Le crime d’un père/11
CHAPITRE I
LE PORTEFEUILLE
Relique
En qui, toujours, je conserve la foi,
Ton aspect, dans mon cœur, verse un émoi
Magique.
Deux mois s’étaient écoulés, apportant des changements considérables dans la vie et par suite, dans l’apparence des jeunes gens.
Freluquet, dont l’état n’avait cessé de s’améliorer sous les soins assidus et éclairés de deux grands docteurs, était devenu un joli garçon, encore un peu fluet et névrosé sans doute, mais droit, élancé, à jamais débarrassé de ses difformités provoquées.
Depuis quelques jours, se sentant parfaitement rétabli, il avait obtenu d’être gardé auprès du docteur Renouard, pour introduire les visiteurs, car le vieux bonhomme Firmin, le serviteur attitré, avait assez, avec ses membres fatigués de rhumatisant, de prendre soin du ménage.
Greluchette, étudiant la profession d’infirmière, à la clinique du docteur Renouard, s’était épanouie comme une superbe fleur. Ses joues s’étaient vite colorées de rose, ses lèvres de rouge ; son regard vif et décidé, mettait à jour son intelligence et sa volonté qui, dans le nouveau milieu où elle vivait, avaient l’occasion de se manifester chaque jour davantage. Son corps délicat s’était admirablement développé, effet d’une existence plus douce, plus confortable et infiniment plus saine. Dans le coquet costume de « nurse », elle constituait un chef-d’œuvre de grâce discrète, qu’éclairait la lumière d’un esprit remarquablement ouvert.
René avait assisté dans l’enchantement à la métamorphose de la sauvageonne, dont le regard et le sourire d’ange déjà le séduisaient jadis, en une jeune fille charmante et belle. Cependant, malgré les nécessités du service, un scrupule lui faisait fuir les occasions de se trouver seul avec elle, car la différence d’âge qui les séparait — vingt et un ans — lui semblait un obstacle définitif à leur union. Greluchette n’était-elle pas d’ailleurs trop jeune pour pouvoir lire avec sûreté dans son propre cœur et l’affectueuse expression de son regard, à chacune de leurs rencontres, n’était-elle pas de pure gratitude ?
Aussi, estima-t-il de son devoir d’observer une discrétion absolue, afin de ne pas risquer de troubler la fraicheur de cette jeune âme si noble et si pure. Un jour, sans doute, elle s’éprendrait d’un homme moins âgé — il n’en manquait pas d’intéressants dans son nouvel entourage — et lui, René, se contenterait du rôle de parrain, auquel le reléguaient ses tempes argentées.
Le résultat de ces déterminations fut que son cœur qui, un moment, avait semblé devoir oublier ses vieux griefs pour s’ouvrir de nouveau à l’amour, s’était sagement, mais douloureusement, replié sur lui-même. Son visage et surtout son regard, miroir du cœur, avaient repris cette expression de douceur et de mélancolie qui, depuis longtemps, lui gagnait la sympathie de tous ceux qui l’approchaient.
Étouffant, dès leur origine, les élans de sa virilité vers un rêve trop séduisant, il les maîtrisa, les dompta, les capta, pour les consacrer uniquement et pleinement à son œuvre de guérisseur.
Quant au professeur Renouard, il était toujours le même vieillard au port droit, au front noble, à la physionomie austère, supportant avec dignité le fardeau caché d’un regret douloureux, toujours aussi vivace en son cœur et dont il ne parvenait à chasser l’obsession que dans les ardeurs de son art, qu’il pratiquait avec la ferveur dévote d’un sacerdoce.
Il ne voulait pas renoncer à l’espoir de retrouver, de réhabiliter ceux que sa trop grande sévérité et sa folle jalousie avaient chassés d’un foyer dont ils étaient cependant dignes. Très pieux, il priait Dieu avec une confiance mystique, de lui rendre sa femme et son petit Jean-Paul, anxieux qu’il était de pouvoir refaire leur vie brisée et leur donner toutes les joies auxquelles ils avaient droit.
