Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 97-117).


iv

L’AMOUR QUI FAIT HOMME.




Elle s’était assise au piano, et, lui, assis sur un divan, dans un coin du salon, regardait ses blanches mains, petites et potelées, parcourir le clavier d’ivoire. Elle jouait la valse qu’il aimait. C’était l’hiver, il neigeait dans la rue, le soir tombait. Depuis des mois, Paul Mirot avait vécu ainsi de ces heures exquises dont on garde un impérissable souvenir qui, plus tard, après le grand naufrage des illusions, quand les années ont flétri le corps et endeuillé l’âme, est l’unique bien qui reste pour combler le vide d’une existence à son déclin.

Madame Laperle, Simone, comme elle l’avait depuis quelques jours autorisé à la nommer, était une excellente musicienne : elle savait mettre du sentiment, beaucoup de son charme personnel, dans l’interprétation d’une œuvre musicale. D’ailleurs, tout était harmonie, tout était musique en elle depuis l’éclosion tardive de l’amour en son cœur. Au couvent, on avait voulu détourner le penchant de sa nature exubérante pour les joies terrestres, en lui imposant des règles sévères et la pratique d’une dévotion outrée. Puis, sans doute afin de la récompenser de ses années de prières et de mortifications, on la maria à dix-huit ans, à un homme d’âge mûr, qu’elle n’aimait pas, qu’elle connaissait à peine, et ce fut encore pis que le couvent. L’homme à qui on la livra, comme une vierge tremblante achetée sur un marché d’esclaves, avait fait toute sa fortune dans les mines de la Colombie Anglaise, et rapporté de cette région minière à demi sauvage, des mœurs grossières, un mépris jaloux de la femme, puisé dans les lupanars de Rossland. Huit années durant, elle dût subir ses brutalités, se résigner à une surveillance blessante de la part de cet époux soupçonneux et morose. Il n’y avait que lorsqu’il faisait la fête avec quelques mineurs revenus de là-bas, rentrant toutes les nuits ivre-mort, pendant huit ou quinze jours, qu’elle jouissait d’un peu de liberté. Frappé d’un coup de sang, à la suite de l’une de ces orgies d’alcool, il mourut, subitement et ce fut la délivrance. Il y avait près de quatre ans de cela, et résolue de conserver une liberté si chèrement acquise, elle s’était toujours gardée de tous ceux qui lui avaient fait la cour, pour le bon ou le mauvais motif. C’est que, jusqu’à l’époque où elle rencontra Paul Mirot, elle ignorait l’ivresse, à la fois douce et poignante, qui s’empare de l’être sincèrement épris.

Et, maintenant, elle l’adorait ce jeune homme à moustache blonde, dont la cervelle était remplie de rêves tendres. Ce grand enfant, aux prises avec la vie, lui avait tout de suite inspiré de l’intérêt. Il était venu la voir en ami, comme elle l’y avait engagé à leur première rencontre. Elle se fit d’abord maternelle, lui donna des conseils, puis, un jour, sans savoir pourquoi ni comment, comme dans la chanson, elle changea de rôle. Ce fut elle qui, un soir, provoqua les premiers aveux du journaliste, en lui laissant pressentir son émotion alors que silencieusement, respectueusement, il appuyait ses lèvres sur la main qu’elle lui avait abandonnée.

Dans la demi obscurité couvrant d’ombre les meubles et les bibelots du petit salon, c’est à ce soir-là qu’il pensait, en contemplant la taille élégante de Simone qu’une dernière lueur de jour, en se jouant dans la dentelle des rideaux, éclairait par derrière. Ils étaient assis tous deux sur ce divan. Il y avait dans son maintien plus d’abandon que de coutume et il s’était hasardé à lui prendre la main pour y mettre un baiser. Sous la caresse de sa moustache, il sentit cette main frémir, en même temps qu’une voix attendrie essayait, mais en vain, de parler d’autre chose. Alors, sans abandonner cette main qu’il avait conquise, il se rapprocha davantage et, ingénument, lui avoua son grand amour.

