Éditions Édouard Garand (62p. 15-16).

CHAPITRE II

GRELUCHETTE ET FRELUQUET


L’aurore
En notre cœur amène le désir
De vivre, mais il faut pourtant souffrir
Encore


Un coq jeta son appel éraillé, car un tel volatile, égaré dans un semblable quartier, ne saurait saluer le soleil d’un puissant et retentissant « cocorico » ; les bêtes partagent, sinon les sentiments, du moins les bonnes et mauvaises fortunes de leurs maîtres : dans ces parages de misère, un coq, même sans harem, ne peut être qu’enroué et efflanqué.

Aussi, son cri fut-il impuissant à altérer la régularité et la sonorité des ronflements des Boireaux, mais un mouvement se produisit sur la paillasse des petits.

La fillette prêta l’oreille un instant aux bruits familiers de chaque aurore : roulements de charrettes, jappements de roquets, claquements de volets, puis, son attention fut ramenée tout près d’elle par un reniflement discret, dont elle devina de suite l’origine ; elle s’enquit à voix basse :

— Tu dors plus, Freluquet ?

— Non, je dors plus.

— Pis tu pleures, dis ?

— Non, je pleure pas.

Le ton de l’enfant contredisait ses paroles et Freluchette reprit toute attendrie :

— Tu dis ça pour pas me faire de peine, mais je t’ai bien entendu, va.

Freluquet se trahit naïvement :

— Je pleurais pourtant tout doucement pour pas te réveiller !… Tu m’en veux pas, dis ?

— Greluchette la rassura à sa manière : « qu’t’es bête !… D’abord, c’est pas toi qui m’as réveillée ; c’est le coq !… Essayons de dormir encore un peu, va ! c’est notre meilleur temps. »

Un silence.

Mais les enfants ne dorment pas ; ils songent : Freluquet pense que la mort serait encore bien plus douce que le sommeil, tandis que sa compagne, plus énergique, se répète, comme chaque matin, que « ça ne peut pas durer de même et qu’il faut que ça change au plus tôt ! »

Soudain, elle extériorise sa pensée, sachant bien que Freluquet ne s’est pas rendormi :

— Dis donc !… Tu sais, l’homme d’hier ?… Faut tout lui raconter !

Freluquet, un instant abasourdi devant une pareille audace, se sent réconforté par la présence d’une sœur si vaillante ; son cœur s’ouvre à l’espoir ; il a la vision merveilleuse d’une autre vie, d’un autre monde où il y aurait autre chose que des larmes et des coups. Tel un rappel à l’ordre, le « crescendo » subit des ronflements résonne en ses oreilles ; c’est avec terreur que, dompté dans son court élan vers la liberté, il répond :

— Si jamais on faisait ça, les vieux nous tueraient.

Mais Greluchette n’est pas domptée, elle. Les lèvres pincées, les mâchoires serrées, les sourcils rapprochés, elle concentre sa volonté vers le rêve d’un avenir meilleur. Elle sait qu’il lui faudra être brave pour deux ; au besoin, elle se chargera seule de l’action, mais il faut remonter le moral de son compagnon, qu’il ne tire pas la jambe quand le moment sera venu. Elle reprend dans ce but :

— Y nous tueront pas, puisqu’on se poussera avant. D’abord, c’est pas nos parents ! Ca, y se gênent pas pour nous le dire. Ça fait qu’on leur doit rien. Je te dis que moi, j’en ai assez enduré comme ça !… On va « se pousser », Freluquet ! Je te dis qu’on va « se pousser ! »

— Pas si fort ! chuchote peureusement l’infirme, s’ils se réveillent, ils vont encore nous battre !

— C’est pour ça qu’il faut partir !

— Bah ! souffrir ici ou ailleurs !… Être battus par eux ou par d’autres !…

— On sera plus battus. On a fini de se faire « maganer ». On y dira, au monsieur, qu’il nous emmène !

— Mais on le connaît pas. Y peut nous trahir.

— Lui ?… Y a pas de danger. T’as pas vu ?… quand y a demandé ton âge et que j’ai répondu : « Quinze ans ! »… Il a murmuré : « Quinze ans !… l’âge qu’aurait le petit Jean-Paul ! »… En disant ça, il avait des larmes plein les yeux. Il a eu honte et il est parti brusquement après t’avoir donné une pièce blanche.

— C’est vrai qu’il a l’air bon ! Il… pleurait !

— Ils sont beaux, ses yeux, même quand il pleure ; il y a dedans de la douceur et de la tristesse, mais aussi du courage et de l’énergie.

— Tu les aimes, ses yeux ?

— Ils sont beaux !

— Ah !…

— Quoi ?… Ça te fait de la peine que je les trouve beaux ?

— Tu l’aimes, Greluchette ?

— Il y a l’air si bon !

— C’est rien que ça ?

— Mais oui !

— Bien vrai ?

— Mais oui !… Qu’est-ce que t’as ?

— Rien !… Je n’ai plus de peine. Embrasse-moi, veux-tu ?

— Tiens, mon petit Freluquet. Et maintenant, faisons semblant de dormir, ça ne ronfle plus là-dedans ; y vont bientôt se réveiller.

— Oui !… Et ça va recommencer… comme tous les jours… Ah !…

— Patiente ! Patiente !. Et parle plus !

 

Et feignant de dormir, les deux enfants reprirent leur songerie :

Freluquet pensait avec soulagement qu’il s’était trompé, que Greluchette ne lui avait pas repris une partie de son affection pour la donner à un autre

Et Greluchette souriait à l’image d’un homme à l’allure jeune et élégante, malgré les fils d’argent qui brillaient à ses tempes, d’un homme posant affectueusement sur elle ses yeux bleu d’acier où il y avait de la douceur et de la tristesse, mais aussi du courage et de l’énergie.