Le crime d’un père/03
CHAPITRE III
LA VENGEANCE D’UN MARI
Un ange
Voudrait te protéger de sa bonté,
Aussitôt sur lui la Fatalité
Se venge.
Les serviteurs du docteur Renouard : Polyte Boireau et son épouse (et seigneur et maître), Zénobie, formaient un couple peu banal.
Lui, étant faible de caractère, poltron et conciliant, elle, adorant son époux et lui demeurant fidèle, tous deux pouvaient faire assez bonne figure d’honnêtes gens, bien qu’ils eussent en eux l’étoffe de fieffés coquins.
Nombreux sont ceux qui répondent à cette description ; nous en coudoyons chaque jour. Pour la plupart, ils mènent une vie irréprochable, parce qu’ils craignent le Seigneur et le gendarme, parce qu’ils échappent à l’entrainement, parce que l’occasion se détourne de leur chemin ; mais il n’aurait pas fallu plus d’un grain de sable pour les entrainer au fond de l’abime, tout comme Polyte et Zénobie Boireau, dont les parente avaient négligé l’éducation religieuse et sociale, pour qui l’entraînement était venu, irrésistible, sous la forme d’un penchant immodéré pour les boissons alcoolisées, et à qui s’offraient avec complaisance les occasions tentantes de satisfaire leur cupidité naturelle, au détriment de la morale et du prochain.
Envoyés chez le Professeur Renouard par un bureau de placement, ils avaient été acceptés de confiance, grâce aux excellents certificats, œuvre d’un faussaire à prix réduits, qu’ils exhibaient audacieusement.
Cependant, peu après le passage de René, une scène fort édifiante sur la triste mentalité de ce couple de serviteurs, se déroulait dans le salon de l’illustre docteur : Polyte Boireau, vautré dans un fauteuil moelleux, lisait un magazine en tirant désespérément sur une bouffarde si récalcitrante qu’il dut renoncer à en achever la consommation, non sans maugréer :
— Décidément, ce tabac ne vaut pas une chique !… Si je m’offrais un cigare ?
Sans même abandonner sa pose bovine, il sortit d’un tiroir une caissette de londrès, en choisit un, le huma, le fit craquer à son oreille, en trancha l’extrémité d’un coup d’incisives et l’alluma en constatant :
— Le bourgeois a du goût dans le choix de son tabac ; ses cigares sont les meilleurs que je connaisse. Aussi, je n’en fume jamais d’autres !
Et, tandis qu’il aspirait de voluptueuses bouffées, l’enchaînement des idées provoqua en lui un nouveau désir :
— Son cognac aussi, reconnut-il, est le plus agréable que j’aie jamais goûté !
Et, joignant le geste à la parole, il ouvrit une petite armoire à liqueurs, en sortit un carafon et un verre, puis se servit une rasade copieuse, en concluant :
— Aussi, je n’en bois jamais d’autre !
Comme si ses narines eussent capté les enivrants effluves de son parfum favori, Zénobie fit son apparition et s’enquit en minaudant :
— Bon quoi ! on paye donc pas la traite à sa petite femme ?
Polyte étant sans doute dans un moment d’humeur galante, répliqua d’un ton enjoué :
« Si tu veux, amour !… Pour ce que ça me coûte… ! »
Puis, ayant servi sa chère et tendre, il lança le traditionnel :
— Salut !
Auquel Zénobie répondit avec âme et sentiment :
— À nos amours !
Ayant vidé leur verre, ils s’installèrent confortablement pour mieux goûter la béatitude du moment, que Polyte ne put s’empêcher d’extérioriser par ces mots :
— Ah ! il y a pas à dire !… On fait une belle vie, ici !
Cette phrase malchanceuse eut le dont d’abattre l’humeur joviale de la douce Zénobie et de réveiller en elle un flot de rancœurs assoupies ; aussi répliqua-t-elle d’un ton aigre :
— Tu penses ça, toi ?
Cette réplique sonnait comme le signal d’un combat dont il était certain de sortir vaincu ; aussi le pauvre homme, sentant qu’il avait fait une gaffe, s’y enferra irrémédiablement en voulant l’esquiver, et balbutia, assez penaud et déconcerté :
— Dame !… On est toujours mieux que chez ce vieux grigou de père Fouinard !… En voilà un qui laissait pas traîner son cognac, ni ses cigares !…
— C’est vrai que c’était pas mal « dry » admit Zénobie, mais ça payait, en dernier !
— Ça payait si tu veux, répartit Polyte, que la digestion de son verre de cognac rendait plus audacieux que de coutume, ça payait, mais parce que tu lui extorquais de l’argent en le faisant chanter !
