Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 9-34).


i

AUX CHAMPS.




Parce qu’il était le plus intelligent de la classe, qu’il avait une jolie voix et que c’était un élégant petit homme, à chaque examen, l’institutrice du quatrième arrondissement, de la paroisse Mamelmont, lui faisait lire l’adresse de bienvenue à monsieur le curé et aux commissaires d’écoles. Cela ne lui plaisait guère, à cause des profondes révérences qu’il fallait faire au commencement et à la fin. Déjà, dans son âme d’enfant, il sentait l’humiliation des courbettes, pour la dignité humaine. Mais l’institutrice était si gentille avec lui, elle avait une façon de lui caresser la joue qui lui eut fait faire bien d’autres choses. Signes précoces, chez l’enfant, indiquant que plus tard l’homme joindrait à l’amour de l’indépendance, le culte de la beauté.

À douze ans, Paul Mirot aimait mademoiselle Georgette Jobin, l’institutrice. Il l’aimait parce qu’elle avait de grands yeux noirs et la peau blanche, la taille souple et le geste gracieux, bref, parce que c’était une belle fille. Il est vrai qu’elle était bonne pour lui, qu’elle le traitait en favori, parce que l’admiration de cet enfant pour sa beauté, la touchait comme un hommage sincère, sans l’ombre d’une mauvaise pensée. Souvent elle le gardait après la classe, l’amenait chez-elle, le prenait sur ses genoux et le faisait causer. Le petit homme appuyait sa tête blonde sur cette poitrine aux contours provocants, respirait avec délices le parfum de cette chair de femme et tâchait de dire des choses jolies pour qu’on lui permît de rester plus longtemps, comme cela, à la même place. Et c’était toujours avec peine qu’il voyait approcher le moment où sa grande amie le remettait debout en lui disant : « Maintenant, mon petit, file vite, on pourrait être inquiet chez-vous. » Elle lui donnait un bon baiser de ses lèvres chaudes et il s’en allait avec l’impression de cette caresse, qui durait jusqu’au lendemain.

Cet amour était toute sa vie, du reste, car chez l’oncle Batèche, qui l’avait recueilli orphelin, à quatre ans, l’existence n’était pas gaie. L’oncle n’était pas méchant, mais il avait ses opinions, des opinions que lui seul comprenait et qu’il s’efforcait d’imposer, chez-lui, pour se venger des rebuffades essuyées au conseil municipal de la paroisse, dont il était l’un des plus beaux ornements. À cet enfant de douze ans, il voulait inculquer des principes sévères de vertu chrétienne en même temps que le goût de la culture de la betterave, dont il aurait fait la grande industrie du pays, si on avait voulu l’écouter au conseil. Paul préférait les amusements de son âge, à ces discours sans suite ; mais, il lui était impossible de s’échapper avant l’heure où le bonhomme partait pour son champ, ou bien s’en allait autre part. La tante Zoé ne valait guère mieux, comme intelligence, cependant, elle avait plus de bonté de cœur. À sa façon, elle aimait bien le petit qui lui était arrivé tout fait, elle qui n’avait jamais pu rien concevoir, pas plus physiquement que moralement. Quand il était sage, elle lui donnait un morceau de sucre, et la fessée s’il avait sali sa culotte en jouant avec ses camarades d’école.

Tout de même, le ménage Batèche avait une certaine considération pour le neveu, à qui les parents avaient laissé une ferme en mourant, et trois mille dollars d’argent prêté destiné, d’après le testament, aux soins de son enfance et à son éducation. En recueillant l’orphelin, l’oncle avait été chargé de l’administration de ses biens. Il les administrait le plus honnêtement possible, tout en s’appropriant la presque totalité des revenus de la ferme, en compensation de sa mise en valeur. Il y avait aussi la dîme au curé, les taxes municipales, la rente du seigneur à payer. L’argent file si vite.

Un jour Paul confia à sa tante un gros secret : il voulait épouser l’institutrice. La brave femme s’en boucha les oreilles : « C’était-y-possible, à son âge ! » Elle se promit de l’envoyer à confesse au plus tôt et ne dit rien. L’enfant, prenant ce silence pour une approbation, crut son projet de mariage parfaitement réalisable, et, déjà, presque réalisé. Ce fut une joie innocente et profonde.

Hélas ! au moment où il croyait que ce beau rêve de toujours rester, désormais, dans les bras de sa bien-aimée, allait s’accomplir, il fit la découverte d’une chose affreuse : l’institutrice avait un amoureux, un grand. Il le connaissait bien, c’était Pierre Bluteau, le beau Pierre, comme on l’appelait. Il avait la spécialité des institutrices, ayant fait la cour à toutes celles qui étaient passées par l’école. Il avait même été la cause d’un scandale dont on s’abstenait de parler devant les enfants. Quand il passait sur la route, à la tombée de la nuit, plus d’une honnête femme de cultivateur se disait : « Ben sûr qu’y s’en va voir la maîtresse. » Et l’on goûtait, dans cette expression, toute la saveur perverse d’une mauvaise pensée. On s’en confessait pour faire ses Pâques. Il savait tout cela, le petit Mirot, sans trop comprendre de quoi il s’agissait.

