Éditions Édouard Garand (62p. 12-13).

CHAPITRE V

LES DEUX BEAUX-FRÈRES


Qu’on souffre
À deux, cela n’ôte pas le chagrin
Mais on peut mieux braver l’attrait malin
Du gouffre.


Après la scène violente qu’il avait eue avec sa femme, après le départ précipité de celle-ci, le professeur Renouard était tombé dans un état de protestation, chose extrêmement rare et normale chez ce savant aux nerfs d’acier, à la volonté irréductible.

C’est qu’en un seul instant, toutes ses affections, toutes ses croyances, toute sa vie enfin, venaient d’être bouleversées. Mille fois plus à plaindre que celui qui connaît l’étendue de son malheur, il endurait les angoisses du doute, les tortures du soupçon, qui pétrissent l’âme et tenaillent le cœur.

Devait-il prendre la fuite de sa femme pour un aveu et devait-il ajouter foi aux paroles des domestiques ?… Et l’avait-on chaque jour berné, dans son foyer, tendant à ses baisers des lèvres souillées par le péché, offrant à ses caresses l’enfant d’un autre ?…

Ou bien la farouche détermination d’Henriette était-elle l’expression d’une violente indignation et alors, était-il, lui, le seul et grand coupable, le mari injuste et jaloux qui insultait à l’innocence, le père dénaturé qui livrait son fils à des mercenaires ?

 

Ses sombres méditations furent interrompues par la sonnerie du téléphone. Il se précipita, espérant entendre la voix d’Henriette, prêt à lui pardonner même, si elle avouait sa faute et implorait sa clémence.

Au lieu de la voix douce et harmonieuse qu’il attendait, ce fut un organe sonore, au tour brusque, qui pria le professeur Renouard de passer sans retard au poste de police No 3. Il voulut questionner, mais on avait déjà coupé la connexion.

En proie à une folle anxiété, il sauta dans son auto, retournant dans son cerveau mille questions affolantes, mille points d’interrogation angoissants. Une pensée lui revenait sans cesse dominant toutes les autres, lancinante : la crainte que, sous l’empire de la douleur, sa malheureuse femme n’ait perdu la tête et mis fin à une existence désormais ruinée.

Bien que le chauffeur fit diligence, il semblait à Renouard que la voiture n’avançait pas et les minutes lui paraissaient mortellement longues.

Enfin, l’auto stoppa. Le professeur s’élança, fit irruption dans un bureau, devant un gros homme sanguin, qui sursauta, effrayé, croyant sans doute voir surgir un anarchiste.

« Eh bien ! me voilà, qu’est-il arrivé ? » questionna Renouard fébrilement.

Le gros homme, rassuré repoussa lentement le tiroir qu’il avait ouvert (beaucoup plus vite) à la recherche d’une arme ; pour se donner une contenance, il ouvrit un second tiroir et en sortit un cigare ; puis, il poussa un soupir de soulagement et s’enquit posément :

« D’abord, qui êtes vous ?

— Le docteur Renouard.

— Parfait. Asseyez-vous, je vous prie.

— Mais enfin, qu’y a-t-il ?

— Un instant ! »

Et le gros homme pressa sur un bouton. Aussitôt, une porte s’ouvrit, un constable parut ; Renouard fit un mouvement pour s’élancer, mais le chef le retint d’un geste empreint à la fois d’autorité et de courtoisie et lui dit, sur le ton d’un parfait homme du monde :

— Asseyez vous donc, je vous prie, puis, se tournant vers le constable, il commanda :

— Amenez le détenu !

Une fois le constable disparu, le capitaine daigna fournir quelques explications :

— J’ai là, dit-il, un individu, bien mis et de bonne tournure, qui a été cueilli par un de mes hommes, au moment où ils sortait de chez vous, par la fenêtre…

— Enfin, interrompit Renouard, je vais donc savoir quel est le misérable…

— Parfaitement : le voici !

Le professeur, suivant le geste du policier, fit volte-face et se trouva en présence de son beau-frère, qui se jeta dans ses bras, en sanglotant. Abasourdi, Renouard ne pouvait que balbutier :

— René ! Comment, c’était toi ? Toi, René ?

— Oui, c’est moi, moi qui l’ai tué ! Ah ! quel affreuse fatalité !…

— Voulez-vous me permettre, intervint le représentant de l’autorité ; il y a quelques points que je désire éclaircir. Donc, Monsieur Renouard, vous connaissez cet homme ?

— Parfaitement. Il est mon beau-frère, Monsieur René d’Anjou.

— C’est en effet ce qu’il nous a dit. Mais alors, il n’est pas fou. Il prétend avoir tué son patron.