— Qu’c’-qu’ ça fait, d’abord qu’ça paye ?… philosopha Madame Boireau. Du moment qu’on savait que le vieux gagnait une fortune à acheter, puis revendre du « stuff » volé, on aurait été des « mosus » de fous de pas se faire payer !…
— En tout cas, il a pas marché longtemps, le vieux renard ; quand il a vu que « t’ambitionnais », ça y a pas pris de temps à nous tendre un piège !… À fallu choisir entre l’ombre de la prison et le soleil de la route !
— Par ta faute, glapit la femme, dont la colère montait ; par ta faute !… T’as toujours peur !…
— C’est pas que j’aie peur,… mais je crains !… Tiens, ici même, je pense tout le temps qu’on finira par apprendre que nos certificats étaient faux !… Alors…
— Bah ! tu fais rien que trembler !… Ah ! si j’étais un homme !…
— Qu’c’que’tu ferais, si t’étais un homme ?…
— N’importe quoi !… Je ne reculerais devant rien pour devenir riche !… Mais toi, t’es pas un homme !
— Cependant !…
— T’es rien qu’une poule mouillée, que je te dis !… Et c’est pour ça qu’on s’éreinte à travailler du matin au soir, au lieu de se promener en « machine » comme la patronne !
Polyte poussa un soupir de soulagement, car Zénobie venait de trouver un dérivatif à sa colère. La patronne, c’est l’être détesté, qui achète votre servitude, qui a le droit de vous commander et de vous molester parce que Dame Fortune l’a favorisée plus que vous. Quand Zénobie était sur le chapitre de la patronne, Polyte pouvait respirer en paix ; elle oubliait de l’attaquer, réservant tous ses anathèmes pour l’être exécré :
— Ah ! en voilà une qui se la coule douce !… Ça passe son temps en machine et dans les magasins ou les « five o’clock teas » et pis ça reçoit des gigolos quand le bourgeois est absent !…
— Oh ! tu exagères, Zénobie, tu exagères !
— Oui ?… Et le petit jeune homme de tout à l’heure ! Qu’est-ce que c’est ?… Son petit frère, peut-être ?
— Pourquoi pas ?… D’ailleurs, il avait pas rendez-vous avec la patronne, puisqu’elle était pas là pour le recevoir !
— Naturellement, elle y est jamais !… Madame se promène !… Madame se montre !… Y a pas de justice, que je te dis !… Quand je vois ça, ça me choque assez !… Tiens, passe un coup pour me remettre !
Polyte était très obéissant de nature et la crainte de son irascible épouse l’aurait fait passer par un trou de souris, mais il craignait aussi les reproches de ses maîtres ; aussi hasarda-t-il timidement :
— Mais… j’ai peur que ça se voie !
— Ça y est ! s’exclama Zénobie. Il a encore peur !… Et quand je pense que c’t’affaire-là, c’est ce qui me sert d’homme !…
Polyte avait horreur de la discussion, surtout avec sa femme, et sachant qu’il lui faudrait finir par céder, il jugea préférable de le faire sans retard, en disant :
— Ah ! choque toi pas, Zénobie !… Choque toi pas ! mais comme il voulait dégager sa responsabilité, à l’instar de Ponce Pilate, il ajouta :
— Tiens, voilà le carafon !… Sers toi toi-même !
Zénobie haussa les épaules et se servit en narguant :
— Froussard, va !
Mais, comme après tout, la satisfaction de ses désirs la rendait bonne fille, elle ajouta :
— À ta santé !
Puis, ayant vidé son verre, pour qu’il n’y ait pas de jaloux, elle conclut :
— À mon profit !
Après quoi, ayant l’esprit de famille, elle emplit à nouveau son verre et proclama :
— À la santé de mon cousin Fernand… ça, c’est du monde !
Et comme elle avait de nombreux parents qui, tous, étaient « du monde », elle eut bientôt vidé le carafon, sous le regard désespéré de Polyte qui, à chaque toast, éjaculait sans conviction :
— Voyons, Zénobie, voyons !
Occupée à boire, Zénobie négligea de répondre aux premières interruptions de son époux ; mais une fois le flacon vidé, elle se retrouva en verve d’ironie et s’exclama :
— Excite toi pas, le bonhomme La Tremblotte !… Si les singes sont pas contents qu’y viennent me le dire !
Puis, ayant le vin lyrique, elle improvisa un petit refrain digne d’un « leader » socialiste :
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut rien,
Ça vaut rien !
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut pas l’polic’man du coin !
Madame Renouard resta un moment sur le seuil, médusée, ne sachant en quels termes exprimer l’indignation que provoquait en elle l’étrange spectacle offert à sa vue ; enfin, recouvrant la parole, elle interpella ses serviteurs :
« Eh bien ! ne vous gênez pas !… Faites comme chez vous !… »
Polyte eut la sensation de recevoir une douche glacée et c’est avec une triste mine qu’il bredouilla :
— Nous rangions, Madame !… et…
— Ne mentez pas, coupa Henriette Renouard, et retirez-vous !…
— Que Madame nous pardonne, implora le lamentable Boireau, c’était par distraction !…
— C’est bon ! Allez !
Le ton impatient de cet ordre déplut à Zénobie que l’ivresse rendait agressive et d’une voix crapuleuse et avinée, elle gouailla :
— T’en fais pas, la petite mère, on y va !…
Elle allait se retirer en paix, quand Polyte eut la malencontreuse idée d’intervenir :
— Voyons, Zénobie, du calme !
Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres et, du coup, Zénobie donna libre cours à ses instincts belliqueux :
— Achalle-moi pas, Bel Oignon !… Tu vois bien que la bourgeoise est « en fifre » parce qu’elle était pas là quand son gigolo est venu !
Henriette, suffoquée d’horreur, ne put retenir cette exclamation :
— Qu’est-ce que vous dites, malheureuse ?…
— On sait ce qu’on dit ! répartit Zénobie, soulagée d’avoir lancé son venin. Eh ! eh ! y est gentil, votre cavalier !… Mais inquiétez vous pas, y va revenir !… Allons, arrive Polyte !… Au revoir, Madame… Pis,… amusez-vous bien !…
Elle souligna cette insinuation révoltante d’un clignement d’œil complice et sortit, poussant Polyte devant elle, et entonnant son hymne de guerre :
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut rien,
Ça vaut rien !
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut pas l’polic’man du coin !
Henriette restait atterrée, partagée entre la rage d’être impuissante à se venger de l’insulte et la honte d’avoir pu être soupçonnée, elle, l’épouse honnête et fidèle, la mère bonne et dévouée.
Elle tressaillit, devinant derrière elle une présence ; René était dans le cadre de la porte, pâle et frémissant d’une colère à grand’peine contenue.
Il parla :
— Je suis déjà venu il y a une demi-heure, mais tu n’étais pas là !… J’ai guetté ton retour et je t’ai vue entrer, négligeant de refermer le portail. Alors, je t’ai suivie et je suis arrivé ici juste à temps pour entendre ce que disait cette misérable femme !…
— Ah ! j’ai dû employer toute mon énergie pour ne pas révéler ma présence !
— Mais il fallait te montrer, au contraire ; dire que tu es mon frère ; enfin, ne pas me laisser outrager de telle façon !…
René baissa la tête et s’excusa d’un ton humble :
— Pardonne-moi, chère sœur, si je ne l’ai pas fait. Je suis obligé de me cacher : j’ai tué un homme !…
Henriette se sentit parcourue d’un frisson d’angoisse et d’horreur !… Son frère, un assassin ?…
— Oui, poursuivait René, comme s’il avait deviné sa pensée ; oui, je suis un assassin, ou du moins, poursuivi comme tel. C’est un affreux malheur, qu’il me faut te dire en peu de mots, car on me cherche et le temps presse… Sans même me donner l’occasion de me défendre, mon patron prétendait que j’avais géré ma caisse d’une façon irrégulière, que j’avais commis des détournements ; enfin, il m’accusait de vol. Moi, un voleur !… Tu sais bien que cela n’est pas et tu comprends ma révolte sous un pareil affront !… J’ai répondu un peu vertement peut-être… Monsieur Atkins est entré dans une fureur folle ! Il était, tu ne l’ignores pas, excessivement violent ! Il m’a saisi au collet et m’aurait certainement étranglé, si je ne lui avais fait lâcher prise d’un coup de poing !… Alors, il s’est jeté sur moi avec l’intention évidente de me tuer !… J’ai frappé de toutes mes forces. Il est tombé lourdement, s’ouvrant le crâne contre l’angle d’un meuble !… Tandis que je le regardais, baignant dans son sang, les traits tirés, la face blême, il m’a crié ce mot :
« Assassin ! »
Et il est retombé mort !…
René fit une pause, revivant l’horrible scène, tandis qu’Henriette répétait machinalement :
« Mon Dieu ! Mon Dieu !… »
Le jeune homme reprit :
— On venait !… J’ai dû fuir !… Je ne puis songer à me livrer à la justice : personne ne croira mon histoire ; c’est la cour d’assise, le bagne ou peut-être… pire.
— Non, non, il faut fuir, René, je ne veux pas qu’ils te prennent !… Attends-moi là-bas !
Et tandis, qu’accablé, le malheureux s’effondrait en pleurant dans un fauteuil, la jeune femme, ayant vite pris la résolution de se sacrifier pour sauver son frère, alla dans sa chambre, prendre dans le secrétaire son argent et ses bijoux.
Pendant ce temps, la porte du salon s’était entr’ouverte, livrant passage à la face grimaçante de l’ivrognesse qui, avant de disparaitre, se fit cette réflexion :
— Tiens !… les amours sont « pus comme y sontaient !… Watchons ça ! »
Henriette était de retour :
— Tu trouveras dans ce portefeuille, dit-elle, une somme suffisante pour t’éloigner !… Voici également mes bijoux, mais ne les vends qu’avec prudence !
— Non, non, garde tes bijoux, protesta René. Je ne veux pas te dépouiller ainsi.
— Prends, je le veux ! Ta vie est plus précieuse que ces choses inutiles !… Et maintenant, va-t-en !… Mon mari peut revenir !…
— Avant de partir, puis-je embrasser le petit Jean-Paul ?…
— Oui, viens vite !
Et elle l’entraina vers la chambre où reposait son enfant.
Aussitôt réapparut le museau de fouine de Zénobie, accompagnée cette fois de la trogne imbécile de son compagnon :
— Voilà qui devient intéressant, jugea-t-elle.
— Passionnant ! renchérit Polyte.
— Renversant ! conclut le professeur Renouard, survenant derrière eux, et allongeant un coup de pied magistral, dans la partie la plus charnue du serviteur modèle. Il ajouta :
— Ah ! ça, vous écoutez aux portes, il me semble !
— Non, non, monsieur, nous époussetions !
— Vraiment ?… Vous époussetiez… les trous de serrure !… Comment, il n’y a personne ici ; mais alors…
Zénobie, ayant la langue quelque peu pâteuse, ne pouvait se risquer dans de longues phrases ; mais elle sut se faire comprendre par un seul mot, accompagné d’un geste expressif :
— Envolés !… Pfft !…
— Comment ? interrogea le docteur, ahuri.
— Évaporés !… Pfft !… expliqua Polyte à son tour.
— De qui parlez-vous donc ?…
— Mais de Madame et du gigolo !
— Ah ! ça me direz-vous ? s’écria le professeur avec rage.
— Ça dépend !… ça vaut bien vingt piastres pour savoir… insinua Zénobie.
— Mais quoi ?…
— Et encore, trente piastres, c’est bon marché !
— Allons, cessez cette plaisanterie… et parlez !
— Pas avant d’avoir les quarante piastres !
— Allons, prenez et soyez brefs, ou je vous casse les reins.
— Hé ! Hé ! que Monsieur se calme ; les émotions, ça m’empêche de parler !…
— Allons ! vous êtes payés, parlez !
— Eh bien ! monsieur, nous venons d’assister à la plus jolie scène d’amour entre un beau petit jeune homme et Madame !
— Misérables !
— Ah ! si vous vous fâchez, on ne parle plus, n’est-ce pas, Polyte ?…
— Dame !… on peut pas parler tous à la fois !
Le docteur Renouard avait peine à dissimuler la violente émotion qui lui étreignait le cœur ; il n’avait jusqu’à ce jour jamais douté de la fidélité de sa femme, mais en lui, on venait de faire naître le soupçon et, germant avec rapidité, cette graine parasite faisait des ravages foudroyants parmi ses bons sentiments. Ce fut d’un ton plein de menace qu’il lança cet ordre :
— Allons ! dites tout ce que vous savez, et vite !
— Eh bien ! le petit jeune homme est venu faire une scène à Madame ; alors, pour le calmer, Madame lui a donné son argent et ses bijoux !
— Vous mentez ! ! !
— C’est bon !… Si on nous prend pour des menteurs, on ne dira plus rien !
— Parlez ! ou sinon… !
— Ah ! Monsieur a de nouveau foi en notre parole ?… Eh bien ! avant de partir, le jeune homme a demandé à embrasser son petit Jean-Paul !…
Le professeur, blessé à son point le plus sensible, son amour, son orgueil paternels, blêmit de colère et perdit le contrôle de son raisonnement ; prenant l’odieuse calomnie pour un fait authentique, il s’exclama avec violence :
— Les misérables !… les misérables !… Je les tuerai tous deux !… Oh ! oui, je les tuerai !