Pour toute réponse, elle se jeta dans ses bras, lui offrant sa bouche. Au contact de ces lèvres s’entrouvrant comme un calice rouge de volupté, il perdit la tête. Cette petite bouche charnue, aux contours tentateurs, il la désirait depuis si longtemps, sans espoir de ne jamais obtenir la faveur d’y abreuver sa tendresse. Un geste instinctif du jeune homme avertit Simone du péril de la situation. Elle se dégagea doucement et lui dit : « Tu vois comme je suis faible ! Je t’aime trop. Il faut me promettre de ne jamais abuser de ma faiblesse ? » Et il le lui avait juré. Serment bien téméraire, s’il n’avait pas été inutile puisque, à cause de son inexpérience des femmes, il eut été fort embarrassé d’aller plus loin, sans qu’on y mît un peu de complaisance. Cependant, il était jeune, vigoureux, ardent, et parfois il souffrait de cette réserve.

Il se rappelait qu’un jour, revenue très lasse d’une longue course dans les magasins, Simone avait eu la fantaisie de se reposer près, tout près de lui. Ils trouvèrent le divan propice à l’accomplissement de ce dessein. De son bras droit, il fit un oreiller pour la tête de sa bien-aimée, dont les épaules charnues s’appuyaient avec confiance sur lui : « Que je suis bien », dit-elle, en fermant les yeux. Il la regarda dormir près d’une heure, contemplant ses traits que la pureté des lignes faisait ressembler aux profils des déesses antiques, suivant les mouvements onduleux de sa poitrine aux rondeurs provocantes : puis, son regard s’égara à l’ampleur des hanches pour s’extasier ensuite jusqu’à la finesse du pied. Saint-Antoine, dans le désert, en ermite prévoyant, avait le soin de toujours placer sous ses yeux une tête de mort pour résister aux visions troublantes qui venaient le tenter, tandis que le jeune reporter au Populiste n’avait que la pensée de son grand amour, qu’il voulait chevaleresque, pour le faire tenir sage. Quand elle s’éveilla, elle le vit tout pâle et comprit que l’épreuve avait été trop forte. Les jours qui suivirent, elle se montra plus réservée et il en souffrit encore, se croyant moins aimé.


La musicienne avait abandonné le piano sans qu’il s’en fût aperçu et lentement, sans faire le moindre bruit, s’était approchée de son amoureux. Elle l’enlaça de ses bras et lui appliqua un baiser sur le front, telle une muse visitant un poète. Puis, passant les mains dans ses cheveux, elle lui dit tendrement :

— Jure-moi que tu ne la souilleras jamais, ta belle tête d’artiste, que je caresse en ce moment ?

Il glissa à ses pieds et s’écria, dans une pose d’adoration :

— Tu es mon Dieu !

Elle se jeta à son cou, émue jusqu’aux larmes, et ne trouva que ces paroles pour exprimer l’intensité de son émotion :

— Quel beau blasphème !

Elle se fut abandonnée sans la moindre résistance si, à ce moment, il avait voulu la prendre. Mais, il se contenta de se blottir contre sa poitrine, comme un gros bébé, et de se laisser dorloter jusqu’à l’heure où elle le congédia.

Tous les jours, après le journal, elle l’attendait maintenant chez-elle, rue Saint-Hubert, et le gardait jusqu’à six heures. Parfois, leur tête-à-tête se prolongeait plus tard, sans que ni l’un ni l’autre ne s’en doutât, et, heureux de s’être ainsi oubliés, ils avaient vite fait d’en prendre leur parti. Elle l’envoyait chercher quelque chose à manger, du beurre, du pain frais, pendant qu’elle préparait le café, et ils dévoraient ensemble ce menu improvisé, sur la petite table du salon.

Jacques Vaillant n’ignorait pas que Paul Mirot faisait de fréquentes visites à madame Laperle, mais il se montrait d’une discrétion parfaite. Les deux amis avaient perdu l’habitude des longues promenades en revenant du Populiste. Paul quittait Jacques au coin de la rue Dorchester, sous prétexte qu’il avait à travailler, et, sans s’arrêter chez lui, courait où il se savait attendu avec impatience.

Un jour, Vaillant le retint de force :

— J’ai besoin de toi.

— Ah !

— J’espère que tu ne te déroberas pas, quand je t’aurai dit que la démarche que nous allons faire t’intéresse autant que moi. Pour une fois, elle peut bien attendre.

— Qui, elle ?

— Si tu veux que je te la nomme ?… À propos, je l’ai rencontrée hier au St-Lawrence Hall, où, comme tu le sais, les amis de mon père avaient organisé une grande réception, suivie d’un banquet, pour célébrer l’entrée du député de Bellemarie dans le cabinet provincial, comme ministre des Terres de la Couronne, en remplacement de l’honorable Troussebelle, qui a accepté un fauteuil au Conseil Législatif.