Mais c’en était assez pour lui faire pressentir le danger que courait sa séduisante amie. Il aurait voulu la défendre contre ce danger en défendant en même temps son amour. Mais comment faire ? Il ne savait pas. Ce qu’il avait sur le cœur, il ne savait pas, non plus, comment l’exprimer. D’ailleurs, depuis quelque temps, l’institutrice le négligeait beaucoup. Il n’allait plus chez-elle après la classe et il ne pouvait lui parler que devant ses petits camarades. Un soir, il voulut la suivre, comme autrefois, elle le renvoya brusquement.

Il en fut malade huit jours.

Quand il revint à l’école, l’institutrice parut à peine avoir remarqué son absence et s’informa distraitement de sa santé. Il en fut profondément blessé, et à partir de ce jour il se livra, avec acharnement au jeu, pendant les récréations. Ses camarades ne lui plaisaient guère, pourtant. Ils étaient, pour la plupart, malpropres, d’une brutalité révoltante et d’intelligence médiocre. Tous le haïssaient, du reste, parce qu’il était aimé de l’institutrice. Il ne se passait pas de jour sans que l’un d’entre eux ne fit un mauvais coup. Tous étaient menteurs, sournois, cherchaient à mettre leurs fautes sur le dos d’autrui, maltraitaient les faibles : une vraie humanité en raccourci. Un jour que le petit Dumas, le plus fort de l’école et le plus redouté, voulut jeter dans la boue un de ses compagnons, enfant chétif et déguenillé, parce qu’il refusait de porter son sac, au retour, après la classe. Paul Mirot prit la défense de l’opprimé et fut battu. Le lendemain, le vaincu de la veille arriva à l’école tenant un bâton dont le bout était armé d’une pointe de fer menaçante. Comme il s’y attendait, tous ses camarades se moquèrent, de lui, et le petit Dumas, voulant prouver une seconde fois sa vaillance, s’avança, arrogant, pour lui arracher son bâton.

Paul lui dit :

— Si tu approches, je pique !

Le groupe qui entourait les deux adversaires cria en chœur :

Poigne-lé !… Poigne-lé !…

Mais Paul évita l’élan de son ennemi, fit, un bond de côté et lui planta la pointe de fer dans le fessier. Ce dernier poussa un cri de douleur et se sauva à toutes jambes. Aussitôt, revirement complet, et les spectateurs de crier :

Pique !… Pique !…

Paul Mirot, en souvenir de son exploit, fut surnommé Pique, par tous les gamins de l’école.

Le petit Dumas, comme tous les tyrans, était lâche au fond. La crainte de nouvelles piqûres lui fit, changer complètement d’attitude envers son ennemi, dont il s’efforça de calmer le ressentiment. Il commença par se montrer complaisant, empressé, puis servile auprès de lui. C’est ainsi qu’un jour, croyant l’amuser, il lui montra au-dessous d’une armoire fixée à la cloison séparant la salle d’études de l’appartement de l’institutrice, un nœud qu’il enlevait pour observer par le trou tout ce qui se passait dans la pièce à côté. Il ne put lui expliquer ce qu’il avait vu par là, quand l’institutrice abandonnait sa classe pour aller y rejoindre son ameureux, mais c’était ben drôle. Paul ne put résister à l’envie de savoir et regarda par le trou. Ce qu’il vit, il ne le dit jamais. On entendit un cri étouffé dans la gorge, et il s’affaissa inanimé. On le releva, on le porta à son pupitre et il ouvrit les yeux, étonné de se voir entouré de ses petits camarades. L’institutrice, revenue dans la classe, une demi heure plus tard, quelque peu décoiffée et les joues en feu, ne vit rien, ne comprit rien quand on lui apprit que le petit Mirot avait eu une faiblesse, et sans interroger l’enfant, se contenta de le faire conduire chez l’oncle Batèche.

Le lendemain, Paul n’osait lever les yeux sur l’institutrice. À chaque fois qu’elle l’interrogeait, il répondait sans la regarder. Aux heures de récréation, il se tint à l’écart. Il fut triste toute la journée. Mademoiselle Jobin finit par remarquer l’attitude morose de l’enfant et, après la classe, voulut le retenir pour le faire parler ; mais, comme elle lui caressait la joue, de sa jolie main de belle fille, il rougit, se rejeta en arrière et avant qu’elle eût eu le temps de se remettre de sa surprise, il se sauva par la porte ouverte.

Les jours suivants, elle essaya de pénétrer le mystère de cette âme enfantine, mais Paul se dérobait à ses questions comme à ses caresses. L’examen approchait, il fallait pourtant l’amadouer. C’était son meilleur élève et le seul capable de lire convenablement l’adresse au curé et aux commissaires d’écoles.

Maintenant qu’elle avait perdu tout son empire sur lui, comment ferait-elle pour l’amener à accomplir un acte qu’il exécutait toujours avec répugnance ? Comme elle s’y attendait, le petit homme refusa de lire l’adresse au prochain examen. Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion possibles, l’institutrice se rendit chez l’oncle Batèche, qui était absent. Elle fut reçue par la tante Zoé et lui exposa la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait.

La bonne femme en fut consternée. Elle appela Paul, qui s’était sauvé furtivement dans sa chambre, à l’arrivée de mademoiselle Jobin. Il s’avança, tout penaud, et, tout à coup, fondant en larmes, il vint se jeter dans les bras de sa tante.

Tante Zoé parvint à le calmer en le gardant sur ses genoux. Elle lui demanda :

— Pourquoi que t’aimes pas ta maîtresse asteur ? Y paraît que tu y as fait de la peine.

