Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 35-62).


ii

UN DÉBUT DANS LE JOURNALISME




Ce matin-là, Marcel Lebon n’était pas content, et quand il était de mauvaise humeur il ne faisait pas bon d’aller frapper à la porte de son cabinet de travail. Non pas que ce fut un méchant homme, que le directeur du Populiste, au contraire, on le savait obligeant et aimable à ses heures, pour ses subordonnés. Mais les tracasseries du métier le mettaient souvent hors de lui-même, et dans ces moments de crise il fallait le laisser tranquille. La veille au soir, au Club Canadien, le ministre Troussebelle, revenant de Québec, l’avait blâmé, devant ses amis, à propos de son article sur les amendements à la loi électorale. Il connaissait pourtant de longue date, la tyrannie des hommes politiques influents, puisque par sa soumission aux chefs de son parti, par sa plume mise au service du gouvernement au pouvoir, qu’il défendait, du reste, avec beaucoup de talent, il en était arrivé, après des années d’obscur labeur et de misère, à occuper une situation en évidence dans le journalisme montréalais, avec des appointements qui lui permettaient de jouir enfin de la vie élégante et mondaine. Mais, plus il se sentait utile et bien en vue, plus il devenait sensible à la critique. C’est pourquoi il lui eut été agréable de traiter l’honorable Troussebelle de vieux fumiste, au lieu d’avaler, en dissimulant une grimace, la pilule amère qu’il lui avait apportée du conseil des ministres provinciaux. S’il résista à la tentation, c’est qu’il minutait une disgrâce qui l’eut rejeté dans l’ombre, d’où il avait eu tant de mal à sortir. Il savait, par expérience, qu’il existe en ce pays deux puissances redoutables contre lesquelles il est bien difficile de regimber, étant donné la fausse éducation du peuple en matière de justice et de liberté : le fanatisme politique et le préjugé religieux. Cette pilule, il l’avait sur le cœur, avec tant d’autres, et pour se soulager, il s’était enfermé dans son cabinet où il marchait à grands pas, envoyant la politique et les politiciens à tous les diables.

On frappa à sa porte d’un poing vigoureux. C’était, le prote qui venait lui demander de la copie. Marcel Lebon le reçut à rebrousse poil, et après lui avoir remis une liasse de feuillets griffonnés au crayon, il le congédia d’un : Fichez-moi la paix ! qui ne laissait aucun doute sur son état d’esprit. En sortant, le chef d’atelier se trouva face à face avec un jeune homme à l’air timide, qui lui demanda si c’était bien là le cabinet de travail de monsieur le directeur du Populiste. Il arrivait au moment opportun, ce jeune homme ; s’il avait un article à faire passer, on lui apprendrait, et de bonne façon, à écrire des sottises. Le prote, voulant se payer cet amusant spectacle, lui répondit :

— Parfaitement. Entrez donc ; ne vous gênez pas.

Le brave homme en resta pour ses frais de politesse, car le jeune homme ne fut pas dévoré par monsieur le directeur qui, devant cette figure sympathique et intelligente, se montra plus aimable. Il prit place dans son fauteuil, invita le visiteur matinal à s’asseoir et à lui exposer le motif de sa visite.

Pour toute réponse, le jeune homme lui remit une lettre à son adresse.

À mesure qu’il lisait cette lettre, Marcel Lebon reprenait tout son empire sur lui-même et sa physionomie s’éclairait de bienveillance. Il se rappelait que naguère, il avait passé par où passait en ce moment son jeune solliciteur. Quand il eut fini cette lecture, ce fut d’un ton tout-à-fait amical qu’il lui dit :

— Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Paul Mirot, l’ami de Jacques Vaillant. Je vous ai rencontré aux sucres à Mamelmont, il y a un mois à peine ?

— C’est bien cela, monsieur. Je croyais retrouver ici mon ami Vaillant ; mais on m’a dit qu’il était absent.

— Il est parti, ce matin, par le premier train, pour Sainte-Marie Immaculée, une nouvelle paroisse dans le nord, où l’on inaugure une chapelle, il va nous revenir sanctifié, abruti et plein de puces. Car il y a, paraît-il, beaucoup de sable dans ce pays là ; et, vous savez, sans doute, que là où il y a du sable, il y a des puces. Ces petits voyages de désagrément, ce n’est pas ce qu’il y a de pis pour un journaliste avide de se renseigner sur les mœurs canadiennes… mais, parlons de vous. Vous voulez absolument faire du journalisme ?

— C’est mon plus grand désir, monsieur.

— Eh bien ! vous avez tort.

— C’est si beau, renseigner le public !

— Le public, on l’exploite au profit des autres, de ceux qui ont intérêt à le tromper.

— Cependant, monsieur le député Vaillant…

— Oui, je sais. Monsieur le député Vaillant peut être de bonne foi, il n’a jamais fait de journalisme lui, il ne connaît pas les dessous de notre métier. Il est mandataire du peuple, par conséquent esclave de l’opinion, mais son esclavage vaut encore mieux que le nôtre. Dans sa lettre, il me parle de vous, de votre oncle Batèche, un de ses fidèles partisans de la paroisse de Mamelmont, la paroisse la plus libérale du comté de Bellemarie. Vous avez du talent, c’est tout naturel qu’il vous pousse dans les journaux, votre reconnaissance pourra lui être utile un jour ou l’autre. Moi, je vous parle en homme d’expérience et avec le plus parfait désintéressement. Vous arrivez de la campagne, vous ne savez pas ce que c’est que la vie fiévreuse et ingrate qui vous attend ici. Quand je suis entré à ce journal, j’étais jeune comme vous, le cœur débordant d’enthousiasme, comme vous, je me voyais déjà sacré grand homme, dominant l’univers, en livrant ma pensée à la vénération des foules. Il y a vingt ans que je suis dans le journalisme et il ne m’a pas encore été permis de dire ce que je pense. J’écris pour Troussebelle, j’écris pour Vaillant, j’écris pour Boissec, qui me paie de plantureux dîners au Club Canadien, ou ailleurs, et s’imagine, l’imbécile, que cela fait mon bonheur ; j’écris même pour de petites dames qui ont leurs influences et en profitent pour venir me montrer leur… état d’âme. J’avoue que c’est quelquefois le côté le plus intéressant du métier. Pour moi-même, je n’ai jamais rien écrit ; mes convictions, je les cache précieusement ; la Vérité, je l’entortille n’importe comment avec ce qu’on me donne ; je blanchis les noirs et je noircis les blancs, sur commande.

