Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 80-101).

CHAPITRE IV.


Bientôt après avoir fait connaissance avec Edmond chez le concierge du jardin botanique, Albertine trouva que le portrait de son père, qui se trouvait suspendu dans sa chambre, n’offrait aucune ressemblance, et que la peinture en était pitoyable. Elle démontra au conseiller qu’il paraissait infiniment plus jeune et plus beau que le peintre ne l’avait fait dans ce tableau, qui cependant était déjà terminé depuis quelques années ; et elle blâma surtout l’air renfrogné de la figure, ainsi que le bouquet de roses d’un goût gothique que le conseiller tenait entre ses doigts, ornés de bagues en diamans.

Albertine parla tant et si long-temps sur ce portrait que le conseiller finit par trouver lui-même que le portrait était abominable, et qu’il en vint à ne pouvoir comprendre comment le peintre avait pu défigurer de la sorte son aimable personne. Et plus il contemplait le portrait, plus il s’échauffait sur cette idée, si bien qu’il résolut enfin de reléguer dans le garde-meuble ce malencontreux barbouillage. Albertine trouva que le portrait ne méritait pas un meilleur sort ; cependant elle s’était si bien accoutumée, dit-elle, à voir le portrait de son père dans sa chambre que cette muraille nue la troublait dans toutes ses actions. Il n’y avait d’autre remède à cela que de se laisser repeindre par un artiste habile, et on ne pouvait en trouver un meilleur que le jeune Edmond, qui avait déjà produit de si beaux tableaux.

— Ma fille ! ma fille ! s’écria le conseiller, qu’exiges-tu de moi ? Ces jeunes artistes sont bouffis d’orgueil et de vanité, et, pour le moindre travail, ils exigent des poignées d’or.

Albertine assura son père au contraire que le jeune Edmond travaillait moins par nécessité que pour la gloire, et elle fit si bien que le conseiller se décida enfin à aller trouver le jeune peintre.

On imagine avec quelle joie Edmond reçut le conseiller ; son ivresse fut au comble en apprenant que c’était Albertine elle-même qui avait engagé son père à recourir aux pinceaux du jeune artiste. Edmond se hâta donc de lever tous les obstacles, et, aux premiers mots du conseiller, il déclara qu’il se trouvait heureux de peindre un homme tel que lui, et qu’il n’exigerait point de salaire.

— Dieu ! qu’entends-je ? s’écria le conseiller dans son ravissement. Mon digne M. Edmond ! point de salaire ! pas même un dédommagement pour votre toile et pour vos couleurs !

Edmond répondit en souriant que c’étaient là des bagatelles dont il ne fallait pas parler.

— Mais, dit le conseiller en baissant la voix, vous ne savez peut-être pas qu’il s’agit d’un portrait en pied, grand comme nature ?

— N’importe, répondit Edmond.

A ces mots, le conseiller se jeta impétueusement dans les bras d’Edmond, et des larmes d’attendrissement coulèrent de ses yeux. — O Dieu du ciel ! est-il donc encore de si belles âmes sur cette terre aride ! Vous êtes un homme sublime ! en vous réside toute la noblesse des temps passés ; et je donnerais ma vie pour avoir votre grandeur d’âme et votre générosité.

La rusée Albertine avait prévu que les choses se passeraient ainsi. Ses vues étaient remplies. Le conseiller ne tarit point d’éloges sur Edmond ; il prétendit que les jeunes gens, et surtout les peintres, avaient toujours en eux quelque chose de fantasque et de romanesque qui les éloignait des idées positives, et que le don d’une fleur fanée, d’un ruban offert par une jolie main suffisait pour les mettre au comble du bonheur ; aussi permit-il à Albertine de tresser à Edmond une petite bourse avec un chiffre brodé de ses beaux cheveux bruns ; et il se chargea de toute responsabilité à cet égard vis à-vis du conseiller privé Tusmann.

Albertine, qui ignorait encore les plans et les projets de son père, ne comprit nullement ce qu’il avait à faire avec Tusmann, et ne songea guère à s’en informer.

Le même soir Edmond fit porter son chevalet et ses couleurs chez le conseiller, et le lendemain matin il vint donner la première séance.

Il pria le conseiller de se transporter en esprit au moment le plus serein et le plus heureux de sa vie, comme le jour où sa défunte femme lui avait juré pour la première fois un éternel amour, celui de la naissance de sa fille ou du retour inespéré d’un ami.

— Écoutez ! s’écria le conseiller. Il y a trois ans, environ, je reçus l’avis que j’avais gagné un lot considérable à la loterie de Hambourg : je courus trouver ma fille, la lettre ouverte à la main ! Jamais je n’éprouvai de ma vie une joie plus grande. Choisissons donc ce moment ; et afin qu’il vous frappe mieux ainsi que moi, je vais chercher la lettre, et je la tiendrai dans ma main, comme je la tins alors.

Et Edmond fut réellement forcé de peindre le conseiller avec sa lettre, sur laquelle on lisait distinctement :

« J’ai l’honneur de vous aviser que le numéro 711, sur lequel vous avez mis la somme de, etc.»

Sur une petite table voisine — ainsi le voulut le conseiller — était restée l’enveloppe, et on y lisait :

« A Monsieur,

Monsieur le conseiller de commission Melchior Vosswinkel, échevin et syndic, etc., etc.

A Berlin. »

Au reste, Edmond peignit un joli petit homme, rond et jovial, dont les traits offraient une ressemblance éloignée avec ceux du conseiller, de sorte que ceux qui lisaient l’adresse ne pouvaient guère se tromper sur le nom de la personne que représentait ce portrait.

Le conseiller était émerveillé de cette idée. On voyait bien par cette composition, disait-il, qu’un bon portrait devait être en même temps un tableau historique ; car chaque fois qu’il regardait son image, il ne pouvait s’empêcher de songer à l’agréable histoire du lot gagné à la loterie, et le sourire qui régnait sur ses lèvres était pour lui comme la date de la plus belle année de sa vie.

Avant qu’Albertine en eût exprimé le désir, le conseiller pria Edmond de se charger aussi du portrait de sa fille.

Edmond se mit aussitôt à l’ouvrage. Toutefois, le portrait d’Albertine était loin d’avancer aussi rapidement en sa marche, et avec autant de bonheur que celui du conseiller.

Le peintre esquissait, ébauchait, dessinait, effaçait, dessinait encore, se mettait à peindre, détruisait tout son ouvrage, recommençait sur de nouveaux frais, changeait l’attitude, et se ravisait encore ; tantôt le jour lui semblait trop éclatant dans la chambre, tantôt il était trop sombre ; jusqu’à ce qu’enfin le conseiller, qui avait assisté jusqu’alors à toutes les séances, perdit patience et s’abstint d’y venir.

Pour Edmond, il venait matin et soir, et si le portrait n’avançait pas rapidement, en revanche les déclarations d’amour ne souffraient pas de retard, et la tendresse d’Edmond et d’Abertine s’affermissait chaque jour.

Le lecteur sait par expérience, sans doute, qu’un amoureux est souvent forcé de donner du poids à ses sermens et à ses douces paroles, et qu’il n’est d’autre moyen que de saisir la main de sa maîtresse, de la presser, de la baiser ; on sait aussi qu’alors un principe électrique attire le cœur contre le cœur, les lèvres contre les lèvres ; et dans ces momens-là, il est difficile de rester assis devant son chevalet et de promener ses pinceaux sur la toile.

Il arriva donc qu’un jour Edmond se trouvait avec Albertine près de la fenêtre ; et pour donner, comme il a été dit, plus de poids à ses sermens, il la tenait serrée contre son cœur, et il portait sans relâche à ses lèvres les mains de la jeune fille.

A la même heure et au même instant, le secrétaire privé de chancellerie, Tusmann, portant dans sa poche la Sagesse politique et d’autres livres couverts de parchemin où l’utile se trouve joint à l’agréable, passait devant la maison du conseiller ; et bien qu’il procédât par bonds, attendu que l’heure où il se rendait à son bureau était sur le point de sonner, il ne laissa pas de lancer un coup-d’œil vers la fenêtre de sa fiancée.

Il aperçut alors, comme dans un nuage, Albertine avec Edmond ; et bien qu’il ne put rien reconnaître distinctement, le cœur lui battit sans qu’il sût précisément pourquoi. Un effroi singulier le poussa à faire une chose inouïe, à savoir : d’entrer à une heure inaccoutumée chez le conseiller, et de monter droit chez Albertine.

Au moment où il entra , Albertine prononçait distinctement ces mots : — Oui, Edmond, je t’aimerai toujours, toujours ! — En parlant ainsi, elle pressait Edmond contre son sein, et une gerbe d’étincelles électriques semblait pétiller et jaillir du contact de ces deux corps homogènes.

Le conseiller privé de chancellerie s’avança involontairement, et s’arrêta immobile au milieu de la chambre, comme frappé de catalepsie.

Dans l’ivresse de leur bonheur, les deux amans n’avaient pas entendu le lugubre gémissement des lourdes bottes du conseiller ; ils n’avaient pas entendu la porte crier sur ses gonds ; ils ne l’avaient pas aperçu, effaré et immobile au milieu de la chambre.

Tout à coup une voix de fausset s’écria : — Mais, mademoiselle Albertine……

Les deux amans pleins d’effroi se séparèrent ; Edmond courut à son chevalet, Albertine à son fauteuil où elle était censée se faire peindre. — Mais, dit le conseiller privé en reprenant haleine : mais, mademoiselle Albertine, que faites-vous donc ? D’abord, vous walsez au milieu de la nuit avec un jeune homme que je n’ai pas l’honneur de connaître, et maintenant à la sainte clarté du jour ! O juste ciel ! est-ce donc là une conduite décente pour une fiancée !

— Qui donc est fiancée ! s’écria Albertine. De qui parlez-vous, monsieur ? de qui parlez-vous ?

— De vous, créature céleste ! dit le conseiller privé. De qui donc, si ce n’est de vous ? Votre père ne m’a-t-il pas accordé depuis long-temps cette jolie main qu’en dépit de ma colère, je voudrais couvrir de baisers ?

— Monsieur le secrétaire, répondit Albertine irritée, ou vous avez déjà passé la matinée au cabaret que vous vous plaisez souvent à visiter, s’il en faut croire mon père, ou votre raison est singulièrement troublée. Il est impossible que mon père ait songé à vous accorder ma main.

— Mademoiselle Albertine, dit le secrétaire, vous me connaissez depuis longues années ; n’ai-je pas toujours été un homme modéré et réfléchi, et pouvez-vous me soupçonner aussi légèrement d’ivresse ou de folie ? Chère demoiselle, je consens à fermer un œil ; ma bouche taira ce que je viens de voir ! tout est oublié et pardonné ! Mais songez, ma charmante fiancée, que vous m’avez déjà donné votre consentement à l’heure de minuit, par la fenêtre de l’hôtel-de-ville ; et, bien que vous ayiez walsé celte nuit-là avec un jeune homme……

— Ne voyez-vous pas, s’écria Albertine, que vous battez la campagne comme un échappé de la Charité[1] ? Allez, allez ! votre présence me fait peur ! Éloignez-vous ! laissez-moi, vous dis-je !

Deux ruisseaux de larmes coulèrent des yeux du pauvre Tusmann. — O Dieu du ciel ! s’écria-t-il, me voir ainsi traité par ma fiancée ! Non, je ne m’éloignerai pas que vous ne m’ayez rendu justice.

— Sortez ! s’écria Albertine d’une voix à demi étouffée en se retirant à l’autre extrémité de sa chambre.

— Non, répondit le secrétaire privé ; d’après la Sagesse politique de Thomasius, je dois rester, je ne dois pas absolument m’éloigner jusqu’à ce que…

Il fit mine de poursuivre Albertine.

Edmond, bouillant de rage, avait jusqu’alors promené ses pinceaux sur sa toile grise. Il ne put se contenir plus long-temps. — Maudit Satan ! s’écria-t-il. A ces mots, il s’élança sur Tusmann, lui passa deux ou trois fois sur le visage son pinceau imprégné de couleur verte, et, ouvrant la porte, le lança comme une flèche sur les degrés.

Le conseiller entrait dans la maison, lorsque son camarade verdâtre tomba brusquement dans ses bras.

— Mon cher ami, au nom du ciel ! où as-tu pris ce visage ? s’écria le conseiller.

Le secrétaire privé, encore éperdu de tout ce qui lui était arrivé, raconta, en phrases entrecoupées, le traitement que lui avaient fait subir Edmond et Albertine.

Le conseiller, irrité, le prit par la main, et le ramena dans la chambre d’Albertine.

— Qu’ai-je entendu ! dit-il d’une voix sévère. Est-ce ainsi qu’une fille doit traiter son fiancé ?

— Mon fiancé ! s’écria Albertine épouvantée.

— Sans doute, répondit le conseiller, ton fiancé. Je ne sais pourquoi tu t’effraies d’une chose que j’ai résolue depuis long-temps. Mon vieux camarade est ton fiancé, et, dans quelques semaines, nous aurons une joyeuse noce.

— Jamais, s’écria Albertine, jamais je n’épouserai le secrétaire privé. Comment pourrais-je aimer ce vieil homme ! Non.

— Que parles-tu d’aimer, de vieil homme ? Il n’est pas question d’amour, mais de mariage. Sans doute, mon camarade n’est plus un jeune étourdi ; mais il est arrivé, comme moi, dans les années qu’on nomme avec raison les meilleures. En outre, c’est un homme droit, modeste, plein de lecture, aimable ; et de plus, c’est mon compagnon du collège des Moines-Gris.

— Non, s’écria Albertine en versant des pleurs ; non, je ne puis le souffrir, il m’est insupportable ; je le hais, je le déteste ! Oh ! mon Edmond !

A ces mots, la jeune fille tomba presque sans connaissance dans les bras d’Edmond, qui la pressa contre son cœur.

Le conseiller, stupéfait, se frotta les yeux, comme s’il voyait un spectre, puis il s’écria tout à coup : — Que vois-je ! qu’aperçois-je !

A ces mots, le conseiller arracha Albertine des bras d’Edmond ; mais celui-ci s’écria qu’il ne la quitterait qu’avec sa vie.

— Misérable ! tu ne t’es glissé dans ma maison que pour séduire ma fille ! As-tu jamais pensé que je la livrerais à un vil barbouilleur, à un vaurien besogneux !

Edmond, que les injures du conseiller avaient mis hors de lui, saisit son appuie-main, et l’éleva au dessus de sa tête ; mais en cet instant la voix tonnante de Léonard se fit entendre à la porte : — Arrête, Edmond ! criait-il. Point de précipitation. Vosswinkel est un fou, il reviendra à des idées plus saines !

A la vue de l’orfèvre, le secrétaire privé s’était sauvé derrière un canapé ; et il se lamentait, le visage caché dans les coussins. — Dieu du ciel ! disait-il dans son effroi, c’est le terrible professeur, c’est le cruel ordonnateur du bal de la rue Spandau !

— Ne craignez rien, Tusmann, dit l’orfèvre en riant ; approchez, il ne vous sera point fait de mal. Vous êtes déjà assez peiné de votre folle velléité d'hymen, puis vous conserverez jusqu’à la fin de vos jours ce visage verdâtre.

— O Dieu ! s’écria le secrétaire, une face verte à jamais ! que dira le monde, que dira son excellence le ministre ? Je suis un homme ruiné, je perdrai ma place, car l’état ne saurait admettre un secrétaire de chancellerie, couleur de feuille morte. O malheureux que je suis !

— Allons , allons ! dit l’orfèvre, ne vous lamentez pas ainsi ; on pourra vous tirer de là si vous êtes assez raisonnable pour renoncer à l’idée d’épouser Albertine.

— Je ne le puis pas ! — Il ne le doit pas ! s’écrièrent à la fois le conseiller et le secrétaire.

L’orfèvre leur lança des regards flamboyans ; sa colère allait éclater, lorsque la porte s’ouvrit. Le vieux Manassé entra avec son neveu, le baron Benjamin. Le baron alla droit à Albertine, qu’il n’avait jamais vue. — Ma belle demoiselle, dit-il , je viens en personne me jeter à vos genoux ; ce qui n’est qu’une façon de dire, car le baron Benjamin Manassé ne se jette aux genoux de personne ; cela signifie simplement que je viens vous demander un baiser.

A ces mots, il voulut l’embrasser ; mais il s’opéra aussitôt un changement qui frappa tout le monde de surprise.

Le nez recourbé de Benjamin acquit instantanément une longueur immense et se projeta avec un bruit violent sur la muraille. Le baron recula de quelques pas, et son nez se retira ; il se rapprocha d’Albertine, le nez reprit son essor ; bref, le nerf olfactif du jeune Israélite s’allongea et se diminua comme une trombonne.

— Maudit magicien ! mugissait Manassé. Et toi, infâme Vosswinkel, tu as fait alliance contre moi avec Léonard, mais tu seras maudit, toi et toute ta race ; et vous serez extirpés comme la portée abandonnée d’une bête fauve : l'herbe croîtra devant ta maison, et tout ce que tu feras sera comme le songe d’un affamé qui croit manger et qui se réveille dévoré par le besoin. Le Dalès s’établira dans ta maison et dévorera ton bien, et tu marcheras, couvert de haillons, devant les portes du peuple de Dieu que tu méprises et que tu repousses comme un chien galeux. Maudit, maudit, maudit !

Et il s’éloigna en secouant la poussière de ses pieds, laissant Albertine et Edmond frappés de terreur.



  1. L’hôpital des fous.