Le crime d’un père/04
CHAPITRE IV
JOLLY RIDE
Chancelle
Et tu n’es plus aussitôt qu’un jouet
Que le destin, de ses coups de fouet
Harcèle.
Henriette Renouard, vibrante d’indignation et de douleur, le regard fixe, l’air hagard, marchait, telle un automate, droit devant elle, ignorant où elle portait ses pas, inconsciente des passants qui se heurtaient contre elle, sourde aux grognements de grincheux bousculés, aveugle aux regards intrigués des badauds.
Elle marcha longtemps, indifférente à tout, absente du monde ; le sang, bouillonnant dans ses veines, affluait à son cerveau où tout n’était que douloureux chaos.
La nuit vint et avec elle la lassitude, amenant une détente nerveuse ; la malheureuse se laissa tomber sur un banc et des larmes montèrent à ses yeux brûlants de fièvre ; avec l’apaisement de son agitation, elle retrouva la raison — nouvelle douleur, — elle put revivre l’épouvantable scène et son fatal dénouement : son fils, son petit Jean-Paul était à jamais ravi à son affection, soustrait à sa tendresse ; non seulement elle ne le reverrait plus, ne pourrait plus lui prodiguer ses soins vigilants, ses caresses, mais le malheureux bébé était entre les mains des misérables qui n’avaient pas craint de l’insulter grossièrement et de la calomnier auprès de son mari, pour se venger d’une réprimande. Quel avenir attendait l’enfant ? Et si jamais elle le retrouvait plus tard, ne serait-ce pas, comme l’avait dit le professeur, dans la honte, le vice et le crime ?
Il y avait plus d’une heure qu’elle était là, anéantie, abîmée de douleur, lorsqu’un pas sonore et régulier lui fit lever la tête ; un policeman approchait tranquillement, faisant sa ronde ; craignant d’être questionnée, elle se préparait à se lever pour s’éloigner, lorsque soudain, elle resta figée, frappée de stupeur et d’épouvante.
En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, elle avait vu une automobile longer le trottoir silencieusement, cinq hommes en descendre et se réunir autour du policeman, puis se séparer et sauter dans la voiture, laissant sur le sol une forme inerte. La terrible manœuvre avait été exécutée froidement, sans qu’une parole fût prononcée, sans qu’un cri fût proféré, sans un geste apparent de violence.
C’en était trop pour les nerfs déjà tendus de la jeune femme ; elle se dressa d’un mouvement mécanique, resta une seconde les yeux dilatés d’épouvante, puis vit les hommes, soudain retournés, l’examiner avec rage. Elle exhala un faible gémissement et s’évanouit.
Une impression de fraîcheur, une sensation de vitesse, de mouvements désordonnés, puis une vision d’assassinat. Elle reprend connaissance, ouvre les yeux, veut crier, étouffe, veut porter ses mains à sa gorge, mais en vain.
Alors, elle réalise toute l’horreur de sa position ; elle est bâillonnée, ligotée, couchée dans le fond d’une auto qui file à une allure folle, et sous le regard terrible de deux bandits qui guettent son retour à la vie.
L’un d’eux s’écrie :
— Tiens ! Voilà la môme qui se ramène !
L’autre, une brute à la trogne enluminée, aux yeux bigles, à la bouche édentée, pousse un soupir ému et remarque avec sentiment :
— Une vraie belle poule !
Son compagnon ricane et gouaille :
— Ca y est ! V’là encore Pit Face de Bœuf qu’est en amour.
— Veux-tu te fermer, hurle le dénommé Pit ; on n’a pas idée d’aller crier nos noms sur les toits pendant qu’on travaille. « Mosus » de fou !
— Quoi ? ? ? rugit l’autre, prêt à la bataille.
Au dessus de la prisonnière, deux mufles, repoussants de bestialité, se tendent pour se défier.
Un petit homme, nerveux et sec, dont la figure émaciée est coupée d’une moustache d’ébène, se retourne et dit d’un ton bref, avec un fort accent napolitain :
— Assez ! Ne vous cicanez pas pour rien. La signora né pourra rien répéter, pouisque nous allons la touer.
— La tuer ? s’exclame Pit avec âme, la tuer ?… une si belle poule ! ! !
— Ah ! tou sais bien qué la pôvré, elle doit mourir, après cé qu’elle a voue ce soir.
— C’est vrai, concède Pit, qui, malgré son penchant pour le beau sexe, est capable, lorsqu’il le faut, de comprendre le bon sens. C’est vrai, elle peut pas vivre. Pauvr’tit’chatte !
Et il pousse un soupir à fendre l’âme, ce qui provoque de nouveaux rires et des sarcasmes orduriers.
Mais Pit n’a pas envie de rire. Il a braqué le rayon de sa lampe électrique sur le visage de la malheureuse et, tout attendri, rabâche machinalement :
— Une si belle poule !… Mourir à la fleur de l’âge !…
Ricanements et quolibets reprennent de plus belle :
— Ca y est ! le v’là pincé !
— Il en tient !
— À quand la noce ?