— Pas possible !

— Ça vous étonne, jeune homme, et pourtant vous ne connaissez encore rien des petites misères du métier. Je vous réserve le plaisir d’en faire vous-même la découverte, si vous persévérez dans votre résolution. J’ajouterai seulement, pour refroidir tant soit peu votre bel enthousiasme, que nos grands journaux ne sont pas faits pour instruire le peuple par la libre discussion des questions politiques, scientifiques, sociales ou autres, en un mot de tout ce qui peut éclairer les masses ignorantes et crédules. Qu’est-ce que ça peut faire aux actionnaires du Populiste et à ceux dont ils ont l’appui intéressé, que le public s’instruise, que la société s’améliore par la science et la raison ? Ce sont leurs intérêts qu’ils ont sans cesse en vue. Le journal ne critique que ce qui peut être nuisible au parti qu’il défend ou aux recettes qu’il encaisse. Quant à la louange, elle se vend à tant la ligne pour les obscurs, pour les annonceurs ; tandis que les puissants du jour paient en faveurs et protections, les pouvoirs tyranniques, en intimidations et menaces. Et du directeur jusqu’au dernier des reporters, le rouage fonctionne sous la même impulsion. Moi, je suis la grande roue et rien de plus. Mon talent, j’en fais un bel usage : je couvre de fleurs de rhétorique le premier idiot à qui il est utile de faire la cour ; je défends, avec une égale souplesse, les bonnes et les mauvaises causes. Je suis dans la forme, le fond m’est étranger.

— Alors, vous me conseillez de faire autre chose ?

— Autre chose ! n’importe quoi ! Choisissez une profession libérale. Avocat, si le droit vous embête, vous pourrez vous lancer dans la politique. Médecin, si la clientèle se fait trop attendre, vous inventez une nouvelle drogue, ouvrirez un dispensaire sous le patronage d’une société de charité et le succès viendra, avec le temps. Si vous avez le compas dans l’œil, faites vous architecte ou ingénieur. Et à défaut de tout cela, il y a encore le commerce qui offre beaucoup de chances de succès. La carrière commerciale est la plus avantageuse dans un jeune pays comme le nôtre. On y fait fortune très vite. Ceux que le hasard favorise quelque peu ont bientôt chevaux, voitures de luxe et maison princière rue Sherbrooke. Les journalistes n’ont rien de tout cela. Ils vont même à pied quand il y a des barbiers et des garçons de buvette qui se prélassent en automobile. Et je me demande parfois, si cela n’est pas juste, s’il n’y a pas moins de mal à abrutir les gens avec des alcools, s’il n’est pas moins inhumain de leur écorcher la figure avec un rasoir, que de leur imposer la lecture de journaux destinés à les tromper et à fausser leur jugement ?

— Tout ce que vous dites là me paraît si étrange que je ne sais vraiment que faire.

— Prenez le premier train et retournez à la campagne. Vous pourrez réfléchir tout à votre aise en respirant l’air vivifiant et pur passant sur les prairies parfumées de trèfle que le soleil printanier baigne de sa lumière blonde. Peut-être que le charme de la nature renaissante et féconde vous donnera l’idée de vous faire agriculteur. C’est ce que je regrette, moi, de n’avoir pu vivre loin de la ville, d’une existence faite de calme et de joie saine, les pieds dans la verdure, le front levé vers le ciel bleu. Les odeurs qui montent de la terre que le soleil caresse, valent mieux que la poussière des salles de rédaction. Ici. c’est l’esclavage ; là-bas, c’est la liberté. À vous de choisir.

— Vous avez sans doute raison ; peut-être retournerai-je à Mamelmont, ce soir. Mais, si je restais, quand même ?

— Dans ce cas, revenez demain matin, à neuf heures, je tâcherai de vous employer à quelque chose.

Après avoir remercié le directeur du Populiste de l’intérêt qu’il avait bien voulu lui témoigner. Paul Mirot s’en alla au hasard, par les rues de la ville, ne sachant que penser de ce qu’il venait d’entendre, songeant à l’avenir qui lui apparaissait maintenant rempli de mystères et de dangers. Rue Saint-Laurent, des marchands juifs, à la porte de leurs boutiques, l’invitèrent à entrer : Vant a suit gentleman’!… Big sale here, to-day !… The cheapest day, the last day of a big sale ! Des femmes passaient, le frôlant, les unes laides, les autres jolies ; des hommes affairés allaient et venaient, d’autres marchaient plus lentement, en flâneurs, le cigare aux lèvres, la canne sous le bras. Le jeune homme, d’abord étourdi par ce va-et-vient continuel, accompagné du bruit agaçant des tramways, mêlé au toc-toc régulier du trot des chevaux sur l’asphalte, reprit bientôt son sang-froid et s’amusa de ce spectacle nouveau pour lui. Midi venait de sonner aux églises de la métropole. Une petite ouvrière aux lèvres rouges, au regard prometteur, sortant d’un atelier de modiste, se trouva face à face avec lui, et il se rangea poliment pour la laisser passer. La belle enfant lui sourit. Plus loin, une grande brune, déhanchée, le toisa de la tête aux pieds et lui murmura, en passant : Come Deary, I love you ! Ces femmes de la ville, assurément, ne ressemblaient pas à celles de Marmelmont : elles paraissaient aimables et hospitalières. Mais, Paul Mirot évita de répondre à cette trop chaleureuse invitation et pressa le pas. Il se rappela avoir entendu parler de vilaines créatures, perfides et malsaines qui perdent les hommes et surtout les jeunes gens. À quels signes pouvait-on les reconnaître, celles-là ? Voilà ce qu’on avait négligé de lui apprendre au collège de Saint-Innocent. La petite ouvrière, toute en sourire, ne paraissait pas méchante ; l’autre non plus, la grande brune, malgré son air effronté et sa démarche provocante. Du reste, ce n’était pas le moment pour lui de chercher une âme sympathique et féminine, dans cette multitude de figures inconnues. Son ami Jacques lui expliquerait, le conseillerait.