— Je savais qu’elle devait y aller.

— Je n’en doute pas. Mais, ce que tu ignores, c’est qu’elle a eu un immense succès auprès des jolis spécimens high tone qui font l’ornement de nos cercles mondains.

— Oh ! des faiseurs de coq-à-l’âne.

— Oui, mais qui sont aussi des coqs à poules.

— Cela m’est bien indifférent.

— Puisqu’il en est ainsi, je n’hésite plus à t’apprendre qu’elle fut surtout l’objet d’attentions particulières de la part du fameux Troussebelle qui, depuis qu’il s’est fort compromis avec une petite actrice de l’Extravaganza, — tu te rappelles celle en bébé, qui était si gentille ? — donne maintenant la chasse au gros gibier. On prétend qu’il emploie des moyens infaillibles pour séduire les femmes.

Paul Mirot avait pâli, son camarade se hâta de le rassurer :

— Ce que je te dis là, ce n’est pas sérieux. Je voulais savoir si tu l’aimais au point d’en souffrir à l’idée qu’on pourrait te l’enlever.

Il espérait une confidence, son ami ne dit mot. Après une pause, il changea de sujet :

— Maintenant, parlons de choses sérieuses. Examinons un peu ce qui s’est passé au Populiste depuis quelque temps. Ça va mal pour nous deux, il n’y a pas à se le dissimuler. Toi, d’abord, tu n’as pas eu de chance. Voilà qu’on te met au reportage, sous la direction imbécile de Jean-Baptiste Latrimouille, tu rates quelques primeurs, ce qui te vaut toutes sortes de désagréments. Puis, on t’envoie faire un cas de misère lamentable, dans un taudis habité par je ne sais combien de familles italiennes, où hommes, femmes et enfants vivent dans la plus repoussante promiscuité, et tu trouves le moyen de décrire d’une façon par trop réaliste, le sans-gêne avec lequel te reçurent ces dames. Faute de temps, pour reviser ta copie, ces horreurs ont paru dans le journal. Sans l’intervention de Marcel Lebon, qui trouve que tu as réellement du talent, ça y était, on te flanquait à la porte. Quant à moi, c’est autre chose. Il faut bien qu’on me tolère, surtout maintenant, parce que je suis le fils d’un ministre, ayant des faveurs à distribuer ; mais on ne me donne pas le plus petit avancement, on me paie toujours le même salaire, et l’onctueux Pierre Ledoux organise contre moi une campagne honteuse. Il insinue, à droite et à gauche, que je suis le pire des mauvais sujets : un jeune homme sans principes ni mœurs. En voilà un que je traiterais avec plaisir à coups de pieds dans le derrière, et tout le monde au journal serait content, y compris Marcel Lebon ; mais, on ne peut l’atteindre, sa personne est sacrée, les administrateurs du Populiste ont été forcés de l’accepter, en le payant grassement, pour se faire espionner.

— Alors, charbonnier n’est plus maître chez-soi.

— Ce bon vieux proverbe n’a pas été fait pour les canadiens… Et, je puis t’assurer que La Pucelle accomplit scrupuleusement sa mission. Je vais t’en citer un exemple, entre mille. Quelques mois avant ton entrée au journal, une importante maison de commerce de la rue Notre-Dame, loua une demi page du Populiste pour annoncer une nouveauté épatante ; la combinaison pour dame. L’annonce était illustrée d’une vignette représentant une femme moulée dans la combinaison. Pierre Ledoux rougit pudiquement en voyant cette chose immodeste reproduite en blanc et en noir, ses yeux s’agrandirent démesurément, ne pouvant plus se détacher de la gravure. Le lendemain, l’annonce ne parut pas, la maison de commerce qui lançait cette marchandise nouvelle réclama, menaça le journal d’un procès, et on dut la dédommager. Quant au reporter des nouvelles édifiantes, il ne dissimulait même pas sa joie d’avoir dénoncé la cupidité honteuse d’administrateurs qui acceptaient de telles annonces pour lui procurer le pain quotidien.

— C’est abominable !

— C’est comme cela… Aussi, j’en ai plein le dos et je veux savoir si on va bien longtemps continuer à nous traiter de la sorte. Les autres, nos camarades : Modeste Leblanc, André Pichette, Luc Daunais, Louis Burelle, Antoine Debouté, sans parler des nouveaux venus, qui ne font que passer à la rédaction, il n’y a rien à faire avec eux, ce sont des esclaves résignés, mais nous ne sommes pas de ce calibre-là.

