racontaient toute son histoire.
Lorsqu’il eut rejoint son compagnon, dans la rue, pendant que Lafarce buvait les dix sous qu’il lui avait donnés, Paul Mirot s’écria, indigné :
— Est-il possible qu’un individu dont on utilise les services dans un journal comme l’Éteignoir, soif aussi dégoûtant ?
Jacques Vaillant éclata de rire :
— Je parie qu’il veut te faire connaître, cette fois au sens biblique, la plantureuse May, la grande fille brune dont tu te souviens… rue Sainte-Catherine ? C’est cette hospitalière personne qui le recueille, aux jours de misère, en échange de petits services dont tu connais maintenant la nature. Quant à l’Éteignoir, ses directeurs en ont vu bien d’autres. Ils trouvent en ce malheureux un esclave rampant, prêt à faire toutes les besognes, au rabais. Que peuvent-ils exiger de plus ?
— À ce compte-là, rien, en effet.
Jusqu’au lundi, Paul Mirot rêva de cette femme qu’on lui avait faite si séduisante, de cette femme qu’il verrait enfin à figure découverte et à qui il dirait au moins : Bonsoir, madame. Il n’était pas bien exigeant, pourvu qu’elle ait la gentillesse de deviner son émotion, rien qu’à la façon dont il prononcerait ces mots, il serait heureux. Mais, si elle était malade ce soir-là ? Elle ne viendrait certainement pas au théâtre. Cela arrive aux plus jolies femmes d’être malades. Ou bien, elle ne serait pas seule, ou il se produirait un accident, une catastrophe ?… Deux jours durant, il vécut dans l’anxiété, l’espoir, le doute, dans un état d’âme à la fois pénible et délicieux, que tous ceux qui furent jeunes et enthousiastes comprendront.
La présentation se fit ; de la façon la plus simple du monde. À peine étaient-ils arrivés au Théâtre Moderne, que Jacques Vaillant dit à son ami :
— Dans quelques minutes, tu la verras.
— Où ?
— Là, dans la première loge à droite. C’est une abonnée du lundi, qui a droit à deux places. J’ai retenu les quatre autres places, nous y serons plus à l’aise. Ose prétendre, maintenant, que je ne suis pas un bon camarade ?
— Tu es l’unique, le meilleur ami que je connaisse.
— Cela n’empêche que Prudent Poirier ne me pardonnera jamais de lui avoir joué ce qu’on appelle, dans le monde distingué, un sale tour.
Les deux amis avaient à peine pris place dans la loge qu’une jeune femme brune, très élégante et très belle, arriva. Elle échangea un sourire complice avec l’aimable cousin, qui s’empressa de lui aider à enlever son manteau. Après avoir remercié son chevalier servant, elle lui reprocha d’oublier trop souvent d’aller lui raconter les potins du jour, les nouvelles politiques dont on est au courant dans les salles de rédaction et que, pour une raison ou pour une autre, on ne fait pas mention dans les journaux.
Il lui répondit galamment :
— C’est que, madame, les veuves me causent une frayeur insurmontable, surtout quand elles sont gentilles comme vous l’êtes.
— Flatteur !
— Mais, soyez tranquille, belle cousine, de loin je pense à vous, je veille sur vous, et comme un chien fidèle, je suis toujours là au moment du danger.
— Est-ce que, par hasard, un danger me menacerait ?
— Un très grave danger. Un représentant du peuple, dit souverain, dans un pays soi-disant constitutionnel, comme le nôtre, madame, médite de vous enlever.
— Pas possible ! Et quel est ce Jupiter tonnant ?
— Tannant, vous voulez dire… Prudent Poirier, dont l’élégance n’a d’égale que l’esprit qui lui fait totalement défaut… Regardez, le voilà.
Le député de la division Sainte-Cunégonde, l’air maussade, n’ayant pu obtenir que le troisième fauteuil de la quatrième rangée de l’orchestre, bousculait la dame et la jeune fille qui occupaient les deux fauteuils plus rapprochés de l’allée centrale. Madame Laperle, après avoir observé la scène, dit à Jacques :
— Vous êtes donc mon ange-gardien, que je vous trouve partout où j’ai besoin de protection ?
— Vous plaisantez. J’aurais mauvaise grâce, par exemple, de venir vers vous en archange Gabriel.
— Toujours le même. Vous ne serez donc jamais sérieux ?
— Peut-être, quand je serai mort, et pour longtemps… Mais, j’oubliais de vous dire qu’à cause de la gravité de la situation, j’ai cru devoir prendre un allié, intéresser un ami à votre sort. Permettez que je vous le présente.
