Éditions Édouard Garand (62p. 27-30).

CHAPITRE III

APOTHÉOSE


Trois mois s’écoulèrent sans apporter de brusques changements dans la maison des Renouard.

Sans doute, Henriette était redevenue la compagne aimante et dévouée de son mari, mais, malgré l’amour sans bornes, sans réserves que lui témoignait celui-ci, elle ne pouvait, ni ne voulait, éloigner de son âme, la hantise mélancolique de l’enfant perdu. Cependant, sa douleur n’était plus farouche, ni tragique, comme au temps de son retour à la raison. Elle se sentait entourée de tant de sollicitude, de tendresse, qu’elle éprouvait comme un repos, comme une accalmie dans la tourmente de sa vie. Ainsi qu’un naufragé ayant perdu l’un des siens dans la tempête et se trouvant tout à coup sauvé, soigné, dorloté, elle jouissait d’une impression de chaleur, de bien-être, de réconfort, qui, sans lui faire oublier son chagrin, en atténuait la violence.

Outre l’adoration de son époux, elle jouissait du profond amour fraternel de René, de l’affectueuse gentillesse de Pauline et, surtout, de l’infinie tendresse de Jean, que, peu à peu, elle se prenait à considérer comme son propre fils.

L’enfant, de son côté, se trouvait parfaitement heureux, trouvant en Monsieur et Madame Renouard des parents véritables, qui le choyaient et à qui il avait donné tout son cœur. Son affection pour Greluchette, qu’il avait pu confondre un moment avec l’amour, jaloux et passionnel, reprenait ses justes proportions d’amitié fraternelle et c’est avec une tristesse dénuée d’amertume qu’il voyait de tendres liens se former entre sa petite camarade et leur sauveur.

En effet, René et Greluchette s’aimaient. Greluchette, ou plutôt Pauline continuait merveilleusement sa métamorphose de fillette souffreteuse en superbe jeune fille. Elle savait maintenant quel nom donner au doux sentiment qui s’était glissé dans son cœur quand elle avait connu René, qui s’y ancrait chaque jour plus profondément et de manière plus précise. Le printemps de sa vie était tout ensoleillé des chauds rayons émanés de l’amour.

René d’Anjou, n’osant fonder trop d’espérances sur l’avenir, goûtait néanmoins la douceur du présent. Il n’avait pas été sans remarquer les rougeurs subites, sans surprendre les regards attendris de la jeune fille et son cœur blasé se réchauffait au voisinage de ce cœur tout neuf, gonflé d’une sève forte et juvénile. De plus, bien qu’en raison de la différence entre leurs âges, il observait la plus discrète réserve, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’aimée, épousée, protégée et dorlotée par lui, Pauline aurait enfin le vrai bonheur, tout ce dont elle avait été privée jusqu’à ce jour. Sans fatuité, il se disait que l’avenir de l’orpheline, sans autres ressources que son travail, n’était pas des plus brillants et qu’elle trouverait en lui un parti acceptable.

Sans qu’aucun terme de tendresse ne fût jamais prononcé par eux, ces deux êtres, que la détresse morale avait rapprochés, s’aimaient un peu plus chaque jour et, à leur insu, vivaient un vrai roman d’amour.

Quant à Monsieur Renouard, sans oublier l’absent, qu’il faisait toujours rechercher avec ardeur, il sentait sa vieillesse adoucie par les joies paisibles de la vie de famille et par le succès de son récent triomphe sur la Mort. En effet, le misérable Polyte, à qui Dieu voulait sans doute donner l’occasion de racheter son passé et de mourir chrétiennement, grâce aussi à l’intervention hardie du maître chirurgien, avait survécu, et venait de quitter l’hôpital.

 

Alors que l’Europe, peu habituée ni préparée aux froids excessifs, avait connu, cette année-là de véritables hécatombes dues à la chute de la température, le Canada avait joui d’un hiver relativement doux.

Le 1er avril, la débâcle des glaces et la fonte des neiges étaient déjà choses du passé. La terre, libérée de son linceul, chantait déjà l’hymne du printemps, sous un soleil radieux.

René, revenu de bonne heure de sa visite à l’hôpital, avait emmené sa sœur faire une promenade en automobile dans l’élégant quartier de Westmount.

La pauvre femme, bientôt lasse avait demandé à rentrer et tous deux méditaient tandis que la voiture glissait silencieusement sur la rue Sherbrooke.

