Éditions Édouard Garand (62p. 24-27).

CHAPITRE II

PREMIERS RAYONS DE SOLEIL


Quand l’ombre
Au matin clair va céder l’horizon.
En soi l’on sent le chagrin sans raison
Qui sombre.


Grâce aux conseils éclairés du spécialiste, grâce aux soins dont elle était entourée, Henriette se remit promptement du choc nerveux qui avait ébranlé sa mémoire. Mais celle-ci, lui revenant, ramenait avec elle la douleur ; maintenant qu’elle se rappelait tous ses malheurs, le drame violent d’un matin de printemps et quinze années de misère, elle se plongeait dans un songe douloureux dont rien ne pouvait la distraire. Cependant, il n’y avait autour d’elle que bontés et prévenances.

En son honneur, on avait fêté le Jour de l’An, essayant de l’égayer un peu ; elle avait remercié d’un regard de gratitude, mais ses yeux s’étaient de suite détournés pour chercher l’absent.

Un matin, en rentrant de l’hôpital, René la trouva installée dans un grand fauteuil devant le foyer du salon où flambait un feu de bois. Assis près d’elle, Freluquet, sous sa tutelle, apprenait à lire. Elle s’était prise d’une profonde affection pour cet enfant délicat, dont elle connaissait en partie la triste histoire et qui avait à peu près l’âge qu’aurait son petit Jean-Paul. De son côté, l’enfant s’était attaché à elle avec le dévouement d’un caniche. Leurs deux misères semblaient se comprendre et se compléter ; à lui, il manquait une mère ; à elle, un enfant et, sans s’en rendre compte, chacun donnait à l’autre l’illusion de ce qui lui manquait.

— Eh bien ! demanda René, comment va notre chère malade aujourd’hui ?

— Oh ! je vais très bien !… Comment en serait-il autrement ? Je suis si bien soignée. Mais, hélas ! ma mémoire remet à vif toutes les épreuves de ma vie brisée. Quinze ans de misère et de privations avec, au cœur, cette unique pensée : retrouver l’enfant arraché à mon affection !… Pauvre petit !… Qu’est-il devenu ?… Mort, peut-être !… Il aurait quinze ans aujourd’hui !… Il serait grand et beau comme toi, Freluquet.

— Il faut espérer, madame, disait l’enfant avec tendresse. D’abord, je prierai tous les soirs pour qu’il vous soit rendu !… Quelle joie ce sera pour lui !… Songez donc !… Tout à coup retrouver sa maman, sa vraie maman !… Peut-être que comme Greluchette et moi, il pleure souvent de ne pas avoir une maman !… Peut-être que, comme nous, il a été élevé par de méchantes gens qui le rudoyaient !… Peut-être n’avait-il pas de nom chrétien, mais seulement un sobriquet, comme Freluquet… ou Greluchette !

— Pauvre enfant !

— Ce doit être si bon de pouvoir dire : Maman !… et de s’entendre répondre : Jean-Paul !

— Oui, si doux de dire : Mon petit Jean-Paul et de l’entendre murmurer : Maman !

Comme dans un rêve, Freluquet répétait :

— Maman !… ma petite maman !… et Madame Renouard murmurait :

— Jean-Paul ! Mon petit Jean-Paul chéri !

Sans y prendre garde, elle se penchait vers lui, leurs têtes se touchaient. Elle passa le bras autour de son cou et l’attira vers elle, répétant avec extase :

— Oh ! dis-le encore : Maman !

— Maman !… Petite maman chérie !

— Mon petit Jean-Paul !

Ils restèrent un moment enlacés, prolongeant l’étreinte comme s’ils avaient craint, en la relâchant, de voir le rêve s’effacer.

René, ému, s’était éloigné un peu et, devant la joie de Freluquet, pensait à Greluchette.

Henriette eut une généreuse pensée :

— Cela t’ennuie, dit-elle, quand on t’appelle Freluquet ?