Un besoin impérieux réclama toute son attention : il avait faim.

Dans un petit restaurant à quinze sous, il s’attabla devant un potage d’origine douteuse, suivi d’un plat de viande dont il n’aurait pu dire le nom, et s’emplit tant bien que mal l’estomac, en attendant mieux. Retournerait-il la campagne le jour même ? Marcel Lebon le lui avait conseillé, mais il ignorait la monotonie de son existence, là-bas, entre la tante Zoé, à la piété ignorante, et l’oncle Batèche, revenant toujours à son idée de la culture de la betterave qui enrichirait toute la paroisse, si le conseil municipal voulait s’en mêler. Et puis, c’était lâche de se rendre avant d’avoir combattu, pour un soldat de la pensée, peut-être encore plus que pour celui que l’on pousse en avant, sous les balles et la mitraille, quand il ne sait pas au juste pour qui ou pour quoi il va se battre et se faire tuer. Et que penserait de lui son ami Jacques, et le député Vaillant qui l’avait si chaleureusement recommandé ? C’était là le problème difficile s’imposant à son esprit depuis son entrevue avec le directeur du Populiste. Il en était à l’affreux pudding au raisin et n’avait encore rien décidé.

Le hasard vint à son secours.

Un grand jeune homme, vêtu d’un pantalon de flanelle et d’un veston noir, un faux panama à la main, vint s’asseoir, sans cérémonie, au bout de la table où Paul Mirot achevait son triste repas. On était en mai et la température, plutôt fraîche, n’autorisait pas encore une semblable tenue. Ça devait être un fameux original que cet individu ? À peine assis, son panama posé sur le coin de la table, il sortit un mouchoir de sa poche et s’épongea le front en s’exclamant : « Sapristi, qu’il fait chaud ! » Il répéta la petite phrase deux ou trois fois, avec le même geste. Voyant que son voisin n’avait pas l’air disposé à engager la conversation, il lui demanda :

— Ne trouvez-vous pas, mon jeune ami, qu’il fait chaud ?

— Mais, non, monsieur, je suis très bien.

— Oh ! c’est que, moi, je cours comme un fou depuis le matin. J’ai cette affaire Poirot sur les bras. La femme vient d’être arrêtée ; le mari est mourant à l’hôpital Notre-Dame. J’ai pour le moins trois colonnes de copie à donner à l’imprimerie avant trois heures… Sapristi qu’il fait chaud !

— Vous êtes dans les journaux, monsieur ?

— Comment, vous ne me connaissez pas ? C’est singulier ! Tout le monde me connaît. Solyme Lafarce, c’est le nom dont mon père m’a fait présent. Un joli nom, n’est-ce pas ? Il a, du reste, oublié de me donner autre chose. Mais, je ne suis pas en peine pour me tirer d’affaire. Vous l’avez deviné, je suis reporter à L’Éteignoir, le plus grand journal du pays, le mieux renseigné, grâce à moi surtout qui, moyennant un salaire considérable, depuis dix ans, lui fournit des primeurs dans tous les crimes qui se commettent à Montréal et à deux cents milles à la ronde.

— Ça doit être bien intéressant, ce métier ?

— Je vous crois ! On se trouve en relations avec un tas de gens épatants. Et toujours de l’argent plein ses poches.

Si Paul Mirot avait pris la peine de réfléchir il eut, sans doute, trouvé étrange qu’un homme qui a de l’argent plein ses poches puisse se contenter d’un menu de restaurant à quinze sous, et porter un costume aussi peu confortable pour la saison ; mais il pensait à autre chose. Il était avide de se renseigner sur la vie du journaliste. Il demanda au reporter de L’Éteignoir :

— Ainsi, vous êtes satisfait de votre état ?

— Enchanté ! C’est le mot.

— Tous vos confrères ne pensent pas comme vous.

— Vous voulez parler de ceux qui posent aux savants, qui se préoccupent des questions sociales ou font de la littérature. Ce sont des imbéciles. De la littérature, il n’en faut pas dans le journalisme, pas de science non plus, mais de la politique quand ça paye, et des histoires à sensation, surtout. Avec mon compte-rendu de l’affaire Poirot, par exemple, dont je suis le seul à posséder tous les détails, L’Éteignoir va encore augmenter son tirage, ce qui veut dire en même temps augmentation de la valeur de sa publicité. Plus un journal a de circulation, plus élevé est le prix de l’annonce qui est la véritable source de revenus. Et ce n’est pas avec de beaux articles que la populace ne lit guère qu’on arrive à ce résultat. Ce que les milliers d’abrutis qui s’abonnent aux journaux aiment, c’est qu’on leur apprenne les scandales, les crimes, les accidents du jour. Les faits-divers les plus stupides ne sont pas à dédaigner. Ce qui prend aussi, ce sont les portraits de curés, de policemen, de pompiers, de vénérables jubilaires, de marguilliers, de conseillers municipaux, enfin de l’homme qui a vu l’homme, qui a vu l’ours. Le journaliste assez malin pour tirer parti de tout cela se rend indispensable, on se dispute ses services et il en profite pour se faire payer un fort salaire. Je suis sûr que le Populiste va de nouveau essayer de m’attacher à sa rédaction après le succès de mon compte-rendu de ce soir sur le crime dont je vous ai parlé, et que pour me garder L’Éteignoir va m’augmenter de cinq ou six dollars par semaine. On va s’arracher le journal. Lisez l’affaire Poirot, c’est tapé, je ne vous dis que ça.