— Mais avec plaisir. J’ai bien le droit de connaître mes défenseurs.
Et c’est ainsi que Paul Mirot connut madame Laperle.
On jouait, pour la première fois à Montréal, Suffragette, comédie satirique ayant obtenu un immense succès en Europe. Seulement, la troupe française qui avait commencé les répétitions durant la traversée, en arrivant à Montréal, fut désagréablement surprise d’apprendre que la pièce, soumise d’avance aux censeurs imposés à la direction du Théâtre Moderne, était si défigurée, la mise en scène tellement bouleversée qu’on n’y comprenait plus rien. Il fallait se soumettre, quand même, mais les artistes se donnaient la réplique sans enthousiasme, l’œuvre trop grossièrement mutilée manquait d’ensemble, de réparties piquantes, spirituelles, qu’on avait toutes supprimées, et cette première représentation laissa le public mécontent, désappointé. Jacques Vaillant, s’étant procuré la pièce en brochure, chez son libraire, n’en revenait pas. Il manifesta son indignation en signalant à la jolie veuve les coupures qu’on avait faites :
— N’est-ce pas idiot, voyons ? Ici on remplace maîtresse par amie, là, enceinte par va devenir maman, plus loin ventre par ceinture. On fait parler des hommes comme de vieilles dévotes, des femmes du monde comme des séminaristes. Et la mise en scène du deuxième acte, par exemple, qui doit représenter une chambre à coucher où une femme se déshabille, au retour d’un meeting, et fait une scène à son époux qui ronflait dans les draps en l’attendant, on l’a remplacée par un salon où le mari se trouve étendu dans un fauteuil, en pijama et coiffé d’un bonnet de nuit, à trois heures du matin. Et la comédienne jouant le rôle de la suffragette attardée, ne sait que faire de ses dix doigts dans ce salon. Elle en est réduite à casser des jardinières, à saccager les bibelots, puis à s’asseoir dans un coin, en attendant qu’on veuille bien baisser le rideau afin de lui permettre, sans courir le risque d’être arrêtée pour outrage aux mœurs, d’ôter ses gants. Et vous allez voir qu’on ne saura pas comment ça finit ; car, on a dû couper la dernière scène, qui n’est pas assez convenable pour mériter l’indulgence de pieux censeurs.
— D’où vient donc qu’on laisse toute liberté aux théâtres anglais, tandis que le seul théâtre français où l’on puisse goûter le véritable esprit gaulois, applaudir les œuvres des maîtres de l’art, dramatique, est soumis à toutes sortes de vexations et sans cesse menacé d’interdit ?
— C’est, que, madame, lorsqu’une femme montre ses jambes en anglais, elle expose ses legs, vous comprenez bien que ce n’est pas la même chose et que la morale ne saurait en être offensée. Même, si cette femme découvre d’autres appâts, pourvu que ce soit toujours en anglais, qui oserait prétendre que sa pudeur en a été troublée ?
— Que vous êtes amusant !
— Et la langue de Shakespeare est toujours chaste pour ceux qui ne la comprennent pas.
— Et pour ceux qui la comprennent ?
— Ils n’ont qu’à avoir l’air de ne pas comprendre… Maintenant, si vous voulez que je vous parle plus sérieusement, je vous dirai que l’on redoute l’influence du théâtre français, non à cause de sa prétendue immoralité, — ce qui n’est qu’un prétexte, — mais, parce que dans les œuvres modernes, on étudie les différents problèmes sociaux dont la solution préoccupe les esprits humanitaires, parce qu’on y discute, même librement, des questions scientifiques. Ce sont des pièces trop savantes pour être orthodoxes, trop inspirées par l’esprit de justice et de liberté pour ne pas être dangereuses. Si on laissait le Théâtre Moderne faire à sa guise, empoisonner l’âme de ces bons canadiens en les habituant, peu à peu, à penser, à raisonner quand on veut leur faire entendre que deux et deux font cinq, mais ce serait une véritable révolution dans toute la province de Québec. Et le mouton ne voulant plus se laisser tondre, que deviendrait le berger ? … Non, il vaut mieux, pour ceux qui s’engraissent de l’état de choses actuel, encourager les cirques, les danseurs nègres, les mélodrames stupides, en un mot tout ce qui abrutit le peuple, le maintient dans cet état de béate ignorance indispensable à l’asservissement complet du troupeau malheureux, mais résigné.
— Taisez-vous ! si on vous entendait, je serais à jamais compromise.
— Pourquoi donc ?
— Parce qu’on dirait que je fais cause commune avec les sans foi, les renégats de notre race, et que sais-je encore ? Il est vrai que cela m’est bien indifférent.