— C’est un nom bête, qu’on m’a donné pour se moquer !… Et puis, il me rappelle tant de mauvais souvenirs… ! Mais il faut bien qu’on m’appelle par ce nom-là, puisque je n’en ai pas d’autres.

— Alors, tu aimerais cela si je t’appelais : Jean-Paul !

— Oh ! oui, madame !

— Et toi, tu m’appellerais : Maman !

— Oh ! vous voulez ?… Que vous êtes bonne !… Mais j’y songe !… Quand on le retrouvera, vous aurez deux Jean-Paul !…

René saisit l’occasion de donner une joie à la petite orpheline qu’il aimait :

— J’ai une idée à vous soumettre, intervint-il. Greluchette vient souvent ici !… Elle est si douce et si bonne qu’elle se réjouira du bonheur de son petit compagnon, mais ne trouvez-vous pas que ce serait un gros crève-cœur pour la pauvre enfant de n’avoir, elle, d’autre nom que Greluchette.

— Oui, c’est vrai, dit Freluquet. Pauvre Greluchette. Voilà que je l’oubliais, moi.

— Eh bien ! en attendant le retour de Jean-Paul au foyer, partageons ses noms entre ces deux enfants ! Que Freluquet se nomme Jean et nous donnerons à Greluchette le nom de Pauline.

— Oh ! oui, vous voulez, maman, elle sera si heureuse !

— Comme tu voudras, Jean.

À ce moment, un coup de sonnette retentit et Freluquet — ou Jean — s’élança. Sur le seuil, il se retourna pour dire tendrement :

— Au revoir, maman !

— Au revoir, Jean ! répondit Madame Renouard.

Alors, avant de sortir, l’enfant lui envoya un baiser, et répéta, comme s’il savourait le goût grisant de ce mot, nouveau dans sa bouche :

— Maman !

Après son départ, René s’approcha de sa sœur et, lui posant la main sur l’épaule, il lui dit d’un ton sérieux, mais empreint de douceur :

— Voilà déjà que tu sèmes le bonheur, autour de toi, ma chère Henriette. Mais il faut continuer. Il faut songer à ton mari !

Aussitôt toute trace de tendresse disparut du visage de Madame Renouard, qui répliqua d’un ton sec, définitif :

— Quand il m’aura rendu mon fils !

— Je t’ai raconté sa vie de souffrances et de remords.

— Je ne t’ai pas raconté la mienne. Je ne la raconterai à personne. Je veux l’oublier. Il n’a pas souffert ce que j’ai enduré.

— Enfin, quand il t’a reconnue !… Quand il a pu mesurer les conséquences de son erreur, il a reçu un choc terrible qui l’a placé entre la vie et la mort.

— Cent fois j’ai failli mourir !

— Nous l’avons sauvé avec l’aide de Dieu, car c’est miracle qu’il n’ait pas succombé, mais une seule pensée le soutient, celle d’obtenir ton pardon.

— Quand j’aurai mon enfant !

— Aujourd’hui, on lui a permis de se lever et il demande à te voir !… Lui refuser serait lui ôter tout espoir d’être pardonné, ce serait le tuer !… Il faut avoir pitié de sa faiblesse !

— A-t-il eu pitié de ma douleur ?

— Écoute-moi, Henriette. Quand nous aurons retrouvé ton fils et qu’il demandera son père, oseras-tu lui dire : « ton père est mort et c’est moi qui l’ai tué ? »

— Ah ! non, non, pas ça !… Mais, pourtant, je ne peux pas lui pardonner quand, peut-être, en ce moment, Jean-Paul souffre et pleure, quand peut-être, il est malade et malheureux, quand peut-être, il est mort !

— Sans lui accorder dès maintenant ton pardon, tu peux le recevoir et lui parler sans colère, lui donner l’espoir. Refuser, c’est le tuer !

— Eh bien ! soit, je le verrai !