— C’est donc bien intéressant, cette affaire Poirot ?

— Tout le monde en parle. Et j’ai découvert des choses qui feront sensation.

— Vraiment !

C’est une femme de la meilleure société à qui Poirot donnait rendez-vous, tous les mardis, dans une maison hospitalière de la rue Victoria.

— Ah !

— Je la connais très bien.

— Vous connaissez tant de monde.

— Je connais aussi madame Poirot. C’est une femme d’une énergie de fer et pas commode, d’une laideur qu’aucun charme particulier n’atténue. Quand elle a découvert le pot aux roses, ça n’a pas traîné longtemps : un coup de rasoir et ça y était.

Solyme Lafarce illustra l’aventure abominable d’un geste qui ne laissa aucun doute à son interlocuteur sur la nature de l’attentat criminel. Le fameux reporter, tout en dévorant un plat de hachis qu’on venait de lui apporter, ajouta :

— Vous comprenez, on ne peut donner crûment tous les détails de cette affaire scabreuse dans un journal qui pénètre partout, qu’on reçoit dans les meilleures familles. Mais, comme j’excelle dans l’art de dire les choses à mots couverts, on les trouve quand même dans mon compte-rendu, sous une forme décente. Et, je parle de l’immoralité qui nous envahit de plus en plus, grâce aux mauvaises lectures, aux mauvais théâtres ; j’insiste sur le danger de la diminution de la foi remplacée par les idées nouvelles qui, si on n’y met un frein, feront disparaître bientôt jusqu’au dernier vestige de nos mœurs patriarcales. Quant à la malheureuse qu’on a arrêtée après son crime, que bien des gens trouveront excusable, j’ai recueilli les témoignages les plus touchants en sa faveur : elle communie tous les premiers vendredis du mois, elle est d’une vertu inattaquable, et l’on prétend que c’est surtout à cause de la rigidité de ses principes qu’elle a pris ce moyen radical pour mettre fin aux infidélités de son mari.

Paul Mirot s’était levé, mais Solyme Lafarce le retint encore un instant en lui posant, d’un geste sympathique, la main sur le bras :

— Ce que je vous plains, petits commis mal payés, enfouis du matin au soir dans vos ballots de cotonnade, faisant l’article, la bouche en cœur, aux clientes qui daignent à peine vous regarder…

— Mais…

— Oh ! ne protestez pas. J’ai un cousin dans le métier, il crève de dépit quand je l’entretiens de mes succès dans le monde. Comment avez-vous pu, joli garçon comme vous êtes, songer à faire du commerce ?

— Mais, vous vous trompez, je ne suis pas commis de magasin. Je n’ai même rien commis du tout.

— Bravo ! Vous avez presque autant d’esprit que moi. J’aurais grand plaisir à vous appeler confrère.

— Eh ! bien, ne vous gênez pas, j’entre demain au Populiste.

Le sort en était jeté, il avait dit le mot qui le liait dans son esprit. Il en éprouva un grand soulagement. Dans sa joie de se sentir allégé du fardeau de l’indécision, il offrit un petit verre de quelque chose au confrère ; ce dernier accepta après s’être fait un peu tirer l’oreille, comme si ça n’avait pas été dans ses habitudes d’escamoter ainsi des consommations en affichant son titre de reporter à L’Éteignoir.

On se sépara les meilleurs amis du monde. Le lendemain, Paul Mirot, qui avait élu domicile dans une maison meublée de la rue Dorchester, commençait son apprentissage de journaliste avec un salaire des plus modestes.

Quand il arriva au Populiste, son ami Jacques, revenu le matin même de Sainte-Marie Immaculée, penché sur son pupitre, dans un coin, au fond de la salle de rédaction, se hâtait de terminer son compte-rendu de la bénédiction d’une chapelle, qui avait eu lieu la veille dans un village de colons du Nord. Conformément aux instructions qu’il avait reçues, dans un style approprié à la circonstance, il délayait au crayon, sur d’innombrables feuillets de copie, les épithètes ronflantes, les mots à mille pattes, composant des phrases filandreuses, pleines d’onction et d’encens. Parfois, il s’arrêtait d’écrire pour se gratter la jambe. Marcel Lebon ne s’était pas trompé, les puces de cette région à demi sauvage avaient fait à « l’envoyé spécial du Populiste, » l’honneur de l’accompagner jusque dans la métropole.

Paul Mirot l’aperçut, aussitôt, et s’empressa d’aller le surprendre à son travail. Il reçut de Vaillant l’accueil le plus chaleureux :

— Comment, c’est toi !… Te voilà enfin !… Ça c’est une bonne idée… Tu vas voir comme tout ira bien. Seulement, je ne te souhaite pas le voyage à Sainte-Marie Immaculée. Quel pays, mon cher ! Rien à manger, rien à boire, mais des puces et des indulgences tant qu’on en veut. Les hommes sont ignorants et sales, les femmes tristes et farouches, et des enfants à la douzaine, tout barbouillés, en guenilles, se culbutant, au milieu des volailles et des cochons.

Ainsi, tu m’approuves quand même d’être venu ?

Je t’applaudis à deux mains.

Je t’avoue que j’ai été sur le point de retourner là-bas, à Mamelmont. Ce que m’a dit ton directeur m’avait tellement découragé…

Bah ! des bêtises, sans doute. C’est un homme qui n’est jamais content.

À propos, connais-tu un reporter de L’Éteignoir, du nom de Solyme Lafarce ?

Comment, est-ce qu’il t’aurait déjà induit à lui payer la traite ?