Pour René surtout, ce n’était pas la rue Sherbrooke de ce mois de juin où la joie turbulente de la nature et des gens avaient exaspéré sa douleur ; ce n’était pas non plus celle de ces froids et mornes matins d’octobre où il rêvait mélancoliquement en accompagnant le professeur à l’hôpital. Elle présentait encore un aspect différent en ce lundi de Pâques qu’était le premier avril.

La renaissance de la nature, la sérénité des gens, lavés, blanchis, par l’observance du carême, le brave et bon soleil qui miroitait, semblant dire : « Ayez espoir et confiance, je suis avec vous ! » ; tout cela mettait une note d’attente heureuse dans son âme, comme un pressentiment d’un grand bonheur imminent.

Pourtant il entendit un soupir à ses côtés et vit sa sœur essuyer une larme.

— Ne te laisse pas abattre ainsi, dit-il avec douceur, il faudra bien qu’un jour, nos recherches opiniâtres soient couronnées de succès.

— Hélas ! soupirait Henriette, les jours succèdent aux jours, les mois aux mois, sans me rendre mon enfant, sans lui rendre sa mère, à ce pauvre petit qui, peut-être, souffre et pleure loin de moi, qui, peut-être est mort sans que personne n’adoucit ses derniers moments.

— Dieu récompensera nos efforts, reprenait alors René avec conviction, j’en ai confiance. Et tiens !… Cet homme, que ton mari a sauvé, vient de quitter l’hôpital ! Cet homme, que nous haïssions, c’est pour obéir aux préceptes du Christ, que nous l’avons soigné et guéri. Nous avons fait acte de Charité, conservons la Foi et l’Espérance et Dieu nous viendra en aide !

L’automobile s’arrêtait justement devant la résidence des Renouard et, comme pour confirmer les paroles d’espoir du jeune docteur, le professeur descendait les marches du perron en s’exclamant d’un ton joyeux :

— Bonjour, chère Henriette !… Bonjour, René !… Eh bien, quoi ?… Vous me voyez une figure réjouie et vous ne m’en demandez pas la raison ?

Madame Renouard pâlit affreusement, comme si tout son sang affluait au cœur ; enfin, elle murmura :

— Y aurait-il… du nouveau… ?

— Peut-être…

— Ah ! peut-être… toujours peut-être !… le mot des vains espoirs et des cruelles déceptions !…

— De quoi s’agit-il ? Interrompit René, anxieux.

Pour toute réponse, le professeur lui tendit un carré de papier quadrillé sur lequel il lut tout haut :

— Monsieur,

« Vous m’avez sauvé deux fois !… Votre science m’a conservé la vie et votre générosité a blanchi mon âme. Si vous voulez me recevoir, avec ma femme, ce tantôt, je vous apprendrai une nouvelle qui ramènera le bonheur dans votre foyer ! »

Polyte Dubois, dit Chippard.

Henriette, les yeux hagards, répétait machinalement :

— Le bonheur dans votre foyer… Mais alors ! Pressentant une crise, les deux hommes l’entraînèrent dans la maison. Contre leur attente, il ne se produisit pas d’attaque nerveuse, mais la pauvre femme se mit à réclamer son fils à grands cris, voulant qu’on le lui amenât de suite.

— Calmez-vous, mon amie ! disait Renouard. Comme vous, je suis en proie à la plus douce et plus grande émotion, mais il faut se préparer à la joie comme au malheur, car l’un et l’autre sont également redoutables pour un cœur qui a beaucoup souffert.

— Que te disais-je tout à l’heure ? reprenait René. C’est précisément par le canal de cet homme, objet de notre bonne action, que Dieu nous envoie notre récompense. N’est-ce pas une manifestation évidente de la puissance et de l’infinie bonté de notre Maître ?

— Mais où trouver le courage d’attendre, de patienter ?

Sanglotait la malheureuse mère.

Alors, la voix du professeur Renouard s’éleva, calme et forte :

— Dans la prière ! dit-il, simplement ; puis tandis que tous se signaient il reprit :

— Seigneur ! nous ne craignons plus de déception ! Nous attendons l’âme sereine, l’immense joie que Tu nous réserves, car nous savons que Tu est infiniment bon et miséricordieux et nous avons Foi en Ta puissance !

 

Leur pieux recueillement fut interrompu par l’entrée de Jean qui annonçait :

— Monsieur le docteur, c’est Pauline qui est là !… Elle amène cet homme que vous avez sauvé accompagné de sa femme.

— Qu’ils viennent ! répondit le professeur ; puis allant à sa femme et lui serrant la main, il ajouta :

— Henriette ! Soyez forte ! Soyez prête à tout !