Freluquet entrait, entraînant Greluchette, lui disant joyeusement :

— Viens, Pauline !… Viens voir notre maman !… Ah ! maman ! si vous saviez comme elle est heureuse d’avoir un nom chrétien !

— Allons, viens m’embrasser, Pauline ! fit Madame Renouard, heureuse de cette diversion.

— Oh ! que vous êtes bonne, madame ! dit Greluchette, levant vers elle ses grands yeux.

— Décidément, elle est belle comme un ange ! murmura René qui ne pouvait détacher ses regards de la jeune fille.

Mais Freluquet protestait :

— Non, non, pas madame : maman. N’est-ce pas que vous voulez bien qu’elle vous appelle : maman, elle aussi ?… Ah ! je ne suis pas jaloux !… D’abord, là-bas, tout ce qu’elle avait, elle le partageait avec moi. C’est juste qu’à présent, je partage ma maman avec elle !… Et puis, elle est autant à elle qu’à moi, cette chère petite maman-là ! »

Madame Renouard se tournait vers Pauline, disant avec une bonté infinie :

— Mais oui, embrassez-moi, mon enfant et dites : Bonjour, maman !

— Bonjour, ma… ma… maman !

Chose curieuse ; malgré sa reconnaissance et sa joie, Pauline hésitait à donner ce nom de « maman » ; c’est qu’elle avait, de sa première enfance, le souvenir d’un autre visage penché sur son berceau ; elle savait bien que sa maman, à elle, avait toussé beaucoup et puis était partie l’attendre au ciel.

Freluquet en fit la remarque :

— C’est drôle, fit-il, moi, je l’ai dit sans hésiter, comme si ça m’était sorti du cœur.

— Mon petit Jean !

S’exclama Henriette avec une tendresse toute maternelle. Et elle eût la notion précise que c’était par pure gentillesse qu’elle ajoutait :

— Ma petite Pauline !

La jeune fille, tout de même, était émue et balbutia :

— Oh ! merci, madame… merci, maman !… Vous êtes bien bonne ! Et Freluquet est bien gentil d’avoir pensé à moi !…

— Mais, répartit l’enfant, embarrassé, c’est que… c’est pas moi qui y ai pensé le premier, c’est Monsieur d’Anjou.

— Vous ?… Ah ! que je suis contente !

Et, d’un élan spontané, elle alla à René pour l’embrasser, mais leurs regards se rencontrant, ils les détournèrent, gênés et rougissants et, gauchement, échangèrent une poignée de main.

René, pour dissiper le trouble qui l’envahissait, demanda à Henriette :

— Et maintenant, puis-je aller chercher ton mari ?

— Soit !

— Justement, dit Greluchette, après la sortie de René, je venais prévenir le docteur qu’un nouveau patient est entré à l’hôpital et que l’avis de tout le monde est que lui seul peut le sauver !

Freluquet, dont le bon cœur était toujours en éveil, s’approcha de Madame Renouard et lui murmura à l’oreille :

— Lui pardonnerez-vous, maman… à notre papa ?… Lui aussi, il a beaucoup souffert.

Renouard entrait. Henriette fut frappée des changements que quelques jours avaient opérés, en lui. Son visage était cireux, ses traits tirés, ses yeux rougis et son dos se voûtait. Elle éprouva de la pitié et comme il la remerciait d’avoir consenti à le recevoir, elle répondit avec douceur :

« Étienne ! Je vivrai sous votre toit pour que nous poursuivions ensemble la tâche de notre vie : retrouver notre fils.

— Et vous me pardonnez ? demanda-t-il avec angoisse.

Malgré la tendresse humble et douloureuse de cette question, Henriette fut inflexible :

— Je vous pardonnerai, dit-elle, quand vous m’aurez rendu Jean-Paul !… En attendant, j’adopte ces enfants !… Voici Jean et voici Pauline… Mes enfants, allez embrasser votre père adoptif.