Et lorsque Paul Mirot lui eut raconté sa conversation de la veille avec le fameux reporter, il s’amusa beaucoup de sa naïveté. Il s’était fait rouler par ce parasite, vivant d’expédients, exploitant tous les naïfs qu’il rencontrait. Ce brigand du journalisme avait fait tous les journaux, où on l’employait à des besognes ingrates. Quand il crevait de faim, dans les bureaux de rédaction on passait le chapeau pour lui venir en aide. Quelques maisons de commerce lui donnaient de temps à autre de la traduction à faire, des pamphlets-réclame à rédiger ; ou bien il devenait, durant quelques semaines, agent pour une troupe de saltimbanques en tournée, pour un cirque de troisième ordre, et il avait d’autres moyens d’existence plus louches encore. À son début dans le journalisme, Solyme Lafarce fit preuve d’un réel talent. Malheureusement, il tomba bientôt dans l’ivrognerie et la plus crapuleuse débauche, ce qui lui fit perdre du même coup l’estime de ses camarades et la confiance de ses chefs. Et comme son ami paraissait attristé de tout ce qu’il venait d’entendre sur le compte d’un individu qui lui en avait tout de même imposé un instant, Jacques Vaillant ajouta, en lui frappant amicalement sur l’épaule :

— Il ne faut pas te croire un imbécile parce que ce fumiste de Lafarce t’a monté le coup. Des plus malins que toi se sont laissé prendre à ses discours trompeurs, et dans des circonstances autrement comiques. Dans une grande ville, vois-tu, il faut se méfier de tous les gens qu’on ne connaît pas et surtout des personnes qui se montrent par trop accueillantes. De même que l’on doit fuir la première Vénus du trottoir qui s’offre aux convoitises masculines, il est bon de se garer des malandrins de la rue, des bars et des cafés louches.

Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Marcel Lebon qui présenta le nouveau venu au secrétaire de la rédaction, à qui incombait la tâche d’initier le jeune homme au travail de bureau avant de le mettre à la disposition du chef des reporters, commandant à une quinzaine de chasseurs de nouvelles, fort malmenés lorsqu’ils revenaient bredouille. L’omnipotent personnage, qui répondait au nom gracieux de Blaise Pistache, n’était pas un aigle, mais sa nullité n’avait d’égale que sa prétention. L’un de ses frères était marchand de vins et d’alcools, il payait au journal, bon an mal an, des milliers de dollars pour ses annonces de champagne extra dry, de Scotch, Whisky, de gin et de toutes sortes d’enivrants poisons ; l’autre était jésuite, d’une telle réputation de sainteté et d’éloquence, que les foules accouraient pour l’entendre fulminer contre l’ivrognerie, la débauche, les idées nouvelles et toutes les turpitudes du siècle ; ou reproduisait ses sermons en entier dans le Populiste. C’était à cette double influence du marchand de vins et du jésuite, que Blaise Pistache devait son importante et lucrative situation. Il se montra fort aimable avec Paul Mirot et lui confia la correction des correspondances venant de la campagne. Du reste, ce gros homme, culottant des pipes tout le long du jour, était d’une bienveillance extrême pour ceux qui savaient admirer ses coups de plume, et cherchait sans cesse à augmenter dans le personnel de la rédaction, sa petite cour d’admirateurs intéressés. Il indiqua au jeune homme, la façon la plus pratique d’expédier rapidement et convenablement sa besogne : il s’agissait de saisir tout de suite le fait intéressant, de le dépouiller de la phraséologie incohérente, tout en ménageant la susceptibilité du correspondant par trop prolixe dans la narration d’événements ordinaires et sans importance. L’essentiel, c’était de n’omettre aucun nom, afin de toujours exploiter la sotte vanité des gens qui aiment à faire parler d’eux dans les gazettes, ne serait-ce que pour apprendre au public que monsieur Baptiste a rendu visite à son voisin, ou que madame Baptiste a fait un gros bébé.

On empila devant Paul Mirot, toute la correspondance arrivée du matin. Il prit résolument la première enveloppe qui lui tomba sous la main et l’ouvrit. C’était une jeune fille, à la fine écriture, se plaignant des assiduités compromettantes d’un soupirant un peu mûr. Et elle n’y allait pas par quatre chemins, la petite : elle menaçait cet amoureux persévérant, insensible à toutes les rebuffades, de lui mettre le pied à la bonne place, si le moineau ne se hâtait d’aller chercher fortune ailleurs. Le jeune homme resta perplexe. Publiait-on des choses semblables dans le journal ? Il faudrait soumettre le cas à son chef, quand il aurait terminé le dépouillement de la correspondance. Dans la seconde lettre on faisait l’éloge de Mademoiselle X., l’organiste du village qui, lors d’une petite fête religieuse, avait fait entendre ses sons les plus harmonieux. Le journaliste en herbe se demanda de quels sons le correspondant voulait parler. Un troisième s’étendait sur le récit de la célébration d’un anniversaire de naissance, une fête mémorable en l’honneur d’une jeune fille, où après un souper de première classe, l’ami de la jubilaire, lui avait lu une touchante adresse, accompagnée de cadeaux, tandis que les autres amis présents, lui montraient tout ce qu’ils éprouvaient envers elle. Suivait le compte-rendu d’une réunion intime, non moins mémorable, autour d’un jeune couple récemment uni par les liens du mariage, auquel on souhaitait, entre autres choses, une nombreuse postérité, et, pour assurer la réalisation de ce souhait, on demandait à Dieu de venir en aide aux tendres époux. Puis, c’était une martyre qui racontait son histoire au journal, en y joignant sa photographie ; la martyre de Saint-Origène. D’après le portrait, cette femme paraissait toute jeune et d’assez jolie figure ; elle était grande et mince, avec des yeux troublants d’hystérique. Son mari la soupçonnant d’infidélité, l’enfermait dans la cave quand il s’absentait de sa maison, une cave humide, remplie de rats. Et elle donnait des détails à faire dresser les cheveux.

Découragé, le jeune homme renonça à en apprendre davantage, et il se levait pour aller porter le paquet de correspondances au secrétaire de la rédaction, lorsque son ami Jacques, qui avait un moment de libre, vint à son secours :

— Eh ! bien, ça va les correspondances ?

— Ça ne va pas du tout. Je vais remettre ces papiers à monsieur Pistache et de lui demander de m’employer à autre chose.

