Éditions Édouard Garand (62p. 16-18).

CHAPITRE III

L’ANTRE DU VICE


L’ivresse
Toujours conduit un cortège éhonté :
Brutalité, impudeur, lâcheté,
Paresse.


— Polyte, y fait jour !… C’est le temps de faire lever la vermine !

Un rayon de soleil est venu frapper le visage de la mégère, l’éveillant, et sa première pensée est pour les enfants, non pas une pensée de sollicitude, mais la préoccupation de les rudoyer et de les envoyer au plus vite à l’ouvrage, à leur métier pénible et humiliant de « mendigots », qui fait vivre tout bien que mal toute la maisonnée.

En entendant la voix redoutée, Greluchette serre dans la couverture la main de son petit compagnon, ce qui est peut-être un geste de fraternel encouragement avant de reprendre la montée du calvaire, ce qui, peut-être aussi, n’est qu’un signal signifiant :

— Attention ! Faisons semblant de dormir !

Polyte a grogné et s’est retourné dans son lit. Aussi, Zénobie, impatiente, prend elle le parti de se lever et de venir elle-même sonner le réveil à sa manière :

— Allons ! debout, les avortons !… grouillez-vous un peu ou ben je m’en vas vous secouer, moi !

Et, sans attendre, elle les harcèle, tapochant par ci, « bourrassant » par là. Les enfants feignent de s’éveiller et, avec une surprise jouée, Greluchette s’exclame :

— Hein ? Quoi ?… Je rêvais !…

— Moi aussi, fait Freluquet ! dressant son corps d’infirme.

Zénobie éclate d’un gros rire :

— Toi, Freluquet, rêver ?  !  ?… Allons donc !… T’es trop simple pour ça !… Allons, debout !… Et toi, la mioche, à quoi que tu rêvais ?

Prenant un air candide, la fillette fûtée réplique :

— Je rêvais que vous nous donniez une tasse de café et un morceau de pain avant de nous envoyer mendier !

— Oui, ma belle fine, répond Zénobie avec un rire mauvais, c’est comme ça que tu te permets de te moquer de moi !… Tiens, en v’là du pain !… Pis du café, tiens !… Et toi aussi !

Et les taloches de revoler sur les deux enfants.

Freluquet veut protester :

— Mais j’ai rien dit, moi !

— Ça fait rien, rétorque Zénobie, comme ça, y a pas de jaloux !… Et pis, fermez vous, ou ben j’m’en vas vous clouer le bec, moi !

— Qu’est-ce qu’y a donc, sa mère ? s’informe Polyte, qui vient de paraître, s’étirant et baillant, les yeux bouffis de sommeil.

— Tu le sais bien c’qu’y a ! geint sa tendre épouse, y a qu’j’en « arrache » assez avec ces deux morveux-là !… Y me font une vraie vie de martyre !… Allez, ouste !… À l’ouvrage, paresseux !

Et elle les pousse vers la porte, Greluchette hasarde un timide :

— J’ai faim !

Cela lui attire une nouvelle taloche accompagnée de nouveaux cris :

— Tiens, mange, ça !… C’est pas assez que ça nous rapporte ben juste de quoi vivre, ça voudrait encore nous ôter le pain de la bouche !… Allons ! avancez ou je cogne !

Son bras levé s’arrête soudain, ses yeux se plissent d’attention, ses lèvres se pincent de contrariété :

— Arrive donc un peu ici, Freluquet !

Elle examine l’enfant qui revient de son pas d’infirme mi-paralytique, ses jambes frêles le portant avec peine, un bras tordu, coude au ventre, paume en avant, lui donnant la silhouette grotesque d’une danseuse de « black bottom », Cependant, l’horrible femme n’est pas satisfaite de ces observations ; elle ordonne :

— Marche un peu pour voir !

Et l’ayant surveillé quelques instants avec minutie, elle déclare :

— Coute donc, Polyte, le v’là qu’est mieux !

— Ça m’a l’air ! Concède l’homme, d’un ton ennuyé.

L’enfant comprend alors et, prévoyant l’issue de cette scène, se défend, affolé :

— Non, non, je suis pas mieux !… Je vous assure que je suis pas mieux !

Et, dans sa frayeur, il accentue ses infirmités, exagère le tremblement nerveux de ses pauvres membres.

Scène burlesque et tragique, à laquelle Zénobie ne prend pas garde et qu’elle coupe d’un :

— Tais toi, menteur !

Puis, sortant d’un placard une fiole et une seringue, qu’elle dépose devant Polyte, elle commande :

— Tiens !… Fais y sa piqûre, tandis que je vas mettre la table !

— Allons, arrive !

Ordonne l’homme, pressé d’en finir.

L’enfant veut protester, supplier ; la femme s’interrompt de couper du pain pour le pousser brutalement en criant :

— Vas y… ou sinon… !

Et son couteau se dresse, menaçant.

L’éclair de la lame s’est reflété dans les yeux gris de Greluchette, y mettant une flamme verte ; tout son corps frêle a esquissé un mouvement de retrait, semblable à celui du fauve, acculé à la révolte, prêt à bondir, mais elle a soudain conscience de sa faiblesse devant ces brutes et se mordant les lèvres de rage, elle se contient une fois de plus, tandis que Polyte, tenant Freluquet prisonnier entre ses jambes, prépare la seringue et dit, d’un ton bonhomme :

— Allons, tiens toi tranquille, pendant que je te donne tes remèdes !

 

— La table est mise ! annonce Zénobie, qui achève de placer le gallon contenant un restant de vin rouge, deux verres, un guignon de pain et un morceau de fromage fort.

Freluquet est devenu tout pâle, comme si le sang se fut retiré de ses veines pour affluer au cœur ; sous l’effet du poison, ses muscles se contractent, ses membres se recroquevillent, une expression d’hébétude vient à ses yeux et gagne ses traits.

— Ça a l’air à faire effet !

Observe la marâtre avec satisfaction.

— Oui, avoue Polyte, j’y en ai donné une bonne, pour pas être obligé de recommencer trop souvent. J’aime pas tant ça.

Zénobie hausse les épaules avec pitié, en disant :

— Poule mouillée, va !… T’as ben que trop de cœur pour ce qu’ils en ont !… Allons, arrive à table ; ça te remettra. Et pis, vous autres, filez !… et plus vite que ça !

Et, bousculant les petits mendiants jusqu’à la porte, elle les envoie « au travail », puis revient tranquillement se mettre à table.

 

Ici, l’auteur demande la permission d’ouvrir une parenthèse, car il prévoit que quelque vieille fille, dont l’affection maternelle se partage entre un perroquet et un matou, ne manquera pas de bombarder l’éditeur d’épitres furibondes, où elle s’exprimera à peu près en ces termes :

— L’auteur de votre roman, c’est rien qu’un cynique qui se plaît à inventer des horreurs. Jamais vous me ferez croire qu’il peut exister à Montréal des affaires comme il nous en raconte. Et puis, quand bien même que ça existerait, c’est pas une raison pour le mettre dans les livres et montrer le monde sous son plus vilain « jour ! »

Eh bien ! oui, ma brave demoiselle, ça existe, ça existe un peu partout, même à Montréal, et j’en tiens le récit d’une excellente dame, bien placée pour le savoir, puisqu’elle est à la tête d’une de nos principales organisations de charité.

Ces horribles pratiques de « Cour des Miracles », si fréquentes au moyen-âge, deviennent, il est vrai, de plus en plus rares ; elles sont aujourd’hui tout à fait exceptionnelles et si l’auteur a cru devoir les exposer, c’est pour les placer en contraste avec les actes des braves gens qui, finalement, l’emportent, prouvant que le meilleur chemin est celui de la vertu et que, comme l’a dit Lacordaire :

Qui dit passion, dit faiblesse ; qui dit vertu, dit force.

Ménagez donc votre encre, ma brave demoiselle, et… fermons la parenthèse.

 

Après le départ des petits, Polyte et Zénobie se « callèrent les joues » consciencieusement : un morceau de pain, agrémenté de fromage fort et arrosé d’un bon verre de rouge à une piastre soixante quinze le gallon, cela constituait pour eux le « breakfast » rêvé ; aussi, il y eut un moment de silence relatif, troublé seulement du bruit des mâchoires et des soupirs de satisfaction.

Cependant, l’homme ruminait quelque sombre pensée qu’il finit par émettre à haute voix :

— Dis donc, sa mère, crois tu pas qu’on serait mieux de leur faire prendre un autre métier ? Ils deviennent un peu grands pour mendier.

— Mais non, répondit Zénobie, la bouche pleine, Freluquet fera toujours pitié, rapport à son infirmité et y gagne bien plus comme ça.

— Tout de même, en grandissant, ça peut parler.

— Lui !… Il a pas sa tête à lui… grâce au remède.

Et la misérable eut un clin d’œil de crapulerie satisfaite vers la fiole et la seringue.

Mais Polyte, qui avait peut-être un peu moins d’impudeur et, à coup sûr, plus de prudence poursuivit :

— P’t’être ben !… mais y a Greluchette qui devient jeune fille et qu’a pas l’air endormie, celle-là !