L’institutrice ajouta :

— Est-ce bien vrai que tu ne m’aimes plus ?

L’enfant resta muet.

La tante reprit :

— Pauvre p’tit ! les chats y’ont mangé la langue.

Paul se serra davantage sur la poitrine plate de sa mère d’adoption et demeura silencieux.

L’institutrice voulut s’approcher ; mais Paul s’écria, frémissant de tout son être :

— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !

Quand mademoiselle Jobin fut partie, tante Zoé promit à son neveu un gros morceau de sucre du pays, dont il était friand, s’il voulait lui dire ce qu’il avait contre sa maîtresse. Outrée de son mutisme obstiné, elle le menaça ensuite de la colère de l’oncle Batèche, qui était terrible avec les petits. Promesses et menaces furent inutiles, Paul garda son secret.

Enfin, le grand jour de l’examen arriva.

L’école avait un air de fête ce matin-là : le perron avait été balayé avec soin et les vitres des fenêtres, lavées de la veille, brillaient au soleil. Dès huit heures, petits garçons et petites filles en habits des dimanches, débarbouillés et peignés comme pour aller à la messe, arrivèrent par le chemin poussiéreux et, avant d’entrer, essuyèrent leurs bottines neuves, les uns avec leurs mouchoirs, les autres, plus policés, sur l’herbe bordant la route. Paul Mirot, le dernier venu, fit mine de passer tout droit, hésita un instant en apercevant l’institutrice dans la porte de l’école, qui le regardait. Comme si elle eut deviné la cause de son hésitation, mademoiselle Jobin rentra et l’enfant, soudain résolu, alla rejoindre ses camarades. Parce que l’oncle Batèche lui avait donné le poulain de la jument breune, et la tante Zoé promis de l’emmener en bateau à Sainte-Anne de Beaupré, il avait consenti à lire l’adresse au curé et aux commissaires d’écoles, adresse qu’il savait comme sa prière ; car c’était toujours la même formule servant depuis des années à toutes les institutrices à qui on avait confié l’école. L’auteur du petit chef-d’œuvre était un vieil instituteur, qui avait autrefois porté la soutane. On le disait très pieux, on le vénérait pour sa réputation de sainteté, et changer un mot de sa composition, pour ces âmes simples, paraissait sacrilège. Par mesure de prudence, cependant, l’institutrice fit relire deux fois la fameuse adresse à Paul, devant une rangée de chaises, en face de la table portant les prix destinés aux élèves. Ces chaises, la plus belle, celle du milieu, représentait monsieur le curé qui, tantôt, viendrait s’y asseoir, les autres, les commissaires et le secrétaire de la commission scolaire, le jeune notaire du village, devant lequel toutes les institutrices de la paroisse se pâmaient parce qu’il était galant, joli garçon, et qu’il soufflait les réponses aux élèves embarrassés, à seule fin d’obliger ses admiratrices.

Tout était prêt. Mademoiselle Jobin fit ses dernières recommandations à ses élèves. L’horloge, accrochée au mur blanchi à la chaux, sonna neuf heures. Un roulement de voitures se fit entendre sur la route : c’était le curé et sa suite qui arrivaient.

L’institutrice avait mis sa plus belle robe et elle était vraiment séduisante avec ses grands yeux noirs et son teint pâle, la taille cambrée dans son corset, quand elle alla recevoir, sur le seuil, les représentants de l’autorité religieuse et civile. Paul, au premier rang, l’adresse roulée dans ses deux mains, la reluqua en dessous, et de la voir si gracieuse pour les autres, maintenant qu’elle le traitait avec indifférence, il se sentit bien malheureux. Tous les élèves de la classe étaient debout, lui, restait assis. Concentré en lui-même, il ne voyait pas monsieur le curé passer, majestueux, devant les rangs de la petite armée écolière au complet. Quand tout le monde fut en place, mademoiselle Jobin dut le secouer par l’épaule pour lui faire comprendre qu’il était temps de lire l’adresse ornée de rubans roses, recopiée sur une large feuille parchemin.

Paul se leva, comme poussé par un ressort, fit quelques pas en avant, hésita, puis, s’inclinant, dit : « Très digne Pasteur, messieurs les commissaires… »

Que se passa-t-il, ce moment, dans l’âme du petit homme ?

L’adresse aux rubans roses roula sur le plancher, et Paul Mirot se sauva avant qu’on eût songé à l’arrêter.

Tout le jour, le pauvre orphelin, redoutant la colère de l’oncle Batèche, peut-être davantage les reproches de tante Zoé, erra dans les champs, se cachant derrière les buissons s’il voyait approcher quelqu’un de suspect. On devait tout savoir à la maison, on était assurément à sa recherche, et il frissonnait de terreur à la pensée d’avoir à expliquer son étrange conduite. Il sentait qu’il avait eu raison de faire ce qu’il avait fait ; mais, comment le démontrer aux autres ? Il se rappelait qu’au catéchisme, l’année de sa première communion, le jeune vicaire préparant les enfants de la paroisse à ce grand événement, lui avait prédit qu’il ne ferait jamais rien de bon. Et à propos de quoi ? Parce qu’il n’avait pas bien répondu à une question sur l’enfer. Il redoutait de s’entendre répéter la même chose, beaucoup plus que la perspective d’une correction.