Jusqu’à son dernier jour, il ferait poursuivre les recherches entreprises, depuis quinze ans déjà, par diverses agences qui, étant bien payées, ne ralentissaient pas leur efforts pour retrouver les disparus.
Hélas ! combien de fausses joies ou de vaines frayeurs il avait éprouvées !… Trouvait-on une démente dont l’identité était douteuses ? Découvrait-on un cadavre de femme inconnue ? Aussitôt, on le prévenait d’avoir à fournir de nouveaux subsides pour permettre une enquête minutieuse et approfondie.
Et chaque fois, c’étaient les mêmes espoirs — ou les mêmes craintes, suivis de la même incertitude.
À la veille de Noël, nous le retrouvons dans le grand salon — toujours le même car il a voulu que rien ne fût changé après le départ de la chère absente. Il achève, avec un morne abattement la lecture d’une de ces lettres d’agence venant détruire l’espoir causé par la lettre précédente :
« Aussi, nous voyons-nous dans la triste obligation de vous ôter toute espérance en ce qui concerne l’inconnue signalée à Vancouver. Elle ne saurait être Madame Renouard puisqu’à défaut de parents, deux voisins ont positivement établis son identité. Nous continuons nos recherches et soyez assuré… etc… »
— Allons ! toujours la même chose, soupirait le professeur. Qu’est-elle devenue ?… Morte, sans doute !… Ah ! pardonnez-moi, Seigneur, je suis un grand coupable !
Il fut interrompu dans ses tristes réflexions par un coup discret frappé à la porte. C’était Freluquet, venant annoncer René d’Anjou.
— Qu’il entre, s’écria le docteur. J’y suis toujours pour lui !… Bonjour, mon cher René ! Eh bien ! vous voyez que votre protégé s’est complètement rétabli !
— Je le constate avec plaisir, et c’est grâce à vous, docteur.
— Et à vous, donc !… Ou plutôt non, nous n’avons ni l’un ni l’autre aucune mérite à cela !… Ce gaillard s’est guéri tout seul !… Il a suffi de le soustraire à l’empoisonnement qui le minait et de lui donner quelques fortifiants pour en faire le beau jeune homme que voici. Eh bien ! es-tu content, Freluquet ?
— Oh ! oui, monsieur. Tout le monde est si bon pour moi ici.
— Allons, c’est parfait. Maintenant laisse-nous, mon garçon, nous avons à causer.
Après la sortie de l’enfant, René ne put s’empêcher d’exprimer — pour la centième fois peut-être — sa gratitude :
— Comment vous remercier de ce que vous faites pour ce jeune garçon et pour… — il hésita légèrement — pour sa petite compagne ?
— Je suis heureux de pouvoir le faire, répliqua le docteur dont l’enjouement affecté s’évanouit brusquement. Voyez-vous, René, ces enfants ont à peu près l’âge qu’aurait mon pauvre petit Jean-Paul, dont j’ai causé la perdition !… Ce sont, comme lui, des malheureux qui paient pour le crime d’un autre, d’un père négligent, d’une mère dénaturée ou d’un mari sévère et injuste.
René évita de relever ces dernières paroles par lesquelles le vieillard se flétrissait soi-même ; cependant, par association d’idée, une question lui vint :
— Toujours pas de nouvelles ?
— Hélas !…
— Mais cette piste signalée à Vancouver.
— Fausse !… Voici la lettre de l’agence.
Renouard était tombé, repris par son accablement, sur le divan profond ; René vint à lui et c’est avec une profonde pitié qu’oubliant sa propre peine, il murmura :
— Mon pauvre ami !
— Votre conduite envers moi est admirable, mon enfant, ne peut s’empêcher de dire le professeur, ému aux larmes. Vous me plaignez, vous, qui auriez pu joindre votre malédiction à celle de votre sœur !
— J’avoue que mon premier mouvement à votre égard a été de violente colère, d’indignation. En apprenant que mon patron n’était qu’évanoui et m’exonérait de tout blâme, en apprenant aussi le terrible drame qui avait suivi mon départ de cette pièce, j’eus un moment la pensée de venger ma sœur et son malheureux fils.
— Mais votre visage était si douloureux, votre désespoir si profond, que ma colère est tombée devant votre détresse.