— C’est de ta faute, aussi !… Pourquoi que tu veux pas qu’on lui en donne aussi, du remède ? Y pourraient mendier chacun de « leur » bord, et y feraient le « redouble » d’argent !

— Non, elle, je veux pas !… Elle est trop jolie, c’t’enfant-là. Ça serait un crime que de l’abimer.

La ribande toisa un instant son homme, se demandant si elle devait rire ou se fâcher ; finalement, elle prit un ton moitié figue, moitié raisin pour dire, les poings sur les hanches :

— Tiens !… regardez moi donc ce vieux grigou-là !… Ben ! que y’t’y prennes pas à tourner autour d’elle, « mon velimeux », parce que ça se passerait pas « de même » !

Polyte, appréhendant une scène, s’empressa de protester :

— Voyons, voyons, Zénobie ; tu sais bien qu’avec moi, y a rien à craindre !…

— Ça, c’est vrai ! conclut-elle avec un soupir plein de reproche.

Son mari, sans daigner relever ce qu’il y avait d’offensant pour sa virilité dans ce cri du cœur, s’expliqua :

— J’ai mon idée, au sujet de la petite !… Si on pouvait mettre quéques sous de côté et pis l’habiller comme du monde, je pense qu’elle pourrait rapporter ben plus qu’à mendier !

Zénobie l’examina un instant, surprise qu’il ait eu cette idée avant elle ; de fait, Greluchette semblait si frêle, si délicate qu’elle n’avait pas encore songé à la considérer comme une jeune fille ; cependant, l’enfant se formait rapidement et bientôt s’épanouirait, non pas comme une superbe rose, mais comme une coquette et charmante fleur des champs. Alors ?… Il fallait bien reconnaître que Polyte, pour une fois, n’avait pas tort.

— T’as p’t’être ben raison, concéda-t-elle, je penserai à ça !… Tu manges plus ?

— Non ! mais je prendrais ben un dernier verre avant de partir !

Cette demande n’eut pas de succès, car Zénobie vida le fond du gallon dans son propre verre, en disant :

— C’est ben de valeur, mais le dernier, le v’là !… À ta santé !

Et elle le vida d’un trait, tandis que Polyte, machinalement, répondait avec un soupir :

— À ton profit !

Puis, il songea qu’il approchait neuf heures et que les tavernes allaient ouvrir ; alors, il se hasarda à demander :

— Donne-moi quéque sous, sa mère !

— Où c’est que tu vas ?

— Chercher de l’ouvrage !

— Viens donc pas rire de moi, hein !… Ca fait quinze ans que t’en cherches… et que tu pries le bon Dieu de pas en trouver !… Enfin, tiens, v’là trente sous ! va faire la fête !…

— Merci, sa mère !

— Et tâche de rapporter le change !

— On tâchera !… Tata !

— Tata yourself !

Et Polyte partit vers « la barre »», en disant que, décidément, sa légitime était de bonne humeur, « à matin ».

 

Aussitôt que son homme eut disparu, la mégère fouilla dans le placard, sous un amas de guenilles crasseuses, en sortit un « flast »… d’alcool, dont elle arracha impétueusement le bouchon et but à même, s’interrompant pour parler à soi-même, exprimant sa satisfaction :

— Ah ! que c’est donc bon !

Seconde gorgée.

— Ça brûle, mais c’est bon pareil !

Nouvelle rasade.

— C’est de valeur que ça se vide si vite !

Autre coup.

— Et puis, qu’ça coûte si cher !

Récidive.

— Enfin ! pour ce qui reste ! C’est aussi bien de le finir !

Lampée ultime.

— Là !… un cadavre !… on en parlera plus !… Ah ! je me sens toute ragaillardie, moi !… Y a pas d’erreur, un petit coup le matin, ça part ben la journée !… Ça vaut mieux qu’un coup de pied où je pense !

Et comme elle avait la griserie lyrique, elle entonna l’hymne des poivrots :

Boire un p’tit coup, c’est agréable !…
Boire un p’tit coup, c’est doux !…
Boire un gros coup, ça rend l’esprit malade,
Boire un p’tit coup, c’est agréable !…
Boire un p’tit coup, c’est doux !…

Puis, elle se mit à soliloquer :

— Ce qui est de valeur, c’est qu’y a un trou à c’te bouteille-là !… Allons !… Ça va me coûter cinquante cents pour la faire remplir !… Et ces fainéants d’enfants qui rapportent presque rien !… Et ça voudrait qu’on les nourrisse !… Les sans-cœur !… Heureusement qu’y a ça pour me faire oublier mes chagrins !

Et, le flacon étant vide, elle s’en fut le faire emplir, en fredonnant sa chanson préférée :

Boire un p’tit coup, c’est agréable…