Éditions Édouard Garand (62p. 14-15).

DEUXIÈME PARTIE


LES ENFANTS MARTYRS


CHAPITRE I

LE TAUDIS


On tombe
Et plus on prend un chemin de travers
Plus vite et sûrement on s’achemine vers
La tombe.


Montréal, la perle de la Province de Québec, la principale ville, sinon la capitale, présente aux visiteurs des aspects bien divers.

Le populaire a fait une division nette et sommaire de la grande cité en deux parties, délimitées par la rue Bleury : l’Est et l’Ouest.

L’Est est demeuré le domaine de la langue et des traditions françaises et, bien que se modernisant avec rapidité, a gardé, à l’instar de Québec, un cachet de ville de province du « vieux pays ».

Par contre, l’Ouest, c’est le quartier anglais, en pourrait dire anglo-saxon, de style et de genre américains ; la presque totalité de sa population est de pure origine britannique et les rares franco-canadiens qui s’y mêlent affectent d’avoir oublié ou de « casser » leur langues maternelle. Aussi les fidèles de l’Est, ceux qui ont su garder intact l’héritage moral des aïeux, y compris la verve gauloise, et l’ironie normande, ne manquent-ils pas de s’égayer aux dépens de ces « snobs », les appelant les « p’tits frais de l’Ouest, ma chère ! »

Cependant, cette division de la ville de Montréal est un peu rudimentaire.

En fait, l’un des plus anciens quartiers français, l’important groupe Saint-Henri, occupe l’extrême sud-ouest de la métropole et son artère principale est la partie ouest de la rue Notre-Dame.

Au Nord de ce quartier, sont les groupements modernes et luxueux : Montréal Ouest, Westmount (qui, malgré sa situation géographique, n’est pas annexé, étant sans doute trop riche pour se mettre en tutelle), enfin, le quartier commercial, dénommé quartier anglais ou « des affaires ».

À partir de la rue Saint-Laurent jusqu’à l’extrémité est (le « bout de l’île »), sur un parcours de plusieurs milles, on n’entend d’autre langage que le français.

Mais entre ces différents groupes : Saint-Henri, quartier anglais et ce qu’on pourrait appeler le Montréal français, se sont insinués les trafiquants, ceux qui, avec le sûr instinct du commerce, sont venus « boucher les trous », s’installer agents de liaison, achetant de l’un pour vendre à l’autre, de sorte que le centre, le « mortier » de cette immense agglomération qu’est l’île de Montréal, est une véritable cité cosmopolite.

Naturellement, les israélites y comptent une majorité absolue ce qui n’a pas empêché les chinois d’y former un quartier exclusif, où ils possèdent leurs habitations, leurs magasins, leurs clubs, leurs maisons de jeux, leurs fumeries d’opium (ces dernières souvent visitées par la police), car, parmi les chinois, comme parmi les autres peuples, il y a des traîtres, des dénonciateurs ou indicateurs, « spotters » ou « stool pigeons ».

Les chinois ont gardé de l’orient la méfiance et le goût du mystère ; ces maîtres buandiers, (dont le principal revenu provient des « lavages »), semblent vouloir laver leur linge sale en famille et, ne fût-ce la présence de deux restaurants renommés, auxquels il faut bien laisser parvenir la clientèle, les Fils du Ciel ne se priveraient pas d’interdire aux étrangers l’accès de leurs cantonnements.

D’ailleurs, les visiteurs, peu nombreux, le savent et ils filent droit, pensant avec raison que charbonnier est maître chez soi et qui se sent maître chez soi, quand partout ailleurs, on subit railleries et rebuffades, donne une certaine audace qui peut rendre dangereux.

Si les visiteurs sont rares et ne « traînent pas », rarissimes sont ceux qui s’y installent. Cependant, il y a deux ans environ, une famille canadienne, ou ce qui semblait l’être, vint se loger dans un taudis, au fond d’une impasse de la rue Clarke.

Lorsque, marchant de Ste-Catherine vers Craig, on descend cette rue Clarke, on trouve, presque au coin de Dorchester, un espace étroit entre deux maisons vieilles et misérables, qui, s’affaissant en sens contraire, semblent vouloir se rapprocher et former un toit à l’impasse.

Si quelque audacieux traverse ce passage, enjambant des détritus de toutes provenances, il arrive à une cour minuscule, bornée à gauche et à droite par une palissade noircie, au fond par une masure à un seul étage, cependant divisée en deux logements, dont chacun comprend deux pièces.

C’est là que nous aurions pu trouver, il y a deux ans, en plein quartier chinois, la famille canadienne dont nous voulons parler ; pas une de ces belles familles dont le pays est fier à juste titre et dont les photographies, publiées dans les journaux, provoquent l’admiration et l’envie des autres nations moins prolifiques.

Dans le taudis de la rue Clarke au moment où nous y pénétrons, le jour naissant jette une lueur blafarde sur un triste spectacle : dans la première pièce, entre une table de bois qui fut blanc et un poêle boiteux, une paillasse est étendue sur laquelle deux enfants dorment, frileusement blottis sous une couverture grise ; des enfants, au point de vue physique surtout, car leur âge est déjà celui de l’adolescence : la fillette, gracile et chétive, aux joues pâles, mais au regard limpide, aux muscles minces mais nerveux, vient d’atteindre sa seizième année, le garçon a peut-être un an de moins, mais il est impossible de mettre un âge sur ce visage torturé par les souffrances, sur ce corps crispé d’infirme. Ces pauvres enfants ont reçu les sobriquets de Greluchette et de Freluquet, qui ne leur conviennent malheureusement que trop.

Dans la pièce voisine, un couple d’une quarantaine d’années ronfle avec harmonie, couché dans un lit, passablement crasseux sans doute, mais infiniment plus confortable que la paillasse des petits miséreux.

L’homme, court et épais, semble avoir connu, des temps meilleurs, un embonpoint satisfaisant, mais ses chairs flasques et bouffies révèlent la paresse, la misère et l’intempérance. La femme est une gaillarde qui, certainement, a toujours su prélever la part du lion sur la maigre pitance obtenue au foyer, car elle est mieux conservée que son compagnon ; cependant son visage porte également les stigmates du vice et de l’alcoolisme.

Ils sont connus sous le nom de Chippard, mais nos lecteurs reconnaîtront en eux l’honorable ménage Boireau, vieilli de quinze ans et dégringolé de plusieurs échelons sur l’échelle sociale.