— Et, noblement, vous m’avez offert de joindre vos efforts aux miens pour retrouver l’innocente créature et lui faire m’accorder son pardon.
— Alors, vous m’avez pris sous votre protection, vous m’avez enseigné votre art et, grâce à vous, je suis aujourd’hui un des chirurgiens les plus en vogue parmi les jeunes.
— Vous êtes trop modeste, mon cher collègue, vous êtes un maître ; demain, vous serez, malgré votre jeunesse, notre maître à tous, mais ce n’est pas grâce à moi, René, c’est grâce à votre mérite !… Il eût été vraiment regrettable qu’un talent comme le vôtre ignorât sa vocation.
— Hélas ! tout ce beau talent, que vous me concédez, ne nous aide pas à retrouver notre pauvre Henriette !
— À présent, le seul qui puisse nous y aider, c’est Dieu !…
— Et je le lui demande chaque jour.
— Moi aussi !… Ah ! puisse-t-il me pardonner et entendre nos prières !
Et les deux hommes restèrent un instant silencieux, recueillis dans la pensée du Seigneur.
Ce fut un ange — terrestre il est vrai — qui se présenta.
En effet, Freluquet venait annoncer Greluchette.
— Qu’elle entre ! s’écria Renouard, tâchant de chasser de son front les soucis.
— Greluchette !
Répéta machinalement René, avec émotion.
— Eh oui, mon cher. Greluchette, la plus charmante de mes infirmières !… Entre, jeune printemps ! Venez réchauffer du soleil de votre sourire un sombre hiver en tête-à-tête avec un triste automne !
Greluchette avançait timidement, saluant le « sombre hiver » avec respect. En apercevant « l’automne », elle ne put réprimer un mouvement de joie.
— Bonjour, ma petite Greluchette ! dit René d’un ton qu’il s’efforçait de rendre paternel, mais dont il ne pouvait bannir une pointe de tendre émotion.
— Qu’y a-t-il, ma chère enfant ? s’informait le maître.
— Une pauvre femme, entrée à l’hôpital ce matin, après votre visite. Elle a été trouvée au « bord de l’eau », mourant de faim et de froid. Elle semble être dans la plus grande misère. Cependant, elle s’est rapidement rétablie au point de vue physique, mais ses propos sont décousus et… enfin, je l’ai amenée !
— Mais c’est une imprudence, mon enfant.
— Excusez-moi, Monsieur le Docteur, mais l’interne de jour a dit qu’il n’y avait aucun danger et j’ai cru qu’il était urgent de vous la montrer.
— Enfin, puisqu’elle est ici !… Nous allons la voir.
— Monsieur le Docteur, si vous vouliez bien, ainsi que Monsieur… d’Anjou, ne pas lui parler, je pourrais lui faire répéter certaines choses qu’elles m’a dites et qui, peut-être, vous intéresseraient.
— Ciel ! s’écria Renouard, voulez-vous dire qu’elle saurait quelque chose de…
— Je… je le crois !
— Seigneur ! murmura-t-il avec ferveur. Est-il possible que Tu manifestes ainsi Ta puissance juste à l’instant où nous t’invoquions ?… Vite, Greluchette, conduisez ici cette femme.
— Mais…
— Je vous promets de demeurer muet ! et tandis que la jeune fille sortait, il pria :
« Mon Dieu ! Donnez-moi la force de supporter une pareille épreuve ! »
Tandis que René répétait :
« Merci, merci, Seigneur, d’avoir entendu notre vibrant appel ! »
Mais Greluchette et Freluquet entraient, soutenant une miséreuse. Quel âge pouvait avoir cette femme ?… Peut-être quarante ans, peut-être beaucoup plus. Elle avait dû être fort jolie, et, malgré ses yeux hagards, ses cheveux blancs en désordre, ses traits ravagés et ses vêtements de pauvresse, elle avait une certaine distinction du geste, donnant l’impression qu’elle avait dû connaître des jours meilleurs.
Elle suivait docilement les deux jeunes gens, plus surprise qu’inquiète.
— Où me conduisez-vous ? s’informa-t-elle enfin, sans paraître même remarquer la présence des docteurs.