Cet acte d’insubordination avait causé une énorme scandale à l’école. Monsieur le curé en profita pour démontrer, en un petit discours d’une demi heure, le danger des caractères orgueilleux et l’avantage qu’il y a pour un bon chrétien de pratiquer l’humilité et l’obéissance. Sa voix prenante et son geste onctueux firent verser quelques larmes aux commissaires, et ses anathèmes épouvantèrent les petits enfants. Quant à l’institutrice, comme elle le disait elle-même, elle n’aimait pas à se faire de bile. Et aussitôt revenue de son ahurissement, elle profita de l’attention religieuse que l’on portait aux paroles de monsieur le curé, pour s’attirer les bonnes grâces du jeune notaire en le fascinant de ses grands yeux prometteurs. Tout alla bien, du reste, le scandale causé par la révolte de Paul Mirot, suivi du discours du curé, ayant abrégé l’examen. Quelques pages de lecture, un peu de catéchisme, quelques règles simples sur le tableau, la distribution des prix et ce fut tout.

Les examinateurs partis, mademoiselle Jobin renvoya ses élèves, en vacances, sans juger à propos de leur faire la moindre, recommandation — son beau Pierre n’était pas loin.

Écoliers et écolières s’en allèrent joyeux, riant, se culbutant, pressés d’aller raconter ce que leur camarade, le petit Mirot, avait fait. Des voisins charitables, aussitôt mis au courant de l’aventure, s’empressèrent de prévenir le tuteur du vaurien, et sa vertueuse épouse.

L’oncle Batèche jura, en apprenant la nouvelle, tandis que la tante Zoé, au comble de la désolation, ne savait que répéter : « Mon doux Jésus, miséricorde ! ». Le premier mouvement de colère passé, le brave homme réfléchit qu’il ne fallait pas, pour sa réputation et dans l’intérêt de sa bourse, abandonner l’orphelin, et il se mit à la recherche du petit. Il chercha dans l’écurie, la grange, le hangar, dans tous les coins où il soupçonnait qu’il aurait pu se cacher, puis, parcourut les champs et les bois du voisinage, appelant Paul en vain. La nuit venait quand il rentra à la maison et la tante Zoé se lamenta comme une femme en couches en apprenant, que le petit était introuvable.

Las d’errer au hasard, arrivé sur le bord d’un ravin profond, une coulée, comme on disait à Mamelmont, l’enfant fugitif s’était glissé sous un buisson formé de cerisiers enchevêtrés de vignes sauvages, et jugeant, la retraite sûre, il s’y était endormi profondément. Quand il s’éveilla, il faisait nuit. Torturé par la faim et frissonnant de frayeur, il n’eut plus qu’une pensée : retourner bien vite à la maison. Malgré l’ombre qui s’étendait sur les champs silencieux, il n’eut pas de difficulté à retrouver la route qui allait d’un bout à l’autre de la ferme, et après un quart d’heure d’une course à perdre haleine, il arrivait, tout essoufflé, au seuil de la demeure de son oncle. Il entendit parler dans la cuisine où l’on remuait de la vaisselle et s’arrêta pour écouter la conversation. L’oncle Batèche disait :

— Y’a un boute pour le laisser varnailler. J’veux pas qu’y fasse un bon à rien. On va l’renfarmer.

Évous ?

— C’est ben simple, batèche ! y faut qu’y s’instruise, comme dirait son défunt père ; on va l’mette au collège de Saint-Innocent, là y sauront ben l’dompter.

Paul ne savait pas au juste ce que c’était qu’un collège ; mais il aimait l’étude, il voulait s’instruire, la résolution prise par son tuteur, le laissa parfaitement indifférent, dans l’état de détresse où il se trouvait. La perspective de jeûner jusqu’au lendemain et de coucher dehors, le préoccupait uniquement à cette minute solennelle du retour au bercail. Sans en entendre davantage, il pénétra dans la pièce où l’oncle et la tante mangeaient sans appétit leur bol de pain trempé dans du lait, le miton, le mot favori des vieux époux. On ne lui dit rien. La tante le fit asseoir à sa place habituelle où, les yeux en même temps humides de chagrin et de satisfaction, il mangea comme un petit crevé. Puis, il s’endormit sur le bord de la table et la tante Zoé le prit dans ses bras pour le bercer.

Ce retour au foyer, par une belle nuit de fin de juin, pleine d’étoiles, Paul Mirot ne devait jamais l’oublier. Plus tard, lorsque devenu homme, il apprendrait à ses dépens combien il est difficile de faire triompher des opinions qui ne sont pas celles de tout le monde, tout en gagnant son pain quotidien, toujours lui reviendrait à l’esprit cette escapade d’enfant obéissant à l’instinct de liberté, le souvenir de son isolement pitoyable, de la faim qui lui tortura les entrailles, du grand calme de la nature en face de son désespoir, de sa course dans la nuit vers la petite lumière, là-bas, sur cette terre féconde et humide de rosée à laquelle l’oncle Batèche ne demandait qu’une forte production de betteraves, tout en cultivant autre chose.

Il ne devait pas oublier, non plus, cet orphelin privé dès l’âge le plus tendre des soins maternels, la pitié passagère de tante Zoé, pour sa détresse, et son réveil dans les bras de cette femme, dont la maigreur paraissait se gonfler quelque peu, s’animer enfin, au contact de la tête blonde de l’enfant qui reposait sur son ingrate poitrine.