— Ah ! non, ne fais pas cette bêtise. Débrouille-toi n’importe comment, mais débrouille-toi… Voyons, qu’est-ce qu’il y a qui t’embarrasse ?

Tout. Toutes ces correspondances que je viens de parcourir : la martyre de Saint-Origène ; ce jeune couple qui ne peut pas faire ses petites affaires tout seul ; cette jubilaire à laquelle on montra je ne sais quoi ; l’organiste qui fait entendre ses sons ; et la jeune fille se plaignant d’un certain moineau.

— Attends un peu, je vais t’apprendre…

Et Jacques Vaillant, après avoir lu ces correspondances, expliqua :

— Mais, mon cher, rien de plus simple. Jette-moi d’abord le moineau et la martyre de Saint-Origène au panier, ils s’entendront très bien ensemble ; couvre d’un trait de plume l’attitude équivoque des amis de la jubilaire ; laisse le jeune couple travailler à sa postérité, puisque le ciel bénit les familles nombreuses ; quant à l’organiste, enlève-lui sa sonorité personnelle et incongrue, pour faire courir ses doigts agiles sur le clavier d’ivoire produisant les sons les plus harmonieux.

Il dépouilla ensuite le reste des correspondances et indiqua à son ami les retouches à faire, entre autres l’annonce du mariage prochain d’un vieux garçon qui voulait, se produire avec une veuve pas farouche ; la nouvelle édifiante d’une paroisse où tout le monde avait pris la tempérance à la suite d’une retraite ; la communication importante du maire de La Rédemption, annonçant au pays que les habitants de par cheux eux avaient fini d’sumer leux pétaques.

Quand l’heure du midi sonna, Paul Mirot avait tant bien que mal accompli sa tâche de la matinée et il alla luncher de bon appétit, étant presque satisfait de lui-même…

À son retour, Blaise Pistache lui dit :

— Maintenant, je vais vous mettre à la traduction des dépêches : un bon journaliste doit savoir tout faire.

Pour traduire convenablement, une langue étrangère, il faut surtout de la pratique. Les traducteurs inexpérimentés s’attachent aux mots plutôt qu’au sens de la phrase, et il en résulte qu’ils embrouillent, tout, et n’y comprennent rien. Paul Mirot ne devait pas faire exception à la règle. Le premier feuillet de dépêche de l’Associated Press, qui lui tomba sous la main, le soumit à une dure épreuve. Il s’agissait de suffragettes arrêtées à Londres charged with conduct likely to create a breach of peace. Il traduisit : chargées avec une conduite…, et s’arrêta, terrifié de ce qu’il allait écrire, puis recommença la traduction.

C’est alors qu’il comprit que les professeurs du collège de Saint-Innocent auraient mieux fait de lui enseigner un peu moins de grec et de latin et plus d’anglais. Mais là, comme dans d’autres maisons d’éducation canadiennes-françaises, on se souciait peu d’enseigner la langue de Shakespeare, indispensable pourtant à tout homme qui veut faire son chemin dans une colonie britannique dont la grande majorité de la population est anglaise. Savoir l’anglais, pour certains esprits étroits et fanatiques, n’est-ce pas pactiser déjà avec l’ennemi ? Savoir l’anglais, n’est-ce pas devenir un peu protestant, même franc-maçon ? D’une heure à trois, il donna une demi colonne de copie, ayant dépensé autant de forces cérébrales qu’il en fallait au secrétaire de la rédaction pour rédiger ses coups de plume, l’espace d’une année entière.

Le journal sous presse, tout le monde respira. Les pipes furent allumées et on se réunit par petits groupes pour causer en attendant que le garçon de l’imprimerie eût apporté le numéro du jour dans lequel chacun était anxieux de relire sa prose.

Jacques Vaillant, après avoir présenté le nouveau confrère à tous ses camarades, prit deux exemplaires du journal, encore tout humide, qu’on venait de distribuer et entraîna rapidement son ami en lui disant à mi voix :

— Filons tout de suite avant que ce chameau de city editor ne remonte de l’imprimerie.

Quand ils furent dans la rue, Paul Mirot lui demanda la raison de cette fuite précipitée et Jacques, tout joyeux de pouvoir disposer de son temps et jouir de sa liberté jusqu’au lendemain, lui répondit :

— C’est vrai, tu ne sais pas ce que cet animal de city editor est embêtant. Chaque jour, après le journal, il distribue les corvées du soir aux reporters. On dirait qu’il n’est satisfait que lorsqu’il y en a pour tout le monde, je crois qu’il en inventerait au besoin. Ce sont des assemblées de conseils municipaux de banlieue, des réunions de clubs politiques, des séances de commissions de toutes sortes siégeant le soir, des associations de bouchers, d’épiciers se réunissant pour parler cochon ou fromage, des concerts de charité, où le journal doit être représenté sous peine d’encourir la disgrâce d’un tas d’abrutis rasant quelquefois jusqu’à minuit le pauvre reporter obligé, le lendemain, de faire l’éloge de celui-ci et de celui-là, qui n’ont rien dit de nouveau ni d’intéressant. Le plus souvent possible, je me trotte avant la distribution, excepté le lundi, jour où on nous gratifie de billets de théâtre. Je sais que le nommé Jean-Baptiste Latrimouille m’en garde une sourde rancune, qu’il essaiera d’épancher à la première occasion. Mais je m’en moque.

Un drôle de nom, tout de même, que celui de Latrimouille.

— Si le nom est drôle, le personnage ne l’est pas. Pour le moment, tu n’as rien à faire avec lui.

Et il fredonna :


Ton sort est le plus beau,
Le plus digne d’envie.

— Au fait, tu n’es pas une Enfant de Marie, mais cet air de cantique me revient à chaque printemps, avec l’obsession du parfum des lilas que nous respirions en rôdant autour du couvent de Saint-Innocent, si près du collège où nous avons fait nos humanités.

— Quel homme est-ce, au fond, que ce Jean-Baptiste Latrimouille ?