— Que vous êtes brave et charmante. Parole d’honneur ! je vous adore.
— Si vous continuez vos flatteries, je vais me fâcher.
— J’en serais désolé.
— Voici l’entre-acte. Je vous punis, je vous chasse cinq minutes… et je garde votre ami, pour le récompenser d’avoir été bien sage.
— Je m’incline, madame, devant votre arrêt, sévère mais juste. Afin de rentrer le plus tôt possible dans vos bonnes grâces, je vais aller voir un peu où se trouve en ce moment ce cher député. Je l’ai vu sortir tantôt, et il n’est pas revenu. Cela m’inquiète. Si, par hasard cet homme gras, vient vous importuner en mon absence, Mirot le réduira en atomes sur un signe de votre gracieuse majesté.
Après le départ de Jacques, la jolie veuve et le jeune reporter au Populiste restèrent un moment silencieux. Paul Mirot avait trop de joie dans le cœur, il ne savait que dire. Ce fut elle qui parla la première :
— Vous êtes journaliste, monsieur ?
— Oui, madame.
— Au Populiste ?
— Oui, madame.
— Et vous aimez votre métier ?
— Oh ! ce n’est pas ce que j’avais rêvé… Quand j’ai quitté Mamelmont, il y a quelques mois, pour venir à Montréal, j’étais comme tous ceux que les luttes de la vie n’ont pas encore formés : je croyais la tâche facile, le succès immédiat… Et j’étais libre, là-bas, tandis qu’ici… Cependant, je dois vous dire, madame, que la plupart de mes camarades sont très gentils pour moi, surtout ce bon Jacques, qui était mon confrère de classe au collège de Saint-Innocent.
— Et, à part vos camarades, vous êtes sans relations, sans parents, sans amis, dans cette grande ville ?
— En effet, madame.
— Vous allez peut-être trouver étrange que je m’intéresse à vous tout de suite ? Mais, je vous connais plus que vous ne pensez. Quelqu’un, que je n’ai pas besoin de vous nommer, m’a dit beaucoup de choses de vous, et, par lui, je savais que j’aurais l’occasion de me rendre compte un peu, ce soir, de la justesse de certaines remarques qu’il a bien voulu me faire à votre sujet. Vous voyez que je suis franche avec les gens qui m’inspirent de la confiance. Je crois qu’il ne m’a pas trompé. C’est pourquoi je voudrais pouvoir vous diriger un peu dans ce monde que vous ignorez, vous aider de mes conseils, vous empêcher de faire des bêtises. Je crois qu’il m’est permis d’assumer ce rôle sans inconvénient, puisque vous êtes un tout jeune homme et que je suis déjà une vieille femme.
— Oh ! Je…
— Ne protestez pas. J’aurai trente ans quand refleuriront les lilas… Vous viendrez me voir, de temps à autre, me raconter vos petites misères.
— Vous me comblez, madame. Je dois vous prévenir que je suis encore un peu sauvage.
— Tant mieux !… Nous conviendrons du jour, de l’heure, car je suis toujours on the go.
Une sonnerie annonçait le lever du rideau pour le dernier acte. Jacques Vaillant reparut et apprit à madame Laperle qu’il avait trouvé le député de la division Sainte-Cunégonde, au bar du coin, en train de se griser de gin, comme un simple mortel. Le fabricant de conserves alimentaires lui avait même glissé dans l’oreille que puisque la petite veuve se compromettait avec des freluquets sans le sou, il ne voulait plus en entendre parler.
La jolie femme dit, en souriant à Mirot :
— Cela m’évitera le désagrément de le mettre à la porte ; car, chez les Boissec, l’autre soir, il me prévint que j’aurais, un de ces jours, sa visite ; et, comme je sais ce que le mot visite signifie, dans la bouche d’un tel individu, je m’étais préparée en conséquence.
Ainsi que l’avait prévu Jacques Vaillant, à cause des coupures faites, on eût dit à coup de hache, personne ne comprit au juste le dénouement de Suffragette.
Les deux amis accompagnèrent madame Laperle jusqu’à son logement de la rue Saint-Hubert, puis revinrent à pied, tout en fumant une cigarette, vers la rue Saint-Laurent. En arrivant près de cette rue, ils virent le gros Poirier, peu solide sur ses jambes, s’élancer à la rencontre d’une petite fille en robe courte, aux mollets énormes, qui, tout en continuant sa mimique canaille, s’arrêta pour l’attendre.
Jacques Vaillant poussa son ami du coude :
— Regarde ce vertueux représentant du peuple, va matcher une piano-legs.