Ce souvenir devait l’empêcher, plus tard, de maudire son semblable, injuste et méchant à son égard, en lui faisant comprendre que chez tout être humain réside une bonté native et secrète étouffée souvent par l’ignorance, le préjugé, le fanatisme de certaine éducation, l’intérêt mesquin et rapace, et qu’il ne s’agirait que de réformer l’état social, d’éclairer les hommes pour les rendre meilleurs.

Les jours qui suivirent se passèrent sans incident remarquable pour Paul Mirot. L’oncle et la tante Batèche le laissèrent jouer et courir à sa guise dans les champs. Le poulain de la jument breune ne lui fut pas enlevé. Jusque vers le mois de septembre, il ne fut question de rien. À cette époque son tuteur fit un petit voyage à Saint-Innocent, chef-lieu du comté de Bellemarie, où s’élevait, à côté de l’église, l’imposant édifice du collège.

Quelques semaines plus tard, conduit par l’oncle Batèche, le petit orphelin faisait de bonne grâce son entrée au collège.

Au collège comme à l’école, Paul Mirot fut un très brillant élève, et c’est à son application à l’étude, à sa facilité d’apprendre et de résoudre les problèmes les plus abstraits, qu’il dut de ne pas être renvoyé, vingt fois plutôt qu’une, chez son tuteur, pour avoir manqué d’obéissance. Malgré la règle sévère de la maison, ses professeurs le surprenaient souvent, caché dans quelque coin, lisant des livres défendus que lui apportait secrètement Jacques Vaillant, un camarade roublard, fils du député Vaillant, ou bien, dissimulé derrière les bosquets, au fond de la cour du collège, regardant l’herbe pousser et les oiseaux voltiger sur les branches. Selon la saison, il choisissait ses sujets d’études, durant les heures consacrées aux pieuses méditations.

Ses professeurs, de même que le vicaire qui l’avait préparé à faire sa première communion, lui prédirent qu’il ne ferait jamais rien de bon.

À vingt ans, il avait terminé ses études et revenait prendre place au foyer de ses parents d’adoption. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien. Au collège de Saint-Innocent on ne s’occupait que de diriger ceux qui avaient la vocation religieuse. L’oncle Batèche voulut qu’il se fît curé pour goûter le suprême bonheur d’aller finir ses jours dans un presbytère, dont la bonne tante Zoé serait la ménagère. C’était, disait-il à son neveu, le meilleur méquier, pas de mauvaises récoltes, ben logé, ben nourri, tout à soi en ce monde et le ciel dans l’autre », Paul Mirot ne mordait pas à l’amorce. Alors, l’oncle lui proposa la culture de la betterave en grand, il y avait une fortune à faire. Ah ! si le conseil municipal de Mamelmont avait voulu adopter son plan ! Les avocats aussi gagnaient pas mal d’argent, et les médecins qui vendaient trente sous une petite boîte de pilules ou un emplâtre, ne se mouchaient pas avec des quarquiers de terrine.

Le jeune homme évitait toute discussion et passait son temps à lire ou à se promener dans la campagne. Sa chambre était encombrée de livres qu’il avait rapportés d’un voyage à Montréal, et l’oncle Batèche ne comprenait pas l’on puisse dépenser tant d’argent pour du papier et s’amuser à lire un tas de menteries. Cependant, il n’osait pas crier trop fort, son pupille arrivait à sa majorité, et il lui faudrait rendre ses comptes qui étaient pas mal embrouillés.

Vint l’automne et Paul se prit d’une grande passion pour la chasse. Il partait le matin, le fusil sur l’épaule, quelques tartines de pain dans son sac, et ne rentrait que le soir, harassé de fatigue, quelquefois bredouille, mais rapportant souvent deux ou trois perdrix, un lièvre ou quelques écureuils.

Par un beau soir du mois de novembre, alors que la pourpre crépusculaire teignait de rougeoyante couleur les branches dénudées et le tapis de feuilles mortes, au bord d’une clairière le jeune homme aperçut une perdrix qui roucoulait sur un tronc d’arbre à demi renversé. Épauler, ruser et faire feu fut pour lui l’affaire d’une seconde. Quelques morceaux d’écorce volèrent, et à travers la fumée de la poudre, le chasseur vit l’oiseau blessé prendre son vol pour aller s’abattre à deux cents pas, dans un chaume doré, sur la lisière du bois. Heureux de son exploit, il courut vers sa victime agonisante. Il se baissa pour la saisir, mais battant des ailes la perdrix lui échappa en lui laissant des plumes sanglantes aux doigts, et, s’élevant péniblement de quelques pieds au-dessus du sol, alla retomber un peu plus loin. Le soleil était disparu derrière la montagne, là-bas ; il ne restait plus que de vagues lueurs de jour pour éclairer les tiges d’avoine coupées sur lesquelles l’oiseau gracieux criblé de plomb, par soubresauts, les plumes hérissées, les pattes en l’air, faisait ses dernières résistances. Impressionné malgré lui, le chasseur s’approcha, se pencha sur le gibier agonisant, et il lui sembla que les yeux vitreux de la bête innocente se fixaient sur lui, cependant que dans le calme de la nuit tombante l’écho lui apportait le glas des trépassés, du clocher du village de Mamelmont. La perdrix ne remuait plus, elle était morte, et il restait là, sans oser lui toucher, fasciné par la fixité de ces yeux toujours ouverts. Les ténèbres envahirent la plaine. Alors il se décida à mettre le gibier dans son sac pour rentrer à la maison.