Le professeur, ému, heureux de ce lien nouveau entre lui et celle dont il aurait tant souhaité se rapprocher entièrement, ouvrit ses bras aux petits déshérités et, les assurant de sa tendresse, les pria d’intercéder en sa faveur auprès de leur mère ; mais Henriette intervint, disant d’un ton ferme :

Étienne, ne me demandez pas une chose au-dessus de mes forces. Si ma présence dans cette maison adoucit votre détresse, vous trouverez en moi une compagne douce et paisible, mais, je vous le dis solennellement, je ne vous pardonnerai qu’en présence de notre fils !

— Et moi, répartit Renouard, je vous jure que, jusqu’à mon dernier souffle ; je n’aurai qu’un seul but, qu’une seule pensée, vous rendre votre enfant !

Un silence gêné suivit ces deux déclarations solennelles et Greluchette en profita pour remplir la mission qui l’avait amenée :

— Monsieur le docteur, dit-elle à Renouard, oubliant déjà de lui donner le titre de père, je suis venue vous prévenir qu’on vient de conduire à l’hôpital un homme gravement atteint d’un coup de couteau affectant l’enveloppe du cœur !… On dit que vous seul pourriez le sauver et…

— C’est bon, coupa Renouard sans hésiter, j’y vais !

Ce vieillard malade, que la moindre fatigue pouvait tuer, avait dit cela avec une telle simplicité qu’Henriette se sentit remuée, retrouvant le grand homme de devoir qu’elle avait aimé jadis et c’est d’un élan spontané qu’elle s’écria :

— Mais c’est impossible, Étienne, ce serait une grave imprudence !

Puis, elle baissa les yeux, toute rougissante, comprenant que l’amour conjugal, si longtemps banni de son cœur, venait d’en retrouver le chemin.

Le professeur la regarda longuement et d’une voix grave et posée, révélant une émotion contenue à grand peine, dit tendrement :

— Merci, mon amie, pour cette bonne parole, qui me fait un bien immense, mais le devoir m’appelle et je dois lui obéir.

Puis, se tournant vers son jeune collègue :

— Vous viendrez aussi, René, car si mes forces me trahissent, vous êtes le seul en qui j’aurai confiance pour terminer l’opération.

D’Anjou acquiesça d’un geste. Greluchette intervint.

— Et comme infirmiers, docteur, voulez-vous choisir Jean et moi ?… car cet homme, c’est…

— Qui donc ?

— Celui qui nous a martyrisés !

— Quoi ? ce misérable, je n’y vais pas ! s’exclama René avec colère.

Le professeur le regarda surpris, disant avec une nuance de sévérité :

— Il n’y a pas de misérable, mais un mourant qu’il faut tenter de sauver. Venez, René, ou j’irai seul !

René luttait entre le devoir et la haine, les yeux fixés sur le charmant visage de la jeune infirmière :

— Mais songez, Pauline, qu’il me serait impossible de soigner un homme qui vous a fait tant souffrir !… Ma main tremblerait !… Et vous-même, maître, êtes-vous bien sûr de pouvoir contrôler vos doigts ?

— Dieu les guidera ! répondit le maître avec grandeur. Allons, viens, mon petit, il n’y a plus de rancune devant le devoir !

Il fut immédiatement récompensé par le regard de tendre admiration qu’il reçut d’Henriette, avec ces paroles :

— Tu as raison, mon ami. Cet homme doit être sauvé et sauvé par ses victimes ! Soyez vaillants !… Soyez forts !… Et Dieu, qui nous envoie cette épreuve, comblera nos vœux !

— Merci, Henriette !

Dit simplement le professeur, puis se tournant vers les jeunes gens avec un geste de chef paternel :

— Allons, mes enfants à l’ouvrage !

Ils allaient sortir lorsqu’une exclamation de joie les fit retourner. Henriette regardait son mari avec tant de fierté amoureuse qu’il ouvrit ses bras. Elle vint s’y blottir, en murmurant :

— Étienne, pour que ta main ne tremble pas… je te pardonne !