— Que comptes-tu faire ?

— Je n’en sais rien encore. Mais mon père m’a dit de me rendre à son bureau avec toi, cet après-midi. Nous allons le mettre au courant de la situation et lui demander conseil.

Ils se rendirent chez le ministre des Terres, aux bureaux du gouvernement, et après avoir fait antichambre pendant une demi-heure, à cause du député de la division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier, le plus acharné solliciteur auprès des ministres, qui avait été reçu en audience, ils furent admis dans le cabinet de travail de l’homme du jour.

L’honorable Vaillant les reçut avec beaucoup d’amabi­lité et les engagea à lui exposer leurs griefs. Après les avoir écoutés atten­tivement, il fit remarquer à Jacques et à son jeune ami, que ce n’était pas de sa faute s’ils avaient voulu se fourrer dans cette galère. Mais, puis­qu’ils y étaient maintenant, ils devaient patienter, attendre l’occa­sion favorable pour se faire connaître, se créer une situation meilleure. Les temps changent, les hommes disparaissent, d’autres les remplacent, il faut se tenir prêt à profiter de l’heure propice, qui se présente… et passe pour bien des gens, sans qu’ils aient eu même le soupçon que durant cette heure ils étaient les maîtres de leur destinée. Tout de même, il verrait Marcel Lebon, les gros bonnets du Populiste et userait de toute son influence auprès d’eux, en leur faveur.

Au moment où les deux amis allaient prendre congé du ministre des Terres, après l’avoir remercié de l’intérêt qu’il avait bien voulu leur témoigner, l’honorable Vaillant les retint encore un instant et leur dit :

— Mes jeunes amis, si j’étais à votre place, je me lancerais dans la politique. Vous avez de l’énergie, de l’enthousiasme, la plume et la parole faciles, en un mot tout ce qu’il faut pour vous élever au-dessus des médiocrités rampantes qui répètent partout et toujours la louange banale du parti au pouvoir ou colportent le dernier scandale découvert par ces messieurs de l’opposition. La politique a ses beautés, de même que ses laideurs, et vous y trouverez des moyens d’action que vous chercheriez en vain dans la littérature. par exemple. Car, il faut bien se rendre à l’évidence des faits démontrant que nous sommes encore à l’enfance de l’art en ce pays, que les soucis matériels d’une part, l’ignorance et les préjugés des esprits étroits — et ils sont légion — d’autre part, entravent le développement artistique et l’effort intellectuel au point de condamner à la misère, souvent au mépris public, des écrivains, des artistes d’un talent incontestable qui, dans des milieux plus éclairés, auraient créé des « œuvres magnifiques, tout en conquérant à la fois la gloire et la fortune… Je vous vois sourire, je sais que vous pensez à me répondre que ça marche, que vous allez opérer une révolution dans les esprits, si on vous laisse la liberté d’écrire ce qu’il vous plaira dans le Populiste. En effet, ça marche, mais si lentement que les années vont beaucoup plus vite et qu’elles emporteront votre jeunesse, détruiront vos illusions bien avant que nous ayons une véritable littérature canadienne, qu’on ait osé écrire la véridique histoire du Canada français, que nous puissions admirer des tableaux et des statues ayant rapporté au peintre et au sculpteur canadien de quoi s’assurer une existence convenable, sinon luxueuse. Moi, qui vous parle, j’ai fait de jolis vers autrefois, j’ai même écrit un roman pour mon plaisir, pour moi tout seul, que je léguerai vierge à la postérité, après ma mort. J’ai fait, dans les journaux, quelques essais littéraires que personne n’a compris et qui me valent encore les sarcasmes de mes adversaires durant les luttes électorales et même sur le parquet de la Chambre. Pour me consoler d’avoir renoncé forcément à la carrière des lettres, me conduisant tout droit à la famine, je me suis appliqué à devenir un tribun populaire et j’y ai trouvé de réelles compensations. Ce qu’on ne lirait pas, si je l’écrivais dans un journal, je le fais pénétrer dans les esprits par le geste, qui dompte les masses, la parole, qui s’empare de l’attention de la foule, la captive peu à peu, lui communique son enthousiasme, pour la convaincre ensuite. Un beau succès oratoire, c’est quelque chose. L’éloquence est une force susceptible de lancer dans la voie du progrès et des réformes nécessaires ceux qui, par manque d’instruction et de logique, ne sont que des êtres impulsifs.

