Éditions Édouard Garand (62p. 18-19).

CHAPITRE IV

ÉLÈVE ET PROFESSEUR


Le rêve
En nous se glisse et subissant ses lois
Nous retournons vers les jours d’autrefois.
Sans trêve.


L’automobile, portant l’insigne de la Croix Rouge, filait à vive allure, sur la rue Sherbrooke. allant vers l’est.

Derrière le chauffeur en livrée, deux hommes étaient installés, paraissant plongés dans de profondes réflexions.

L’un d’eux était presque un vieillard : sa tête, noble et austère, s’ornait d’une admirable chevelure blanche, couronnant un front de penseur. Bien qu’il semblât atteindre la soixantaine, son port droit et l’énergie distinguée de son attitude, révélaient une grande jeunesse physique, une virilité remarquable.

L’autre ne devait guère avoir plus de 35 ans, à en juger par son allure jeune et élégante ; cependant, ses cheveux blonds étaient parsemés, aux tempes, de fils d’argent ; à dire vrai, cela, loin de vieillir, ajoutait à la douceur (un peu mélancolique) et à la distinction naturelles de ses traits.

Ni l’un ni l’autre ne parlait.

Le vieillard, l’illustre professeur Renouard, songeait uniquement à l’opération chirurgicale, extrêmement délicate, qu’il allait tenter, à l’Hôpital général, opération intéressant le muscle cardiaque.

Son compagnon, le jeune et brillant praticien René d’Anjou, qui, après dix années d’études et de travail acharnés, venait de se signaler à l’attention de ses pairs, donnait à ses rêveries un cours plus varié. Sans doute, le tour de force qu’allait tenter son vénéré maître et professeur, l’intéressait-il au plus haut point ; mais d’autres idées étaient venues, peu à peu, envahir son esprit, à la vision des choses de la rue.

Cette rue Sherbrooke ! Comme elle était différente, ce jour-là, de ce qu’il l’avait vue un certain matin de juin 1912, alors que le soleil resplendissant versait la joie autour de lui, tandis que son cœur était dans le désarroi.

Aujourd’hui, en cette froide matinée d’octobre, les arbres étaient silencieux, les feuilles jonchaient le sol et rares étaient les piétons qui, dans cette avenue aristocratique, affrontaient la pluie fine et pénétrante.

Seul, l’état de son âme n’avait guère changé.

Ici, habitait autrefois Marcelle Dechênes, sa fiancée, celle qu’il avait tant aimée, celle qui, l’abandonnant froidement au premier symptôme de détresse, avait fermé son cœur à l’amour. Car il n’avait pas un seul instant songé, une fois le malentendu dissipé, à se présenter chez celle qui l’avait éconduit. De son côté, l’orgueilleuse jeune fille n’avait tenté aucune démarche, ne voulant pas faire le premier pas, ni reconnaître ses torts. Peu après leur rupture, elle avait épousé un jeune noble italien, qui l’avait délaissée après cinq années consacrées à gaspiller sa dot ; elle vivait maintenant, recluse et digne, chez ses parents.

René ne la plaignait pas, car c’était au contact de ce cœur froid et dur que le sien s’était fermé à jamais à l’amour, du moins le croyait-il.

Là, était le Bon Pasteur et sa chapelle, froide, austère et imposante, où il avait demandé l’aide de Dieu.

Par enchaînement d’idées, il revécut le drame rapide de cette matinée où sa famille avait été si cruellement frappée. Il eut une pensée de douloureuse pitié pour sa pauvre sœur, Henriette, peut-être morte à l’heure actuelle, pour le petit Jean-Paul, qu’on n’avait jamais pu retrouver. Qu’était-il devenu ?… Peut-être un de ces enfants martyrs, comme le petit Freluquet, qu’il avait rencontré mendiant, rue Saint-Laurent.

Bien qu’il s’apitoyât sur le sort de l’infirme, dont il était bien décidé à étudier le cas étrange, une autre figure prit bientôt possession de son rêve : une silhouette de jeune fille, frêle et délicate, mais dont les yeux gris et le menton volontaire, révélaient tant d’intelligence et de courage.

Et, chose étrange, les traits austères du jeune docteur se détendaient, l’expression mélancolique de son regard s’estompait, tandis qu’en pensée il revoyait le pâle sourire aux dents blanches et les beaux yeux gris, pleins de reconnaissance affectueuse, de la petite Greluchette, humble mendiante.

 

L’automobile stoppait rue Dorchester, devant l’Hôpital Général. René ferma son esprit au rêve pour le donner complètement à son sacerdoce.

Le professeur Renouard avait été mandé d’urgence pour essayer de sauver un pauvre diable qu’une balle de révolver logée dans la région du cœur mettait dans un état fort précaire.

Quand les deux hommes et leurs aides entrèrent dans la salle d’opération, le patient s’y trouvait déjà, endormi, « apprêté », et le maître commença immédiatement l’opération, avec cette sûreté de main et cette lucidité d’esprit qui faisaient de lui un « as » du scalpel. D’Anjou surveillait ses moindres gestes, devinant ses désirs, tenant d’avance tout prêt l’instrument qu’un coup d’œil allait demander. Soudain, la main du professeur sembla hésiter ; surpris, René leva les yeux sur son visage qu’il vit pâle, empreint d’une expression de douleur. Renouard, surpris par une crise cardiaque, tombait dans les bras de l’infirmière, tandis que son jeune élève, ayant saisi le scalpel avant qu’il ne tombât, se penchait sur le patient et, sans nervosité, continuait l’opération.

Quand Renouard eut repris ses sens, il s’élança vers la table et voyant que tout était terminé, suivant les règles de l’art, il ouvrit ses bras pour étreindre avec émotion celui qu’il appelait son fils.

 

Il était dix heures seulement quand les deux hommes quittèrent l’hôpital. Au moment de s’installer dans l’automobile, auprès de son maître, René aperçut, au coin de la rue Saint-Dominique, les petits mendiants qu’il avait déjà secourus. Priant Renouard de l’excuser, il se dirigea vers les enfants pour leur faire l’aumône et s’informer de leur santé, mais de loin, il fut frappé par l’aspect fiévreux du petit infirme, qui grelottait, les pommettes enfiévrées, tandis que sa compagne, dont le doux visage se penchait vers lui, semblait vouloir l’entraîner vers l’ouest, le soutenant avec sollicitude.

Un soupçon, qui avait déjà hanté l’esprit de René, au sujet de l’étrange maladie de l’enfant, lui revint plus précis, plus vif. Alors, contenant son indignation, il suivit de loin les malheureux.