Tout en poursuivant péniblement son chemin à travers les prés coupés et les guérets, une pensée l’obséda. Il se posa à lui-même cette question :

— On prétend que l’œuvre de la création est parfaite, alors pourquoi faut-il tuer pour vivre ?

Sans découvrir la solution qu’il cherchait, il se convainquit que, du moins, on ne devait pas tuer par plaisir, et de ce jour, il renonça aux jouissances que lui procuraient la chasse.

L’hiver canadien n’est pas sans charmes. Ces plaines blanches au clair de lune, ces arbres chargés de verglas que le soleil fait resplendir le matin, enchantent le voyageur qui, pour la première fois, jouit de ce spectacle. Mais à la campagne, durant les longs mois de la saison rigoureuse, toute vie, toute activité semblent suspendues, et si l’un n’entendait de temps à autre un chien aboyer, le bruit des grelots d’un attelage qui passe, si l’on ne voyait la fumée s’échapper de la cheminée des maisonnettes semées ça et là le long des routes, on se croirait à jamais enseveli dans un désert de neige et de glace. Les distractions sont rares et à part les fêtes de famille, à Noël et au premier de l’An, les repas des Jours Gras, chacun vit chez soi, pour ainsi dire immobilisé dans l’attente du printemps. La jeunesse, pendant le carnaval, donne bien quelques danses chez Pierre, Jacques ou Baptiste, où le violonneux de la paroisse, aux accords d’un violon éreinté, met en mouvement les belles filles à marier qui transpirent aux bras de leurs cavaliers ; mais ces divertissements ne sont pas partout tolérés. De ces transpirations il est résulté, parfois, quelque grossesse mal venue, et ces accidents ont eu pour effet de jeter du discrédit sur le violon et la danse.

Du reste, Paul Mirot n’avait aucun goût pour ces réunions de jeunes gens s’entassant dans de petites pièces mal aérées, où l’acre parfum de chair humaine s’échappant des jupes tournoyantes et des corsages mouillés, rendait suffocante la chaleur produite par la promiscuité malsaine de tous ces êtres gesticulant et dominant la chanterelle par leurs battements de pieds, sur le parquet, et leur gaieté bruyante. Une fois, seulement, l’un de ses anciens camarades d’école l’y avait entraîné et une belle fille le contraignit à danser avec elle. Aux bras de sa robuste partenaire, excité par l’odeur féminine, à peine atténuée d’un vague parfum d’eau de Cologne, il avait failli perdre la tête et faire des bêtises. Heureusement que la belle fille, douée des meilleures intentions du monde, n’entendait malice aux jeux de mains qui, s’il faut en croire le proverbe, sont presque toujours jeux de vilain. D’avoir pressé tant d’appas en sueur, sans la possibilité de se rafraîchir un instant, il revint de cette fête du carnaval campagnard, ayant fort mal à la tête et un peu mal au cœur. Et depuis, il avait renoncé aux chauds transports que procurent ces plaisirs rustiques.

Quant aux ripailles pantagruéliques qui avaient lieu tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, dans le voisinage, les époux Batèche et leur neveu n’y étaient jamais conviés. L’oncle Batèche ne voulait pas faire manger ses rôtis, ses pâtés chauds et ses saucisses par les amateurs de festins : il l’avait déclaré en plein conseil municipal et on lui en gardait rancune. D’ailleurs, la tante Zoé prétendait que les repas étaient d’invention diabolique, que c’était un crime de gaspiller tant de mangeaille pour remplir la panse d’un tas de salops et de salopes. Ces propos, répétés de bouche en bouche, avaient causé un émoi considérable dans la paroisse. On en parla, longtemps chez le marchand du village, après la messe, le dimanche, et à la porte de l’église. Aussi, à la fête de Noël, de même qu’au premier de l’An, Paul Mirot n’avait d’autre compagnie que l’oncle Batèche, discourant sur la culture de la betterave, et la tante Zoé, dévotement silencieuse.

Sans son goût pour l’étude, ce jeune homme, dont l’esprit était préoccupé de vagues projets d’avenir, aurait trouvé insupportable sa solitude. Mais l’hiver passa sans qu’il s’en aperçût. Vint la saison des sucres, et comme l’oncle Batèche parlait d’embaucher un jeune homme pour l’aider à faire couler sa sucrerie de huit cents érables, Paul Mirot lui offrit ses services, prétendant que cela lui ferait du bien. La tante Zoé lui fit observer qu’il trouverait peut-être le mois long. Mais son digne époux se récria. Ça lui apprendrait à travail ; çà le renforcirait ; il avait les mains trop douces, des mains de bon à rien ; si c’était pas bougrant ! Bref, l’offre fut acceptée sans plus de manières.