Comme elle le remerciait d’un regard, la porte s’ouvrit, laissant paraître un groupe étrange : un couple d’ouvriers endimanchés, encadré par Jean et Greluchette.

On avait peine à reconnaître Polyte Dubois, dit Chippard, dans ce petit bonhomme replet, aux cheveux bien peignés, à la cravate d’aplomb, aux souliers reluisants, au costume propret. Près de lui, son épouse, Zénobie, était aussi surprenante par son changement de tenue. Mais ce qui était le plus extraordinaire aux yeux de René, de Jean et de Pauline, c’était l’interversion flagrante qui s’était opérée dans ce digne ménage. Polyte marchait d’un pas ferme, faisant crânement craquer ses souliers neufs, regardant franchement autour de lui, sans forfanterie, mais sans crainte. Zénobie, au contraire, restait les yeux baissés, les mains croisées, à deux pas en arrière, avec l’allure d’une épouse humble et soumise.

Le docteur Renouard leur fit un geste de bienvenue, disant à Polyte :

— Approchez, mon ami !

L’homme remercia, fit quelques pas en avant ; puis se retournant, ordonna d’un ton ferme :

— Approche, Zénobie !

Jean et Pauline s’attendaient à voir bondir l’irascible épouse, ainsi interpellée, mais, à leur grande surprise, elle obéit, disant sur un ton d’esclave :

— Voilà Polyte !

Et Polyte parla carrément :

— Docteur, je n’irai pas par quatre chemins. Jusqu’à ces derniers temps, j’étais une fière fripouille ! Ma femme était encore pire que moi. N’est-ce pas, Zénobie ?

Comme gênée, elle hésitait à répondre, il répéta, scandant les syllabes :

— N’est-ce pas, Zé-no-bie ?

Et la femme confirma avec douceur :

— Oui, Polyte !

— Très bien !… Mais ma femme est devenue honnête tout d’un coup !… Dis comment, Zénobie !… Dis le !

— Oui, Polyte !… C’est moi qu’avais donné un coup de couteau à Polyte !… Oh ! c’était pas méchamment…

— Non, interrompit, Polyte, c’était pour le « fun ! »… continue Zénobie !

— C’était par jalousie !… Mais quand j’ai vu qu’il était près de mourir, puis de faire de moi une veuve sans mari…

Comme elle essuyait furtivement une larme, Polyte intervint, en maître impitoyable :

— Continue, Zénobie ! Tu pleureras quand t’auras fini.

— Oui, Polyte !… Ça m’a toute commotionnée ! Et pis, quand j’ai vu qu’il voulait pas dire que c’était moi qu’avait fait le coup, pour pas que j’aille en prison, j’ai été confusionnée de sa grandeur d’âme !… Enfin, j’ai décidé de faire du monde de moi !…

— Oui, reprit Polyte, d’abord, elle s’est trouvé de l’ouvrage !… Pis, elle venait me voir à l’hôpital pour me porter des friandises : des oignons d’Espagne, du camembert !… Enfin, elle m’a acheté ce bel habillement tout neuf du magasin de seconde main. N’est-ce pas, Zénobie ?

— Quand j’ai vu ces enfants à mon chevet, me soignant, ainsi que Monsieur d’Anjou et vous, Monsieur le docteur, j’ai compris ce que c’était que la conscience et le devoir. J’en ai parlé à Zénobie, on a fait nos Pâques, on a juré de faire du monde de nous et on tiendra notre promesse, n’est-ce pas, Zénobie ?

— Oui, Polyte !

Les spectateurs de cette scène étaient trop anxieux pour songer à s’en amuser et le docteur Renouard traduisit l’impatience commune en ramenant Polyte au but de sa visite.

— M’y v’là justement, monsieur le docteur, répartit le bonhomme. Nous sommes pauvres et je ne peux pas espérer être capable un jour de vous payer vos soins. Cependant, je peux vous remercier d’une façon qui vous touchera bien plus que n’importe quel paiement : Apprenez donc que Zénobie et moi, nous sommes vos anciens domestiques : Polyte Boireau, et Madame !… Notre vrai nom, c’est Dubois, mais on a eu quelques alias !

— Alors, c’est à vous…

— Que vous avez confié votre bébé pour en prendre soin. Au lieu de cela, nous l’avons maltraité. Nous vous en demandons humblement pardon !… Pardonne-nous aussi, Freluquet, et… cours embrasser ta mère !

Henriette poussa un grand cri :

— Jean-Paul ! Mon petit Jean-Paul !

— Maman ! Ma vraie maman !