— Ben quoi ! c’est vrai, concède Pit ; elle m’a tombé dans l’œil, c’te jeunesse et ça me fait de quoi qu’on soit obligé de lui régler son compte. Ça a pas plus de vingt ans !… P’têtre ben que ça va mourir sans avoir connu l’amour, sans avoir goûté la douceur d’un baiser !
Un ensemble de rires diaboliques salue cet épanchement poétique ; mais la brute n’y prête pas attention et se plonge dans une sombre rêverie dont le résultat ne se fait pas attendre.
Ses yeux accentuent leur rapprochement déjà exagéré et semblent vouloir sortir de leurs orbites pour se rejoindre sur ses narines frémissantes, sa respiration devient rauque, haletante ; son souffle enfiévré, effleure le visage de la captive qui soudain, frissonnante d’horreur et de honte, l’entend formuler son épouvantable obsession :
— Ça a pas de bon sens qu’elle meure de même. Avant de la tuer, on pourrait bien…
L’Italien s’est retourné, rageur et autoritaire :
— Assez de bêtises, hein ! Nous entrons dans l’Île Perrot. Tiré-la et balancé-la dans le fossé.
— Ben oui, dit la brute, mâtée, c’est correct, mais y a rien qui presse…
— Tais-toi… et tire !
— Allons, soupire Pit, résigné, puisqu’il le faut !… Mais c’est d’valeur pareil !… Une si belle poule !
Puis, avec un nouveau soupir, il tire son revolver et le braque sur la prisonnière. Cependant, il hésite ; il veut la contempler une fois encore avant de l’envoyer « ad patres ».
Dans le foyer de lumière crue que projette sa lampe de poche, un scintillement frappe son regard :
— Bateau ! s’écrie-t-il, mais c’est des vrais diamants !
— Hein ?… des diamants, s’exclame l’Italien, tou en es soûr ?
— Et comment !… Vise ses oreilles !… Tiens ! et ses bagues ! Regarde-moi ça si ça flambe. Gee Whiz ! ça va m’en faire des beaux cadeaux pour mes conquêtes !
— Halte-là ! proteste son voisin, on partage.
— Pardon, rétorque Pit avec logique, le butin qu’y a sur le condamné à mort, ça revient de droit au bourreau !
Et, tandis que l’auto roule toujours d’un train d’enfer, il se penche vers la malheureuse femme pour la dépouiller de ses bijoux, avant de l’exécuter froidement.
Il semble qu’il y ait des moments où, devant un acte trop vil et trop lâche, la colère de Dieu se déchaîne soudain et se manifeste, terrible et foudroyante.
L’auto, roulant à une vitesse de soixante-dix milles à l’heure, heurte une pierre, fait une embardée, rase une clôture et finalement, sous les bras d’acier du conducteur, reprend la route et s’arrête, domptée, maîtrisée.
Mais quelques secondes de perte de contrôle ont suffi pour faire trois victimes, les trois hommes assis du côté droit, dont les trois têtes ont martelé les piquets de clôture. Les survivants, si endurcis qu’ils soient, ne peuvent s’empêcher de frissonner en constatant la mort de leurs compagnons ; Pit Face de Bœuf est méconnaissable, sa mâchoire inférieure pend, disloquée, son crâne est comme une pomme cuite, une oreille absente laisse voir un trou béant et des morceaux de cervelle voisinent avec un de ses yeux sur ses vêtements inondés de sang.
« Une lumière ! »
Alerte !… Les vivants sautent dans la machine, à côté des morts, et la folle randonnée reprend, plus horrible et plus macabre encore.
Malgré les efforts du chauffeur, l’engin se refuse à donner le maximum qu’on lui demande.
Là-bas, la lumière se rapproche ; une autre paraît, la suivant. Les bandits s’affolent : l’un d’eux saute et se casse le cou. Le chauffeur s’acharne à son poste ; l’autre survivant, l’Italien, s’agenouille sur la banquette d’arrière et attend, farouche, révolver au poing.
Une volée de balles ! L’Italien riposte et vide son révolver. Les lumières se rapprochent et de nouvelles balles sifflent à ses oreilles. Il rafle les armes de ses compagnons morts et se prépare au combat à outrance. L’auto ralentit brusquement et s’affale dans le fossé ; avant de mourir, frappé d’une balle, le conducteur a pu fermer le gaz et freiner.
Et c’est ainsi que, le 8 juin 1913, les détectives de la brigade provinciale, en poursuivant une auto suspecte, la rejoignirent, à demi renversée, sur le côté de la route. Ils en sortirent cinq cadavres et une jeune femme bâillonnée, ligotée, inondée de sang et privée de raison.
On se souvient encore de la sensation causée par le lâche assassinat du constable Jim Gordon, étouffé par des « gangsters » pour avoir capturé deux de leurs complices.
On se souvient également de l’auto mystérieuse, dont le secret ne fut jamais connu, puisque la seule survivante de la randonnée macabre, la femme du Professeur Renouard, ne put fournir aucun renseignement, sa raison ayant sombré parmi les émotions violentes et répétées de quelques heures effroyablement tragiques.