L’entaillage des érables, aux premiers beaux jours de soleil, n’est pas un jeu d’enfant. Il faut marcher dans la neige jusqu’à mi-jambe, souvent jusqu’à la ceinture, pour aller d’un érable à l’autre percer le tronc de la profondeur voulue, planter la goutterelle et y accrocher l’oblong récipient de ferblanc destiné à recueillir l’eau sucrée. Cette opération, qui dura deux jours, faillit avoir raison de la bonne volonté du jeune homme, tombant de fatigue au retour à la maison, et douloureusement courbaturé le matin, à son réveil. Mais quand les chemins furent tracés et les sentiers battus, la tournée que l’on faisait matin et soir, par les jours de grande coulée, et une fois par jour en temps ordinaire, devint pour lui un salutaire et agréable exer­cice. Il portait allègrement, au bout du bras, le seau rempli d’eau d’érable qu’il allait vider dans le tonneau monté sur un sleigh en bois rond, traîné par deux chevaux. Quelquefois, l’oncle Batèche venait lui donner un coup de main, mais la plupart du temps il restait à la cabane à chauffer ses fourneaux et à surveiller la cuisson du sucre. On mangeait dans le bois, sur un tonneau renversé, de bonnes omelettes au lard, d’appétissantes trempettes, et quand il fallait veiller la nuit pour faire bouillir la surabondance d’eau accumulée, Paul Mirot, étendu sur une peau de buffle, devant le feu, reposait délicieusement.

Au dehors, au-dessus de la cabane, la fumée montait vers le firmament étoilé et attirait les hiboux qui, perchés sur les grands arbres d’alentour, faisaient entendre leur hou… hou… hou hou…, à intervalles réguliers. C’étaient les seuls bruits de la forêt dans la nuit claire et froide. Et pendant que l’oncle Batèche dormait dans un coin, affaissé par l’âge et les travaux de la journée, le jeune homme donnait libre cours à son imagination ardente, qui lui ouvrait différentes carrières où le succès, la gloire, les honneurs et l’amour l’attendaient pour le combler de joies rares et de félicités inexprimables. Il était aimé à la folie de la plus belle des princesses des contes de fées ; il devenait, tour à tour, un général intrépide, chéri de la Victoire ; un tribun irrésistible qui entraînait les foules ; un grand artiste modelant le sein ou arrondissant le ventre d’une Vérité ; un millionnaire semant l’or et les bienfaits sur ses pas.

Lentement, de jour en jour, la neige était disparue et le dégel complet du sol avait permis à l’herbe des champs de pointer peu à peu, en même temps que fleurissaient les pâquerettes hâtives des bois. Les sucres allaient finir, on songeait à dégrayer, lorsque l’oncle Batèche reçut une lettre du député Vaillant lui annonçant, qu’on compagnie de son fils Jacques et de quelques amis de la ville, il viendrait passer le dimanche suivant à la cabane. Le bonhomme fut ravi de la nouvelle. Jusqu’au dimanche, il ne cessa de faire l’éloge de ce bon député, pas fier, pareil comme moé pi toé, qui n’oubliait jamais ses fidèles partisans. Pour des raisons différentes, son neveu n’était pas moins content de la visite annoncée. Il allait revoir son meilleur camarade de collège de Saint-Innocent, celui qui lui apportait des livres défendus qu’on lisait en cachette. Il ne se doutait pas, cependant, que cette rencontre déciderait de sa carrière.

Ce fut le père Gustin, le doyen des cochers du village, connu de dix lieues à la ronde, comme il le disait à qui voulait l’entendre, pour avoir les meilleurs chevaux du pays, qui amena les visiteurs. Le financier Boissec lui offrit une somme fabuleuse pour sa jument grise ; mais la grise n’était pas à vendre. Horace Boissec, jouissant d’une grand fortune, était venu aux sucres parce que Marcel Lebon, directeur du Populiste, y accompagnait le député Vaillant : car cet homme qui s’était enrichi dans des spéculations plus ou moins avouables, avait maintenant la manie des grandeurs et le plus profond respect pour les journaux, dans lesquels il pouvait lire son nom imprimé. Le directeur du Populiste était pour lui un personnage plus considérable que l’archevêque de Montréal, que le pape même, malgré qu’il fut un fervent catholique à ses heures, surtout quand une colique importune lui faisait songer à la mort et à l’enfer. Le député de Bellemarie, que l’on disait ministrable, n’était pas non plus, pour lui déplaire ; et Jacques Vaillant jouissait, en même temps, à ses yeux, de l’avantage d’être le fils du futur ministre et de l’importance que lui donnait son titre de journaliste.

Il y a des esprits faits pour se comprendre, comme il y a des mentalités si différentes qu’elles ne peuvent que s’ignorer toujours ou se combattre sans cesse, et c’est de la communauté d’idées et de sentiments que naissent les amitiés sincères et durables. Voilà pourquoi Jacques Vaillant et Paul Mirot éprouvèrent une joie réciproque à se retrouver après leur sortie du collège. Abandonnant les visiteurs de marque aux civilités rustiques de l’oncle Batèche et aux minauderies naïves de la tante Zoé, qui était venue à la cabane pour préparer l’omelette au lard, traditionnelle, les deux amis allèrent causer à l’écart. Ils avaient trop de choses à se dire, ils ne savaient plus par quel bout commencer. Ils s’entretinrent pendant quelques instants de propos indifférents. Puis, ils attaquèrent la grosse question de l’avenir, que l’on résout toujours à son avantage quand on a vingt ans. Jacques Vaillant apprit à Paul Mirot qu’il fondait de grandes espérances sur ses succès futurs dans le journalisme. Son père désirait lui faire étudier le droit, mais des avocats il y en avait déjà trop, il en connaissait qui crevaient de faim ; tandis que des journalistes sérieux, savants, aussi sincères dans l’expression de leurs opinions que redoutables par la puissance de leur plume, on n’en découvrait pas encore au Canada.