Le ministre prit sur son secrétaire une petite feuille que lui avait apporté le dernier courrier de Québec, contenant, en première page, un article marqué au crayon rouge, et leur expliqua qu’il s’agissait d’une attaque très violente contre le gouvernement, à cause de son entrée dans le ministère. C’était L’intégral, qui prétendait que l’honorable Vaillant faisait partie du groupe avancé, rêvant de démolir nos saintes maisons d’éducation où régnait le Christ, nos collèges donnant une instruction supérieure à celle donnée dans les pays les plus éclairés d’Europe, pour les remplacer par des écoles laïques. L’auteur de cet article citait en même temps un passage de l’un des plus beaux discours du député de Bellemarie, dans lequel il réclamait pour le peuple plus d’instruction, plus de justice et plus de liberté. Un homme qui avait eu l’audace d’employer son talent, incontestable, à répandre de pareilles erreurs, méritait la réprobation publique, au lieu d’être élevé au poste d’aviseur de Sa Majesté. En de telles mains les intérêts de l’Église se trouvaient menacés en même temps que l’autorité civile, soutenue par la puissance d’une aristocratie bourgeoise monopolisant la science à son profit et exploitant toutes les forces vives de la nation. Et l’article concluait en démontrant, contre toute évidence, que l’injustice était la justice, quand il s’agissait de maintenir les saines traditions du passé, basées sur le système monarchique et l’autorité religieuse :

— Vous voyez, mes jeunes amis, que c’est une véritable déclaration de guerre. Il va falloir engager la lutte sans retard, et si le cœur vous en dit, c’est le moment favorable pour vous jeter dans la bataille. Si nous sommes vaincus, il faudra bien en accepter les conséquences, mais, je compte sur le gros bon sens du peuple, pour lequel je me suis toujours dévoué, ce gros bon sens qui lui fera reconnaître ses véritables amis, malgré la campagne de mensonges et de fanatisme qu’on entreprend contre le gouvernement. Peut-être qu’avant longtemps, j’aurai besoin de vous. En attendant, faites-vous admettre dans un club politique, le Club National, par exemple, renseignez-vous, habituez-vous à parler en public.

Après leur avoir donné ce dernier conseil, l’honorable Vaillant les congédia.

Il faisait nuit quand les deux reporters sortirent des bureaux du gouvernement. Jacques Vaillant dit à son compagnon :

— Je crois que mon père à raison. Nous devons suivre son avis et nous attacher à sa fortune. Qu’en penses-tu ?

— Je pense comme toi.

— Alors, c’est entendu, nous ferons le plus tôt possible notre entrée au Club National… Maintenant, va où le cœur t’appelle. Moi. je vais regarder la lune, qui se lève derrière la montagne.

Il était plus de six heures. Paul Mirot ne se le fit pas répéter deux fois. Il sauta dans le premier tramway qui passa et, vingt minutes plus tard, il arrivait chez madame Laperle.

Au lieu de lui faire joyeux accueil, comme d’habitude, Simone lui dit d’un ton plutôt froid :

— Je ne vous attendais plus.

Ils allèrent s’asseoir à la place accoutumée. La froideur de cette réception avait empêché le jeune homme d’expliquer tout de suite la cause de son retard. Lorsqu’il voulut parler, elle ne lui en donna pas le temps. Elle l’entretint de banalités : de sa couturière qui devait lui apporter une robe, de la température qui semblait s’adoucir, de la lune dans son plein, du carême qui approchait. Il en était navré, mais par un sentiment d’orgueil enfantin, il s’efforça de dissimuler sa peine. Ayant épuisé tous les sujets de conversation, qui permettent de parler sans rien dire, Simone se tût et un silence menaçant suivit :

Le pauvre garçon ne savait plus quelle contenance prendre. Il n’osait parler, de crainte qu’un mot maladroit ne vint aggraver la situation ; il n’osait s’approcher d’elle, non plus, pour ne pas s’exposer à une rebuffade. Si c’était leur dernière entrevue ? Alors, tout le bonheur à venir, qu’il avait escompté d’avance, s’évanouirait à la minute précise où il sentirait de nouveau le froid de la rue le souffleter au visage.

Elle fit un mouvement pour se lever, en disant :

— Maintenant, mon cher, je suis obligée de vous prier de vous en aller. L’heure avance et j’attends quelqu’un.

— D’un élan bien de son âge, il la retint, et comme s’il eut épuisé toutes ses forces dans cet effort, il desserra aussitôt son étreinte et, la tête dans ses mains, un sanglot remonta de sa poitrine oppressée. Elle en resta muette de surprise et ne sut que l’enlacer amoureusement de ses bras. La crise passée, il lui dit, en essayant de se dégager de son étreinte :

— C’est bête, un homme qui pleure !

Elle le serra plus fort contre sa poitrine, et but sur le visage de l’aimé les larmes qu’elle avait fait verser, répétant, entre chaque baiser : « Pardon, mon chéri, pardon ! »

Alors, il lui confia tout ce qu’il avait sur le cœur. Il lui apprit qu’au journal, le chef des nouvelles lui causait toutes sortes d’ennuis, que le métier de rédacteur de faits-divers à sensation, ne lui allait pas du tout. Son ami, Jacques Vaillant, en avait assez, lui aussi, de ce métier de chien, et c’est pour cela qu’ils étaient allés, tous deux, après le journal, voir le ministre Vaillant, pour lui demander conseil et protection…

Elle l’interrompit :

— J’ai été méchante, pardonne-moi ? Je me suis imaginé, dans l’anxiété de l’attente, des choses que j’ai honte de te dire maintenant… Voilà, j’ai cru que tu t’étais laissé entraîner dans quelque mauvais lieu par des camarades, malgré ta promesse. Car, tu t’en souviens, tu m’as promis de ne jamais souiller ce front intelligent, cette bouche que j’ai si souvent baisée. Je ne veux pas que des lèvres indignes s’en approchent.

— Tu n’as donc plus confiance en moi ?

— Je ne sais plus ; j’étais folle ! Mais, aussi, pourquoi m’avoir caché tout cela ? Je me doutais bien un peu que tu devais avoir des ennuis à ton journal, tous les hommes de talent qui y ont passé en ont eu. Hier soir, à la réception du ministre, j’ai bien songé à intriguer en ta faveur ; mais la peur de me trahir m’a retenue. L’occasion était des plus favorables, cependant, le vieux Troussebelle paraissait en humeur de ne rien pouvoir me refuser. Je crois qu’il m’a fait un peu la cour… Tu n’es pas jaloux ?

— Affreusement jaloux ! J’en deviens cannibale.

Et il l’embrassa à pleines lèvres, goulûment.

Elle se laissa dévorer ainsi pendant quelques instants, puis, redevint sérieuse.

— Maintenant, parlons de ton avenir. Que comptes-tu faire ?

Il répondit :

— J’avais rêvé d’écrire de beaux livres, de faire au moins une œuvre dans laquelle je mettrais, à la fois, tous les enthousiasmes et toutes les désillusions qui font déborder ou languir mon âme, toutes les souffrances et toutes les joies qui ont fait battre mon cœur, depuis que je le sens s’émouvoir dans ma poitrine. La nature m’a fait vibrant comme l’airain d’une cloche : longtemps et profondément en moi résonne le coup qui me frappe, pour l’allégresse ou pour la douleur. À l’école, j’ai connu les brutalités de mes compagnons de jeu ; au collège, j’ai vu l’injustice s’afficher sous des dehors respectables, l’hypocrisie cultivée avec un art consommé par les petits hommes qui se préparaient à devenir la classe dirigeante. Tout cela m’a fait mal. Le goût du travail, la volonté de m’instruire, afin d’être bien armé pour les luttes de la vie, que, d’instinct, je sentais traîtresse et dures, m’ont fait accepter bien des choses. Je voulais être utile à mes compatriotes, je croyais que le journalisme m’en fournirait les moyens. Dans les journaux, hélas ! c’est encore pis qu’au collège. Je croyais naïvement, que le journal était fait pour répandre la vérité, pour éclairer le lecteur ; je m’aperçois qu’on y exploite la sottise, qu’on y flatte les préjugés, bref, qu’on s’ingénue à faire en sorte de maintenir le peuple dans l’ignorance et la sottise. Je vois que pour réussir, il me faudra faire comme les autres, dissimuler ma pensée, emprisonner ma franchise, faire ma cour aux nullités et aux petits potentats, en un mot, ménager la chèvre et le chou, jusqu’au jour — et ce jour viendra-t-il jamais ? — où je me serai créé une situation indépendante, qui me permettra de me livrer à quelque travail utile. En attendant, on me conseille la politique, comme moyen d’action ; je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire, pour le moment.

— Mon pauvre ami !