— Ce n’est pas un homme, c’est une machine. Car, ce que j’appelle un homme, moi, c’est un être qui pense, qui raisonne, qui est susceptible de prendre une résolution tout seul, qui ne marche pas seulement quand on lui dit de marcher. Or, notre charmant city editor est tout le contraire de cela. Il est, du reste, the right man in the right place, pour employer l’expression d’une plantureuse écossaise très éprise de la vigueur athlétique de son amoureux, l’un des vainqueurs du championnat de base-ball, de la dernière saison. L’administration du journal lui indique la ligne de conduite à suivre, s’en fait son exécuteur des hautes œuvres quand il s’agit de faire tomber des têtes parmi le personnel de la rédaction, et dégage sa responsabilité de toutes les erreurs et sottises qui s’impriment dans le Populiste, en les mettant sur le compte de cet instrument docile, incapable de regimber. On lui ordonne de faire une chose, il la fait, et si ça tourne mal, on l’accuse d’abus de confiance, d’imbécilité, et, au besoin, de tous les crimes d’Israël. Il accepte tout, courbe la tête ; il s’accuserait lui-même, si cela était nécessaire. Ses maîtres auraient honte de traiter de braves garçons instruits, intelligents, comme il les traite ; mais Latrimouille n’a aucun respect pour l’intelligence et l’instruction, en étant dépourvu lui-même, et ne s’en portant pas plus mal. La supériorité pour lui, c’est le droit de commander : il se croit supérieur à toi, à moi, à tous les autres qui, sur son ordre, courent à droite et à gauche, vont à la recherche de la sensation du jour, dans la crainte d’être scoupés. C’est un esclave né, commandant à d’autres esclaves que la nécessité fait plier sous le joug. Bref, je le crois irresponsable de ses actes et je n’éprouve pour lui aucun sentiment de rancune, pas plus que j’en éprouverais pour une machine automatique qui m’aurait pincé les doigts.

— C’est donc pour me réduire à ce pénible esclavage que tu m’as conseillé de faire du journalisme ?

— Mais, non ! mais, non ! Tu n’y entends rien encore. Avec de la souplesse et un peu de philosophie on s’arrange assez bien dans cette galère. J’admets que l’apprentissage du métier comporte une infinité de petites misères. Mais, nous sommes jeunes, nous avancerons. Quand le moment sera venu, nous quitterons le Populiste, et avec l’aide de mon père, qui deviendra ministre un de ces jours, nous fonderons un journal où il nous sera loisible d’écrire ce qu’il nous plaira, un journal sérieux, indépendant, qui ne sera pas une feuille de chou comme celui auquel nous avons l’honneur de collaborer. Je ne voulais pas te faire part de ce projet maintenant, mais puisque tu m’accuses de t’avoir entraîné dans un guet-apens, il faut bien que je te le dise : je ne t’ai fait venir à Montréal que pour cela, afin de t’associer, quand tu auras acquis l’expérience nécessaire, à mon entreprise, dont le succès est assuré d’avance.

— Et si tu te trompais, si tu te faisais illusion ?

— Impossible ! Le public instruit, éclairé, commence à en avoir assez de ces journaux qui ne sont en réalité que des feuilles de réclame et d’annonces, des recueils d’histoires à dormir debout et d’opinions qui, à de rares exceptions près, ne sont pas celles du journal. Il ne s’agit que de saisir l’occasion opportune pour tirer parti de la situation déplorable dans laquelle se trouve placée la presse canadienne, au point, de vue de l’avancement de nos compatriotes.

Tout en causant les deux amis étaient arrivés à la maison meublée de la rue Dorchester, où Paul Mirot avait élu domicile. Jacques Vaillant voulut voir l’installation de son nouveau confrère et monta chez lui. Ce n’était pas riche, pas joli, mais en attendant mieux il fallait se contenter de cette chambre assez mal éclairée par son unique fenêtre donnant sur la cour, avec un tapis usé et des fauteuils éreintés, portant l’empreinte de postérieurs gros et petits, masculins et féminins qui s’y étaient frottés aux heures de lassitude et d’abandon, depuis dix ans, vingt ans peut-être, qu’ils étaient sortis flambant neufs de chez le marchand de meubles.

L’inspection de la chambre terminée, Jacques Vaillant fit à Paul Mirot le portrait de leurs camarades, de leurs égaux du personnel de la rédaction. C’étaient tous de bons garçons, dont quelques-uns un peu maniaques, abrutis, par de nombreuses années d’un travail en quelque sorte mécanique et peu rémunérateur. Un seul ne lui plaisait guère, avec son allure de moine défroqué, ses manières de bigote sur le retour, sa façon de se voiler la face ou de se retirer à l’écart quand on racontait, après le journal, des histoires un peu lestes, ou que quelqu’un émettait une opinion pas tout-à-fait orthodoxe. Il était, en outre, peu soigneux de sa personne, ne se lavait jamais les dents et portait une chevelure que le peigne n’avait pu déflorer. Il ne fumait pas, ne buvait que de l’eau claire et baissait pudiquement les yeux si une femme se trouvait sur son passage. De mémoire de journaliste, on ne l’avait jamais entendu rire ni plaisanter, il n’ouvrait la bouche que pour flétrir l’impiété et les mœurs déplorables de son époque. C’était à lui qu’on avait confié la rédaction des nouvelles édifiantes, et il s’acquittait de cette tâche en homme convaincu que sa véritable patrie n’est pas de ce monde. Il s’appelait Pierre Ledoux, mais les reporters du Populiste l’avaient surnommé La Pucelle, et entre camarades, on ne le désignait jamais autrement. Il était, du reste, souverainement détesté ; car, on le soupçonnait de dénoncer, en secret, aussitôt qu’il en avait l’occasion, ceux de ses confrères dont la conduite portait ombrage à sa vertu ou qui, par leurs propos, affichaient des principes dangereux, parce que progressistes et contraires au maintien des vieilles traditions.