Paul Mirot l’interrompit pour lui poser une de ces questions inutiles mais qui témoignent d’un intérêt profond :

— Ainsi, le journalisme te plaît beaucoup ?

— Oh ! énormément,

— Tu écris des articles ?

— Pas encore. Je me forme, j’apprends le métier en rédigeant des faits-divers. Mais ça viendra… Et toi, que comptes-tu faire ?

— Je ne sais pas. Un jour je pense à une chose, le lendemain à une autre. Je suis un peu comme la fille du voisin qui a deux amoureux : elle ne se marie pas parce qu’elle ne sait lequel prendre. L’un est blond, l’autre brun, elle admire le blond pour sa gentillesse, et le brun parce qu’il a l’air plus vigoureux.

— Tu avais toujours le premier prix de composition au collège, malgré tes mauvaises notes. Je parie que tu ferais un fameux écrivain, en passant par le journalisme. Et nous travaillerions ensemble…

— Ce serait charmant.

— Alors, si je te proposais la chose ?

— J’accepterais les yeux fermés.

— C’est entendu. L’affaire est bâclée. Je vais en parler tout de suite à mon père, qui est très influent au Populiste, parce qu’on le désigne déjà comme successeur du ministre Troussebelle, qui se fait vieux, et à Marcel Lebon, mon directeur.

Tous deux s’empressèrent de revenir auprès des époux Batèche et de leurs invités pour leur faire part du beau projet qu’ils avaient conçu.

Le député Vaillant se montra beaucoup moins enthousiaste que son fils pour la carrière du journalisme. Il conseilla même à Paul Mirot de choisir de préférence le droit ou la médecine, à défaut du génie civil pour lequel le jeune homme déclara n’avoir aucune aptitude. « Les ingénieurs sont de plus en plus demandés, il y a de la place et de l’avenir dans cette profession », affirma le député de Bellemarie. Toutefois, si Paul Mirot persistait dans sa résolution de se faire journaliste, il serait trop heureux de l’aider, son fils lui ayant souvent parlé de lui dans les termes les plus élogieux, et il avait, en outre, une dette de reconnaissance à acquitter envers son vieil ami, son fidèle partisan, le père Batèche. Ce dernier, qui assistait d’une oreille à l’entretien, tout en tisonnant son feu, se rengorgea en entendant un membre de la Chambre l’appeler son ami.

Quant à Marcel Lebon, il promit de faire ce qu’il pourrait, on verrait cela dans le temps. Dans un mois, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, on devait augmenter le personnel de la rédaction du Populiste.

Le financier Boissec félicita Paul Mirot de sa bonne résolution et, rempli d’un bel enthousiasme, du reste sans danger, il prit le ciel à témoin qu’il donnerait toute sa fortune pour avoir vingt ans et manger de la misère en se faisant journaliste. Il se sentait de taille à bouleverser le monde par l’éclat de son génie. Mais, voilà, il était trop tard, il ne fallait pas y songer.

En l’écoutant, Marcel Lebon souriait dédaigneusement, et quand il eut fini sa tirade, le directeur du Populiste se contenta de murmurer entre ses dents :

— Farceur, va !

Le soir arriva et le père Gustin, avec sa jument grise, vint chercher les voyageurs qui devaient retourner à Montréal par le train de sept heures. Selon l’expression de Jacques Vaillant, « l’affaire était bâclée » et ce dernier, en prenant congé de Paul Mirot, ne lui dit pas au revoir, mais à bientôt.

L’oncle Batèche était content de sa journée, la tante Zoé, ravie : cette dernière parce que ces beaux messieurs l’avaient comblée de politesse, comme si elle eut été la femme du bailli de la paroisse, qu’elle jalousait quand elle la voyait se prélasser dans le plus beau banc, à l’église ; et son digne époux, parce que le financier Boissec lui avait glissé dans la main en partant, un billet de dix dollars, sans compter l’honneur d’avoir reçu son député, en ami.

Mais le plus heureux des trois était assurément Paul Mirot, qui avait enfin trouvé sa voie et se demandait, avec étonnement, comment il se faisait qu’il n’y avait pas songé plus tôt. Quand on a la passion de lire comme il l’avait, comment ne pas avoir en même temps la passion d’écrire ? Et cette passion ne se satisfait pas secrètement, comme une passion honteuse, inavouable. Non, il faut qu’elle se développe en plein jour, qu’on en fasse part à des milliers d’individus, et par le journal et par le livre.

Il assista, indifférent, aux propos échangés par l’oncle Batèche et la tante, sur leurs visiteurs ; son esprit était déjà loin. Comme un jeune marié impatient d’emporter dans ses bras la rougissante vierge vers la couche nuptiale, pour goûter l’enchantement des troublantes découvertes, il aurait pu s’écrier, dans la satisfaction d’un désir longtemps contenu, en pénétrant dans sa chambre, sous le toit : « Enfin seuls ! » Seuls, lui et sa pensée qui se livrait complaisante, dans sa nudité radieuse et juvénile, toutes les entreprises hardies que son imagination enflammée lui suggérait.

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir.