Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 59-79).

CHAPITRE III.


D'après tout ce que 1e lecteur a déjà appris du secrétaire privé Tusmann, il lui est sans doute facile de se représenter l’homme et ses manières. Toutefois j’ajouterai, quant à ce qui concerne son extérieur, qu’il était de petite stature, chauve, un peu contourné, et le visage passablement grotesque. A son habit coupé à l’antique mode, avec de longues basques, se joignaient une veste d’une longueur excessive, et des souliers qui rendaient en marchant le même son que les bottes d’un courrier ; et comme le conseiller ne procédait jamais que par bonds rapides et irréguliers, les dites basques, presque sans cesse agitées par le vent, ressemblaient fort à une paire d’ailes. Bien que ses traits eussent une expression singulièrement comique, le sourire de bonté qui régnait sur ses lèvres disposait chacun en sa faveur, et l’on se sentait disposé à l’aimer tout en riant de sa pédanterie et de sa gauche tournure. Sa passion favorite était la lecture. Il ne sortait jamais sans avoir rempli ses deux poches de livres. Il lisait partout où il allait et où il s’arrêtait, dans les promenades, à l’église, dans les cafés ; il lisait sans choix tout ce qui se trouvait sous sa main, pourvu qu’il y fût question de l’ancien temps, car il haïssait le nouveau. C’est ainsi qu’il étudiait dans un café un traité d’algèbre, le lendemain le règlement de cavalerie de Frédéric-Guillaume Ier, et le merveilleux livre intitulé : « Cicéron présenté comme grand bavard et grand gausseur, en dix discours ; 1720. » Avec cela, Tusmann était doué d’une effroyable abondance de mémoire. Il avait coutume de noter tout ce qui le frappait dans un livre, et puis de parcourir ces notes qu’il n’oubliait plus jamais. Il en résulta que Tusmann devint un Polyhistor, un vivant dictionnaire de conversation qu’on feuilletait chaque fois qu’on avait besoin d’un renseignement sur les sciences ou sur l’histoire. S’il arrivait par grand hasard qu’il ne fût pas en état de le fournir, il allait fouillant sans relâche toutes les bibliothèques jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé, et revenait alors joyeusement l’apporter. Il est aussi à remarquer que, tout en lisant, et en apparence enterré dans son livre, il entendait tout ce qui se disait autour de lui. Souvent il lançait dans la conversation un propos qui se trouvait fort à sa place, et s’il arrivait qu’on dît quelque chose d’humoristique et de plaisant, il donnait son assentiment par un rire bruyant et sonore, sans lever les yeux de son livre. Le conseiller Vosswinkel avait été à l’école des moines gris avec le secrétaire privé, et là s’était établie l’étroite liaison qui durait encore entre eux. Tusmann voyait grandir Albertine, et à sa fête il lui avait baisé la main avec une galanterie qu’on n’eût pas soupçonnée en lui. Dès ce moment, le conseiller conçut l’idée de marier son camarade d’école avec sa fille. Le conseiller espérait que Tusmann se contenterait d’une somme modique ; cette considération l’emporta sur toutes les autres ; et au dix-huitième anniversaire de la naissance d’AlBertine , il fit part de son projet au secrétaire privé. Celui-ci en parut fort effrayé. Il ne pouvait s’habituer à la pensée hardie de consommer un mariage, et surtout avec une fille jeune et charmante. Peu à peu il s’y accoutuma cependant, et il déclara au conseiller qu’il était résolu de franchir le pas difficile : car comme celui-ci l’embrassa en l’appelant son cher gendre, Tusmann se regarda déjà comme l’époux d’Albertine, sans que celle-ci eût encore le moindre pressentiment de ce qui devait lui advenir.

Au lever du jour, qui suivit la nuit de son aventure dans le cabaret de la place Alexandre, le secrétaire privé de chancellerie se précipita, pâle et défait, dans la chambre du conseiller Melchior Vosswinkel. Le conseiller ne fut pas peu effrayé, car Tusmann ne le visitait jamais à cette heure, et tout son extérieur annonçait quelque chose de funeste.

— Mon cher secrétaire, s’écria-t-il, d’où viens-tu de la sorte ? Qu’est-il donc arrivé ?

Tusmann se jeta d’un air épuisé dans un fauteuil, et, après avoir repris haleine durant quelques minutes, il dit d’une voix tremblante : — Mon cher conseiller, tel que tu me vois, avec ces habits et la sagesse politique de Thomasius dans ma poche, je viens de la rue de Spandau, où je me suis promené de long en large, depuis hier minuit. — Je n’ai pas fait un pas vers ma maison, je n’ai pas vu l’ombre d’un lit, je n’ai pas fermé les paupières !

Et Tusmann se mit à raconter au conseiller tout ce qui s’était passé dans la nuit précédente, depuis sa rencontre avec le merveilleux orfèvre jusqu’au moment où il s’était échappé du cabaret de la place Alexandre.

— Mon cher secrétaire, dit le conseiller, tu as bu, contre ta coutume, un peu tard vers le soir, et le vin t’a envoyé tout ce rêve bizarre.

— Quoi ! s’écria le secrétaire privé, j’ai bu, j’ai dormi ! Penses-tu que je manque de science sur le sommeil et sur les songes ? Je puis démontrer par la théorie de Nudow ce qu’est le sommeil, et comment on peut dormir sans rêver ; c’est pourquoi hamlet dit : — Dormir ; rêver aussi, peut-être. — Et quant à ce qui concerne les songes, tu en saurais autant que moi si tu avais lu le Somnium Scipionis et le célèbre ouvrage d’Artémidore sur les rêves ; mais tu ne lis pas, aussi tu portes sans cesse de faux jugemens sur toutes choses.

— Allons, allons, ne t’échauffe pas, dit le conseiller ; je consens à croire que tu es tombé hier dans les mains d’habiles charlatans qui, voyant que le vin te semblait bon, ont profité de ta disposition : mais, dis-moi, mon cher secrétaire, pourquoi n’avoir pas regagné ton logis après cette affaire, et qui te forçait donc à errer ainsi toute la nuit dans les rues ?

— O mon cher conseiller, s’écria le secrétaire avec douleur, ô mon fidèle camarade de l’école des moines gris ! n’insulte pas à mes maux par un doute outrageant, mais sache que cette conjuration diabolique ne commença en effet que lorsque je me trouvai dans la rue. Dès que j’arrivai devant l’hôtel de ville, une clarté éblouissante jaillit de toutes les fenêtres ; de joyeux accords de danse accompagnés par une caisse de janissaire ou de jenjit-schériffs, pour parler plus exactement, se firent entendre ; et je ne sais comment il se fit que, bien que je ne sois pas d’une haute taille, il me fut facile, en m’élevant sur la pointe de mes pieds, de porter mes regards, à travers les fenêtres, dans l’intérieur de l’édifice. Mais que vis-je ! — O juste créateur du ciel ! qui aperçus-je ! Personne autre que ta fille, mademoiselle Albertine, en brillant costume de noces, walsant immodérément avec un jeune homme. Je frappe à la fenêtre et je m’écrie : — Mademoiselle Albertine, à quoi songez-vous ? Que faites-vous ici à cette heure indue ? — Mais au même instant un affreux fantôme accourt de la rue Royale, m’arrache en passant les deux jambes sous le corps, et s’échappe en les emportant et en poussant de longs éclats de rire. Et moi, pauvre secrétaire privé, resté dans l’ignoble fange de la voie publique, je m’écrie : — Gardes de nuit ! gens de police ! accourez ! arrêtez, arrêtez ce coquin qui m’a volé mes jambes ! — Aussitôt, et subitement, tout devint sombre et silencieux dans la maison de ville, et ma voix retentissait sans écho dans les airs. Déjà je m’abandonnais à mon désespoir, lorsque le fantôme revint et me jeta mes jambes au visage. Je me relevai en toute hâte, et je me précipitai dans la rue de Spandau. Mais au moment où, la clef de ma maison à la main, je me disposais à ouvrir la porte, je me trouve moi-même, — oui, moi-même, — devant moi, et je me regarde d’un air effaré, avec les mêmes yeux ronds et noirs que je porte en mon visage. Je recule plein d’horreur, et je me trouve dans les bras d’un homme qui m’étreint fortement. A la pique qu’il porte en main, je reconnais le garde de nuit. — Mon cher gardien, lui dis-je plein de trouble, de grâce chassez-moi le filou de secrélaire Tusmann qui reste devant ma porte, afin que l’honnête secrétaire Tusmann, qui est moi, puisse entrer dans sa demeure. — Je crois que vous êtes fou, Tusmann, me répondit l'homme d’une voix rauque ; et je reconnus en ce moment que ce n’était pas le garde de nuit, mais le terrible orfèvre qui se trouvait devant moi. L’effroi s’empara de moi ; une sueur froide découla de mon front. — M. le professeur, dis-je en tremblant, ne m’en voulez pas de ce que, dans la nuit, je vous ai pris pour un garde de nuit. Ah ! mon Dieu ! nommez-moi comme vous voudrez, traitez moi de M. Tusmann tout court, ou même de mon cher, apostrophez-moi de la façon la plus barbare, je supporterai tout, tout au monde ; mais, au nom du ciel, délivrez-moi du charme que vous avez jeté sur moi dans cette nuit.

— Tusmann, me répondit l’enchanteur de sa voix fatale, vous échapperez désormais à tous les charmes si vous jurez à l’instant même de ne plus songer à votre mariage avec Albertine. — Tu peux penser, mon cher conseiller, quelle impression me fit éprouver cette horrible proposition. — M. le professeur, répondis-je, vous faites saigner mon cœur. La walse est une danse disgracieuse, inconvenante ; et mademoiselle Albertine, ma fiancée, walsait tout-à-l'heure avec un jeune homme, de manière à me priver de la faculté de voir et d’entendre ; cependant je ne saurais renoncer à elle ! A peine eus-je prononcé ces paroles que le maudit orfèvre me frappa si violemment que je me mis aussitôt à tourner sur moi-même, tenant dans mes bras un sale manche de balai qui m’égratignait le visage, tandis que des chiens invisibles me mordaient le dos à le rendre bleu, et que des milliers de secrétaires Tusmanns walsaient autour de moi avec d’autres manches de balai. Enfin mes forces s’épuisèrent ; je tombai sans connaissance, quand le jour vint frapper mes paupières et que mes yeux s’ouvrirent. — Émerveille-toi avec moi, mon cher conseiller, et plains ton vieux camarade. — Je me trouvai assis sur le cheval de bronze de la statue du grand électeur, ma tète appuyée sur sa froide poitrine d’airain. Heureusement la sentinelle était endormie, et je pus descendre sans être remarqué, mais non sans courir le risque de faire une chute mortelle. Je m’enfuis alors vers la rue de Spandau, et un effroi qui tenait de la démence m’amena près de toi.

—J’espère, mon cher ami, que tu ne t’attends pas à me voir ajouter foi à toutes les folies que tu viens de me débiter. A-t-on jamais entendu parler de tours semblables, et dans une ville aussi éclairée que l'est notre bonne cité de Berlin ?

— Vois donc, mon cher conseiller, dans quelles erreurs te jette le manque absolu de lecture. Si tu avais lu, comme je l’ai fait, le Michrochromion marchicum d’Haftilius, recteur des deux universités de Berlin et de Cologne sur la Sprée, tu saurais qu’il s’est passé dans ce pays beaucoup de choses semblables. Mon cher conseiller, je commence à croire, tout bien calculé, que le maudit orfèvre n’est autre que Satan qui vient en personne me tenter et tourmenter.

— Je te prie en grâce, mon cher camarade, de m’épargner ces folies superstitieuses. Reviens à toi. Allons ! avoue-moi que tu t’étais enivré, et que tu grimpas, dans ton ivresse, comme un jeune écolier, sur la statue de l’électeur.

Les yeux du malheureux Tusmann se remplirent de larmes, tant les soupçons du conseiller lui causaient de peine, et il employa tous ses efforts à les dissiper.

Le conseiller devint de plus en plus grave. Enfin, voyant que le secrétaire persistait dans son dire et soutenait opiniâtrement que tout s’était passé comme il l’avait raconté, il lui dit :

—Plus je songe aux deux personnages avec qui tu as passé cette nuit à boire en dépit de toutes tes habitudes de convenance et de frugalité, et plus il me paraît certain que le juif est mon vieux Manassé et que le rusé orfèvre n’est autre que l’orfèvre Léonard qui se montre quelquefois à Berlin. Je m’étonne singulièrement que toi, mon cher secrétaire, qui dois être fort versé dans les lois, tu ne saches pas que la superstition est rigoureusement défendue, et qu’un nécromancien est exposé à subir des châtimens fort graves. Écoute, mon vieux camarade, je me plais à croire que le soupçon qui s’élève en moi n’est pas fondé. Oui ! j’espère que tu n’as pas perdu l’envie d’épouser ma fille, et que toute ton affabulation fantasque ne signifie pas : — Mon ami, nous sommes gens séparés pour toujours ; et si j’épouse ta fille, je consens à ce que le diable m’arrache les jambes et me crible de coups ! — Mon cher secrétaire, il serait bien affligeant que tu en fusses venu à recourir à la tromperie et au mensonge !