C’était la première fois qu’il se livrait ainsi tout entier, qu’il lui montrait son âme à nu, elle en éprouva une joie intense. C’était un homme nouveau que ses yeux contemplaient avec extase, un homme qu’elle ne connaissait que depuis cinq minutes. Une grande résolution, un généreux vouloir germa, soudain, dans son esprit : pour que ce jeune homme enthousiaste puisse réaliser son rêve, il lui fallait le dévouement d’une femme, et elle était prête à se consacrer toute entière à la tâche de le soutenir, de le rendre heureux, et, partant, victorieux. Elle lui dit, de cette voix grave que l’on prend pour prononcer des mots définitifs :

— Veux-tu m’associer à ta grande entreprise ?

— Si je veux !

— Je te consolerai aux heures de défaillance morale ; je mettrai à ton service toutes les ressources de mon intelligence féminine ; tu puiseras sans réserve dans mon amour, la force nécessaire pour arriver au succès. En retour, je ne te demanderai de m’aimer quelques années encore, car, bientôt tu t’en iras de moi, jeunesse, comme dit avec un si touchant regret, un poète féminin. Alors, je mettrai tout mon bonheur à me rappeler que tes succès sont aussi un peu les miens.

— Mais…

— Oh ! ne proteste pas. Je sais ce que tu vas me dire. Le rêve de toute femme intelligente et bonne, vois-tu, c’est d’être pour celui qu’elle aime, cette fée des contes, qui protège le beau chevalier, de sa puissance magique, et le fait triompher de tous les obstacles. Si je te donne ce qui me reste de jeunesse pour réaliser ce rêve, ce n’est pas moi qui serai volée.

Un coup de sonnette l’interrompit. Elle leva les yeux sur la pendule de la cheminée : il était plus de huit heures :

— C’est ma couturière, qui m’apporte une robe à essayer. Je n’y pensais plus.

Bien, je m’en vais.

— Impossible ! Tu ne peux sortir sans que cette femme te voie, et c’est une bien mauvaise langue. Puis, je désire que nous soupions ensemble, ce soir.

— Je ne demande pas mieux. Mais, que faut-il faire ?

— Viens, je vais te cacher dans ma chambre.

Cette chambre donnait sur le petit salon. Une tenture sombre en dissimulait l’entrée. Elle le fit pénétrer dans ce sanctuaire parfumé, lui recommanda d’être bien sage, de ne pas faire de bruit, puis, elle s’en alla recevoir sa couturière.

D’abord, le jeune homme ne distingua rien du tout dans la pièce, mais, peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Il s’aperçut qu’une fenêtre, au fond, projetait sur le tapis une vague lueur provenant de la rue voisine où brillait une grosse lampe électrique. Cette mystérieuse clarté lui fit entrevoir le lit où Simone devait dormir en rêvant de lui. Il s’en approcha avec respect, frôla la courtepointe. Sa main tremblait, un peu de fièvre égarait sa pensée, il voulut échapper à cette hantise et se retourna. Près d’une commode, sur un fauteuil, un fouillis de dentelles lui jeta à la figure un parfum intime et grisant. Cela lui donna de l’audace. On riait dans le salon, il voulut voir. Il essaya de regarder par le trou de la serrure, mais ne vit rien. Alors, lentement, pour ne pas donner l’éveil, il entrebâilla la porte et se glissa derrière la tenture. Le cœur lui battait fort. Si on allait le découvrir ? Il ne savait pas que lorsqu’une femme s’occupe de robes ou de chiffons rien ne peut l’en distraire. Quand il fut un peu remis de son émotion, avec des précau­tions infinies, il écarta légè­rement la draperie et vit la jolie femme, aux mains de sa coutu­rière. Le spectacle dont il fut témoin porta son ivresse amoureuse au paroxysme.

La couturière, qui était une vraie pie, tout en ajustant le corsage, la jupe, en drapant ou mettant à nu les bras potelés et les épaules blanches de Simone vantait la beauté de sa cliente :

— Oh que vos bras sont beaux, madame, et quelles épaules ! Ah ! si j’étais homme !

— Eh, bien, si vous étiez homme ?

— En ce moment, je serais bien heureux.

— Et si je vous repoussais ?

— En supposant que vous m’aimeriez ?

— On peut aimer sans se donner.

— C’est mal, madame, quand on est belle, de ne faire le bonheur de personne.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre.

— Vous avez peut-être raison.

— Moi, à votre place, je me marierais.

— C’est une idée, cela.

— À votre âge, gentille comme vous êtes, vous ne pouvez rester longtemps seule sans vous exposer à perdre la tête, un de ces jours.

— Je n’ai qu’à fuir le danger.

— Le danger vient sans qu’on le voie.

— Où avez-vous pris toutes ces belles maximes ?

— Dans notre métier, on apprend bien des choses. J’en sais des histoires sur certaines dames, madame Montretout, entre autres, à qui on donnerait le bon Dieu sans confession.

— Et vous, votre vertu n’a jamais été en péril ?

— Jamais. J’ai assez de mon mari. Mais si j’avais le malheur de le perdre, mon gros Dieudonné Moquin, je me hâterais d’en prendre un autre, gras ou maigre. Je ne pourrais pas supporter le veuvage.

— J’admire autant votre prudence que votre franchise.

— Je suis amoureuse, moi, mais pas coquette. Je n’avais que seize ans lorsque mon cousin, Baptiste Boitras, se noya dans la rivière Sainte-Rose, par amour pour une jeune fille qui lui en avait fait accraire, comme on dit à la campagne. Ce malheur m’a fait réfléchir et j’ai compris que celle qui allume l’incendie doit l’éteindre ensuite. C’est pour cela que je ne me laisse jamais faire la cour. Je ne pourrais, sans faiblir, voir la souffrance d’un pauvre amoureux que j’aurais encouragé.

L’essayage était terminé.

La couturière partie, Paul Mirot quitta sa cachette et s’élança vers Simone, qui, dans le désordre de sa toilette, pour cacher sa confusion, se jeta dans ses bras, implorante :

— Va-t-en ! Va-t-en !

Si tu me chasses, je vais me noyer, comme Baptiste !

— Oh ! mon chéri, je ne veux pas que tu meures.

— Quand on allume l’incendie, il faut l’éteindre.

— Mais, tu as entendu, tu sais donc tout ?

— Hélas ! non. J’ignore l’amour qui fait homme.

— Bien vrai ? Ah ! que je suis contente ! que je suis heureuse !

Cet aveu mettait le comble au ravissement de cette femme. Il lui semblait que son aimé était plus à elle, tout à elle, comme cela. Et dans un élan de tendresse débordante et de passion longtemps contenue, Simone fut l’initiatrice.

Le lendemain, quand le jeune homme s’éveilla, il faisait grand jour, et il fut tout surpris de ne pas reconnaître sa chambre solitaire de la rue Dorchester. Il ne fut pas long, du reste, à se souvenir, et près de lui, il avait la preuve vivante qu’il n’avait pas dormi dans la solitude.

Il était l’heure, maintenant, de se rendre au Populiste, et il se présentait une difficulté que les amoureux n’avaient pas prévue la veille : comment sortir de cette maison dans la matinée, sans s’exposer à quelque rencontre importune ? Dehors, il faisait une tempête effroyable. Le vent du nord soulevait des tourbillons de neige, qui empêchaient de voir à dix pas devant soi. Paul s’approcha de la fenêtre et aperçut un énorme banc de neige s’élevant à la hauteur du premier étage. Cette vue lui suggéra un plan dont il fit part aussitôt à Simone :

— J’ai trouvé le moyen ! Je vais passer par le carreau mobile du double châssis, sauter sur le banc de neige et m’enfuir par la ruelle. Personne ne me verra

— Tu ne te feras pas de mal en tombant ?

— Pas le moindre mal.

— C’est que j’ai peur !

— Ne crains rien, tu vas voir.

Il s’habilla à la hâte, revêtit son paletot, qu’il boutonna soigneusement, s’enfonça son bonnet de fourrure sur les yeux, et, quand ils eurent échangé un dernier baiser, il se glissa à plat ventre dans le carreau, les pieds devant. Tout allait bien lorsque, rendu aux épaules, son paletot étant un peu remonté, il se trouva suspendu dans le vide. Simone, alarmée, lui dit, suppliante :

— Je t’en prie, remonte. Je t’aime, je suis libre, ce n’est pas la peine de nous cacher. Il faudra bien qu’on le sache, un jour ou l’autre. Que m’importe l’opinion, si je te garde !

Il ne put répondre. D’un effort vigoureux il avait dégagé ses épaules et était disparu dans la neige. Inquiète, Simone passa la tête dans la fenêtre et le vit bientôt reparaître tout blanc, comme un Pierrot.

Et pendant qu’il se sauvait par la ruelle, elle battit des mains, comme une gamine.