Luc Daunais, le reporter chargé du service de la police, lui, était un maniaque des plus amusants. Pour avoir, trop longtemps, vu le défilé des prisonniers, enchaînés les uns aux autres, que l’on amène comparaître chaque jour devant les magistrats ayant à punir les délits dont se rendent coupables les rôdeurs nocturnes, les ivrognes et les prostituées, il enchaînait tout sur lui. Il portait neuf chaînes accrochées à son gilet et à son pantalon. À part sa chaîne de montre et la chaîne de son lorgnon, il avait une chaîne à son cure-dents, une chaîne à son porte-cigare, une chaîne à sa boîte d’allumettes, une chaîne à son canif, une chaîne à ses clefs, une chaîne à son porte-monnaie et une chaîne à son étui à chapelet. Cette idée lui était venue tout-à-coup, comme une inspiration, et il s’en glorifiait hautement. D’abord, par ce moyen, impossible de perdre quelque chose ; ensuite, ces chaînes, quand il ouvrait son veston en public, donnaient à ceux qui ne le connaissaient pas une haute idée de sa personne : on le prenait pour un caissier de banque ou un parfait notaire ayant la garde de nombreux trésors. Celui-là ne savait faire autre chose que la chronique des tribunaux de police. Tous les policemen le connaissaient, les tourne-clefs de la geôle étaient devenus ses amis, il était le confident des plus fameux détectives. Au besoin, il savait leur être utile en leur fournissant des renseignements. Il accompagnait même, à ses heures de loisirs, les braves agents à la poursuite d’un dangereux malfaiteur, ou allant tout simplement opérer une rafle chez Maud, Rosa ou Mary, tenancières de maisons d’amour. C’était le mieux payé de tous les reporters, à cause de sa précieuse expérience des bas-fonds de la société.

Le traducteur attitré des dépêches, Louis Burelle, avait une autre manie : celle d’emprunter vingt-cinq sous à tout le monde qu’il rencontrait. Il était toujours cassé, c’est-à-dire que du lundi au samedi, jour de la paye, il n’avait jamais d’argent. Le samedi et le dimanche, il faisait la noce, payait volontiers des dîners et des traites à ses camarades, mais ne remboursait jamais les vingt-cinq sous qu’on lui avait prêtés. Et, il y avait encore le reporter de l’hôtel de ville, un résigné, un modeste qui, soit par timidité ou malchance, était toujours resté dans la médiocre situation qu’il occupait au journal, depuis quinze ans. Il se nommait Modeste Leblanc, et ce nom de Modeste, convenait bien à sa modestie. Cependant, il n’avait pas été aussi modeste avec son épouse, car il supportait péniblement le poids d’une famille de treize enfants. Ce brave garçon était un érudit, un penseur, il avait des idées, une plume alerte pour les exprimer. Au début, il écrivit quelques articles sous sa signature, des articles fort intéressants. La direction du journal s’alarma, il devenait un homme dangereux en sortant de son rôle de machine. On lui fit des observations injustes, des reproches immérités. Il aurait pu prendre son chapeau et s’en aller ; mais, il songea à sa femme, à ses petits qui pourraient souffrir de sa révolte orgueilleuse, et dans l’incertitude où il était de pouvoir trouver un emploi immédiat ailleurs, il s’oublia, s’effaça dans l’impersonnalité de la rédaction du Populiste. Quant au reporter du sport, André Pichette, c’était un bon diable, très serviable, d’une force peu commune. Pour se mettre, bien avec lui, on n’avait qu’à admirer le développement prodigieux de sa poitrine, à double ossature, comme il le prétendait, semblable à une coque de navire blindé ; ou bien avoir l’air de redouter la puissance de son poing mortel, capable d’assommer un bœuf d’un seul coup. Il jouissait de la plus grande liberté au journal, où il n’apparaissait que le matin quand il était en ville, passant le reste de son temps aux courses de Blue Bonnets ou du parc Delorimier, au terrain des Shamrocks ou des Montréal, aux régates organisées par les associations de canotage, l’hiver, suivant les matchs de hockey, les clubs de raquettes. D’Antoine Débouté, le reporter du Palais, il y avait peu de chose à dire : c’était un esprit juridique dans un corps sujet à la dysenterie, quand on voulait lui imposer un surcroît de travail. Les quelques autres jeunes reporters qui complétaient le personnel de la rédaction, ne faisaient souvent qu’y passer ; c’étaient presque toujours des étudiants que l’on rétribuait à peine. Les uns disparaissaient d’eux-mêmes, ayant découvert quelque moyen plus avantageux de se procurer de la monnaie de poche, les autres étaient congédiés au bout d’une semaine ou deux, pour être arrivés trop tard le matin, pour un oui, pour un non, et remplacés au petit bonheur par le premier qui se présentait.

Jacques Vaillant, après avoir passé en revue tous ses camarades du Populiste, eut une pensée d’indulgente philosophie, qu’il exprima en ces termes :

— Que veux-tu, mon pauvre vieux, il paraît qu’il faut toutes sortes d’individus pour faire un monde, et dans tous les milieux on rencontre des types dégoûtants et des braves cœurs.

Son ami parti, seul dans sa chambre, envahie peu à peu par l’ombre qui descendait sur la ville, sa chambre sans luxe, au tapis usé, aux fauteuils éreintés, Paul Mirot sentit une immense tristesse lui étreindre le cœur et le cerveau. Il n’y avait rien dans cette pièce, horriblement banale, pour mettre un peu de gaieté dans son esprit, rien pour le consoler dans sa solitude, personne non plus à qui parler. Il éprouvait la lassitude amère d’un jour de labeur stérile, et il se demandait avec angoisse s’il en serait ainsi le lendemain et les jours suivants. À cette heure, il regrettait sincèrement sa chambrette chez l’oncle Batèche, et il se disait qu’il aurait peut-être mieux fait de retourner vivre à Mamelmont, comme le lui avait conseillé Marcel Lebon.

Les bruits de la rue, auxquels il n’était pas habitué prolongèrent les heures de veille solitaire, et ce n’est que tard dans la nuit qu’il s’endormit, accablé de fatigue.