Ce nouveau soupçon mit Tusmann hors de lui-même. Il jura qu’il aimait toujours Albertine d’un amour sans égal ; que, second Troïlus, que, second Léandre, il irait à la mort pour elle ; et qu’il subirait le martyre, sans renoncer à sa tendresse.

Pendant que le secrétaire faisait ses sermens, on frappa vigoureusement à la porte, et le vieux Manassé, dont le conseiller venait de parler, entra dans la chambre.

Dès que Tusmann aperçut le vieillard, il s’écria : — O Dieu ! c’est le vieux juif qui a frappé cette nuit les pièces d’or avec un radis, et qui les a jetées à l’orfèvre ! Le vieux nécromancien n’est pas loin sans doute ! A ces mots il voulut s’échapper, mais le conseiller le retint.

Le conseiller se tourna vers le vieux Manassé, et lui répéta l’histoire qui s’était passée dans le cabaret de la place Alexandre, et que Tusmann lui avait rapportée.

Manassé sourit singulièrement et dit : — Je ne sais ce que veut ce monsieur. Il vint hier dans le cabaret avec l’orfèvre Léonard, tandis que je me reposais des fatigues de ma journée, près d’un verre de bon vin ; ce monsieur but au-delà de sa soif, eut peine à se tenir sur son banc, et sortit de la chambre en chancelant.

— Tu le vois ! s’écria le conseiller. Je l’avais deviné ! Tout vient de ta maudite ivrognerie, à laquelle il faudra renoncer pour toujours si tu veux épouser ma fille.

Le pauvre secrétaire privé, anéanti par ces reproches non mérités, tomba sans haleine sur un fauteuil, ferma les yeux et se mit à murmurer des paroles inintelligibles.

— Les voilà bien, dit le conseiller ; ils boivent toute la nuit, et le jour ils cuvent leur débauche.

En dépit de toutes ses protestations, Tusmann se vit forcé de se laisser envelopper dans un manteau , et de se faire porter dans un droschki[1], qui le ramena à la rue de Spandau.

— Qu’apportez -vous de nouveau, Manassé ? demanda le conseiller au vieillard.

Manassé fit une grimace, et prétendit que le conseiller ne soupçonnerait jamais quel bonheur il venait lui annoncer.

Sur les instances du conseiller, Manassé lui découvrit que son neveu, Benjamin Manassé, possesseur de plusieurs millions, qu’on avait fait baron à Vienne à cause de son grand mérite, et qui revenait d’Italie, s’était subitement épris de mademoiselle Albertine et la demandait en mariage.

On voit souvent le jeune baron Manassé au théâtre, où il occupe une loge au premier rang ; on le voit plus souvent encore dans les concerts. Chacun sait qu’il est long, jaune et maigre, que ses joues sont ombragées de noirs favoris, et d’un nez recourbé comme un damas d’Orient, et que tous ses traits portent éminemment le caractère du peuple venu d’Israël. Il s’habille selon la dernière mode anglaise, toujours selon la plus bizarre ; il parle plusieurs langues avec l’accent de ses coreligionnaires ; il racle le violon, il martelle le piano, il assemble des vers, il juge des beaux-arts sans connaissance et sans goût ; il parle hardiment et sans esprit ; il tranche, il décide ; il est bref, hautain, brusque, avide, plein de lui ; bref, il est insupportable.

Le conseiller ne put s’empêcher de songer aux millions du jeune Manassé, mais en même temps une foule d’obstacles vint s’offrir à sa pensée.

— Mon cher Manassé, dit-il, vous oubliez que votre neveu est de l’ancienne croyance, et que…

— Eh ! mon cher conseiller, qu’importe ? répondit l’Israélite. Mon neveu est amoureux de votre fille ; il veut la rendre heureuse, et quelques gouttes d’eau à recevoir ne l’arrêteront pas. Songez à cette affaire, mon cher conseiller ; dans quelques jours je reviendrai avec mon petit baron vous demander une décision.

Manassé sortit.

Le conseiller réfléchit long-temps ; mais, en dépit de son avidité, de son avarice et de la faiblesse de son caractère, il ne put se résoudre à livrer sa fille à Manassé. Dans cet accès de loyauté, il se promit de tenir parole à son vieux camarade du collège des Moines-Gris.

  1. Les droschkis sont les fiacres de Berlin.