À ce moment, Henriette parut, attirée par la véhémence de ces exclamations ; elle aperçut son mari, les traits tendus, le visage blanc comme un suaire, le regard fiévreux, gesticulant et criant :
— Je les tuerai tous deux !… Oh ! oui, je les tuerai !
Elle fut prise de terreur et, sans réfléchir, s’élança vers la pièce où se trouvait René, lui cria de fuir par le balcon et ferma la porte à clef. Son mari s’était précipité sur ses traces et une lutte sauvage s’engagea pour la possession de la clef ; bientôt l’homme triompha avec un cri de rage satisfaite auquel répondit la faible plainte de la vaincue perdant connaissance.
Renouard se précipita dans la chambre de Jean-Paul : la fenêtre était ouverte : il courut au balcon : une silhouette masculine franchissait le mur du parc et disparaissait.
Ainsi, c’était vrai !… Il avait été odieusement trahi, berné !… Le secrétaire était resté ouvert, vidé des valeurs qu’il recélait !… Et le bébé dormait, inconscient du drame qui se déroulait près de son berceau.
À la vue de l’enfant, la jalousie furieuse de Renouard ne connut plus de bornes ; il leva un poing, rageur, sur la tête de l’innocent, puis une affreuse pensée lui vint :
Leur enfant !… Ils ne le reverront plus !… Il faut qu’il disparaisse !… Ce sera le châtiment de leur crime !
— Polyte, regarde bien la fortune qui s’en vient !
Zénobie s’approchait, suivie de son époux ; elle se pencha vers ce dernier et murmura :
— Où ça ? s’enquit Polyte, ouvrant démesurément les yeux.
— Là ! indiqua Zénobie en se frappant le front.
Puis, comme Renouard répétait :
— Oh ! oui, il faut qu’il disparaisse !
Elle déclara avec calme :
— Je m’en charge !… Si Monsieur veut me payer de suite cinq mille piastres, j’élèverai l’enfant et j’en ferai un homme, pas une poule mouillée, comme Polyte !
— Vous vous engagerez à disparaître avec lui et à l’élever convenablement ?…
— C’est juré !
— C’est bien, suivez-moi !
Et il se dirigea vers son bureau, accompagné des deux sinistres personnages.
Quand Henriette reprit connaissance, elle demeura un instant la tête vide de pensée, cherchant à se rappeler les événements. Sa main, meurtrie et douloureuse, évoqua le souvenir de la clef pour laquelle elle avait lutté jusqu’à complet épuisement !… La clef n’était plus là ! Et son frère ?…
Elle poussa un cri et s’élança vers la chambre de Jean-Paul. Devant elle, se dressa la haute silhouette du Professeur Renouard, qui dit avec âpreté :
— Où allez-vous, madame ?… Chercher vos bijoux ?…
— Comment, vous savez ?… balbutia-t-elle.
— Je sais tout, malheureuse !… Je sais que cet homme a fui, emportant vos bijoux !…
— Il a fui ?… Dieu soit loué !…
— Oui, il a fui, avec votre argent, vos bijoux… et votre enfant !
— Mon enfant ?… Ah ! non, non, vous mentez !
— Eh bien ! oui, je mentais !… Ce n’est pas lui qui l’a enlevé, votre enfant !… Vous auriez été trop heureuse d’aller les retrouver sans doute !
— Votre enfant ?… C’est aux deux misérables qui vous ont épiée et trahie que j’ai confié le soin de l’emporter, de l’élever loin de vous !… Vous ne le reverrez jamais, vous m’entendez, jamais, ou bien, si le hasard vous les fait retrouver un jour, ce sera dans la honte, le vice et le crime !
— Mon fils ! mon fils !… Ah ! non, non, vous n’avez pas fait cela !
— J’ai vengé mon honneur !
— Votre honneur !… Mais vous voulez dire que vous vous êtes déshonoré à jamais par le crime le plus infâme qu’on puisse commettre !… Vous avez calomnié une femme innocente et fidèle, la vôtre ; et vous parlez d’honneur !… Vous avez arraché un enfant à sa mère, et cet enfant, c’est le vôtre, entendez-vous, le vôtre, je le jure devant Dieu qui nous entend ; et vous parlez d’honneur !… Enfin, vous avez brisé en moi tout ce qui m’attachait à la vie : mon amour pour vous et la joie d’élever notre fils, votre fils, la chair de votre chair, le sang de votre sang ; et vous parlez d’honneur !… Ah ! tenez, vous êtes un monstre !… Je ne vous reverrai plus de ma vie !… Je vous déteste !… Je vous hais !… Et je vous maudis !
Et Henriette Renouard s’enfuit dans l’ombre du soir, laissant derrière elle le foyer détruit où elle avait vécu des jours heureux !…