— N’ayez pas peur, Madame, dit Greluchette avec douceur, et asseyez-vous là !
— Oh ! je n’ai pas peur !… Vous avez été si bonne pour moi !…
— Avez-vous bien confiance en moi ?
— Oui.
— Alors, voulez-vous répondre à mes questions ? c’est dans votre intérêt !… Comment vous appelez-vous ?
La malheureuse resta un instant silencieuse, l’esprit tendu pour assembler les fils du souvenir qui se refusaient à se nouer. Elle avoua :
— Je ne sais pas !… Je ne peux plus me rappeler !… Pourtant… Jeanne ?… Mais non, ce n’est pas ça !… Ah ! mon Dieu ! comme j’ai la tête vide !
Les médecins l’examinaient sans bouger, intéressés par ce cas étrange, assez rare d’ailleurs, surtout pour des chirurgiens.
— Amnésie cérébrale ! murmura René.
— Oui, caractéristique ! répliqua le professeur sur le même ton.
Cependant, la femme cherchait toujours. Enfin, lassée, elle s’exclama avec une nuance d’impatience :
— C’est Jeanne ou Pauline !… Je ne sais plus !
— Où demeurez-vous ? interrogea Greluchette.
— Mais… à l’hôpital, vous le savez !
— Avant cela ?
— Avant cela… avant cela ?
— Vous avez un enfant ?… Où est-il ?
— Mon fils ?
Elle cherchait autour d’elle avec une infinie tendresse dans les yeux ; sa main rencontra celle de Freluquet :
— Mon fils ?… Est-ce que c’est toi ?… Mais non !… il n’a pas un an… ses cheveux sont blonds et bouclés, comme les miens !… Tiens, ils sont blancs !… Ah ! ma tête ! ma pauvre tête !
René, après avoir échangé un coup d’œil avec son maître, intervint :
— Nous ne saurons rien aujourd’hui. Il est inutile de torturer cette pauvre femme plus longtemps. Conduisez-la à l’hôpital et laissez-la reposer.
— Vous avez raison, dit Renouard, nous ne pouvons sacrifier la paix de cette malheureuse à notre impatience de savoir. Vous téléphonerez au docteur Ladouceur de venir l’examiner ; c’est un spécialiste de ces cas-là !… Vous avez son numéro ?
— Je l’ai ici, remarqua René, tirant son portefeuille.
C’était le portefeuille qu’il y a quinze ans, sa sœur lui avait remis ; il n’avait jamais voulu se séparer de cette précieuse relique. Il en sortit un petit carnet qu’il se mit à feuilleter, posant le portefeuille sur la table.
Tout à coup, les yeux de la pauvre femme rencontrèrent cet objet ; elle tressaillit, s’en empara et l’examina avec attention. Ses traits s’animèrent, ses yeux flambèrent. Soudain, elle se dressa, saisit René par le bras, disant d’une voix nerveuse et saccadée :
— Le portefeuille !… Il faut le garder !… Et les bijoux aussi !… Tu en auras besoin pour fuir et te cacher !… Ta vie est plus précieuse que ces choses inutiles !… Et maintenant, va-t’en, mon mari peut revenir !
Les deux hommes se regardèrent, atterrés, pâles comme des morts :
— Eh bien ! qu’attends-tu donc !… Ah ! oui, tu veux embrasser Jean-Paul. Allons, viens vite, suis-moi !
Et, avant qu’on eût pu la retenir, elle avait quitté la pièce, se dirigeant vers la chambre à coucher.
René s’y élança à sa suite.
Renouard chancelait, murmurant comme dans un rêve :
— Henriette !… Oh ! pardon ! pardon !
Greluchette comprit quel drame terrible venait de se dérouler ; voyant le vieillard livide et tremblant, elle fit signe à Freluquet et tous deux se précipitèrent pour le soutenir.
À ce moment, un cri de fauve blessé éclata dans la chambre voisine :
— Mon fils !… Mon Jean-Paul !… Volé !… Ils me l’ont volé !
Renouard avait porté la main à son cœur. Il s’affaissa dans les bras de Greluchette et de Freluquet.