Et tandis que tous deux se tenaient étroitement enlacés, l’enfant murmura ingénument :

— Mon cœur me l’avait dit déjà que tu devais être ma vraie maman !

Le professeur s’approchait timidement :

— Veux-tu me pardonner, Jean-Paul ?

Pour toute réponse, l’enfant lui sauta au cou, puis l’amena à sa mère pour qu’il reçut le baiser du pardon définitif.

René, pendant cette scène familiale, s’était approché de Polyte qu’il interrogeait discrètement :

— Et Pauline… je veux dire : Greluchette ?

— Greluchette est une… enfin, une orpheline. Voici son baptistaire. Elle s’appelle Marcelle Lecomte. On ne connaît pas son père. Sa mère nous l’a confiée en mourant !… Ah ! nous avons été des misérables !

Et comme le gros homme sanglotait, imité par Zénobie, Renouard vint à lui, la main tendue, disant avec bonté :

— Votre repentir et la joie que vous nous donnez aujourd’hui vous assurent le pardon.

Polyte le regardait, médusé, n’osant prendre cette main qu’on lui offrait si généreusement. C’est avec ce cri de joie et d’admiration qu’il s’y décida :

— Alors, vrai ?… Vous voulez bien me donner la main ?… Ah ! ben, monsieur le docteur, vous êtes encore plus… plus grand que je pensais !

Zénobie, qui pleurait discrètement à l’écart, tira timidement son époux par la manche et risqua. hésitante :

— Dis donc, Polyte !… Si les enfants voulaient nous pardonner, eux aussi !… Il me semble que ça nous porterait bonheur pour vivre honnêtement…

— Ferme-toi, Zénobie, coupa Polyte. Tu sais ben que c’est trop demander.

— Je vous pardonne ! dit Jean-Paul, tout à sa joie, puis il regarda son ancienne compagne, qui consentit à dire :

— Et moi aussi !

Le couple Dubois (Boireau-Chippard) était radieux et Polyte donna libre cours à son enthousiasme :

— Ah ! que c’est donc beau de voir du bon monde de même !… Tiens, Zénobie, je jure de ne plus jamais sortir de la bonne « track » !

— Moi itou, Polyte.

— Allons, à c’t’heure, faut laisser faire les épanchements de famille !… Arrive, Zénobie !… Au revoir tout le monde, et merci de nous avoir rendus meilleurs !

— Ce n’est pas nous, mes amis, fit René, c’est la Providence !

— C’est Dieu ! ajouta Renouard !

— Bon ! dit Polyte, puisque c’est le bon Dieu qu’a tout arrangé ça, nous le prierons chaque jour pour qu’il vous conserve le bonheur !… Allons, arrive, Zénobie, arrive avant que je braille !

— Braille pas, Polyte, braille pas, pasque je suis à la veille, et pis si je pars, y aura pus rien pour me retenir.

— Requiens-toi, Zénobie et sortons avec dignité… et par le fond. Arrive, Zénobie !

— Voilà, Polyte !

Ainsi s’en fut le couple converti, laissant, comme il l’avait dit, la famille nouvellement réunie, à des épanchements bien naturels.

Greluchette alla gentiment féliciter son ancien compagnon de misère :

— Mon cher Freluquet… mon cher Jean-Paul, lui dit-elle, tu as enfin retrouvé tes parents, je suis heureuse de ton bonheur.

— Il serait bien plus grand, répondit l’enfant, si toi aussi, tu avais retrouvé ta famille !

Un voile de tristesse passa sur le regard de la jeune fille. René en fut si attendri, que d’une voix étranglée par l’émotion, il se décida à faire sa demande en ces termes :

— Puisque vous n’avez pas de famille, si vous le vouliez, nous pourrions en fonder une !

Le charmant visage s’éclaira, rayonnant d’une joie immense et se trouva bientôt blotti contre l’épaule de René, qui entendit une voix infiniment douce murmurer à son oreille :

— Oh ! René ! Depuis longtemps je vous aime ! Il répondit tendrement :

— Et moi, chérie, je t’adore !

Ils échangèrent le baiser des fiançailles.

— Je le savais, ne put s’empêcher de murmurer Jean-Paul. Ça me fait un peu mal, mais tout de même, je suis heureux pour toi, Greluchette, tu as trouvé un mari digne de toi.

— Et toi, Freluquet, tu as retrouvé le plus beau trésor de la terre !

Alors, oubliant son regret, Jean-Paul alla dans les bras de Madame Renouard en répétant avec extase :

— Maman ! Ma petite maman !



FIN