— Comment, toi, René ? Mais c’est impossible !

— Ce n’est que trop vrai, hélas !… Au cours d’une discussion un peu vive, Mr. Atkins a levé la main sur moi ; je l’ai repoussé violemment, il est tombé et… »

Sur une sonnerie du téléphone, le chef réclama le silence d’un geste, puis écouta pendant quelques instants, muet et impassible.

Quand il eut raccroché le récepteur, il se tourna vers les deux hommes et dit d’un ton paternel :

— Ne nous affolons pas !… Il n’y a personne au bureau de la Dominion Leather Co, mais on vient de localiser Mr. Atkins à l’Hôpital Général. Il souffre d’une lésion du crâne, qui ne met pas ses jours en danger ; il refuse de porter plainte contre vous.

René écoutait et regardait ce gros homme qui, sur un ton bonhomme et tranquille, lui annonçait la formidable nouvelle. Comme au sortir d’un cauchemar, il cherchait à rassembler ses idées, se demandant s’il était réellement éveillé.

Le chef reprit :

— Mais tout ceci ne m’explique pas pourquoi vous sortiez par la fenêtre de la maison de votre beau-frère. Allons, Monsieur d’Anjou, racontez-moi tout, depuis le commencement, et je crois bien qu’ensuite, je pourrai vous rendre votre liberté. Voyons, asseyez-vous et parlez !

Le jeune homme fit le récit détaillé des événements de la journée, depuis le moment de son arrivée à l’office, jusqu’à celui de son arrestation. Le professeur Renouard dut entendre relater le dévouement fraternel de celle qu’il avait soupçonnée, accusée, maltraitée, de celle qu’il avait séparée de son enfant, de leur fils à tous deux.

Sa grande âme, son noble cœur, lavés de l’affreux soupçon, purent mesurer toute la portée de son crime : sa femme partie, désespérée, à l’aventure et son cher petit Jean-Paul peut-être à jamais perdu.

Pendant le récit de René, il sanglotait éperdument, se rongeant les poings, dans sa rage impuissante contre lui-même. Les deux hommes, déjà surpris de son attitude le furent encore plus de sa confession, qu’il fit humblement, se frappant la poitrine et suppliant le policier de retrouver les victimes de sa folle jalousie.

Le spectacle de cet homme, grave et austère, aux allures naturellement nobles et rigides, s’humiliant, exhalant son repentir, implorant le pardon du frère de sa victime, était si impressionnant, si touchant, que René, ému jusqu’au fond de l’âme, tendit la main au professeur, tentant de le consoler par ces paroles généreuses :

— Tout ce qui arrive est autant de ma faute que de la vôtre. Dans votre jalousie aveugle, vous avez cru ma sœur coupable, et moi, dans mon affolement stupide, j’ai fui comme un criminel. C’est de là que découlent tous nos maux. Unissons-nous dans cette terrible épreuve. C’est la main dans la main que nous chercherons notre chère Henriette et notre pauvre petit Jean-Paul.

Le chef du poste de police No 3 toussota et se pencha derrière son bureau pour chercher un cigare dans un tiroir du bas,… mais peut-être bien aussi pour essuyer une larme d’un geste furtif.

L’excellent homme prit le signalement des disparus, sans omettre celui de l’honorable couple Boireau, et promit tous les efforts de la police.

 

On sait dans quelles circonstances tragiques fut trouvée Henriette, le lendemain.

Elle vécut quelques mois entre René et le docteur, douce et mélancolique, le regard perdu dans une rêverie lointaine, ne parlant pas, ne reconnaissant personne.

Peu à peu, devant son attitude calme et résignée, on s’habitua à la laisser aller et venir, dans la maison d’abord, puis, plus tard, dans le jardin.

Un jour, elle disparut et, malgré les efforts faits pour la retrouver, malgré les récompenses promises par Renouard, on n’entendit plus parler d’elle.

 

Toutes les recherches concernant le petit Jean-Paul demeurèrent également vaines. Aucune trace ne fut trouvée des Boireau, dont on ignorait d’ailleurs la véritable identité.

Les deux beaux frères, unis dans le même but : retrouver les victimes de leur manque de sang froid, avaient décidé de ne plus se quitter. Bien qu’âgé de vingt-deux ans déjà, René d’Anjou étudia la médecine, puis la chirurgie, sous la direction personnelle de l’éminent professeur.

Les années s’écoulèrent, lentes quoique laborieuses, pour ces deux hommes, dont la vie se passait à fouiller les secrets de la nature pour soulager les maux de leurs semblables, et à revivre en pensée, la sombre tragédie qui, en un seul jour, avait brisé tous leurs espoirs.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE